DANS LA OUATE
Il n’y avait pas une chanson con, avant, chantée par une conne ? Une chanson qui disait : C’est la ouate que j’ préfère ? Oui, il y avait cette chanson con, chantée par une conne. Et c’était avant, avant : avant la guerre atomique, avant la fin du monde. Autant dire il y a des millénaires.
Parce que maintenant la chanson con est devenue une réalité palpable, visible, elle a englobé le monde. Le monde, c’est de la ouate. Une densité blanche, un volume insondable dans lequel on s’enfonce sans en remuer les strates, une barrière de coton où le regard se perd à moins de dix pas. C’est ce qu’a vu Gérard en sortant de la grotte, c’est ce que voient tous les autres moins d’une heure plus tard. La ouate. Éliane Ponçon a trouvé le terme, alors qu’elle brassait l’atmosphère autour d’elle. Une bonne définition pour cet épaississement de l’air, qui ne dépose sur la peau et les vêtements qu’une très vague cristallisation, dont un doigt mouillé de salive fait disparaître toute trace.
— C’est la poussière soulevée par les explosions… fait Germain Ponçon.
— La poussière ? rétorque Suscillon. Elle devrait être sombre, grasse, cendreuse. Et bien plus épaisse que ça. On dirait de la craie.
Chacun imagine des falaises, des montagnes de craie brutalement fracassées, projetées dans l’atmosphère sous l’apparence de cette poudre sans consistance. Mais cela n’a aucun sens.
— Et si cette soupe était radioactive ? suggère Lagardère en ricanant.
Il a regardé Suscillon qui fait un geste d’impuissance. Gérard se dit que cette question-là, ils n’ont pas fini de se la poser. Jusqu’à ce que…
— On s’en rend compte comment ? hasarde Véronique en se mordillant le pouce.
— Tu dégueules, tu as la chiasse et tu perds tes tifs ! jette sans ménagement son Gary.
Il se passe la main à travers son épaisse toison brune. Mais elle ne lui reste pas entre les doigts, pas encore.
— Je pense… On devrait essayer d’écouter la radio, dit Ponçon. Qui sait ? Au bout d’un jour, la situation s’est peut-être arrangée…
Un jour ? C’est vrai, il y a maintenant plus d’un jour que l’impensable s’est produit. Ce n’est pas comme ça qu’ils voyaient l’Apocalypse, tous autant qu’ils sont. Les flammes, la terre crevassée, les cadavres noircis, oui. Hiroshima. Mais pas ce silence, ce froid, ce calme, l’étouffement blanc de cet étrange brouillard. Germain Ponçon se dirige vers l’alignement des voitures, qui se devinent à peine dans la ouate.
— Ça alors ! s’exclame Jean-Charles Boisgonthier. Ma voiture n’est plus ici. Ha ! je comprends… J’avais laissé mes clés au contact, les ouvriers ont dû fuir avec.
— Croyez bien que j’en suis désolé, fait Ponçon avec un agacement visible, à croire qu’il se sent accusé. Ils n’en étaient pas à une saloperie près, ceux-là… J’espère qu’ils ont cramé avec…
Il se tait, conscient d’être sans doute allé un peu loin.
— Et c’était quoi, déjà, votre bagnole ? demande Gary.
— Eh bien… Une Mercedes… répond le petit homme d’un ton confus.
— Ho, merde, une Mercedes ! Et ils vous l’ont piquée ! C’était une combien ?
— Vous savez, dans ces circonstances, ça n’a aucune importance. Je n’avais rien de valeur dedans. Et puis elle n’était plus très neuve. Je…
Cette intéressante conversation est sabrée par Germain Ponçon qui, tassé sur les coussins orange de sa Lancia Prisma, a réussi à capter un poste. La voix est d’abord criblée de grésillements puis, d’un coup, elle sort du bourbier sonore et devient d’une netteté presque trop perçante. Les têtes se courbent vers la portière.
