LES CERVEAUX
Accompagné par les mantras, le groupe d’appelés avance vers la base. Ils sont une bonne cinquantaine, hommes et femmes, tous âges, toutes provenances sociales confondus. Une jeune fille très maquillée, en minijupe de cuir et aux cheveux hérissés en une brosse simili punk, un homme sévère en costume noir, un jeune type à la bouille ronde et rouge et au crâne rasé, une femme proche de la cinquantaine, en tailleur chic, dont le cou s’orne d’un collier de prix, un grand bonhomme maigre que sa barbichette et ses lunettes ovales font ressembler à Trotski…
Et aussi un homme de 35 ans environ, un brun aux cheveux mi-longs, vêtu de pantalons de velours et d’un blouson de toile. Comme les autres, le jeune homme marche à enjambées mesurées, presque nonchalantes, dans le sable dont il soulève de petits nuages à la pointe de ses bottines. Ses yeux marron semblent perdus dans un rêve intérieur, sa bouche d’ordinaire serrée sur un pli maussade s’est entrouverte en un vague sourire flottant.
Les accompagnateurs en robe bleue ont cessé leur psalmodie, rebroussent déjà chemin. Les appelés, eux, continuent d’avancer. La voix est en eux, elle les pousse, elle leur ouvre la route. Ce n’est pas une voix menaçante, une voix contraignante. Ce n’est pas non plus une voix douce, ni aimable. C’est simplement une voix si puissante qu’aucun cerveau humain ne pourrait lui résister, une voix dont les arguments ne souffrent aucune contradiction. Gérard Lefrançois a été pénétré par la voix au centre de son sommeil, c’est elle qui l’a réveillé, qui l’a poussé à se lever, qui lui a indiqué le chemin, et l’endroit où le mènerait ce chemin.
Ce qu’il a appris par la voix, aussi extraordinaire que ce fût, lui a paru aussitôt naturel. Parce qu’en réalité, dès que la voix l’a touché, il est devenu une partie d’elle et de ce qui la porte. Pourquoi douterait-il de ce qu’il est ?
Il est une cellule de la Fraternité galactique. Ce ne sont là bien sûr que des termes humains imparfaits appliqués à une réalité autrement plus grandiose, autrement plus complexe. La Fraternité galactique est l’ensemble de toutes les créatures vivantes et douées de conscience du cosmos. Pas seulement celles qui vivent sur des planètes, mais aussi et surtout celles qui n’ont pour habitat que l’espace sans fin…
Cela aussi, la voix le lui a appris : une créature vivante et douée de conscience ne peut demeurer longtemps attachée misérablement au monde qui lui a donné naissance. Le but ultime de la vie est de s’arracher au berceau planétaire, de s’élancer dans l’infini de l’espace. Pour les humains de la Terre, le moment était venu. La Fraternité avait commencé à sortir les Hommes de leur berceau de glèbe. Il était temps ! Si elle avait attendu plus longtemps, les Hommes se seraient détruits, ils se seraient exterminés au berceau, au cours d’un processus inéluctable que Gérard connaît bien : la surpopulation, et ses corollaires que sont la famine, le saccage de l’environnement, la destruction irrémédiable des ressources naturelles, la guerre totale enfin, à coups de bombes nucléaires, d’armes bactériologiques et chimiques. Il n’en doute pas, n’est-ce pas ? Non, il n’en doute pas. Alors la Fraternité est intervenue. Elle a simulé dans le cerveau des hommes une guerre factice, elle a pendant huit jours enrobé leur cerveau de brouillard pour que les États s’effondrent et que les armées soient réduites à l’impuissance. Une simple simulation mentale. En réalité il n’y a eu ni destructions ni morts – ou juste quelques centaines de milliers de morts par accident, pas davantage que ce que les tués de la route et les victimes des petites guerres courantes auraient représenté dans le même laps de temps.
Ensuite, toujours par simulation mentale, la Fraternité s’est servie de l’infrastructure militaire, privée des armes de destruction massive, pour diriger les humains vers elle, sans heurt, sans trouble. Il comprend cela ? Bien sûr, il comprend. Et mieux que cela il le ressent, tout au fond de lui, comme si cette évidence première avait de tout temps fait partie de son savoir, de sa conscience. Et n’est-ce pas la réalité ? Dès lors qu’on est une cellule de la Fraternité galactique, on en possède le savoir, on en possède la conscience. Et, de ce savoir et de cette conscience, naît la certitude.
C’est plein de cette certitude que Gérard pénètre dans la base. Les murs d’étincelante lumière s’ouvrent devant lui, il marche désormais dans des coursives de lumière solide, des tubes de clarté opalescente, des veines infiniment ramifiées d’énergie pulsante. Ses yeux ne sont plus blessés, ses jambes n’ont plus aucun mal à se mouvoir. Il est ici… chez lui, oui, chez lui, puisqu’il est, maintenant et à jamais, une cellule de cet ensemble.
