SUR LA ROUTE

— Mais qu’est-ce qui se passe encore ?

— Pourquoi il n’y a plus de lumière ? Quelqu’un a touché quelque chose ?

— Éclairez ! Mais éclairez, bon Dieu !

Pendant un moment les exclamations s’entrecroisent. Puis un, deux, trois faisceaux poudreux trouent l’obscurité, jouant assez joliment avec le décor qui sort de la nuit par fragments éclatés lorsque les lampes torches qui, heureusement, faisaient partie de la liste, touchent un pan de tissu d’ameublement, une façade de bois verni, cherchent à suivre un visage effaré. Gary surgit, complètement à poil, sa Remington d’une main, une grosse lampe de position de l’autre, qu’il élève au-dessus de sa tête.

— Tout le monde est là ? fait-il du ton d’un adjudant qui rassemble sa section.

Ceux qui n’y étaient pas ne tardent en tout cas pas à émerger de l’ombre – Éliane Ponçon et Boisgonthier en dernier, parce qu’ils ont pris le temps de s’habiller.

— Tout le monde s’est foutu de ma gueule quand j’ai proposé qu’il y ait des tours de garde…

Il passe près de Gérard, toujours assis sur le rebord de son lit, et qui a une vision surréaliste de la queue d’une taille plus que confortable de l’homme nu, qui bat ses cuisses en mouvement. Gary s’éloigne, plein de l’assurance factice que lui procure son arme.

— Des tours de garde… ricane Luc Lagardère. Personne a touché à rien. Tout s’est éteint parce qu’il y a plus de jus, c’est tout. Vous imaginiez quoi ? Que tout allait marcher à perpète, comme avant ?

— Il s’est peut-être passé quelque chose de nouveau, dit Ponçon, qu’une quinte interrompt. La radio ! Écoutons la radio…

Un transistor est allumé, les têtes se penchent sur son œil vert, mais la voix anonyme qui emplit le silence, si nette, si calme, si posée, si proche, à croire que celui qui parle est tout près, au milieu d’eux, n’apporte aucun élément nouveau. Quand même, il y a une précision supplémentaire dans les recommandations.

— Pour ce qui est du sud-est du pays, ceux qui le peuvent doivent gagner la frange côtière, où des camps de regroupement provisoires placés sous autorité militaire ont été installés, notamment aux abords de Nice, Toulon et Montpellier. Vivres, abris, soins et informations détaillées seront délivrés sur ces lieux de regroupement. Nous répétons : la population peut désormais être tout à fait rassurée. Tout risque…

La voix se brise sur un coup de pied de Luc, qui vient d’envoyer valdinguer le poste au milieu d’une travée.

— Putain… vous avez entendu ? Des camps ! Ils ont bien dit des camps ! À croire que ce bon vieux Hitler est revenu !

— Vous êtes complètement parano, mon pauvre ami, bredouille Ponçon. C’est la guerre… ou c’était. Il me semble que vous l’oubliez un peu. Il faut bien que les réfugiés… Non, moi, ce que je comprends pas, c’est pourquoi nous n’avons pas encore entendu de message officiel. Une déclaration du Président. Ou du Premier ministre. À moins bien entendu que tout le gouvernement…

— Vous croyez qu’ils y sont tous passés, c’est ça ? ironise Gérard qui est en train de lacer les chaussures de marche grand luxe pour lesquelles il a opté en abandonnant ses bottines fatiguées. Pensez-vous ! Ce sont les premiers à se mettre à l’abri. Et des abris, il y en a sous chaque ministère, alors ne vous faites pas de soucis pour eux. En ce moment, on se consulte, je parie. Et quand ces messieurs auront conclu sur notre dos des accords avec le reste de la planète, ils ressortiront, vous en faites pas…

Un petit cri pointillé le discours marmonné du journaliste. Éliane, comme il se doit. On la voit se comprimer la poitrine dans les feux croisés de deux lampes de poche, mais ce qui l’a fait crier n’est rien de plus que le retour inopiné de Gary qui prend la pose, crosse sur la hanche et génitoires en bataille.

— Y a rien… tout est calme, fait-il en guise de rapport. On a plus qu’à retourner se coucher.