— …quitter les villes et les grandes agglomérations, même si elles n’ont pas été touchées par des coups directs. Nous conseillons à la population d’éviter les grands rassemblements et les fuites au hasard des routes. Restez sur place ou, si vous le pouvez, gagnez la montagne ou le bord de mer en empruntant des itinéraires secondaires. D’autres instructions vous seront données plus tard. Nous répétons. Les bombardements ont cessé. Il n’est pas encore temps de faire l’état des destructions et du nombre des victimes, mais nous nous portons garants de la cessation définitive de la guerre. Pour l’instant, les survivants doivent quitter les villes et les grandes agglomérations, même si elles n’ont pas été touchées par des coups directs. Nous conseillons…
La voix anonyme, sans inflexion, redonne son message. Puis recommence. Et recommence encore, en boucle, à croire qu’il s’agit d’un simple enregistrement. Le P.-D.G. finit par couper son autoradio.
— Je me demande… commence-t-il.
Mais il ne va pas plus loin, sans doute ne sait-il plus ce qu’il s’est demandé, ou alors trop de demandes à la fois se bousculent sous son chapeau.
— Ouais, qu’est-ce qu’on fait, maintenant ? lance Luc Lagardère, un rien agressif.
Ça, au moins, c’est une bonne question.
Les deux voitures roulent dans la ouate, au pas. La Land Cruiser est devant, sa batterie de phares cognant inutilement le mur de brume blanche : on n’y voit rien à plus de dix mètres, ou moins. La Lancia Prisma de Germain Ponçon suit, presque collée au pare-chocs de la Toyota.
Ils ont finalement décidé de ne prendre que deux véhicules, pour rester groupés, faire corps, se sentir moins seuls, quoi. Et comme ni Gary ni le P.-D.G. n’ont voulu abandonner leur précieuse bagnole (Gary : Vous savez combien elle m’a coûté ? Et puis un engin comme ça, pour le tout-terrain, je vous dis pas… Ponçon : J’ai des papiers, dedans, des documents qui ne me quittent jamais. Je préfère, hmm, vous comprenez ?), Gérard Lefrançois, Michel Suscillon et Luc Lagardère ont volontiers laissé sur place leur respective R 5, Alpine et Deuch’.
Plusieurs fois Gary, qui a prétendu connaître le coin comme sa poche, s’est planté. Ils ont dû rebrousser chemin, repartir en sens inverse dans des chemins vicinaux bordés de barrières fantomatiques, de poteaux que la ouate coupe net à quelques mètres du sol. Les vitesses craquent, Gary jure. Dans la Toyota ont pris place, en plus du pilote, sa nana, Suscillon, et Gérard Lefrançois. Les autres sont montés avec le P.-D.G. Le maire adjoint s’est mis sur la banquette arrière avec Luc Lagardère, il continue à l’entretenir des voyages en bateau à voile qu’il a faits dans sa jeunesse et autres événements futiles qui, dans les circonstances présentes, paraissent impensables. De temps en temps, la main soignée du petit homme effleure comme par inadvertance le genou du photographe qui n’y prend pas garde et n’écoute rien. Lagardère a baissé la vitre de sa portière, pour échapper aux effluves fanés du parfum entêtant qui oint le notaire.
Bang ! La Lancia a encore buté contre l’arrière de la Toyota, qui vient de freiner, hésitant sur la route à prendre. Tout droit ? Ou à gauche ? Éliane Ponçon regarde son mari de biais, dans sa tête il y a cette phrase : « Mais fais donc attention à ta conduite » – une phrase qu’elle ne prononce pas à voix haute, qu’elle n’a jamais prononcée, et ne prononcera jamais. Elle pense au journaliste qui est devant, et avec qui elle a encore échangé un long regard avant de s’asseoir au côté de son mari. Elle a rougi, elle en est sûre. Elle est idiote. Idiote !