La cellule qui, autrefois, dans une autre vie, dans une petite enfance vagissante, s’appelait Gérard Lefrançois, s’arrête avec les autres cellules dans un espace cylindrique dont les parois translucides sont parcourues de lentes coulées rubis. Du sol, ou de ce qui aurait été appelé le sol dans le pauvre langage humain, sortent des cylindres plus petits, à la transparence d’eau verte, qui enrobent les cellules jusqu’au niveau de leurs épaules. À l’intérieur des cylindres, un liquide doré, à température corporelle, monte rapidement, jusqu’à venir affleurer les mentons. La sensation est agréable, lénifiante. L’ancien Gérard Lefrançois baisse les yeux vers son corps. Tiens ? Il ne porte plus de vêtements ! Et à travers l’épaisseur sirupeuse du liquide doré, il a l’impression de voir en transparence sous son épiderme les masses palpitantes de ses organes, le fin réseau des veines, des artères et des nerfs, l’architecture grossière de son squelette. Que toute cette biologie lui paraît pesante, tout d’un coup ! Pesante, encombrante, pour tout dire inutile, et bien laide en regard des beautés subtiles qui l’entourent…
Il ne veut plus voir cet amas disgracieux de chair et d’os qui lui sert de support. Il relève la tête. Du dôme vaporeux de l’espace cylindrique est née une floraison de lianes d’une miroitante couleur bleu turquoise. Les lianes descendent doucement vers les cellules enkystées, en se balançant, en ondoyant, en dessinant autour des visages qu’elles atteignent de lascives arabesques. Les lianes, ou les tentacules, sont garnies à leur extrémité de fibrilles pelucheuses qui viennent se poser sur les têtes. Un attouchement à peine perceptible, qui se transforme en une délicieuse caresse tridimensionnelle lorsque les fibrilles s’insèrent sous le crâne par les tempes, l’occiput, la nuque, traversent la voûte d’os, viennent enfin enrober l’encéphale d’un réseau infinitésimal.
La voix revient. Ou alors elle n’a jamais cessé de se faire entendre, mais le message inaudible qu’elle délivre fait à ce point partie de la cellule-Gérard que celui-ci ne l’écoute plus, ne la ressent plus comme une entité extérieure. La voix, c’est lui qui se parle à lui-même. Il se parle… Il s’écoute : l’essor hors du berceau planétaire ne peut bien entendu se faire sous l’approximative et fragile forme humaine. Quitter le berceau exige une métamorphose : ainsi du papillon, qui rejette sa poussive enveloppe de chenille pour s’envoler au soleil, ailes battantes. Ainsi de la cellule-Gérard, ainsi de toutes les cellules humaines. Il comprend ? Il comprend. Le corps humain n’est pas fait pour l’espace. Ce n’est qu’une enveloppe provisoire, adaptée au seul berceau. Cette enveloppe, il doit l’abandonner. Maintenant. Il accepte ? Il accepte.
Son visage enserré par les pelucheuses fibrilles turquoise s’abaisse une dernière fois sur son corps. Mais quel corps ? Au sein du liquide doré, son épiderme achève de se dissoudre. Les masses musculaires suivent, bourgeons de viande rouge qui s’étiolent et disparaissent, laissant le champ libre aux organes pour se détacher du tronc et couler avec légèreté : l’imbroglio putride et vermiforme des intestins, l’éponge gorgée du foie, l’outre stomacale gonflée d’humeurs, les sacs flétris des poumons, la rate et les reins, le cœur qui se noie sur une dernière contraction. Le sexe. Les veines à leur tour se dessèchent, avec leur trop-plein de sang caillé qui devient poudre vite dissociée par le fluide. Reste le squelette, ce façonnage maladroit, cet assemblage grotesque, cette caricature repoussante de l’ancienne enveloppe. À quoi sert-il, maintenant, puisque ce qu’il soutenait a disparu ? Et voilà que le squelette se lézarde, se fendille, se fragmente, voilà qu’il tombe pièce par pièce – pierres, plâtre, poussière, que la bouillonnante lave d’or achève de boire.
Le squelette n’est plus. Pas seulement l’ossature du buste et des membres, mais aussi les deux horreurs mal emboîtées qui servaient de carcan à son cerveau : l’hémisphère crânien et son prolongement facial, le soc de la mâchoire inférieure avec toutes ses dents, leurs plombages, leurs couronnes… Il n’en a plus besoin non plus puisque, en même temps que les organes, le modelage de la face, les oreilles, la langue et les cordes vocales, les globes oculaires ont pareillement fondu. De l’être au berceau autrefois appelé Gérard Lefrançois ne subsiste plus que ce qu’en langage humain on désigne par « système nerveux central » : la double noix des encéphales, le cervelet, le bulbe rachidien, la moelle épinière. Gérard Lefrançois n’est plus que cela, un cerveau, cet étrange et gracieux hippocampe aveugle dont la queue ondule doucement dans son bain doré.
