LES POUX DE L’APOCALYPSE
Ils ne démarrent que vers quatre heures de l’après-midi, parce qu’ils mangent, parce qu’ils boivent le café, parce qu’ils s’engueulent, parce que ci, parce que ça. Lorsque les deux véhicules s’engagent dans la descente vers une petite ville du nom d’Aspres sur Buëch, l’humeur générale n’a pas subi la moindre amélioration. Tous, ou presque tous se sont trouvés finalement bien, sur le col. Là-haut, au milieu des chèvres, des vaches, des marmottes, au milieu de nulle part, ils ont presque tout oublié. Ils s’en rendent compte à cet instant, alors qu’ils abandonnent à jamais leur territoire de robinsonnade, leur havre d’oubli. Et qu’à nouveau ils sont bien forcés de se souvenir.
— Vous avez remarqué ? fait Éliane, qui cette fois a pris place dans la Toyota, avec Gary et Luc. Il n’y a plus de brume…
Gérard se contente de hocher la tête avec une ombre de sourire, Gary s’exclame :
— Merde, c’est vrai ! La ouate a disparu… Je m’en étais même pas aperçu.
Devant le capot de la Land Cruiser, dans l’entonnoir de la vallée drômoise qui s’ouvre entre deux pans tavelés, la plaine s’étend, vaguement verte, vaguement rousse, jusqu’à l’horizon que les condensations du soir approchant brouillent déjà. On y distingue bois et bosquets, routes et villages, et la couleuvre scintillante d’une rivière, le Buëch, ou la Buëch. C’est un paysage d’avant, un paysage de toujours. La ouate a disparu, elle a fondu dans la réalité comme elle avait fondu dans la mémoire des rescapés.
— C’est comme avant ! C’est redevenu comme avant ! hurle Gary. Il se redresse au-dessus de son volant, appuie frénétiquement sur son avertisseur, entraîne la Toyota dans une série de zigzags qui lui font frôler ou mordre les bas-côtés de la route. Mais il doit se souvenir à temps du Salaire de la peur, parce qu’il fait vite reprendre à sa voiture le sage milieu de la chaussée.
Le convoi stoppe un peu avant d’aborder vraiment la plaine. Il fait toujours aussi beau, mais le brouillard d’octobre a commencé à ronger sérieusement l’horizon de ses grandes dents molles. Il y a toujours de-ci de-là des véhicules endormis en bordure de la chaussée ou effondrés dans les fossés, mais la vie reste absente du monde retrouvé, à part les accents circonflexes des oiseaux qui se bousculent dans le gris éteint du ciel.
— On fait quoi ? dit quelqu’un.
Il y avait longtemps ! Les rescapés discutent, se mettent d’accord sur la recherche urgente d’autres survivants, pour avoir des nouvelles fraîches de la fin du monde, ou de sa survivance, sa renaissance, toutes ces sortes de choses craintes ou espérées. Puisque la ouate n’est plus qu’un mauvais souvenir, il y a peut-être des gens dans ces maisons, ces villages tassés dans la plaine. Il faut voir, il faut y aller. Ils y vont. Mais une fois de plus leur quête bute contre le vide.
Ils visitent une première maison isolée, une autre, et plus loin un hameau, et encore un village plus important, les Groulx, qui possède même un hôtel défraîchi au joli nom mièvre du Repos fleuri. Seulement ce repos-là, aux fleurs séchées dans leurs pots, est celui de l’abandon, du silence. Gérard, Luc et Gary, qui visitent les pièces, ne trouvent devant leurs pas circonspects que des chambres vides qui sentent le renfermé, une salle à manger en ordre, une cuisine et ses dépendances dont le congélateur en panne pue la nourriture qui pourrit. Mais il n’y a personne. Personne : pas de cadavre plié en deux contre les murs, pas de squelette nettoyé par les corbeaux, rien. Où sont les gens ? Où sont les victimes du cataclysme – morts ou vivants ?