— Ah ! non, alors… jette Éliane en se gardant bien de lever les yeux vers le nudiste. Moi, je ne veux pas rester une minute de plus dans cet endroit. Il me donne la chair de poule. Si en plus vous ne nous aviez pas raconté ces histoires de zombis…

Personne n’a le courage de rire. Le débat s’étiole, personne n’éprouve plus véritablement l’envie de rester dans le temple obscurci. Il est six heures moins le quart, l’aube d’octobre ne va pas tarder à se lever. Ponçon propose tout de même un vote, Gary est le seul à faire la mauvaise tête, il est contre, il hésite, s’abstient. Les autres font bloc. Il y a encore quelques caisses à charrier, mais les deux voitures ne sont pas extensibles. Un dernier balayage lumineux sur les pyramides de boîtes de conserve, les pylônes de lessive en paquet, tous ces mannequins présentant la mode d’automne et qui leur font des signes d’adieu…

— On était quand même pas mal, hein ? goguenarde Luc à l’oreille de Gérard alors qu’ils franchissent une dernière fois le seuil, chargés de bouteilles d’eau minérale.

Gérard lui envoie une grimace, ils s’enfournent dans les deux véhicules dont le moteur tourne déjà, les phares giclent, se dissolvent à quinze pas dans la ouate cendreuse. Les conducteurs embrayent, Gary n’oublie pas de faire hurler sa première. Veuf de ses colliers de lumière, le Mammouth dans leur dos est une ombre immédiatement bue. Et c’est la route, vers nulle part.

Vers huit heures, après deux heures à avancer à vitesse réduite avec d’innombrables détours pour éviter les villes, ils se sont arrêtés pour casser une petite croûte à base de biscottes, de biscuits, de fruits en pots. À droite un champ clôturé, à gauche pareil, et la ouate par là-dessus. Dans cet hiver hors saison, avec sa neige sèche, des corbeaux croassent. Ils ne les ont pas vus, mais ils les entendent, « Croaaaa… Croaaa… Croaaaa… », un rappel insistant d’une vie invisible qui résiste, quelque part dans l’étouffement blanc. Parfois les croassements circulent dans l’atmosphère, d’autres fois ils proviennent du ras de terre, des champs. Au début les rescapés ont sursauté, se sont étonnés, puis ils s’y sont faits. Pourquoi des corbeaux n’auraient-ils pas survécu ? Il y a des tas de bêtes plus résistantes aux radiations que les hommes, tout le monde sait ça. Tout le monde le sait un peu trop. Est-ce que c’est bien prudent de s’asseoir ainsi au bord de la route ? Certains d’entre eux, il n’y a pas si longtemps, ont vu à la télé ces reportages sur les suites de Tchernobyl, où sur des points chauds éloignés de plusieurs milliers de kilomètres de la centrale russe, l’herbe des bords de route présentait un taux élevé de rems parce qu’elle avait concentré l’eau de pluie contaminée…

Oui. Mais c’est bien loin, bien misérablement petit, Tchernobyl, à côté de ce qui est arrivé. Ce qui est arrivé… et dont on ignore tout. Gérard Lefrançois se ronge l’ongle du pouce, il recommence à se demander si les informations plus que fragmentaires, le mutisme des autorités, ne cachent pas finalement, comme il l’avait soupçonné dès le départ, un gigantesque accident dans une centrale française, Superphénix par exemple qui n’est pas si éloignée.

— Bon Dieu de bon Dieu… je ne sais pas ce que je donnerais pour avoir une cigarette !

Ça, c’est Ponçon, bien sûr. Il s’était calmé pendant le séjour au Mammouth, mais maintenant le manque de drogue revient le tarauder, et il en fait profiter les autres.

— Hé ! mais nous avons un visiteur…

Boisgonthier – qui provoque par sa réflexion un sursaut généralisé. Mais le visiteur annoncé n’est qu’un chien, un petit chien bâtard qui vient d’apparaître dans la ouate, par la route. Il hésite, ses oreilles remuent, il agite la queue, avance pas à pas vers la rangée d’humains, ces ombres géantes. Le maire adjoint se lève, va à sa rencontre en tendant une biscotte. Le chien courbe l’échine, s’aplatit.

— Mais c’est un bon chien-chien, ce petit, minaude Boisgonthier.

— Faites attention ! lance Éliane.

Son avertissement est venu trop tard. Le clebs a bondi vers la main offerte, les mâchoires se referment sur le poignet du vieil homme. Boisgonthier se débat, mais l’animal gronde, il ne veut pas lâcher prise. Avec retard les assistants se lèvent, courent à la rescousse de l’ami des bêtes. C’est Luc qui arrive bon premier, il lui faut trois coups de pied lancés de toutes ses forces pour que l’animal lâche enfin prise. Ce n’est qu’un petit chien de rien du tout, jaune et maigre, aux yeux fous, mais il reste là, le poil hérissé, à deux pas du groupe, continuant à gronder.