La Toyota prend à gauche, finalement. De l’arrière, avec sa poupe carrée veuve d’une troisième dimension, elle ressemble plus que jamais à un corbillard issu d’un film d’épouvante. Gérard Lefrançois ne pense pas à la sympathique et trop effacée Mme Ponçon. Il pense à Béatrice. Ses boucles rousses, qu’il aimait ébouriffer, son nez retroussé en pied de marmite, ses taches de rousseur, le lobe de ses oreilles, qu’il mordillait, les… Béatrice, tout entière. Où est-elle, dans cette ouate ? Il rencontre le regard de Suscillon.
— Je crois qu’on est pas loin, fait l’ingénieur. Je vais enfin savoir si Colette et les gosses…
Le journaliste lui répond par un vague signe de tête. Michel Suscillon a obtenu gain de cause : on passera par chez lui d’abord, pour qu’il puisse avoir la réponse aux questions qui le taraudent. Lefrançois ne se sent pas pressé de les connaître, ces réponses. Le sort de Colette, c’est celui de Béatrice, le sort de tout le monde. Ses angoisses rampantes sont coupées net par Gary, qui vient encore de freiner rudement.
Les deux passagers du siège arrière voient le conducteur dresser sa haute silhouette par-dessus le pare-brise.
— Qu’est-ce qu’il y a, bordel ?
Ce qu’il y a ? Juste un chien mort, étendu pattes raidies en travers de la route. Un bâtard à poil ras qui regarde le convoi de ses yeux de verre. Tout le monde est descendu des voitures, les rescapés font cercle autour du cadavre, à distance respectueuse. Personne ne parle. Ce chien mort c’est, plus et mieux que tout le reste, la preuve tangible du cataclysme, leur premier cadavre.
Ils sont repartis, le cadavre du chien au fond des yeux, sans qu’un seul mot ait été échangé. Les véhicules ont soigneusement contourné le corps, et c’est à nouveau la route, en seconde, presque au pas, jusqu’à ce que l’ingénieur s’écrie :
— Là ! C’est là ! Cet embranchement…
À son tour il se redresse dans le véhicule décapoté. Gérard le sent vibrer près de lui, une sensation électrique, insupportable. La Toyota roule sur un fragment de route goudronnée, bien noire, qui se transforme vite, après une grille blanche grande ouverte, en allée gravillonnée. Le véhicule stoppe. Dans la ouate, la maison basse ne paraît être qu’une peinture au lavis. Elle est silencieuse, tranquille, assoupie dans la brume. Suscillon ne bouge plus. Pour rompre la tension, Lefrançois saute sur le sol. Quelque chose s’écrase sous ses semelles avec un bruit exagéré. Il baisse les yeux, il a pulvérisé une camionnette d’enfant en plastique, un jouet abandonné, jaune et rouge, une tache de couleurs violentes qui jure dans l’inertie du paysage blanc.
— J’y vais… souffle Suscillon, si bas que le journaliste l’entend à peine.
Lefrançois le regarde marcher vers sa maison. Il sent sur son cou le souffle de quelqu’un qui est aussi descendu de voiture et se presse derrière son dos. Mais il ne se retourne pas. Voudrait-il détourner les yeux de la silhouette raide qui marche dans la ouate à pas comptés, son attaché-case ridicule au bout d’un bras, qu’il ne pourrait pas. Combien de pas ? Huit ou neuf, pas plus. Et puis la porte. Elle s’ouvre d’une seule poussée, elle n’était pas fermée à clé. La silhouette s’y encadre un moment, et disparaît. Le souffle dans le cou de Gérard Lefrançois forcit en un gros soupir. À l’intérieur de la maison, la voix de l’ingénieur s’élève :
— Colette ? Il y a quelqu’un ?
Et à nouveau le silence.
À nouveau l’immobilité.
Les deux durent longtemps. Ou pas longtemps du tout, peut-être trente secondes. Autant dire des siècles – mais ce n’est pas la première fois que les rescapés subissent le mauvais vouloir du temps.
