9

La raffinerie ressemblait à une zone de guerre.

Sans tenir compte du danger imminent, les villageois de Torbel travaillaient furieusement pour satisfaire les exigences d’un gouvernement qui les traitait comme des esclaves. Chaque poste était en activité – tri des tonneaux, chambres de compression, appareils de criblage, tapis roulants, tambours rotatifs, niveleuses, émulsifiants laser, lavage sonique et emballage avec chariots attendant au bout de la chaîne d’être chargés de damotite et poussés jusqu’à l’entrepôt.

La mort pour des milliers et des milliers de mondes.

C’était un univers de puanteur et de bruit. Ça cognait, grondait, claquait, sonnait, grinçait et crissait. Obi-Wan eut la sensation que la cacophonie lui agressait directement la peau. Ses os étaient des diapasons qui lui plantaient des pointes sonores dans le cerveau ; la chaleur ambiante et les fumées âcres lui desséchaient le nez et la bouche. La damotite brute était un poison et il n’avait aucune protection. Combien de temps avait-il avant d’être infecté ? Il n’en avait aucune idée et ce n’était pas le problème pour l’instant. Il n’avait pas le temps d’enfiler une combinaison de toute façon.

Les néons crépitants des longues allées reflétaient l’instabilité de la centrale électrique menacée. Pas un seul des travailleurs, dans leurs tenues de protection, ne semblait l’avoir remarqué. Seul comptait leur besoin désespéré et destructeur de faire leur impossible quota. Si Devi était parvenue à les joindre, personne ne l’avait écoutée.

Attrapant la femme la plus proche par le bras, Obi-Wan la retourna vers lui. Ses yeux, derrière ses lunettes de protection, s’écarquillèrent alors qu’il la secouait.

— Vous courez un terrible danger, Teeba. Il faut sortir.

Il faut fuir.

Les villageois assez proches pour l’avoir entendu interrompirent leur travail. Il relâcha la femme puis se tourna vers eux.

— Il faut tous que vous sortiez ! Il va y avoir une surtension !

Ils ne le connaissaient pas. Ils ne se fiaient pas à lui. Stupidement, ils hésitaient : c’était compréhensible. Oubliant toute prudence, il utilisa la Force pour les pousser.

— Sortez d’ici !

Ils lâchèrent leurs outils et, gauches et lents dans leurs lourdes combinaisons, coururent vers la porte.

Il sentait l’air tourbillonner, réagir à l’instabilité du réseau électrique. Les lampes, au plafond, clignotaient plus vite à présent. Puis les tapis roulants se mirent à vibrer et à gronder. Des éclats de voix retentirent en contrepoint à la symphonie grinçante de la raffinerie.

— Sortez, sortez d’ici ! criait-il en courant dans les allées délimitant les postes de travail. Dites-le autour de vous ! Ce secteur du réseau électrique va exploser !

Il ne voyait pas Arrad. Peut-être le fils de Rikkard ignorait-il qu’il y avait un gros problème. Parce que si Devi avait appelé et qu’il ne tenait pas compte de son avertissement…

La mince file de travailleurs se dirigeant vers la sortie grossissait à vue d’œil alors que ses avertissements se répandaient de poste en poste. Des décharges électriques entamèrent une danse mortelle sur le vieux matériel poussif de la raffinerie, laissant jaillir des arcs lumineux et crépiter des étincelles.

Un cri furieux retentit dans le brouhaha s’élevant sous le toit de la raffinerie. Obi-Wan fit volte-face. C’était Arrad qui revenait d’un pas rageur dans la grande salle principale.

— Mais qu’est-ce que vous faites ?

Le jeune homme retint ceux qui s’efforçaient de passer devant lui pour fuir le danger.

— Il n’est pas question de partir maintenant, vous n’avez pas fini !

— Il dit qu’il y a une surtension, cria l’un des villageois en se dégageant. Ça va sauter. Faut que tu sortes aussi, Arrad !

— Quoi ?

Il secoua la tête.

— Qu’est-ce que… Rontl, reviens ici ! Harba ! Vous ne pouvez pas partir ! Mon père compte sur nous pour…

Mais Rontl et Harba n’écoutaient plus.

— Arrad !

Obi-Wan arriva près de lui.

— Vous devez laisser tout le monde sortir, il y a une…

Arrad le repoussa.

— On a encore du temps. Le quota est presque atteint. Nous devons protéger ce dernier lot de damotite, Yavid ! Vous ne comprenez pas ce que…

— Non, espèce d’insensé, c’est vous qui ne comprenez pas ! rétorqua-t-il. Regardez autour de vous ! Regardez les décharges électriques ! D’après Devi, la charge va s’échouer ici même !

