LA REMONTÉE
— Qui peut me passer une cigarette ?
C’est la dixième, non, la centième fois ou la dix millième, que Germain Ponçon quémande. Personne ne se donne plus la peine de lui répondre. Ce n’est pas parce que lui ne se donne plus la peine d’allonger sa demande d’un « s’il vous plaît » obligeant, c’est parce que des cigarettes, il n’y en a plus. Le P.-D.G. a terminé avant l’heure son paquet de l’après-midi, qui avait succédé au paquet du matin. Il a tenu encore un peu avec les Pall de Véronique et les gauloises de Suscillon, et puis la dèche est arrivée, sanglante.
Les heures n’arrêtent pas de couler, mais lentes… lentes ! Qui a écrit ce bouquin de poésie intitulé Lourdes, lentes ? Lefrançois n’arrive pas à s’en souvenir. Il s’accroche pourtant à cette recherche, à ce détail sans importance, pour ne pas… Pour ne pas quoi ? Parfois il s’assied un moment, et quand il en a le cul trop gelé, il se lève et marche de long en large. Malgré l’obscurité, le temps est vite venu où il a été possible d’arpenter quelques dizaines de mètres familiers à la semelle, sans buter du nez contre une paroi ou une stalagmite. Les autres font pareil. Parfois quelqu’un pisse, mais désormais il n’est plus besoin de s’éloigner beaucoup. Et parfois une allumette brasille dix secondes, ou un briquet, quelqu’un qui n’a pas pu se retenir d’user la précieuse flamme. Dans ces moments-là, les visages, les corps qui sortent de l’ombre, coulés dans la glu rouge, ont l’air, hommes et femmes, de sortir du même moule.
Petit à petit la faim est arrivée, à pas de poule, dans les estomacs. Fin du monde ou pas… C’est Gary le premier, vers les deux heures, qui a demandé rageusement si personne n’avait rien à becter. Sa Véro avait deux Mars dans son sac, Mme Ponçon un paquet de bonbons à la menthe. Toujours les femmes qui ont des provisions. Même si celles-ci étaient plus que minimes, les gâteries chocolat-noisettes ont fait du bien en s’émiettant longuement dans les bouches. Gérard Lefrançois n’avait pas faim, lui, mais le geste était convivial et il a détaché du bout des incisives une lamelle de la cochonnerie gluante tendue par Éliane Ponçon, qui l’a frôlé dans l’ombre, de ses mains douces et de son parfum. Ensuite les bonbons ont trompé la soif.
— J’ai une femme qui se prénomme Colette, et deux gosses. Liliane a sept ans. On l’appelle Lily. François en a trois. Lui, on l’appelle Jules, je ne sais même plus pourquoi. On avait… on a une petite baraque sympa, à moins d’un kilomètre du Centre, mais j’ai toujours dit à Colette que ça ne risquait rien…
Michel Suscillon se tait. Mais, il pourrait aussi bien continuer sur le sujet pendant des heures. L’angoisse, qu’elle s’exprime en mots ou en silence, pèse toujours le même poids. Gérard Lefrançois aurait voulu le faire taire. Mais à quoi bon ? Les mots de l’ingénieur ont fait resurgir un nom que le journaliste refoule depuis des heures, au prix d’une lutte de tous les instants, une lutte de titans, qu’il vient de perdre. Un nom, un visage, une présence : Béatrice. Et voilà : Béatrice est là, là, cette grosse boule dans sa gorge, c’est elle. Il sait qu’il ne pourra pas l’avaler.
— Tu as quelqu’un, toi ? demande Suscillon.