— Merci, Luc, souffle Boisgonthier.

Il est tout pâle, il se tient le poignet, il a fermé les yeux. Luc veut dire quelque chose, une détonation lui coupe le sifflet, il a senti l’air vibrer à deux doigts de son nez, le goudron de la route laisse fuser un jet de matière pulvérisée loin en avant du chien, qui détale enfin pour se perdre dans la ouate. Luc se détourne. Gary, resté en arrière, est debout sur le capot de sa Toyota, sa Remington fumante à la main.

— Tu sais que t’as failli m’éclater la tête, pauvre connard ? fait Luc froidement.

— C’est ça, engueule-moi ! Il avait peut-être la rage, ce chien…

La rage ? Éliane aide Boisgonthier à remonter ses manches. Le blessé desserre les doigts, son frêle poignet est vilainement marqué par les crocs, le sang ruisselle sur le dos de la main blanche, où saillent les veines.

— Je vais chercher de quoi vous panser, dit Éliane qui retourne vers les voitures.

— Vous avez remarqué s’il bavait ? demande Ponçon, incertain. Moi, il ne me semble pas, mais…

— Moi non plus, affirme le petit homme. C’était un pauvre chien affamé et affolé, c’est tout.

Éliane est revenue avec la trousse de secours cédée par le Mammouth, elle nettoie la plaie à l’alcool, enveloppe le poignet lacéré d’un pansement impeccable. Elle a vu le regard de Gérard Lefrançois détailler ses gestes. Elle rougit. Son index s’enroule autour d’une de ses boucles, un mouvement plein d’une grâce charmante et futile.

— J’ai suivi des stages de secourisme, vous savez…

L’incident se clôt ainsi. La rage, on essaye de l’oublier. Les deux voitures se redécollent de la bordure. Cap au sud.

Gary braque et freine en même temps, si soudainement que la Land Cruiser dérape avec un crissement aigu. La roue avant droit bascule dans un fossé, le véhicule s’immobilise de guingois. Gérard, qui était monté devant, se rattrape à la manche du conducteur, mais sa tempe heurte quand même le montant de la portière. Il ravale la réflexion cinglante prête à jaillir. Pour une fois, Gary a eu le réflexe qu’il fallait.

— Merde ! soufflent en même temps les deux hommes.

Les phares à pleine puissance déchiquettent leurs ombres à travers le pare-brise de la Toyota, le flanc bâché frôle son côté gauche, la route tremble, il est passé, une seconde batterie de phares crève la ouate, les éclabousse, une seconde muraille vert sombre les effleure, se fond vers l’arrière, tandis qu’une troisième…

— L’armée ! C’est l’armée…

Gary s’étrangle, il pousse Gérard pour le faire descendre côté fossé. Les deux hommes pataugent dans une fondrière clapotante avant de pouvoir reprendre pied sur la route. Combien de camions sont passés ? Cinq, dix ? En tout cas le défilé continue.

— Hé ! Hé ! Arrêtez ! hurle inutilement Gary en agitant les bras.

François ne se donne pas cette peine. Ponçon lui aussi est descendu, le journaliste le voit faire des signaux désespérés dans la douche intermittente de lumière, pour un peu il se jetterait sous les roues des véhicules. Eux passent, passent, il y en a vingt, trente, fantômes d’acier grondant puant l’huile et le gas-oil, crachés par la ouate et aussitôt avalés. L’armée !… Qui n’a que faire d’eux. Les camions défilent, murés, pointillés de feux de position, avec leur cabine si haut perchée, aux vitres si mâchurées de boue que les rescapés sont incapables d’y discerner la moindre silhouette. Des fantômes aveugles, aveuglants.

— Merde… murmure à nouveau Gary.

Le grondement a été remplacé par un ferraillement cacophonique, un bruit de poubelles remuées. Et le premier char apparaît, dinosaure émergeant de la nuit des temps. Il passe, il est passé enrobé de son vacarme, et déjà un autre apparaît, précédé de son interminable canon emmailloté de toile camouflée qui pendille. Ce sont maintenant les chars qui défilent au ras des deux voitures, mais plus que des tanks ce sont des images de guerre qui se dévident, traversant l’écran blanc de la ouate à vingt-quatre images-seconde. Après le dernier char une jeep ferme le convoi, petit scarabée aux élitres opaques, aveugle comme ses grands frères aux bras qui s’agitent, et puis plus rien. La projection du vieux film a cessé, le grondement ferraillant se perd dans l’étouffoir, la route est vide à nouveau, aussi vide que si rien ne l’avait parcourue. Fantômes.