Les derniers villageois quittaient la vaste salle. Arrad les regarda sortir avec un désarroi rageur, puis, après un geste dédaigneux de la main, leur tourna le dos. Sans se soucier du danger, il courut vers le plus proche tapis roulant et abaissa violemment un levier, l’arrêtant avant que les morceaux de damotite qu’il transportait ne tombent sur le sol de ferrobéton piqueté.

Quelque part dans la raffinerie, un klaxon d’alarme se mit à beugler.

— Arrad !

Obi-Wan suivit l’homme alors qu’il slalomait entre les postes de travail jusqu’à la plus proche station d’épuration sonique.

— Vous entendez ça ? Votre sous-générateur commence à surcharger ! Il faut venir avec moi ! Maintenant !

— Si vous voulez filer, allez-y, cracha Arrad, programmant rapidement les instructions pour le centre de commande de l’épurateur.

Il avait ôté son casque et ses lunettes de protection, révélant des cheveux couleur paille que la sueur faisait boucler.

— Mais mon père compte sur moi pour cette livraison.

Ce jeune idiot était-il fou, en plus ?

— Votre père n’attend pas que vous y laissiez votre vie ! Pour l’amour du ciel, Arrad…

Avec un rictus mauvais, Arrad saisit une clé dans sa ceinture à outils.

— Il me faut juste quelques minutes de plus, Yavid. Si vous ne voulez pas m’aider, vous feriez mieux de me foutre la paix !

Abruti par le vacarme et par la pression insistante de la Force qui lui répétait en boucle : sors, sors, sors, Obi-Wan se rua sur le fils de Rikkard et, lui saisissant le poignet, il déversa tout ce qui lui restait de persuasion dans ses yeux, dans sa voix.

— Arrad, venez avec moi !

Mais Arrad se libéra violemment.

— Le convoi va bientôt arriver ! cria-t-il.

Sa voix était presque noyée par le hurlement du klaxon et les claquements crépitants des décharges statiques.

— Si on réduit le poids, ils nous réduiront les vivres ou, pire, ils donneront le contrat à un autre village. On n’y survivra pas ! On arrive tout juste à survivre maintenant ! Si vous voulez vous installer à Torbel, Yavid, alors aidez-moi !

Obi-Wan le fixa. Si je le force à sortir d’ici en le menaçant de mon sabre-laser, alors ce sera fichu pour nous. Il se vengera en nous dénonçant. Je ne peux pas le convaincre, pas plus que je ne peux l’abandonner ici.

Il ne lui restait plus qu’une seule autre solution.

— D’accord, d’accord, dit-il. Je vous aide.

— Fermez le poste des émulsifiants laser ! ordonna Arrad. Vite ! Et après…

— Désolé, dit Obi-Wan qui resserra ses doigts sur la nuque forte de l’homme. Mais on n’a plus le temps.

Pour plus de sûreté, il anéantit la résistance d’Arrad d’une poussée de la Force. La colère du jeune homme s’affaiblit et ses muscles se détendirent. Au-dessus de leurs têtes, l’éclairage, après un éclair éblouissant, s’éteignit, plongeant la raffinerie dans une obscurité que transperçaient par intermittence les éclairs bleus des décharges.

S’en remettant à la Force pour leur sauver la vie, Obi-Wan glissa une main sous l’épaule d’Arrad, l’agrippa par sa chemise de l’autre, tira… et courut.

Mais trop tard.

Avec un rugissement assourdissant, la surtension du réseau atteignit son point culminant… et ils furent projetés avec violence dans l’air brûlant et empuanti.

Anakin ressentit l’explosion quelques secondes avant qu’elle ne survienne. Tremblant et transpirant sous l’effort qu’il devait fournir pour contenir l’orage thêta, ignorant les curieux venus voir ce qu’il se passait, il essayait d’adresser un message à Obi-Wan… mais son esprit était si matraqué par le supplice de devoir repousser la tempête furibonde qu’il ne pouvait sentir la présence de son ancien Maître.

Et puis la raffinerie explosa comme un feu d’artifice un jour de fête de la République sur Coruscant.

Des hurlements de panique jaillirent dans la Force, vifs, blancs et terribles. La vision brouillée, il chercha des yeux Teeba Jaklin dans la foule. Elle était venue de la maison de la Charte pour voir ce qu’il se passait et était restée parce quelle ne pouvait en croire ses yeux.

— Jaklin ! Teeba Jaklin !

Elle joua des coudes en jurant pour se frayer un chemin parmi les autres villageois qui, suffoqués, commençaient à se diriger vers la raffinerie.