— Merde ! C’est pas croyable… Ils sont passés où, tu peux me dire ? aboie Gary qui ne s’adresse à personne en particulier.
Et bien entendu personne ne lui répond.
La seule réponse possible vient du ciel, un peu plus tard, alors que les rescapés se sont rassemblés dans la salle à manger, où ils grignotent leurs dernières provisions. Il fait maintenant complètement nuit, ils ont décidé de rester dans ces lieux somme toute accueillants jusqu’au lendemain. C’est Éliane, tournée vers la baie vitrée, qui voit la première la lumière dans le ciel. Elle murmure :
— Regardez… encore !
Encore, oui. Comme au-dessus du col, quelques jours auparavant, un flocon de lumière pâle, un ovale aux contours indécis vogue contre les étoiles qu’il semble bousculer au passage. Le flocon descend vers le sud, il semble poussé par un courant indolent, un courant silencieux et invisible. Mais cette fois il est beaucoup plus gros (beaucoup plus proche ?) que les trois grains lumineux aperçus dans la montagne.
Gérard frissonne, un vrai frisson, une onde matérielle qui lui est passée sur la peau. Les poils de ses bras crépitent, il repense encore au mystère de la station-service. Il échange un bref regard avec Éliane, puis avec Boisgonthier, ces deux paires d’yeux semblablement bleus, qui expriment l’une l’inquiétude, l’autre une curieuse sérénité malicieuse.
— Je crois qu’on ne peut plus douter, maintenant, fait doucement le vieil homme. Ils sont arrivés. Ce sont bien eux…
— Mais qu’est-ce qu’il déconne, celui-là ! lance Luc en accompagnant ses mots d’un geste rageur.
Il a accroché du tranchant de sa main une bouteille de vin remontée de la cave de l’hôtel, butin de l’étape, la bouteille se brise sur les tommettes avec un bruit exagéré. Là-bas, l’horizon confondu du ciel et de la terre est en train d’absorber le… l’OVNI, vraiment ? Cette fois, Gérard lui aussi est prêt à le croire. Et les petits pois froids ont du mal à passer.
— Vous verrez, dit Boisgonthier, ils reviendront. Ils atterriront. C’est peut-être déjà fait, quelque part… Et nous les rencontrerons…
— Et mon cul, c’est quoi ? crache encore Lagardère.
Mais ce ne sont pas les hypothétiques, les fantasmatiques extra-terrestres que le groupe de rescapés va rencontrer dans l’immédiat. La première vraie rencontre a lieu un peu plus de deux heures plus tard. Il n’est pas loin de onze heures, ils se sont tous ou à peu près trouvé une chambre dans l’hôtel, Gary a récupéré sa Véro, Éliane a pris une chambre seule et attend peut-être que Gérard la rejoigne, Gérard a pris une chambre seul et attend peut-être qu’Éliane… Ou Béatrice ? Mais c’est vrai que Béatrice, il se surprend maintenant à ne plus penser à elle, pendant des heures, ou même pendant une journée. C’est précisément ce à quoi il pense, allongé sur un lit, les mains croisées sous sa nuque, les yeux au plafond, le rectangle bleu de la fenêtre à sa gauche : il pense qu’il ne pense plus assez à Béatrice, et il en est triste, plus triste même que de l’absence concrète de son amie.
Un vers d’une chanson de Brassens lui revient en mémoire : Et c’est triste de n’être plus triste sans vous. Mais ce n’est pas vrai, pas encore : il est triste, sans elle. Surtout à cette heure, et surtout parce que, quelques minutes plus tôt, il s’est reproché de ne pas l’être assez. Ses pensées plus que moroses l’emplissent tellement qu’au début il n’entend pas le bruit qui enfle dans la nuit. Il sursaute quand on frappe à sa porte et qu’une voix, celle de Boisgonthier, toujours le dernier à se coucher, franchit le battant.
— Gérard… vous dormez ? On vient… Levez-vous, on vient !