Gary et Lefrançois voient Ponçon trotter jusqu’à leur niveau, l’homme fait des gestes dans la direction où se sont évanouis les spectres d’acier, il s’éponge le front, sa bouche s’ouvre en cul-de-poule, mais aucun mot ne peut en sortir. D’ailleurs il n’est pas besoin de mots.

— Allez ! En route… jette Gary.

Que faire d’autre ?

La deuxième rencontre importante de cette journée d’errance n’a lieu que dans le courant de l’après-midi. Mais matin, après-midi, aube ou crépuscule, rien ne ressemble à rien dans le linceul poudreux. Ils ont encore fait demi-tour dix fois, se sont encore perdus malgré les cartes. Ce qui est sûr cependant, c’est qu’ils ont dépassé Bourg-en-Bresse et sont maintenant à hauteur de Lyon, dont ils ont décidé de se tenir au large. Ils ont évité plusieurs grandes routes encombrées de véhicules abandonnés, ont fait un autre arrêt casse-croûte vers 14 heures. Et c’est peu après être repartis qu’ils ont croisé la seconde matérialisation d’une survivance humaine depuis leur sortie de la caverne.

Le scénario est le même que lorsque le convoi militaire a surgi de la ouate. Coup de freins brusque, portières qui s’ouvrent…

— Vous avez vu ? Ils ont continué ? Ce n’est pas possible qu’ils ne cherchent pas à…

Ponçon est excité, rouge, suant comme jamais.

— Vous cassez pas la tête, fait Luc. Regardez… Les voilà ! Ils reculent…

De la ouate, à une douzaine de mètres en amont de la route, deux yeux rouges émergent. La voiture suit, une ombre qui se précise : c’est une banale 104 qui stoppe au bout de deux ou trois mètres.

Une banale 104 qu’ils viennent de croiser et qui s’est arrêtée, comme eux. D’autres rescapés, comme eux. Ou au moins un, qui fait comme eux, qui erre dans la ouate. La 104 bleu marine est immobile à dix mètres. Une voiture jouet enveloppée dans du coton. Et d’où personne ne sort.

— Mais qu’est-ce qu’ils foutent, bon Dieu ? grasseye Ponçon.

— Vous êtes marrant… répond Gérard. C’est peut-être un type tout seul. Ou une femme seule. Le conducteur se méfie. Nous sommes sept…

— Bien sûr… vu comme ça… grogne le P.-D.G.

Il regarde sa femme, qui regarde François, qui regarde Luc, qui regarde Boisgonthier. La 104 ne se décide pas à prendre vie. Ses feux arrière sont restés allumés, son moteur halète, avec des ratés.

— Bon, je vais voir, se décide Ponçon, de plus en plus électrique.

Il avance d’un pas, de deux, de trois. Et la portière avant gauche de la voiture s’ouvre brutalement. Quelque chose en dépasse, un bras, un bâton, une arme, Ponçon et Lefrançois seraient bien incapables de le dire. Ils ont à peine pu enregistrer le mouvement qu’aussitôt une détonation retentit, suivie immédiatement d’une seconde. La portière claque, le moteur rugit, la 104 s’arrache du bitume en miaulant, en deux secondes elle a disparu, en dix le bruit de son moteur a été étouffé par la ouate. Ponçon, et Gérard qui le suivait de près, sont restés interdits le temps de quelques battements de cœur. Le visage brique, Ponçon fait volte-face, il se jette sur Gary qui se dandine sur place, sa carabine à la main. Ponçon empoigne l’arme, il hurle :

— Il a encore fallu que tu joues les Zorro, pauvre malade ! Tu as vu ce que tu as fait ? Donne-moi ce fusil !… Donne-moi ce fusil, je te dis !

Les deux hommes luttent un court moment, plus ridicules que tragiques. Puis Ponçon part en arrière, atterrit durement sur le cul.

— Faut pas s’amuser à ça avec moi ! fait Gary avec superbe.