— Oui, Markl ?

Elle fronça les sourcils.

— Si toutefois c’est votre nom…

— C’est mon nom pour l’instant, dit-il, les dents serrées sous la douleur impitoyable que lui imposait le harcèlement de l’orage. Teeba Jaklin, je vous en prie, trouvez Yavid pour moi. Assurez-vous qu’il va bien.

L’écho de l’explosion, prisonnier du bouclier, se répercuta autour du village. La lueur rougeoyante de la tempête, au-delà de la barrière énergétique, répondait à celle, écarlate, des flammes. La raffinerie brûlait. Jaklin et lui se regardèrent alors que les villageois, ombres se profilant sur la toile incandescente de l’orage, se ruaient pour y apporter leur aide. Quelques-uns se dirigèrent vers le puits artésien pour aller chercher de l’eau. D’autres filèrent directement vers le bâtiment en feu qui regorgeait de damotite brute.

Une pensée glaçante le transperça. Le minéral lui-même était-il inflammable ? Cette fumée… Était-ce un nuage toxique qui, coincé sous le bouclier, empoisonnerait jusqu’au dernier – hommes, femmes et enfants ?

— Teeba Jaklin ! La fumée est-elle dangereuse ?

La peur lui écarquillait les yeux.

— Oui. Pas mortelle, mais même avec nos protections, nous seront tous malades pendant les jours à venir.

Elle releva les yeux sur l’orage acharné au-dessus d’eux.

— À moins que ça se dégage rapidement et que nous puissions abaisser le bouclier pour permettre à la fumée de s’en aller.

— Qu’est-ce qui…

Il dut s’interrompre pour rétablir son équilibre. L’effort exigé pour combattre l’orage menaçait de le jeter à genoux. Déjà il haletait fortement.

— Qu’est-ce qui est pire ? Les particules thêta ou… ou la fumée de… de damotite ?

Elle eut un rire lugubre.

— L’orage. À moins qu’il ne se dissipe pas et que nous soyons obligés de respirer la fumée pendant des heures. Alors, d’un côté comme de l’autre, nous serons cuits.

C’était certain. L’univers avait un sens de l’humour plutôt douteux.

— Il faut que… que vous trouviez Yavid, dit-il, hors d’haleine. S’il… n’est pas blessé… il pourra vous aider.

Son expression disait clairement qu’elle en doutait. Pour elle, plus rien ne pourrait désormais les aider.

— Je vais y aller. Combien de temps encore avant que vous craquiez, Teeb ?

Il n’en savait rien. Il ne voulait même pas y penser.

— Je… Ça va. Allez-y. S’il vous plaît.

Une autre inspiration difficile.

— Trouvez Yavid.

Ils étaient seuls, désormais, à part les hommes qui travaillaient sur le générateur défectueux. Jaklin se détourna de lui.

— Guyne ! Dans combien de temps comptez-vous avoir réparé ce générateur ?

— On fait aussi vite qu’on peut, Jaklin. La moitié des circuits ont grillé.

Anakin raffermit sa prise dans la Force pour affronter la fureur et la pression de la tempête qu’il ressentait comme du feu vivant.

— Je peux… tenir, Teeba. Ne vous… inquiétez pas… pour moi. Allez-y. Allez-y !

Jaklin recula. À très petits pas. Elle plissait les yeux sous la lumière ardente. Un muscle tressautait sur sa mâchoire.

— Je sais ce que vous êtes, jeune Teeb. Vous êtes…

— Pas… maintenant, la coupa-t-il d’une voix sourde, presque un grognement. Plus tard. Je vous en prie. Allez trouver Yavid. Dites-lui que j’irai là-bas dès que… je le pourrai.

Au lieu de lui répondre, elle se tourna vers Guyne une dernière fois.

— Ça se pourrait bien que nos vies soient entre tes mains, vieux Teeb, dit-elle d’une voix qui semblait près de craquer. Ne nous laissez pas tomber maintenant, toi et ton équipe.

Guyne esquissa un bref sourire qui plissa plus encore son visage ridé.

— C’est pas notre intention, vieille Teeba. Vas-y, maintenant. Rikkard va avoir besoin de toi.

Anakin prit une autre inspiration désespérée.

— Teeba…

— Je sais, répliqua-t-elle sèchement. Yavid. J’ai dit que j’allais le chercher, et c’est ce que je vais faire. Parce que moi je ne mens pas – pas comme vous.

Elle partit dans un jogging gauche et irrégulier. Il la suivit un bref instant des yeux en sentant le regard intrigué de Guyne.