La silhouette est revenue s’encadrer dans l’huis, un fantôme, une ombre mouvante agitée, en négatif, grise sur fond noir. La silhouette fait un pas, lève le bras, paume tournée vers ceux qui l’observent, doigts largement écartés. Un signal ? Une mise en garde ? Le message n’a pas l’occasion d’être exprimé. La silhouette pique brusquement du nez, s’étale sur le gravier, d’un bloc, un arbre coupé. Et ne bouge plus.
Quand même, le message est passé.
— Foutons le camp ! hurle une voix, celle de Gary.
— Mais on ne peut quand même pas… hasarde Lefrançois.
Il fait un pas, ou peut-être seulement un demi-pas vers le corps immobile de l’ingénieur. Les moteurs rugissent dans ses oreilles, la Toyota manque l’encadrer en prenant un virage en épingle à cheveux. Le camion rouge et jaune s’émiette sous un pneu, Lefrançois a tout juste le temps de sauter en marche, il s’affale contre le corps mollasson de Véro, s’agrippe à un sein qui s’écrase sous sa main. Les deux véhicules prennent à la corde le virage sur la départementale. Gérard tord le cou en arrière, mais il est bien trop tard : la maison, le portail, tout a disparu dans la ouate. Avec le corps effondré de Michel Suscillon.
— Qu’est-ce qui a pu lui arriver ? Des radiations ?
— Mais non, ça ne se passe pas… Là, il est tombé comme s’il avait reçu un coup de fusil. Et s’il y avait eu des radiations, quelque chose de costaud, je ne sais pas, 500 rems, on en sentirait déjà les effets. Mais aucune bombe n’est tombée si près. Rien n’est détruit… on n’a vu aucune trace nulle part…
— Et une bombe à neutrons ? fait Gary. Ça tue les gens, mais ça épargne les constructions…
— C’est des conneries, ça ! Une bombe à neutrons, son vrai nom, c’est bombe à radiations renforcées. Elle émet des neutrons rapides en grandes quantités quand elle explose, d’accord, mais il y a quand même une bombe nucléaire… heu… normale, en dessous.
— Et si c’était des virus ?
Tous les regards se tournent vers Ponçon. Il a quitté son chapeau, son crâne est luisant de sueur malgré la fraîcheur sèche de l’atmosphère, son visage graisseux est aussi pâle que l’environnement de ouate.
— Quoi, des virus ?
— Vous savez bien ce que je veux dire… La guerre bactériologique… ou chimique. Il existe des produits qu’on lâche dans l’atmosphère et ça vous contamine en un clin d’œil des kilomètres carrés !
— Merde, merde et merde ! lâche Gary en fixant son patron avec de la haine dans le regard, autant de haine que si c’était Ponçon lui-même qui avait répandu sur le monde les virus, ou quoi que ce fût d’autre. En même temps il commence à se gratter le poignet gauche, puis la poitrine, sous sa chemise de velours. Quand il se rend compte de ce qu’il fait, et de tous ces yeux soupçonneux qui à leur tour le soupèsent, il fourre ses mains dans ses poches, poings crispés.
— On déconne tous… Si ça se trouve, il est mort d’une crise cardiaque. L’émotion d’avoir vu sa femme et ses gosses…
Il hausse les épaules, se détourne de la troupe, lance un coup de pied dans un pneu de son bolide.
— On se fait des idées sur tout, et on ne sait rien, dit Boisgonthier de sa voix toujours mesurée et conciliante. Nous sommes vivants, tout de même ! Et jusqu’à preuve du contraire, nous sommes en bonne santé. C’est une coïncidence, certes, mais cette descente dans le puits nous a sauvés. De cela, nous serons toujours redevables à notre ami Ponçon…
Le rire aigrelet de Lagardère clôt le panégyrique du maire adjoint qui ne voit pas, ou feint de ne pas voir les regards furibards dont le bombardent Gary et Gérard.
— Bon, c’est bien joli, tout ça, attaque ce dernier, mais vous savez l’heure qu’il est ? Cinq heures passées. La nuit va tomber. On avait décidé d’aller au bourg…
Sa proposition recueille quelques protestations hérissées.