Ponçon se relève en s’époussetant le derrière. De brique, il est passé à l’aubergine. Les autres s’interposent, principalement les dames des pugilistes, et Boisgonthier, toujours là quand il s’agit d’arrondir les angles. La tension mollit, elle ne reste plus présente que dans les regards. À Boisgonthier qui l’interroge, Gary répond :

— J’ai tiré parce que l’autre tordu dans la bagnole a tiré d’abord… Vous êtes tous aveugles, ou quoi ? Et si Ponçon avait pris du plomb dans le bide ? On serait bien avancés…

L’autre aurait tiré en premier ? Gary a du mal à convaincre. Ce n’est pas lui, et lui seul, par hasard, qui aurait lâché les deux coups de fusil ? Il proteste, mais il a le précédent du chien contre lui, sans compter tout ce qu’on devine du personnage. Pourtant, personne ne peut être certain de quoi que ce soit. Tout s’est passé si vite…

— Dire qu’on avait l’occasion de parler à quelqu’un… fait Ponçon, la lippe amère, en se rencognant derrière son volant.

Il démarre, cette fois c’est lui qui prend la tête du convoi. Pas pour longtemps. Après moins d’un kilomètre de route, les passagers de la Toyota le voient se ranger le long de l’accotement. La trogne chauve se penche à la portière.

— Panne sèche ! maugrée le conducteur.

— T’as qu’à piquer une autre bagnole, c’est pas ce qui manque !

C’est vrai qu’ils ont dû prendre ce qui paraît bien être une route nationale, peut-être la 75 puisqu’il n’y a pas si longtemps qu’ils ont contourné Ambérieu, et que la ouate recèle d’innombrables véhicules tapis dans sa bourre. Mais Ponçon s’obstine, il ne veut pas abandonner sa Lancia, il ne l’a pas fait jusqu’ici, ce n’est pas maintenant que. Ce cher Danielli n’aurait pas un bidon planqué dans sa Toyota, par hasard ? Le cher Danielli, plus connu sous le surnom de Gary, rétorque qu’il fonctionne déjà sur sa réserve et que lui aussi a besoin de jus. Toujours plein de verve, Lagardère propose d’aller sucer une bagnole abandonnée.

— Abandonnée ? relève Ponçon. T’en as de bonnes… Je me vois mal siphonner avec une cargaison de cadavres qui me regarderaient du coin de l’œil…

— Au moins ils protesteraient pas, réplique Luc.

— Écoutez, fait Gérard pour couper court à cette comédie à la Feydeau dont il craint les infinis développements, il me semble bien que nous avons dépassé une station service, y a… je ne sais pas, deux ou trois cents mètres, sûrement pas plus. Retournons avec la Toyota, on fera le plein et on ramènera des bidons…

Gary n’est évidemment pas chaud, et ça discutaille encore un peu, pour le principe, mais quand même la proposition est acceptée. Gary redémarre en faisant la gueule, Lefrançois fait partie de l’expédition, et bien entendu Ponçon, qui a aussi parlé de cigarettes. Les femmes ont préféré demeurer dans la Lancia, avec Boisgonthier et Luc.

Il s’avère rapidement que Gérard a eu raison. Une bifurcation évide l’accotement droit, signalé par un large panneau TOTAL. La Toyota s’engage dans la dérivation, ralentit, s’arrête devant les pompes, alignées sous un auvent qui se devine plus qu’il ne se voit. Les trois hommes échangent ce genre de regard qui pèse un sacré poids de signification. Contre la plus proche des pompes un homme est effondré, ventre contre le sol. C’est un type en combinaison rouge drapeau, un pompiste. Un peu plus loin, une forme moins définie déborde de la portière ouverte d’une Wolkswagen jaune. Une femme, ensevelie dans un imper flottant d’où s’échappe une masse de cheveux roux. Dans la Toyota, les souffles sont ralentis à l’extrême. Ces deux cadavres, ce sont leurs deux premiers vrais morts, ceux qu’ils pourraient toucher en faisant trois pas et en se penchant.

— Ils ont été séchés net… murmure Ponçon. Et pas de trace nulle part. Moi je vous dis que c’est une bombe à neutrons. Une flopée de bombes tactiques, qu’ils ont lâchées partout.

Gérard ne se donne pas la peine de lui faire préciser qui ça, « ils ». Il se contente de rappeler aux autres qu’il faudrait peut-être bien y aller. Avec du plomb dans les muscles, comme s’ils craignaient de se faire mordre par les cadavres, zombis, ils passent au large des pompes inutiles par manque de courant, contournent le parallélépipède des boutiques. Il faut aller directement aux cuves. Ils les trouvent derrière le bâtiment et, après des manœuvres pénibles et peu intéressantes, ils parviennent à pomper de quoi remplir une douzaine de jerricanes de dix litres, qu’ils casent à l’arrière de la Toyota.

— Attendez… expire Ponçon alors que Gary se réinstalle déjà derrière son volant. Mes cigarettes… Je vais voir si j’en trouve à la boutique.