Aveugle, vraiment ? En apparence seulement. Car, tout dépourvu d’yeux qu’il soit désormais, Gérard-cerveau se voit. Ou se ressent. Ou se sait (encore les imprécisions du langage humain si limitatif). Il se sait cerveau, il sait aussi que son cerveau est la seule partie de lui-même qui est digne de connaître les chemins de l’espace. La seule partie d’un homme utile à l’espace, utile à la Fraternité galactique… Son cerveau est l’une des cellules qui, unies à d’autres, va former un ensemble apte à se mouvoir dans l’infini de l’espace – un Enfant des Étoiles.
Car les structures lumineuses aperçues dans le ciel de la Terre, et dont les bases ne sont que des conglomérats, ne sont pas des objets de métal propulsés par une énergie mécanique à l’intérieur desquels se seraient trouvés des pilotes et des passagers venus des étoiles. Ce postulat, énoncé par les observateurs de « soucoupes volantes » depuis leur apparition, une quarantaine d’années auparavant, ne dénote qu’un étroit anthropomorphisme. Les structures lumineuses sont à la fois pilotes et passagers, ce sont des ensembles formés par l’osmose bioénergétique de multiples existences planétaires. Ce sont les vrais Enfants des Étoiles, les créatures de l’espace.
Quel qu’il soit, et quelles que soient les métamorphoses subies, un seul être ne peut vivre dans l’espace. Ni un seul peuple, ni une seule race. Un ensemble de races complémentaires, où chacune apporte sa spécificité, oui. Un colossal crustacé originaire des profonds océans d’une planète orbitant autour de Sirius est la carapace protectrice des créatures spatiales, leur coque indestructible. Une forme vivante venue de la constellation du Lion, dont la structure est basée sur la silice et dont le métabolisme atteint le point de fusion de l’hydrogène, est le cœur énergétique de l’ensemble. Des colonies de vers longs de plusieurs kilomètres, qui vivaient enfouis sous la croûte gelée d’une planète de l’étoile Procyon, servent à véhiculer l’énergie dans tous les points du corps multimorphe. Une sorte de méduse de la Lyre sécrète un bain protéinique nécessaire à l’alimentation, une enzyme de synthèse est produite par une créature larvaire tirée de la boue d’une gigantesque planète volcanique d’un amas sans nom.
Tous servent, tous se complètent. L’homme, lui, donne ce qu’il a de meilleur, le seul organe vraiment nécessaire à l’entité multimorphique : son cerveau. Il le sait. Il l’accepte. C’est pourquoi la Fraternité n’a gardé de lui que son cerveau, ne garde de chaque humain appelé que son cerveau. Il le sait, il l’accepte. Un cerveau humanoïde, avec ses milliards de neurones, est un fantastique outil de perception, de calcul, de synthèse. Très peu de races dans la galaxie possèdent ce genre de cerveau-là. C’est pourquoi, après quarante années d’observation, la Terre a été choisie, les humains ont été choisis. Il comprend ? susurre la voix – sa voix. Il comprend.
Et le cerveau hippocampe émerge du tube rempli de liquide doré, monte en apesanteur vers le dôme brumeux qui se dilue, dévoilant une structure cartilagineuse complexe, faite de milliers d’alvéoles d’un tendre rosé dont la concavité est baignée d’un liquide translucide. Le cerveau-Gérard, toujours porté par l’invisible champ, glisse vers une des alvéoles, s’y installe, tandis que la queue épinière se love à la manière d’un serpent dans le bain de liquide nourricier. Aussitôt, la paroi de l’alvéole se hérisse d’une fourrure crépitante dont chaque poil a moins d’un micron d’épaisseur. Les poils recouvrent le cerveau-Gérard, s’y incrustent : il est connecté.
Le cerveau-Gérard fait véritablement partie de l’ensemble bioénergétique, maintenant : il a intégré sa place au sein du polymorphe, il est un Enfant des Étoiles. Ou, plus exactement, son cerveau. Ou, plus exactement encore, une partie de son cerveau, un des neurones géants qui composent le cerveau de la créature en train de naître. Car un seul cerveau humain ne suffirait bien entendu pas pour constituer l’intelligence surévoluée d’une créature spatiale, ne suffirait pas à intégrer et à décrypter les données infiniment complexes nécessaires à la vie dans l’espace. Pour jouer avec les corridors du vide et du temps, pour jongler avec les trous noirs et les tempêtes stellaires, pour domestiquer les radiations cosmiques et casser les lois de la gravitation universelle, un Enfant des Étoiles a besoin d’un supercerveau formé d’environ 50 000 cerveaux humanoïdes… En négligeant les vieillards à l’encéphale appauvri, les trop jeunes enfants et les malades, la Terre en son état actuel ne peut guère fournir plus de deux milliards de cerveaux en parfait état. Il les faut tous, sans compter le sérail indispensable qui produira de nouveaux enfants, et de nouveaux cerveaux neufs, pour plus tard. Il comprend tout cela ? Il comprend ! Il accepte ! Il sait, il a toujours su !