Ne me regarde pas comme ça, mon vieux. Répare plutôt ce générateur, d’accord ?

Il souffrait au point qu’il envisageait presque de… lâcher. Ce serait si facile. Et pourtant non, il ne le pouvait pas. Des centaines de vies dépendaient de lui. Il devait rester planté là et tenir jusqu’à ce que le générateur soit réparé… ou que son cœur lâche. Alors il ferma les yeux. Même si cela n’avait pas forcément de sens, il trouvait toujours plus facile de focaliser sa volonté quand il se réfugiait dans l’obscurité.

Privé de la vue, tous ses autres sens prirent de la vigueur. Il sentit la pestilence des circuits cramés du générateur. Celle de la damotite en train de brûler dans la raffinerie en flammes. Il entendit – ressentit – trois autres explosions. Moins fortes, celles-ci, et dans une rapide succession. Il y avait des cris, des sirènes. Des bruits, des grondements. Les avertissements puissants et insistants de la Force s’étaient apaisés, le laissant comme vide et sonné. Maintenant, il ne sentait plus dans la Force que confusion, peur et douleur. Tout ce qu’il éprouvait d’une manière habituelle, où qu’il soit. C’était terrible et cependant, d’une étrange façon, réconfortant. Au moins il était en pays de connaissance.

C’était l’inconnu qui le rendait nerveux.

Depuis combien de temps était-il là, à contenir cet orage ? Sans doute moins d’une heure, mais il avait l’impression que cela faisait des jours. Des années. Il ne disposait plus de beaucoup de temps avant que le choix entre lâcher ou tenir ne relève plus de sa propre volonté. Même l’Élu avait ses limites.

Il se revit petit garçon, fanfaronnant devant Qui-Gon à la table bancale de sa mère.

Quelqu’un a-t-il déjà vu une course de Pad ? Je suis le seul humain qui peut y participer.

Et aujourd’hui il était sans doute le seul Jedi capable de se transformer en bouclier anti-orages vivant.

Et ce n’est pas de la fanfaronnade. C’est la vérité. J’ai le chic pour défier l’impossible.

Et dans l’immédiat, tout ce qu’il avait à faire était de défier cet impossible un tout petit peu plus longtemps…

En sueur, le cœur cognant à coups sourds, vaguement conscient qu’il puisait dans ses ultimes ressources, Anakin s’accrochait à la Force comme un enfant à la main de sa mère. Le temps passa. Il se laissa couler avec lui, en silence.

— D’accord, dit enfin Guyne. Je crois que c’est bon. Teeb Markl…

Il rouvrit les yeux.

— Teeb ?

— On va essayer le générateur. Soyez prêt.

Il parvint à hocher la tête.

Les trois autres hommes s’écartèrent du générateur alors que Guyne, épuisé, anxieux et mal en point, prenait une longue inspiration avant de rebrancher l’électricité. Il actionna une série de manettes, attendit… et attendit encore… puis remit le bouclier en marche.

Et le bouclier, en grésillant, reprit sa place. Guyne et ses trois copains, leur fatigue un instant oubliée, applaudirent et manifestèrent leur joie… et Anakin s’effondra sans grâce aucune sur le sol dur et sec.

Il fut saisi de tremblements convulsifs, roula sur le côté, en boule, claquant des dents tandis que ses poumons aspiraient l’air à grandes goulées douloureuses. Son sabre-laser, toujours caché, cogna contre ses côtes alors que Torbel tanguait et dansait autour de lui. Il était tout juste conscient des voix inquiètes qui l’appelaient et des mains qui le palpaient pour s’assurer qu’il était bien toujours en un seul morceau, et leurs questions criées et anxieuses demeuraient alors sans réponse – il ne savait même plus s’il souffrait toujours ou si ce qu’il ressentait à présent n’était plus que le souvenir de la douleur. Une seule fois auparavant il avait éprouvé quelque chose d’aussi puissant, et c’était sur Géonosis, dans la caverne, après que le formidable éclair de Force de Dooku lui avait valu de passer à un cheveu de la mort.

Au bout d’un temps… après des siècles… le plus gros des tremblements se calma. Il ouvrit les yeux, redressa son dos et leva les yeux. Oui, Torbel avait bien un bouclier anti-orages… et ce n’était plus lui. De l’autre côté du plasma, l’orage thêta continuait à cracher sa rage radioactive.

Crache tout ce que tu veux. Je m’en fiche. Tu ne passeras pas.

Roulant sur lui-même, il se mit à quatre pattes, puis se releva en saisissant les mains qui se tendaient vers lui pour l’aider à se tenir debout. Des taches rouges et noires virevoltaient devant ses yeux ; il dut battre des paupières plusieurs fois pour les dissiper.