Les deux autres l’accompagnent, ils flânent un moment entre les présentoirs à chocolat, à vin, à boîtes de pâtés régionaux. Tout paraît si normal ! Ils s’attardent devant l’éventaire aux journaux. La couverture de Paris-Match représente Lady Di et son prince, le Figaro Magazine titre : Que nous prépare la gauche… Elle ne prépare plus rien, et Lady Di est peut-être raide morte, son sourire idiot coincé sur sa bouche figée. Les journaux sont figés, eux aussi, ils n’ont pas suivi l’actualité, ils en sont restés au jour précédant l’Apocalypse, une mine pour les sociologues du futur, à supposer qu’il y en ait.

Ponçon enjambe un corps allongé à l’angle de la caisse de la boutique. On s’habitue vite. Les deux autres l’entendent crier :

— J’en ai trouvé ! J’en ai trouvé…

Il brandit quelques paquets puisés dans des tiroirs, il serait capable de détrousser un cadavre plus que mûr pour pouvoir fumer. Mais quoi ! Sa joie, qui lui fait trembler les mains, vaut bien un sourire de sympathie. Il s’allume sa première tige depuis quatre jours, il aspire sa première bouffée. Alors qu’il la rejette, les yeux clos, au comble de la jouissance, un curieux petit cri se fait entendre, venant du sol.

— Qu’est-ce qu’il y a ? T’as entendu ? sursaute Gary.

— Crouiiiie !

Cette fois ils ne font pas qu’entendre, ils voient. Une bête gris noir, au pelage luisant, se dandine au centre de la travée qui leur fait face. Un rat, un gros rat confortablement gras, qui lève sans émotion ses yeux glaireux vers les trois hommes, tandis que son museau rose frémit.

— Saloperie ! crache Gary en lui balançant un coup de la pointe de ses rangers. Le rat est projeté sur plusieurs mètres, il se relève aussitôt, il couine de plus belle. Gary répond par un cri aigu, de surprise plus que de douleur. Un autre rat s’est agrippé au bas de son pantalon, juste au-dessus de sa chaussure.

— Aidez-moi ! Il me mord… hurle l’homme en balançant sa jambe d’une manière qui pourrait être comique.

Mais l’animal ne lâche pas prise, ses petites pattes roses curieusement humaines étreignent farouchement tissu et cuir, son obscène queue glabre fouette l’air au gré des mouvements désordonnés de Gary. Un vrai parasite, un vampire attaché à sa proie.

Et c’est Gérard qui parvient à assommer la bête d’un coup de pelle. Mais ce ne sont plus deux rats seulement qui arpentent les travées de la boutique. Il y en a maintenant dix, vingt, toute une masse compacte pointillée d’yeux féroces, qui barre aux trois hommes l’accès à la sortie.

— Par là ! lance Ponçon.

À sa suite, les rescapés franchissent la porte qui s’ouvre derrière la caisse. Ils sont dans une sorte de cage vitrée donnant sur l’extérieur, le bureau d’accueil de la station-service. Gary et Gérard se sont adossés à la porte pour la bloquer. Un rat s’est retrouvé coincé dans le battant par le milieu de son corps. Il couine horriblement. Les deux hommes poussent, poussent, quelque chose cède en craquant, le couinement est coupé net, la porte peut enfin s’engager dans son chambranle. Gary et Gérard ne se donnent pas la peine de regarder ce qui reste à leurs pieds. Ils ont bien autre chose à voir dehors.

Dehors, sous l’auvent, autour des pompes, ce n’est pas dix ou vingt rats qui s’agitent, mais des centaines, peut-être des milliers de rongeurs.

Combien de temps qu’ils sont piégés dans la cage de verre ? Même pas un quart d’heure. Pour les trois hommes, cela pourrait aussi bien être des heures. Dehors les rats continuent de grouiller. Une mer de rats, dont les dos de toutes les nuances de gris ondulent jusqu’aux limites rapprochées de la ouate. Une houle, dont les vagues ont recouvert les corps (elle a fait plus que les recouvrir, naturellement), et dont l’écume vient battre les vitres de la cage : moustaches frétillantes, terribles petites pattes d’un tendre rose dont les griffes crissent contre le verre, museaux qui s’ouvrent sur de grandes incisives jaunes, lumière démente brillant au creux des yeux orange.

— Si j’avais pas laissé ma Remington dans ma tire… répète Gary.

— Et t’aurais fait quoi, avec ta Remington ? répète Ponçon.