Le journaliste avale sa salive. La boule est restée. Elle lui colmate la gorge, l’empêche de répondre. Il a quelqu’un, ce quelqu’un se prénomme Béatrice, c’est une fille rousse et joyeuse, la première fille, après plus de quinze ans de vie d’adulte, avec laquelle il s’était mis à penser sérieusement que… Où est-elle, Béatrice, en ce moment, où est-elle ? Elle travaille dans les bureaux du Mammouth jusqu’à midi, le samedi, encore des heures sup. Mais à midi, il y avait longtemps que… Où est-elle, Béatrice ? Elle fuit sur les routes ? Elle attend chez elle ? Elle a déjà été placée dans un camp de regroupement, évacuée ? Ou alors… ou alors elle n’est plus que chair carbonisée, ombre portée sur un mur ? Mais non, mais non… Les bombes, si bombes il y a eu, ne sont pas tombées si près de la ville, puisque la radio locale… Irradiée, seulement ? Combien de becquerels, combien de rems dans le corps, Béatrice ? Plus insupportable que la catastrophe est de ne rien savoir d’elle, de ne rien savoir de ceux qu’elle a touchés. Il y aussi sa mère, à Bourg. Il ne la voyait plus guère, et puis c’est une vieille femme. Mais Béatrice…
Il continue de penser encore un moment, tandis qu’à côté de lui Michel Suscillon continue de parler un peu, mais il ne l’écoute pas.
— Y a vraiment plus personne qui a une cigarette, bordel ?
En écho à la question sempiternelle, un estomac anonyme fait entendre un très perceptible gargouillement. Une lueur crève la nuit, c’est le fumeur torturé qui joue à nouveau avec son plaqué or. Il est remonté sur le plateau de la benne, il lève le bras au bout duquel la petite flamme tremble, aspirée par le courant ascendant. Il regarde en l’air, il ausculte les hauteurs de l’aven.
— Je me demande… commence-t-il. Tout espoir n’est peut-être pas perdu. Si quelqu’un… quelqu’un qui ne craint pas le vertige pouvait grimper dans le puits… Regardez… Venez voir ! En s’aidant des traverses… Elles ne sont pas très espacées. Moins d’un mètre. Un vrai escalier, finalement. Et c’est notre seule chance.
Pendant un moment, les regards oscillent du visage enfariné de Ponçon à la vertigineuse ouverture, d’où pendent les câbles de la benne et que le châssis de bois croisillonne, à peine perceptible maintenant dans la lueur d’en haut qui baisse. Ces regards expriment tous la même chose, pas encore dite à haute et intelligible voix : il est fou, ce type. C’est trop haut, trop loin, trop dangereux, mortel. Mais c’est vrai aussi que la lumière, le peu de lumière cavernicole qui permettait jusqu’alors aux enterrés de distinguer leurs silhouettes, cette lumière se fond, retourne aux ténèbres. Il est plus de six heures, là-haut la nuit d’octobre va recouvrir le monde, guerre atomique ou pas. Le P.-D.G. se sert de cette obscurité pour argumenter.
— La nuit vient. La vraie nuit. Qui a envie de geler toute une nuit ici ? Non, croyez-moi : la seule solution, c’est de grimper. Celui qui y arrivera n’aura qu’à remplir les réservoirs, remettre en marche le groupe électro, et faire monter les autres avec la benne. C’est simple !
Le ricanement de Gary lui répond.
— Ça, pour être simple, c’est simple… Une question : qui c’est qui va grimper ?
Le P.-D.G. se racle la gorge. Sous la flamme toujours vaillante de son briquet, son sourire est franc comme du plastique doré.
— Mais… hé ! Vous êtes un sportif, vous, Danielli… Vous faites de la montagne, si je ne m’abuse…
— Merde ! hurle Gary. Vous allez où, vous ? Je suis sportif, je fais de la montagne… Du karatéka aussi, puisque vous êtes si bien renseigné. Mais c’est pas pour ça que j’ai envie de me suicider. Grimper dans ce truc ? Demain, mon gars. Et si c’est une si bonne idée, allez-y vous-même.
Véronique lâche les deux premières notes d’un rire aigu. Le groupe s’agite en mouvements divers, Germain Ponçon s’étouffe d’indignation.