Cette formulation énigmatique, on vient, arrache le journaliste à sa couche plus sûrement que le bruit qui se précise. Un bruit grondant et discordant de moteurs…
— J’ai d’abord vu les phares, loin vers le sud… fait le petit homme.
Il tient une bougie allumée, dont la flamme fumeuse envoie des ombres biscornues sur sa figure, des ombres comiques, clownesques, peu de circonstance.
Les autres portes se sont ouvertes, les rescapés se tassent vite dans le couloir, des questions plein les yeux. En bas, les moteurs rugissent. Le vacarme a atteint son point le plus haut, puis décroît par créneaux. Les véhicules se sont arrêtés devant l’hôtel, les conducteurs, les uns après les autres, coupent le contact.
— C’est l’armée, sûrement ! s’écrie Ponçon, excité comme chaque fois qu’il pressent l’uniforme.
Son regard dévie, glisse sur Véro, nue à part la serviette de bain qu’elle a nouée autour de sa taille, et dont la lumière de la bougie exagère la grosseur des seins. En bas, on entend maintenant des voix fortes. Un dernier moteur tourne encore, au ralenti, teuf-teuf-teuf. Des coups retentissent contre la porte. Cette fois ils comprennent les paroles.
— Hola ! Les survivants ! Vous descendez, qu’on fasse connaissance !…
Des rires accompagnent l’invite. Ce n’est sûrement pas l’armée, en tout cas. Gérard croise le regard inquiet d’Éliane. Il murmure :
— Il faut descendre.
Ils s’engagent dans l’escalier, précédés de la bougie. Mais elle est inutile, le hall d’entrée est illuminé par les rais croisés de puissantes torches. Derrière les torches, des ombres s’agitent, que les lumières effleurent ou placardent. Le premier, Boisgonthier a pris pied dans le hall. Juste derrière lui, Gérard sent la main d’Éliane lui encercler le poignet.
— Bonjour… et bienvenue, dit le petit homme entre haut et bas. Nous sommes heureux de…
Il ne continue pas, parce que les rires lui coupent le sifflet. Des bottes frappent le carrelage, une seconde porte est ouverte à la volée, les ombres continuent d’envahir le hall et la salle à manger. Combien sont-ils ? Un des arrivants vient s’appuyer sur la rampe de l’escalier. Sa trogne barbue, émergeant de sous le casque relevé, frôle le nez de Boisgonthier qui recule, sans que son sourire se décide à quitter ses lèvres.
— Ben voyons ! Nous aussi, on est heureux de rencontrer nos frères humains ! rugit l’homme.
Sa réflexion déchaîne encore les rires.
Des frères humains ? Ces frères-là, Gérard Lefrançois aurait préféré ne pas les rencontrer. Sa main a agrippé dans son dos la main craintive, offerte, d’Éliane. Il essaye de la cacher de sa faible carrure. Il trouve que ça sent mauvais. Et pas qu’au figuré.
Au départ, un court moment, les arrivants font mine de fraterniser. Cela se traduit par de grandes claques dans le dos, par des poignées de mains à vous broyer les doigts. Fraterniser ? Sororiser aussi, car les deux femmes sont soumises à des attentions rapprochées, des étreintes faussement cordiales, des baisers gluants qui cherchent et atteignent les bouches qui se dérobent maladroitement. Volontairement ou pas, un des types a fait tomber le tissu de bain qui drapait Véronique et la fille est apparue nue un court instant, son abondante toison crûment éclairée par les torches.
— Vise la forêt ! a crié un type.
— Sûrement pas la forêt vierge… a répliqué un autre.
Gary n’a pas pipé. Un sourire figé ne quitte pas ses lèvres, il essaye de frimer sans vraiment y parvenir.
— Ma parole, ils sortent de Mad Max, ceux-là… a-t-il glissé à l’oreille de Gérard dans les secondes qui ont suivi l’intrusion.