Gary ne répond pas, il continue d’examiner son mollet, où les dents du rat ont laissé un pointillé rouge qui ne paraît pas gravissime.

— Bordel de merde… pourvu que j’aie pas attrapé la rage…

Pour ça aussi, il se répète. Gérard a envie de lui dire que s’il l’a attrapée, il fera la paire avec Boisgonthier. Il se retient. Ce n’est pas drôle, et puis il aime bien le vieux maire adjoint. Il se demande seulement d’où sont sortis tous ces rats. De la ville proche, Lyon, probable. Quand les rats quittent le navire, c’est bien le signe que tout est foutu. Belle découverte ! Il y en a tant et tant que ce grouillement est irréel, qu’on dirait un trucage, des rats de cinéma. Gary devrait apprécier. C’est même étonnant qu’il n’ait pas sorti une de ses références…

Mais Gary est loin du cinéma. Il se masse la cheville, il cherche dans sa mémoire quels sont les symptômes de la rage, les premiers signes avant qu’on en arrive à perdre la boule, à baver, à mordre. Il ne sait pas. Si au moins ça avait été un des deux autres… Mais non ! il a fallu que ça tombe sur lui. Il n’a pas de bol. En plus il est entouré de minables. La fin du monde, et il se trouve avec une bande de charlots. S’il avait été seul, ou disons seul avec Véro, il y a longtemps qu’il aurait taillé vers le sud, qu’il serait au bord de la mer. Il doit faire beau, là-bas. Il y a sans doute quelques survivants, peut-être des bandes. Mais avec son flingue il saurait se faire respecter, entraîner des mecs avec lui, ouais, devenir un chef de bande, avoir sa place, une première place, dans le dur univers d’après la bombe. Comme Charlton Heston dans Le survivant.

Chassez le cinoche, il revient au galop.

Ponçon, lui au moins, ne se fait pas de cinéma. Il sait, il sent qu’il n’y aura pas de nouveau monde. Il sait qu’il n’est plus rien, qu’il n’aura plus jamais ce qu’il aimait, l’odeur du fric à la fin du mois, la considération des notables, ses petites virées loin de sa bourgeoise, les filles faciles et pas trop chères, comme Charlotte, celle de Bourg-en-Bresse, la dernière, qui lui faisait des pipes pas sales. Ici, il y a quand même Véronique, la grosse à Danielli… Il est sûr que c’est une fille de ce genre. Facile, pas emmerdante, bonne au lit : il n’y a qu’à la regarder. S’il osait… Ouais, seulement Véronique, elle est séparée de lui par une horde de rats… Ils font quoi, les autres, là-bas ? Depuis le temps, ils devraient bien se rendre compte que quelque chose ne tourne pas rond, prendre une autre bagnole, venir à leur secours… Oui, il suffirait qu’une voiture vienne s’arrêter juste devant la porte vitrée et…

— Depuis le temps, les copains doivent bien se douter qu’on est dans la merde, non ? Si le petit Lagardère avait un gramme d’idée et d’initiative, il prendrait une voiture et viendrait jusqu’ici. C’est pas sorcier, il se pointe, il nous cueille au ras de la porte, et bonsoir !

Sa proposition n’hérite que d’une paire de regards accablés. Il a oublié que les autres n’ont pas de jus. Il cracha le mégot qui lui brûle les lèvres, allume immédiatement une autre cigarette, la quatrième ou la cinquième depuis la découverte des paquets providentiels. Il faut bien rattraper le temps perdu, et c’est au moins ça que les rats n’auront pas… Clang ! L’un d’eux vient de sauter contre la vitre, ses pattes ripent une seconde sur le verre, puis il retombe dans la mêlée. Saloperie ! Il s’imaginait quoi, celui-là ? Et est-ce qu’il ne ferait pas plus sombre ? Bon Dieu ! Il est pas loin de 6 heures, la nuit va tomber.

— La nuit va tomber… fait Gary, en phase.

Ils se regardent, ils la regardent doucement s’épaissir, jusqu’à ce que…

— Une voiture ! Une voiture ! se met à gueuler Ponçon. C’est pas malheureux !…

Gérard plaque son visage contre la vitre sur laquelle son front gras laisse une auréole. La houle des rats se creuse de canyons divergents, de crevasses qui s’élargissent. Ce ne sont plus des museaux qui se pressent derrière la vitrine, mais des croupes, des queues, qui se heurtent en prenant du champ.

— Ils foutent le camp ! Ils se tirent ! hurle Gary.