— Voyons… Danielli… qui vous permet de…
Personne ne permet rien à personne, de toute façon. Et en plus c’est le moment que choisit le briquet du P.-D.G. pour s’éteindre, à bout de carburant, avec un petit sifflement plaintif. L’obscurité qui s’installe, après le vif échange verbal, n’en est que plus épaisse. Dans les profondeurs surplombantes du puits, l’ovale de pâle lueur a disparu, bouffé par la nuit qui a envahi le monde de la fin du monde, le monde de la guerre atomique. Monter dans ce tube de ténèbres ? Évidemment, personne ne le ferait !
— Si j’avais eu trente ans de moins… ou même vingt… chuinte Boisgonthier.
Mais comme le ridicule n’a jamais tué personne, il ne s’écroule pas raide mort. Il rentre seulement son cou fluet dans le col relevé de son loden et se met à piétiner, comme ces prisonniers dans les films, pour éviter le froid qui monte à travers les semelles. Il pense peut-être à ces corps lisses et durs, si difficiles à trouver, et qu’il n’aura plus à chercher désormais ; il pense peut-être à son étude et à la vieille Mlle Bresson qui est restée là-bas, avec Puce, son chat. Il ne pense peut-être à rien. Et autour de lui, les corps qui se tassent dans la nuit, ou qui au contraire s’efforcent à rester debout, ont probablement la même vacance mentale. Ne penser à rien, c’est repousser les questions terribles aux réponses plus terribles encore, c’est mieux se mobiliser pour faire front devant la nuit qui menace d’être longue, longue.
La menace a été tenue. La nuit a été longue, longue. Longue pour Véronique qui n’était pas arrivée à trouver le sommeil, – qui avait froid, froid, dans sa robe rouge boutonnée sur le devant, et n’était pas parvenue à s’entourer assez des grands bras et des grandes jambes de son Gary. Longue pour Gary que les ventouses de sa nénette empêchaient de dormir, et qui avait un sale goût dans la bouche (la peur ?), et plus de chewing-gum pour le faire passer. Longue pour Germain Ponçon qui avait pensé à une petite poulette connue à Bourg, qui s’était endormi comme une masse et réveillé en pensant au boulot, au pognon, à la connerie des choses. Longue pour sa femme qui ne sentait plus ses mains de froid, et qui avait écouté son époux renfler sur son cou, pendant des heures. Longue pour le maire adjoint, encore un qui n’avait pas fermé l’œil, mais lui ce n’est pas la première fois. Longue pour Luc Lagardère qui n’avait rien trouvé de mieux qu’actionner son flash en criant « coucou ! », ce qui lui avait valu une engueulade nourrie, et qui avait dû par la suite écouter Boisgonthier lui parler de sa jeunesse et autres antiquités sans intérêt. Longue pour Michel Suscillon qui avait fini par s’endormir entouré par les visages floconneux de Colette, de Lily et de Jules. Et longue enfin pour Gérard Lefrançois qui avait marché, qui s’était assis, relevé, avait tenté de s’allonger, avait écouté le flap-flap des ailes de chauves-souris dans le noir, avait perçu leur cri ultrasonique, avait sombré de trop, rares moments dans une torpeur transie dont il sortait éperdu, la tête pleine d’images cauchemardesques de fuite sous des nuages atomiques en expansion, pour se rendre compte au bout de quelques secondes que les cauchemars n’étaient que le reflet de la réalité, que son obsession fantasmatique de l’atome avait débouché sur son abominable matérialisation.