Ses allusions cinématographiques se sont arrêtées là, n’empêche qu’elles sont justes. Les motards, ils sont neuf au total, une grosse bande, sont harnachés d’un mélange de cuir, de haillons, de bimbeloteries métalliques qui effectivement évoquent les barbares des films avec Mel Gibson, ou alors les fameux anges de l’Enfer du folklore californien. Un gros malabar a même une peau de bête autour des épaules, et plusieurs ont agrémenté leurs casques de parures découpées dans de la tôle, style chevaliers teutoniques selon Eisenstein, toujours le cinéma, mais cette référence-là ne tient probablement qu’au hasard. Les motards puent l’essence, la crasse, le vomi, l’urine.
— On connaît bien la région… commence celui qui paraît être le chef, un grand maigre qui louche et porte un collier cliquetant, curieusement fait de croix et de svastikas emmêlés. On a repéré des lumières de loin. Et vos bagnoles. Alors on a rappliqué, pour dire de faire connaissance. Dites… Vous auriez pas à boire ? La route, ça donne soif…
Ponçon saute sur l’occasion d’être aimable.
— Éliane, il reste des bouteilles à la cave… Va donc en chercher pour nos amis…
La réflexion fait ricaner deux ou trois motards, tandis que le chef qui, entre-temps, s’est présenté, il se surnomme Pee Wee, toujours le ciné, s’exclame :
— Un peu qu’on est des amis ! On est des frères ! On est les derniers et les premiers, comme c’est écrit dans l’Évangile…
— Justement, hasarde Boisgonthier, vous ne nous avez pas encore raconté comment… comment va le monde, si je puis dire. Les survivants, précisément, et… ces objets dans le ciel.
Pee Wee fixe le petit homme à la croisée de son strabisme. Il s’enfile un index noir dans une narine, dont il retire une morve tout aussi noire qu’il essuie sur son pantalon de cuir. Luc, qui est descendu à la cave avec un motard après avoir fait signe à Éliane, remonte à ce moment-là avec une panière pleine de litrons. Il est accueilli par des clameurs, les bouteilles s’arrachent, des lèvres luisantes s’accouplent aux goulots, le vin se répand sur les torses dépoitraillés. Un type jeune et costaud, beau gosse, avec une crinière noire et des yeux très bleus, a carrément assis Véronique sur ses genoux. Gary fait semblant de rien, il a même pu récupérer une bouteille aux trois quarts vide et en boit une gorgée après avoir porté un vague toast. Pee Wee s’essuie la bouche d’un revers de main.
— Le monde va bien, grasseye-t-il sans s’adresser spécialement à Boisgonthier. Disons qu’on se plaint pas. Les premiers jours, c’était le bordel à cause du brouillard. Mais quand ça s’est dégagé, à nous la belle vie ! On n’allait pas se priver, pas vrai ? Puisqu’on n’avait qu’à se servir… Et me dites pas que c’est pas ce que vous avez fait ! Nous autres, on a décidé de profiter un max de ce qui reste du monde… On a décidé de le sucer, le monde… De lui sucer le sang ! Comme des poux ! C’est comme ça qu’on s’appelle, nous autres : les Poux ! Les Poux de l’Apocalypse… Hahaha !
Le bigleux s’envoie une nouvelle rasade. Cette fois ce n’est pas la narine qu’il se gratte, mais les couilles. À l’autre bout de la salle, le beau gosse aux yeux bleus embrasse Véronique à pleine bouche en lui malmenant un sein. Deux de ses compagnons se sont approchés pour regarder la scène en gros plan. C’est le moment que choisit Gary pour dire à un motard, un barbu silencieux qui fait du lard :
— Vous devez avoir de chouettes bécanes. J’ai toujours eu envie de m’en payer une… Tu me fais visiter le parc ?