Les dos des rats ressemblent à une nuée de taches d’encre qui crépitent, à des bourrons de poussière qu’un vent soudain fait voleter. La flaque de lumière venue du fin fond de la ouate balaie la multitude, il n’y a bientôt plus un seul rongeur visible. Ils sont partis aussi vite qu’ils étaient apparus, ne laissant entre deux pompes qu’un squelette imparfaitement nettoyé, dont les côtes apparentes ricanent.

La lumière sourde, épaisse, huileuse, s’élargit encore devant la station. Mais elle n’éclaire pas vraiment, ce n’est guère plus qu’un badigeon moutarde qui nimbe sans les ombrer les quelques structures verticales qui sortent de la ouate.

— Ce n’est pas une voiture… murmure Gérard. Ce ne sont pas des phares.

Il lève le regard, la flaque huileuse paraît plus fluide, plus claire, vers les hauteurs où elle se dilue.

— Ça vient d’en haut… grogne Ponçon. Mais bien sûr ! C’est un hélico ! L’armée !…

Il ouvre la porte, se précipite sur le parvis. Gérard a eu un geste avorté pour le retenir, mais les rats sont bien partis. Il voit le bonhomme se démancher le cou, le visage safrané. Il sort à son tour, Gary sur ses talons. Eux aussi regardent en l’air. Mais il n’y a rien à voir, que le plafond de brume où coule sans la disperser l’épais flot jaune. Et pas le moindre bruit ne fouaille l’atmosphère. Il n’y a pas d’hélicoptère, seulement cette lumière sans clarté qui vient de nulle part. Gérard sent ses cheveux se hérisser sur son crâne, un bizarre fourmillement remonte le long de sa colonne vertébrale. Il dévisage Gary, Gary a les cheveux qui se dressent au-dessus de sa tête. Il passe la main sur son crâne, ses cheveux à lui aussi sont électrisés, magnétisés, il ne sait pas : il a vraiment les cheveux qui se dressent, ce n’est pas qu’une impression, pas un cliché de mauvaise littérature. C’est la réalité, et elle est désagréable.

— Fichons le camp… fait-il d’une voix qui s’étrangle.

Ils courent tous trois vers la Toyota, que Gary arrache au terre-plein. Gérard regarde encore vers l’arrière tandis que la Land Cruiser prend son virage sur la route, mais il n’y a plus grand-chose à voir, à peine une fluctuance pisseuse qui se dilue dans la ouate, et plus rien. Ses cheveux sont retombés, les fourmis ont déserté sa colonne. Le moteur de la Toyota ronronne.

Au-dessus de la station-service, la tache d’huile s’évase, se répand, se fond à la ouate. Les arêtes du bâtiment, la pente de l’auvent, les fûts des colonnes, la silhouette des pompes et des voitures immobilisées se frangent d’une laque déliquescente.

À l’intérieur de la boutique, le corps allongé, que les rats n’ont pas touché, est pareillement frangé de cette lumière sans éclat. Une main frémit, les doigts en crabe tapotent le carrelage. À l’autre bout du corps un pied remue, tremble. Les jambes doucement se replient, les bras déjetés vers l’avant rampent vers le buste. Plè-plè-plè-plè, font les doigts qui tapotent le sol. L’homme peut enfin prendre appui sur ses coudes. Son buste se décolle, les genoux poussent l’abdomen, la tête oscille, se redresse, la bouche happe l’air plusieurs fois, réflexe de poisson. L’homme se lève, il n’a pas encore ouvert les yeux. Son corps se balance un instant, avant de retrouver son centre de gravité. Enfin les yeux s’ouvrent.

L’homme regarde autour de lui, étonné peut-être. Il se met en marche, il franchit la porte de la boutique, il sort dans la ouate huileuse. Ses enjambées, au départ trébuchantes, sont rapidement plus assurées.

Près de la pompe, le squelette à la cage thoracique ricanante a lui aussi frémi. Un bras réduit à l’humérus et au cubitus balaie le sol, éparpillant sur le gravier quelques phalanges qu’aucun tendon ne retient plus. La cage d’os se soulève, retombe. La mâchoire inférieure où brillent deux molaires en or s’abaisse, se décroche du maxillaire, reste suspendue de guingois. Encore un tressaillement de fémur, et c’est fini : le squelette a retrouvé l’immobilité qu’il n’aurait jamais dû quitter. Pour lui, aucune résurrection n’est possible.

À cent mètres, l’homme intact contourne le panneau TOTAL et aborde la route. D’un bon pas, il poursuit son chemin en direction du sud.