— Doucement, jeune Teeb, dit Guyne en le tenant solidement par le coude. Vous êtes tombé tout d’un bloc, là. Reprenez votre souffle.

— Je vais bien, dit-il, surpris lui-même d’entendre sa voix aussi rauque.

Titubant, il se retourna pour regarder, au-delà du village plongé dans le noir, vers la raffinerie. L’incendie s’éteignait doucement ; la fumée se dissipait. Mais l’air était toujours pollué et épais. Il s’efforça de ne pas penser au poison qu’il avalait dans ses poumons.

— Restez ici et gardez ce générateur à l’œil, Teeb, dit-il en se retournant vers Guyne. Et s’il a l’air de battre de l’aile de nouveau, envoyez quelqu’un me chercher. Je reviendrai.

À la lumière du bouclier, il vit les sourcils poivre et sel du vieux villageois grimper au milieu de son front.

— Vous avez l’air bien sûr de vous pour un jeune Teeb, ironisa-t-il. J’ai encore jamais vu un fermier lanteebien prendre des initiatives comme ça. Et je savais pas non plus qu’un fermier, d’où qu’il vienne, était capable de repousser un orage thêta. Pas avec un pouvoir qui est seulement dans sa tête.

Anakin soupira.

— Teeb Guyne, nous savons tous les deux que je ne suis pas un fermier. Pourrez-vous rester ici ?

— On restera, oui, acquiesça Guyne. Et si on a besoin d’un Jedi, on saura où aller le chercher.

Génial. Obi-Wan va m’étrangler.

Aucune chance de s’aider de la Force pour courir jusqu’aux ruines de la raffinerie. Le tranchant vicieux de la douleur s’était émoussé, mais chacun de ses os, de ses muscles, de ses tendons continuait à lui cuire. Quant à sa sensation de la Force, elle était considérablement diminuée… et combien de temps faudrait-il aux contrecoups du choc pour se dissiper, il n’en avait pas la moindre idée. Jamais il n’avait été aussi vidé de ses ressources.

Il y a une première fois à tout, je suppose. Je regrette seulement que ça arrive maintenant.

Suffoquant sous la fétidité de la damotite brûlée, il s’élança dans un jogging mal assuré, laissant les villageois derrière lui pour partir à la recherche d’Obi-Wan.

Ce furent les sanglots douloureux qui le tirèrent de son inconscience.

Hébété, Obi-Wan ouvrit les yeux. Puis il s’assit, toussa et grimaça alors que ses plaies et bosses, tant anciennes que nouvelles, protestaient à l’unisson. Un goût de fumée épaisse, de circuits électriques calcinés et de terre brûlée lui empoisonnait la bouche. Regardant autour de lui, il se rendit compte qu’il avait été allongé par terre à bonne distance de l’entrée de la raffinerie – bien plus loin que ne l’aurait projeté l’explosion, c’est certain. Autrement dit, quelqu’un avait dû le traîner jusque-là et le laisser.

La raffinerie n’était plus qu’une ruine que léchaient encore quelques flammes. Des villageois avaient formé une chaîne et se passaient des seaux d’eau hissée du puits artésien qu’ils jetaient sur le feu. Ils n’avaient donc pas d’extincteurs ? Puis il en remarqua plusieurs éparpillés et en conclut qu’ils en avaient eu, qu’ils les avaient utilisés et qu’ils devaient maintenant se débrouiller avec les moyens du bord.

Même les lampes à arc portables offraient un éclairage à peine suffisant. La fumée nauséabonde et d’un gris verdâtre plongeait la scène dans une atmosphère spectrale. La fumée de la damotite. Ils étaient donc tous en train de respirer du poison ?

Oh, fantastique. Pourtant tout se passait si bien, jusqu’à maintenant…

À deux pas de lui, quelqu’un pleurait.

Il se tourna vers la source des sanglots. Là. À même pas un jet de pierre de lui, à demi caché dans l’ombre, il repéra un groupe de villageois agglutinés. C’était une jeune femme qui pleurait, effondrée contre quelqu’un plus âgé. Quelqu’un qu’il reconnut.

— Teeba Jaklin !

Elle cessa de parler à voix basse à la jeune fille pour tourner un regard suspicieux vers lui.

— Teeb Yavid – si c’est bien votre nom…

— Nous nous en contenterons, dit-il d’un ton las en se levant. Où est mon… cousin ? Vous l’avez vu ?

Le regard de Jaklin se perdit à travers les volutes de fumée vers le segment de bouclier qui avait cédé.