Le barbu a l’air d’hésiter, puis il entraîne Gary vers l’extérieur. Luc les suit. Dans la salle, ça continue à boire sec, à roter. Gérard ne quitte pas Éliane des yeux, ou presque. Elle s’est faite toute petite dans un coin sombre, les motards semblent l’avoir oubliée. Est-ce qu’ils sont vraiment dangereux, ou seulement des caricatures de ce qu’ils paraissent être ? Gérard Lefrançois n’arrive pas à décider. Ils n’ont pas l’air armés, mais bien sûr ils n’ont pas besoin d’armes pour faire du dégât, ils sont costauds et nombreux.
— Comment vous avez réchappé au truc, vous ? demande-t-il pour dire quelque chose, alors qu’il se fout éperdument de la réponse.
— Si je te le disais, tu me croirais pas ! se marre Pee Wee. Mais je vais te le dire quand même… On s’était fait enfermer le vendredi soir dans une boîte où on vend du vin en gros. Pour dire de picoler peinards tout le week-end… On s’est casés dans les caves, dans le sous-sol. Ma parole, on s’est tellement beurrés qu’on a rien vu, rien entendu ! C’est que le dimanche, quand on est sortis, qu’on s’est rendu compte qu’il s’était passé du pas net…
Il se marre encore. Beurré, il est tout près de l’être encore. Les autres aussi. Le beau gosse a forcé Véronique à s’agenouiller entre ses jambes, où elle s’active. Un motard est derrière elle, le pantalon baissé. Il a les fesses très poilues.
— Vous ne nous avez pas dit, pour les objets dans le ciel, fait Boisgonthier avec une suave innocence.
— Éliane ! hurle Gérard.
Éliane a eu beau se faire toute petite, ça n’a pas suffi. Le temps que Gérard la quitte des yeux pour écouter le bigleux, cinq ou six secondes, deux types l’ont coincée, celui avec la peau de bête, qui l’a saisie par les cheveux pour immobiliser sa tête, un autre qui est en train de descendre son pantalon malgré ses ruades. À ce moment-là seulement elle crie.
— Gérard !
Lui est déjà en train de foncer.
— Hé ! grogne Pee Wee, qu’il a bousculé.
Gérard capte le regard tout étonné de Boisgonthier qui commence seulement à se rendre compte de ce qui se passe, il voit le geste qu’a Ponçon pour le retenir, tandis que le chauve bredouille :
— Faut pas s’énerver… Nos amis ont bien le droit…
Un croc-en-jambe le fait s’étaler par terre, il boule sur un corps à moitié allongé : le troisième larron occupé après Véronique, précisément après ses seins. Il tente de se relever. Éliane disparaît presque entre les deux hommes.
— Non ! non ! crie-t-elle, mais de plus en plus faiblement.
Gérard se relève, il se relève, mais il lui semble que ses mouvements sont lents, lents, d’une lenteur désespérante. Une grosse main noire et velue, aux phalanges en pattes d’araignée, fouille Éliane. Gérard entend un rire gras, il entend un son mat suivi d’un fracas de bois, il ne sait pas qu’une seule gifle vient d’envoyer Boisgonthier bouler au milieu d’un empilement de chaises. Il est presque arrivé à se relever. Il retombe. Quelque chose l’a propulsé en arrière, et ce n’est qu’en roulant une seconde fois sur le dos qu’il sent la sourde douleur naître à la pointe de son menton, enfler à sa face tout entière. Gigantesque, la silhouette de Pee Wee se dresse au-dessus de lui. Il comprend qu’il a reçu un coup de botte dans la mâchoire.
— Ben quoi, mon pote, fait Pee Wee, hilare, il a raison, ton copain. On a bien le droit de s’amuser un peu, entre frangins…
Il ne voit plus Éliane. Si. Si, elle est là, maintenant couchée sur le carrelage, enfourchée. Il faut qu’il se relève. Il le faut. Il s’agrippe à une jambe. Sa tempe explose. Il ne lâche pas. Tout tourne, mais il essaye encore de se hisser le long de cette jambe noire, haute comme la tour Montparnasse. Au-dehors des moteurs ronflent, ou alors ce sont seulement des voix, que le ralentissement du temps subi par Gérard affecte. Un lent éclair scintillant commence à descendre vers son crâne. Presque indifférent à tout ce qui n’est pas Éliane, il regarde le météore de verre chuter vers lui avec une nonchalance appliquée. Une bouteille. La bouteille atteint le sommet de son crâne, explose avec un rire hystérique, enfonçant des échardes tournoyantes à travers tout son corps, jusqu’à la pointe de ses talons.