Ça avait été long, oui, cette nuit. Mais, contre toute attente, et au bout de cette attente même, elle a fini par se dissiper dans la nappe grandissante de l’aube – l’aube, seulement cette plaque de métal pâle à la verticale du puits. Il y a des raclements de gorge, la toux d’Éliane Ponçon qui s’est enrhumée, des chuchotements, des paroles banales, le ruissellement de l’urine. Gérard remonte machinalement sa montre. Mais il ne peut lire l’heure, c’est une montre mécanique, comme son vieux réveil, elle n’a même pas des aiguilles phosphorescentes à cause (haha !) de la radioactivité, alors il demande l’heure à Suscillon, dont les cristaux liquides indiquent sept heures et des poussières. Là-haut, si le monde tourne encore, on doit être dimanche. Le journaliste s’approche de la benne, du puits, son regard accroche toutes ces entretoises poudreuses qui se perdent dans le blême. Et pourquoi pas ? Pourquoi pas lui ? Qu’est-ce qu’il risque ? Une chute de cinquante, cent, deux cents mètres, et bonsoir. Mais s’il y arrive, au moins il saura. Pour lui, pour Béatrice, il saura. Les autres, ça vient seulement en plus.
— Je vais tenter le coup, murmure-t-il.
Mais il a parlé si bas que seul le photographe, qui était venu musarder près de lui, a entendu. Il lui dit :
— Ho ? Tu déconnes…
— Je déconne pas, répond Lefrançois avant de répéter, tout fort cette fois : Je vais tenter le coup !
Des voix mêlées soulignent diversement la proposition, mais le journaliste ne veut pas spécialement écouter, surtout pas Ponçon, qui a dit quelque chose comme :
— C’est formidable, jeune homme ! Je savais bien que quelqu’un prendrait en considération…
Et pas non plus le grand Gary qui s’approche, un tantinet gêné aux entournures, et qui grommelle tout en se curant le nez :
— T’es sûr que tu t’en sens ? C’est pas une promenade qu’on fait les mains dans les poches. Moi, j’hésite vachement. On peut en causer, si tu veux…
Lui aussi est passé au tutoiement. Gérard a une brève poussée de haine pour le bellâtre, il a déjà pris place dans la benne, il tâte les montants de la cage, assure sa prise sur la première traverse. Ça va, l’aven est vraiment sec, le bois ne porte aucune trace d’humidité. Au moment de se hisser vraiment, Lefrançois se dit que Luc a raison, il déconne, il n’a aucune expérience de ce genre d’escalade, il n’a pas fait de gym depuis le lycée, et encore il était nul, il va se péter la gueule misérablement au bout de deux mètres, ou alors se tuer glorieusement au bout de vingt. Mais quand faut y aller…
Alors il y va, soulève d’un coup ses soixante-dix kilos, prend pied sur la première traverse. Jusqu’ici ça va. Mais c’est aussi ce que se dit le type qui tombe du trentième étage, en passant devant chaque fenêtre.
— Prenez bien garde à vous, fait sous son dos la petite voix d’Éliane Ponçon.
C’est le coup de fouet qu’il lui fallait. Il agrippe la seconde traverse, au niveau de sa poitrine. Après, il n’y a qu’à continuer.
Monter pendant trois cents mètres en escaladant des traverses de bois distantes de 80 ou 90 cm, et dont certaines sont cassées, n’est pas un exercice résumable, exprimable… C’est ce que pourra se dire Gérard Lefrançois, après. Avant cet « après », il y aura eu cet effort constant, ce tiraillement dans tous les muscles, de plus en plus douloureux, ce mystérieux appel du vide qui vous pousse à regarder en bas, entre vos pieds, et auquel il faut résister, le découragement qui succède à l’espoir, et les « je n’y arriverai jamais » qui succèdent au « je tiens le bon bout ». Ce qu’il y a de sûr pourtant, et de paradoxal, c’est que pas un instant le grimpeur n’éprouve la moindre peur. Quand faut y aller ? Il y est allé, c’est tout, et il n’a même pas été étonné quand il a pu se tirer hors du puits, quand il s’est retrouvé dans la grotte supérieure, sous la bobine graisseuse du tambour de chevalement. Pas étonné, et moins encore fier. Seulement épuisé.