— Oui. Il a dit de vous dire qu’il viendrait dès qu’il le pourrait.

Quoi ? Anakin faisait toujours le tampon entre l’orage et le village ? Il avait du mal à croire qu’il puisse supporter un tel stress et aussi longtemps.

— Vous… savez ce qu’il fait ?

— Et ce qu’il est, dit-elle, hochant la tête. Ce que vous êtes tous les deux, Teeb.

Les lèvres d’Obi-Wan s’étirèrent en un sourire empreint d’ironie.

— Ça pose un problème ?

— Je suppose que nous verrons ça plus tard.

Puisqu’elle savait, puisqu’elle avait deviné, il s’accorda un instant pour, grâce à la Force, s’assurer qu’Anakin s’en était bien sorti. Ce qu’il ressentit lui donna un coup au cœur.

Tiens bon, Anakin.

Il se retourna vers Jaklin.

— Je suis désolé, Teeba. Ça n’était pas censé se passer ainsi.

— Non, répondit-elle aussi calmement que lui avant de reposer sa joue sur la tête de la jeune fille en larmes. Beaucoup de choses n’étaient pas censées se passer ainsi.

L’incendie était presque maîtrisé, à présent, et la chaîne avait ralenti le rythme. Soulagé, il se rendit compte qu’il ne ressentait pas le genre de panique qui aurait révélé un autre désastre mijotant quelque part ailleurs dans le village.

— La centrale ? La mine ? Devi ? Rikkard ? Tout le monde est indemne ? demanda-t-il. Et le puits ? Devi a dit…

— Le système d’irrigation a été détruit par la surtension, l’informa Jaklin d’une voix que l’épuisement et le choc rendaient presque fluette. Nous devrons attendre que l’orage soit passé et que le jour se lève pour évaluer les dégâts. La mine et la centrale sont encore debout. Devi se démène jusqu’à l’épuisement, mais elle ne veut pas lâcher.

Elle secoua la tête.

— C’est une femme courageuse. Nous serions dans le pétrin sans elle.

— Et la raffinerie ? Y a-t-il eu des blessés ? J’ai essayé de faire évacuer tout le monde. Mais est-ce que…

Son expression n’avait rien de rassurant. Soudain inquiet, il regarda autour de lui.

— Teeba ? Où est Arrad ? Est-ce qu’il…

— Nous avons une infirmerie, dit Jaklin en désignant la direction de la place. Arrad y est avec les autres blessés graves.

Il sentit sa bouche se dessécher.

— Combien d’autres ? Et blessés comment ?

— Neuf, Teeb Yavid.

Les yeux de Jaklin étaient emplis de désespoir.

— Mais c’est Arrad le plus touché. Rikkard l’a laissé avec Teeba Sufi et Teeba Brandeh. À elles deux, elles s’occupent des cas les plus sérieux. Sufi a travaillé dans un hôpital de Lantibba à une époque.

Stang. Stang.

— Et quand vous dites que c’est le plus touché… ?

Elle exhala un long soupir.

— On m’a dit que vous aviez fait tout votre possible pour le sauver, Yav…

Elle secoua brièvement la tête.

— Quel est votre vrai nom, Teeb ? C’est un mensonge, de vous appeler Yavid, et cette nuit ne se prête pas aux mensonges.

— Obi-Wan, dit-il. Jaklin, est-il en train de mourir ?

Elle haussa les épaules.

— Ça se pourrait, Obi-Wan, répondit-elle d’un ton presque fataliste avant de rencontrer son regard. C’est peut-être aussi notre cas à tous, si cet orage ne s’éloigne pas et que nous ne pouvons pas abaisser le bouclier pour laisser la fumée s’échapper.

Parce qu’ils étaient tous en train d’inhaler du poison…

— Je croyais que ces cachets que vous nous avez donnés, à Mar… à Anakin et à moi…

— Ils ne seront pas aussi efficaces pour vous que pour nous, dit-elle. Nous les prenons depuis toujours, ici. Mais même notre secret ne nous empêchera pas de tomber malades si nous respirons trop de cette pollution.

Elle leva la tête vers la fumée dérivant lentement au-dessus d’eux.

— Mais peut-être que vous et Anakin ne vous en sortirez pas trop mal. Vous n’êtes visiblement pas comme tout le monde.

Elle était amère, et il aurait eu mauvaise grâce à le lui reprocher.

— Teeba, il faut que j’aille voir Arrad. Je pourrai peut-être l’aider. Si je vous laisse ici…

— Oui, laissez-moi.