Baignant dans son jus protéinique, le cerveau-Gérard sent affluer dans ses neurones les torrents d’énergie provenant de l’interconnexion de tous les cerveaux-frères, de toutes ces cellules en activité dont il n’est qu’une unité. Des messages lui parviennent, des images fragmentaires s’échappant encore de la mémoire chimique de ceux et celles qui furent autrefois des hommes, des femmes : une toute jeune fille aux cheveux hérissés, un homme en noir, une femme de la bourgeoisie, un type maigre qui ressemblait à Trotski, un ingénieur atomiste, un charmant vieux pédé, un chef de chantier hâbleur… Mais ce ne sont là que derniers parasites au jaillissement anarchique, ultimes cris d’individualités qui se fondent dans le collectif, qui se perdent pour se retrouver Un, pour naître Enfant des Étoiles.
Le cerveau-Gérard exsude encore quelques images-souvenirs. Quelques regrets ? Il ne marchera plus jamais dans la caillasse au matin d’un dimanche d’été, il ne sentira plus le vent fouetter son visage et faire voler ses cheveux, il ne connaîtra plus la brûlure douce d’une gorgée de bon vin, il ne se couchera plus sur le ventre tiède d’une femme, d’une Béatrice, d’une Éliane… Quelques regrets, vraiment ? Des regrets ? murmure la voix une dernière fois. Mais non. Mais non : les dernières images, les derniers souvenirs s’estompent. Des souvenirs qui sont bien peu de choses en regard de son nouvel état, de ses nouvelles fonctions, de ses toutes neuves possibilités : il est le cerveau d’un Enfant des Étoiles, il va aller là où nul humain attaché à son berceau n’est jamais allé, il va connaître des sensations indescriptibles, écouter de fabuleuses musiques célestes, voir des couleurs jamais vues, se frotter aux radiations, plonger dans les puits de gravité, jaillir à la surface de la Voie Lactée en bousculant l’écume des étoiles, se remplir du parfum enivrant des galaxies qui meurent et des univers qui naissent. Il est un Enfant des Étoiles !
Il est un Enfant des Étoiles, il sent désormais son gigantesque corps vivre autour de lui, l’exosquelette du crustacé de Sirius craquer en vérifiant ses tensions, l’estomac siliceux de l’incroyable créature du Lion atteindre en grondant son point de fusion, les colonies de méduses lyriennes déverser à travers le corps fusiforme des vers de Procyon la manne nourricière. L’Enfant des Étoiles vibre. Il est prêt à s’arracher à sa matrice, il est prêt à gagner, enfin complet, sa patrie véritable : les étoiles.
La fantastique poussée du four biologique passe à travers le cerveau-Gérard comme un vent cosmique. Le cerveau-Gérard ? Il n’y a plus de Gérard. Seulement une cellule du cerveau collectif, qui déjà s’active à intégrer les données multiples de l’envol, à calculer la future route vers l’infini.
L’Enfant des Étoiles se soulève.
Il n’y a plus de cerveau-Gérard. Mais ce qui reste de conscience en lui est heureux.
Au-dessus de la base des Visiteurs, une barre étincelante se détache, se soulève, rompt ses dernières amarres de brume scintillante. La règle de lumière accélère son mouvement ascendant, s’incurve en ovale de pâle étain à la circonférence qui tremblote : un nouveau vaisseau vient de prendre son envol.
Sur la plage, ils sont des milliers d’hommes et de femmes à assister au processus, des milliers qui suivent du regard le cercle lumineux, jusqu’à l’instant où le doux ciel d’automne referme ses brumes sur lui.
Au nombre des curieux, une femme blonde aux yeux embués continue de fixer le même point du ciel longtemps après la disparition du vaisseau. Sa main droite appuie machinalement sur son ventre. Ses ovaires lui font mal. Elle en est à peu près sûre, maintenant : elle est enceinte.
La voix qui était venue la chercher à son tour, plus tôt dans la journée, l’a su avant elle et l’a abandonnée. Ehane fait partie du sérail, de la réserve. Elle va pouvoir faire naître son enfant, l’élever. Pour un temps, elle est libre.
Bientôt, les portes du camp s’ouvrent devant elle.