Tellement épuisé ! Il se laisse glisser le long d’un montant de la tourelle, il appuie son dos noué contre un caisson métallique. Il respire, il n’a pas plus de pensées sous le crâne qu’un rocher. Au bout d’un moment, un long moment, il consulte sa montre. Il est midi moins vingt. Il ne sait pas combien de temps il est resté ainsi sans réaction, attendant qu’un peu de vie reprenne possession de ses nerfs, mais enfin il a bien dû grimper pendant trois heures… Trois heures : cent mètres par heure. Quel exploit ! Splendide et dérisoire…
Il finit par se lever, après s’être massé les mollets. La caverne baigne dans une curieuse lumière blanche et mate, une lumière de farine. Il fait moins froid qu’au fond, bien sûr, juste la température normale d’octobre. Il renifle… Pas d’odeur de brûlé dans l’air, donc pas d’incendie proche. Mais les radiations ?… Les radiations, ça ne se sent pas. Il avale sa salive. Il a faim, ce n’est qu’à ce moment qu’il s’en rend compte, une faim qui lui labourre le ventre de ses griffes. Et soif, aussi. Si soif que son palais lui semble collé à sa langue. Il cherche autour de lui, repère une cantine ouverte, un sac à dos, un cartable genre cartable d’écolier : des trucs appartenant aux ouvriers, abandonnés dans la fuite. Il fouille. Merveille ! Il trouve un saucisson entamé, deux plaques de chocolat, des Gervais, des sandwiches enveloppés dans du papier alu. Sans compter deux bouteilles de rouge et un thermos avec du café encore tiède…
Il passe le quart d’heure qui suit à boire et à bouffer, à s’en étouffer. Radiations ou pas, de toute façon il n’a pas de compteur Geiger pour vérifier. Il ne s’arrête que lorsque son estomac commence à lui faire mal, et à cause de cette lourdeur il se dit qu’il devrait peut-être penser à en laisser aux autres… Les autres, c’est vrai. C’est pour eux qu’il a risqué la dégringolade. Mais avant de s’occuper du courant et du monte-charge, il veut aller voir dehors. Il traverse la courte galerie qui sépare la grotte au puits de la première caverne. La lumière est toujours blafarde, une lumière d’hiver sur la neige. Il franchit le seuil de la caverne. Il s’arrête à quelques mètres du seuil, ses lèvres modèlent le classique sifflotement de surprise interloquée, qui n’a même pas la force de sortir vraiment.
— Mais qu’est-ce qu’il fait ? dit quelqu’un.
C’est bien sûr la centième fois que l’un ou l’autre des sept humains piégés dans l’obscurité pose la question, ou une variante de cette interrogation qui, plus qu’une demande événementielle, est de l’existentiel épais comme l’âme. Les minutes ont succédé aux minutes, et puis les heures aux heures, sans qu’aucun signe venu d’en haut n’ait donné une indication quelconque sur les aléas de la progression. Au début, Ponçon et Gary ont bien crié, mais comme ils n’obtenaient aucune réponse d’un grimpeur qui n’entendait même pas, ils ont vite cessé. Et comme l’attente nez en l’air leur a tout aussi vite fait mal au cou, ils ont cessé également de se casser les vertèbres cervicales en essayant de sonder la tache floue de l’aven.
— Mais faut pas s’inquiéter… S’il était tombé, on l’aurait reçu !
C’est Luc Lagardère, qui fait de l’humour.
— Rien ne le prouve. Il a pu tout aussi bien rester accroché…
Et ça c’est Gary, qui n’en fait pas. Pourtant Véro pousse un petit gloussement. Mais Éliane Ponçon, elle, pince les lèvres en même temps qu’elle sent son cœur se pincer. « Pourvu qu’il y arrive… pourvu qu’il y arrive », prie-t-elle, pour de vrai, car il lui reste quelque chose d’une enfance et d’une adolescence catho, comme seuls les trous perdus de la province profonde peuvent en générer. Est-ce que sa prière a vraiment été entendue par quelqu’un, là-haut, bien plus haut que la surface du monde ? Quelqu’un qui peut laisser paisiblement la race humaine se foutre sur la gueule à coups de bombes atomiques, mais n’en prend pas moins la peine de se manifester auprès de quelques individualités ? Éliane Ponçon est toute prête à le croire quand les lumières se rallument.