Jaklin, soucieuse, regarda les décombres, les tas de débris encore rougeoyants devant eux et les villageois qui restaient là avec leurs seaux et leurs espoirs.

— On dirait bien que c’est fini pour nous, ici, avec la raffinerie en ruine et notre avenir avec. Je vous reverrai sans doute à l’infirmerie. Maintenant que vous êtes de nouveau debout, il faut que je fasse ce que j’ai à faire, moi aussi.

— Et où est Rikkard, s’il n’est pas à l’infirmerie ? Vous le savez ?

— La dernière fois que je l’ai vu, c’était à la centrale. C’est notre priorité, si on ne veut pas prendre le risque d’avoir une autre surtension dans le réseau.

La peur la fit tressaillir.

— Un autre survoltage nous tuerait, Teeb. Vous pouvez y faire quelque chose ?

Obi-Wan sentit son ventre se crisper.

— Je ne sais pas. Mais nous essaierons.

— Oui. Essayez et nous serons reconnaissants.

C’était quoi, ça ? Du chantage ? Ou la simple expression de son désespoir ?

— Nous essaierons, Jaklin, répéta-t-il.

Comme il se dirigeait vers l’infirmerie, il croisa des villageois qui, bien trop absorbés par le désastre, ne prêtèrent que peu d’attention à ce fermier de Voteb. De toute évidence, Jaklin n’avait pas répandu ce quelle avait appris de lui et d’Anakin. Dans le cas contraire, et désastre ou pas, ils auraient cherché à l’aborder.

Il serra les dents. Arrad. Il aurait dû le menacer de son sabre-laser pour l’obliger à sortir plus tôt, finalement, parce que la vérité éclatait au grand jour de toute façon.

J’aurais pu lui sauver la vie au lieu de…

Et puis, comme il atteignait la place vide du village et apercevait les lumières dans la maison de la Charte et dans ce qui devait être l’infirmerie, deux portes plus loin, son angoisse se dissipa. Il éprouva une sensation dans la Force – une présence contusionnée, épuisée et merveilleusement familière.

— Obi-Wan !

Tous deux se retrouvèrent au milieu de la rue déserte. Au cours de toutes les années d’apprentissage, il avait fait de son mieux pour briser l’attachement enfantin d’Anakin aux démonstrations d’affection. Sans succès. Mais à cet instant, immensément soulagé, c’est lui-même qui saisit les épaules de son ex-Padawan. L’éclairage capricieux des ampoules au plasma de la place lui montra le visage d’Anakin et lui révéla le prix qu’il avait dû payer pour empêcher l’orage thêta de franchir le bouclier.

Il dut attendre un instant avant de recouvrer sa voix.

— Te voilà enfin ! Je commençais à croire que tu étais allé roupiller quelque part.

Les veux enfoncés dans leurs orbites, Anakin força un sourire presque effrayant à ses lèvres.

— Ha ha… Vous allez bien ?

— Moi, oui, mais pas Arrad. Nous étions encore dans la raffinerie quand elle a explosé.

Anakin haussa un sourcil.

— Alors quand vous ne bousillez pas les speeders ou les vaisseaux, vous faites exploser les usines ? Obi-Wan…

— Oui, je sais, je sais, je suis incorrigible. Et je suis très probablement aussi un oiseau de mauvais augure.

Des volutes de fumée verdâtres tournoyaient autour des ampoules de plasma.

— Anakin… la damotite brûlée…

— … est toxique, je sais, répondit-il avec un nouveau sourire désastreux. Et moi qui nous croyais dans le pétrin avant…

Obi-Wan n’avait pas envie de le dire, ni même d’y penser, mais il n’avait pas le choix…

— J’ignore dans combien de temps, mais la situation va empirer. Cette chose qui est après nous t’a senti…

Le visage d’Anakin se figea.

— Je n’avais pas le choix, Maître. Le bouclier s’effondrait et l’orage… Je ne pouvais pas ne pas intervenir…

Maître.

— Je sais. Et je ne suis pas en colère. Je suis plutôt… étonné. Anakin, ce que tu as réussi à faire…

Il secoua la tête.

— Je ne suis même pas sûr que Yoda lui-même aurait pu contenir cette saleté de tempête comme tu l’as fait, et aussi longtemps. Tu as sauvé le village.

— Ouais, dit Anakin, l’air soucieux. Juste à temps pour que tout le monde puisse mourir empoisonné par la damotite. Obi-Wan, cette entité qui nous traque…

— Je ne sais pas. Je n’ai jamais ressenti quelque chose de cette nature. Tout ce que je sais, c’est que dès que cet orage se sera dissipé, nous devrons partir d’ici.