Et c’est la vague rouge, puis le rideau noir.
Un troupeau. Un troupeau autour de lui. C’est la première impression qu’il a en émergeant des plis du rideau noir. Des sabots innombrables qui écrasent le sol autour de lui, le piétinent. Il essaye de se garer de toutes ces masses qui frappent la terre, il se replie sur lui-même. Son corps n’est qu’une fournaise où la douleur pétille. Le rideau noir s’est déchiré, certes, mais pas la vague rouge. La vague rouge l’enveloppe toujours, elle ne fait qu’une avec la douleur. Il se débat dans cette douleur, il tente désespérément de crever la surface de la vague. Pour savoir où il est, qui il est.
— Dépêchons, les gars, on n’a plus rien à foutre ici…
La voix a crevé la vague. Mais le sens des mots se dérobe. Quand même, la cavalcade semble s’éloigner, les sabots ne le piétinent plus. Les sabots ? Quelque part, des bêtes meuglent. Des bêtes ? Non, seulement des moteurs qui tournent. Ils s’en vont. Ce n’est qu’à la suite de cette réflexion automatique que tout lui revient. Il veut prononcer un prénom : Éliane, mais le seul son qui se glisse hors de ses lèvres est un gémissement, qui résonne bizarrement à ses oreilles. La douleur s’est condensée en un seul point de son corps : sa tête, qui semble gonfler et dégonfler alternativement. Tout à l’heure (il y a des siècles ?) il s’était tassé sur lui-même. Maintenant il se déplie, il se soulève. La douleur de sa tête lui arrache un nouveau gémissement. Mais il parvient quand même à murmurer très faiblement le prénom. Personne ne répond. Éliane ne répond pas. Où est-elle ? Si seulement il y voyait clair ! Mais il y a toujours cette brume rouge autour de lui. Il tente de la chasser avec ses mains. Elles rencontrent un enduit humide, gluant. Du sang. Il saigne comme un bœuf. Mais son geste lui a permis de dégager sa vision. Ce qui est beaucoup dire : la salle à manger de l’hôtel baigne à nouveau dans la pénombre nocturne, que crève le grand rectangle vaguement bleuté des baies. De l’autre côté des baies, des éclairs jaunes jouent encore, fugaces, s’éloignent, se fondent à la nuit, avec le ronron des moteurs. Ils sont partis !… Au moins ils sont partis. Mais Éliane ?
Il réussit à se redresser tout à fait. La douleur se répand sous son crâne en une série d’explosions lentes, la nuit tangue. Il parvient à prononcer, à voix à peu près normale cette fois :
— Éliane ?
Ce n’est pas elle qui répond. Il ne reconnaît la voix qu’avec retard, car elle est curieusement déformée. C’est Luc. Luc vient de pénétrer dans la salle. C’est vrai, il était sorti avec les motards, en compagnie de Gary. Quelqu’un est avec lui, qui paraît le soutenir. Boisgonthier.
— Gérard… souffle Luc.
— Il est blessé, je crois, fait doucement le maire adjoint.
Gérard avance à pas hésitants vers le couple. Luc, blessé ? Et lui alors, avec sa tête en compote !
— Moi aussi, j’ai dégusté, dit-il en rejoignant les deux hommes.
Luc s’effondre contre lui. Ce cliché lui vient à l’esprit : une chiffe molle. Molle et suintante, bouillante. En pulsations saccadées, continues, le sang de Luc Lagardère se répand sur Gérard.