Il y a une seconde ou deux de silence, et puis les hurlements de joie, et les manifestations attendues : Éliane Ponçon se jette dans les bras de son mari qui ne va pas jusqu’à la repousser mais se contente de lui tapoter la joue, Gary et Véro se roulent une pelle mécanique, le maire adjoint serre de toutes ses faibles forces la main de Suscillon et celle de Luc – plus longtemps celle de Luc, et avec le regard embué même, parce que ce jeune blondinet… ah… ce jeune blondinet, en d’autres circonstances…
Mais Ponçon s’est déjà dégagé de l’étreinte conjugale, il court décrocher le téléphone.
— Lefrançois ? C’est vous, mon vieux ? Vous avez réussi ! C’est merveilleux. C’est fantastique. Félicitations, mon vieux… Ici on est tous… enfin, on vous félicite tous ! Bon, maintenant vous allez nous tirer de là, hein, mon vieux ?… Oui. Vous avez remis du fuel dans le… d’accord. Pour faire remonter le plateau, y a pas de problème. Vous faites basculer le… oui, c’est ça. Et vous appuyez sur le bouton rouge, au milieu du caisson. Vous le voyez ? Bon ! Mais vous attendez qu’on soit tous installés, hein ! Je vous donne le signal…
Une minute après, ou moins que ça, ils sont tous serrés sur le plateau du monte-charge. Un faible bruit, répercuté par le puits de résonance de l’aven, tombe des hauteurs. Les câbles se tendent, c’est parti ! Ça leur paraît long, à tous, cette remontée, mais pas aussi long quand même que les différents stades de l’interminable attente. Et lorsque l’esquif sort des ténèbres et accoste sur le replat de la caverne, tout le monde tient à congratuler le sauveteur, à le toucher, à l’embrasser. Gérard Lefrançois semble dépassé par la houle des remerciements et des félicitations. Son visage aux traits un peu mous conserve l’expression maussade qu’il arbore la plupart du temps, et c’est tout juste s’il a un demi-sourire lorsqu’Éliane Ponçon lui lance un timide « Vous permettez que je vous embrasse ? », et qu’elle passe aux actes. Malgré la nuit vécue au fond, elle sent toujours bon, un parfum discret qui n’a rien à voir avec la douche dont s’est arrosé Boisgonthier.
— Tu t’es vraiment bien démerdé ! clame Gary en prenant une pose avantageuse. T’as pas eu de problème ? Faut dire qu’on a remis le puits en état mètre par mètre. Je te dis pas le nombre de traverses qu’on a dû changer…
— Pour ceux qui ont faim ou soif, je vous signale qu’il reste encore à boire et à manger. Mais je me suis copieusement servi…
Par miracle, la sollicitude de Gary cesse. Il est le premier à se précipiter vers les reliefs que le journaliste désigne d’une main lasse. Gérard observe les rescapés se partager ce qu’il a laissé. Ils ne se battent pas exactement, non, ils y mettent encore les formes, mais pour un peu ils se chipoteraient les miettes. Non, pas tous, quand même. Le petit maire adjoint reste digne, et l’épouse Ponçon attend qu’on veuille bien lui donner sa part. D’après ce que voit Lefrançois, elle a droit à un Gervais et à une gorgée de café froid. Belle humanité…
— Et… comment ça se présente, dehors ? demande le P.-D.G. en revenant la bouche encore pleine vers le sauveteur.
Lefrançois se borne à hausser les épaules.
Une minute plus tard, ils sont tous dans la ouate.