— Au bourg ! Et puis quoi encore ? Vous avez vu ce qui s’est passé avec Suscillon ? Et la radio qui nous a bien prévenus de nous écarter des villes…
Le journaliste secoue la tête et pince les lèvres. C’est vrai que la radio, plusieurs fois sollicitée, n’a fait que continuer à déverser le même immuable message. Et quoi ?
— Le bourg n’est pas une grande ville… Je suis persuadé, et vous l’êtes aussi, qu’aucun missile n’a touché la région. Vous n’avez peut-être personne dont le sort vous soucie ! Moi, oui.
— Nous avons tous des parents ou des amis ! hurle Ponçon. Mais vous savez bien qu’ils sont morts ! Que tout le monde est mort ! Allez vous faire irradier si ça vous chante… ou bouffer par les virus ! Mais vous irez seul ! Et à pied.
— Si vous croyez que je n’en suis pas capable, pauvre minable, vous vous trompez…
Les deux hommes sont face à face, nez à nez, on dirait Marius et Panisse dans un film de Pagnol. Autour c’est le grand silence blanc, c’est nulle part, exactement nulle part, l’endroit sans nom où les véhicules ont stoppé après avoir roulé au hasard pendant un bon kilomètre, en fuyant la mort de l’ingénieur. Gérard Lefrançois fait brusquement demi-tour et se met à marcher sur la route. Un tapotement de talons sur le goudron le fait imperceptiblement ralentir. C’est Éliane Ponçon qui s’accroche à son bras, le tire en arrière.
— Vous n’allez pas faire ça, voyons… Mon mari… enfin, vous le connaissez. Mais il ne faut pas nous séparer, surtout pas. Allez, revenez, ne faites pas l’enfant…
Lefrançois sent sa décision mollir. À cette expression, « ne faites pas l’enfant », il a même eu un bref sourire. Quel âge elle a, Éliane Ponçon ? Cinq ans de plus que lui, à tout casser. Le visage rond et blond est tendu vers lui. Là-bas, à dix ou douze pas, à l’extrême limite de la visibilité, les autres ne sont que des traits de fusain entre les masses floues des voitures.
— Allez, Lefrançois, revenez ! crie la voix éraillée de Ponçon. On va y aller, à votre foutu bourg…
Le journaliste fait semblant d’hésiter, pour marquer le coup, puis il regagne les rangs. La main de la petite bonne femme n’a pas lâché son bras.
Entre l’intention et l’acte, il y a parfois des distances sidérales.
Ils ont fini par trouver le bourg, dans le crépuscule qui commence à teinter la ouate de son encre délayée. La Lancia et la Toyota se sont arrêtées contre la bordure du trottoir de l’avenue de la Libération, qui plonge vers le centre de la petite cité bressonnaise. À droite, les rescapés peuvent distinguer l’arête d’un mur qui se fond dans les hauteurs : le lycée technique Jean-Bart. Sur la gauche, c’est déjà trop loin pour apercevoir quoi que ce soit. Quelques véhicules sont accotés au trottoir. Il y a même une 404 bleue immobilisée en plein centre de l’avenue. Est-ce qu’elle renferme un cadavre effondré contre le volant ? Probable, mais personne n’a envie d’aller y mettre le nez. Le plus bizarre, c’est que les cadavres, on ne les voit pas. Il est vrai qu’avec la ouate… Pour un peu, on se féliciterait de sa présence. Elle est comme un linceul qui cache les corps aux yeux des survivants.