— Pour aller où ?

— Aucune idée non plus, répondit-il, repoussant vaillamment un soupçon de dangereuse peur. Tu as des suggestions ?

— Obi-Wan…

Anakin passa son avant-bras sur son visage sale et moite.

— On va devoir inventer un nouveau mot pour le genre de problème où l’on baigne.

— Peut-être que nous pourrions nous livrer à une petite compétition.

— Et qu’est-ce qu’on gagne ? La vie ? Super plan.

En dépit de tout, Obi-Wan esquissa un sourire. La situation peut toujours être pire. Je pourrais être coincé ici tout seul.

— Anakin, je dois aller voir Arrad. J’ai peut-être une chance de lui sauver la vie.

— Alors allez-y. Ce n’est pas comme si nous étions encore dans la clandestinité.

— Tu peux passer à la centrale ? D’après Jaklin, Rikkard et Devi y sont pour s’assurer qu’ils n’auront pas d’autre surtension. Ton expertise devrait y être très utile.

— D’accord, acquiesça Anakin en titubant presque. Est-ce que Rikkard est au courant que son fils est blessé ?

— Jaklin dit que oui.

— Vous voulez que je lui dise que vous…

— Non. Non, ne dis rien. Je ne voudrais pas qu’il se fasse de faux espoirs. Rien ne garantit que je pourrai aider Arrad.

— Si quelqu’un le peut, c’est vous, dit Anakin.

Et parce qu’il était Anakin, qu’il était si épuisé et qu’il avait toujours fait semblant d’apprendre à garder ses distances, il l’étreignit fugacement.

— On s’en sortira, Obi-Wan. On est des spécialistes, vous savez bien. On survit aux catastrophes, même si on y laisse des plumes.

Oui, c’est vrai. Je regrette seulement que nous n’en tirions pas davantage de leçons.

Après un sourire et un hochement de tête, Anakin se dirigea vers la centrale. Refusant de trop s’inquiéter, Obi-Wan traversa le square en direction de l’infirmerie où il trouva Teeba Brandeh et une autre femme, petite et forte, très occupée à poser des bandages. Ce devait être Teeba Sufi, qui avait à une époque travaillé dans un hôpital de Lantibba.

Que la force soit remerciée pour ces petits hasards.

Sufi se retourna au bruit de ses bottes sur le plancher.

— Que voulez-vous, Teeb ? Vous êtes blessé ? Si ce n’est pas grave, vous devrez attendre. Ce ne sont que les cas urgents que nous traitons ici.

Il s’en était déjà aperçu. Arrad était inerte sur un lit. Et la petite Greti était assise devant un autre lit qu’occupait une femme grande et mince, agitée de fièvre sous sa couverture, qui devait être sa mère. Il compta huit autres blessés dans la pièce qui sentait l’antiseptique, l’urine, le sang frais et la peur.

Greti se redressa légèrement.

— C’est Teeb Yavid, dit-elle. C’est mon ami.

— Je suis venu offrir mon aide, Teeba Sufi, dit-il en refermant la porte derrière lui. Jaklin m’a dit qu’Arrad avait été gravement blessé dans l’explosion.

— Et on m’a dit à moi que vous aviez tenté de le sortir de là, répondit-elle en l’observant des pieds à la tête avec un regard intense qui lui rappela d’une façon frappante Vokara Che.

Il devait exister une sorte de regard universel chez les guérisseuses.

— Et que vous aviez pratiquement évacué tout le monde à vous tout seul. C’était du bon travail, Teeb Yavid.

Obi-Wan traversa la salle pour aller auprès d’Arrad. Les deux bras et la jambe droite du jeune homme inconscient étaient grossièrement éclissés. Un bandage imbibé de sang lui entourait la tête. Des ecchymoses lui enflaient le côté droit du visage et son torse nu était perforé, lacéré et contusionné d’innombrables plaies suintantes qui en faisaient un désolant champ de bataille.

Stang. C’est très moche.

S’accroupissant, il posa légèrement ses doigts sur le poignet d’Arrad dont il sentit le pouls bien trop rapide qui tentait de prendre la mort de vitesse.

— En fait, Teeba Sufi, je ne m’appelle pas Yavid, dit-il à voix basse. Je m’appelle Obi-Wan Kenobi.

La surprise de Teeba Sufi provoqua quelques ondulations dans la Force.

— Et vous êtes médecin ? demanda-t-elle, étonnée.

Il se tourna vers les femmes et vit la petite Greti qui posait sur lui des yeux écarquillés.

— Non. Je suis un Jedi. Et je pense pouvoir aider cet homme… si vous me le permettez.