Gérard Lefrançois danse d’un pied sur l’autre. Il frissonne dans son blouson léger. Il est le seul à être descendu de voiture. Les autres l’attendront là. Mais pas trop longtemps, a quand même tenu à préciser Ponçon. Les pieds du journaliste pèsent des tonnes. C’est pourtant facile, non ? Ouate ou pas, nuit ou pas, il n’a qu’à parcourir cent cinquante mètres sur l’avenue, ensuite tourner à droite dans la Grand-rue. Et il est chez lui. Mais quoi faire, chez lui ? Béatrice n’y est sûrement pas. Filer directement chez elle, alors, rue de la Batellerie ? Ce n’est pas tellement éloigné non plus. Mais il n’est pas davantage pensable que Béa soit chez elle. Elle a été surprise par l’alerte à son travail, au supermarché… L’alerte ? Est-ce qu’il y a eu une alerte, seulement ? Il faut vingt minutes à un missile balistique pour… Et merde pour les missiles balistiques ! Le supermarché est de l’autre côté du bourg, un petit quart d’heure à pied. Un petit quart d’heure à pied, dans cette ouate qui s’épaissit, qui s’obscurcit.
— Alors ! Qu’est-ce que tu fous ? lance une voix dans son dos.
Gary. Qu’est-ce qu’il fout ? Il aimerait bien le savoir. La ville morte s’ouvre devant lui, une porte sur le néant, un gouffre de silence et de nudité. Une phrase lue quelque part remonte approximativement dans son esprit qui se débande : toi qui franchis cette porte, laisse toute espérance. De l’espérance… A-t-il eu, véritablement, celle de pouvoir retrouver sa Béatrice vivante ? Mais il n’y a rien de vivant de l’autre côté de la porte. Et il n’y a plus d’espérance. Seulement quinze mille morts sous leurs voiles de brume, et l’évidence irrémédiable de la catastrophe. Il sent les larmes lui venir aux yeux. Il recule. Il se retrouve sans savoir comment plié sur le capot de la Toyota, qu’il cogne du poing en gémissant :
— Je ne peux pas ! Je ne peux pas…
Gérard Lefrançois se tourne sur le côté. Mais il y a toujours quelque chose qui lui rentre dans les côtes. Ou alors c’est Luc, qui roupille en quinconce sur la banquette arrière de la Toyota, et qui l’empêche de s’étendre comme il voudrait. On peut être désespéré et avoir quand même envie de dormir en paix. Luc ronfle. Lui, c’est son estomac qui gargouille. On peut être désespéré et avoir faim.
La faim, tout le monde s’en est plaint, à nouveau, une fois la nuit tout à fait tombée, et qu’ils ont décidé de dormir dans les bagnoles en s’éloignant un peu de la périphérie du bourg, qui décidément foutait des frissons dans le dos à tous.
— On pourrait aller dans un magasin piquer des trucs, avait proposé Gary.
Lagardère lui avait dit de faire comme chez lui, et la proposition en était restée là, avec la faim pinçant les ventres pas habitués à ces traitements dignes du quart-monde. Seulement le quart-monde c’est : ici et maintenant, en pire.
Gérard se retourne encore. Ses yeux s’ouvrent en grand sur la nuit blanche. Est-ce que quelque chose n’a pas bougé, là, sur la route, près de l’avant de la Toyota ? Il se redresse du buste, il heurte le photographe qui gémit dans son sommeil. L’ombre dans l’ombre, furtive et silencieuse, contourne le capot, se fond dans la ouate. Gérard est à deux doigts de réveiller Luc. Ou de hurler une phrase aussi conne que « qui va là ? », ou « y’a quelqu’un ? ». Mais il n’y a sûrement personne. Seulement un fantôme né de la nuit, une impalpable créature hantant la fin du monde.
Gérard Lefrançois cherche à nouveau la position confortable qui lui permettra quelques heures de sommeil. Y’a quelqu’un. C’est la phrase qu’avait lancée Michel Suscillon en pénétrant dans sa maison. Pauvre type. Pauvre Michel. On ne peut pas dire qu’il aura eu son oraison funèbre. Pas même la moitié d’un regret avoué. Pourtant… pourtant ils auraient pu être copains, tous les deux. L’écolo et l’ingénieur nucléaire. Marrant.
Non, ce n’est pas marrant, puisque Suscillon est mort. Gérard Lefrançois finit par s’endormir sur ce genre de pensée, de regret. Et demain est un autre jour.