L’arche de Marcel Dupond
C’est le dimanche 35 Cerfeuille, lors d’une excursion sur le pic de la Barcasse, que la famille Tatou découvrit les vestiges de l’arche de Marcel Dupond.
Le temps était au beau fixe, le printemps filait en droite ligne vers un été qui s’annonçait chaud et sec. Oton Tatou, son épouse Taloche, leur fils Ralonge et leur fille Bolle, jumeaux d’une petite portée, étaient partis pour la journée à bord de la pédauto familiale. Chacun pédala avec vigueur pour propulser le véhicule sur la petite route en lacets qui conduisait au pied du sommet à affronter. Ils y furent en deux heures. Une vingtaine de véhicules, ou plus, étaient déjà à l’arrêt contre les accotements.
— Qu’est-ce que ça doit être en plein été ! grogna Oton en extrayant avec peine son corps râblé de la pédauto.
Au loin, piquées dans les champs en pente raide qui faisaient un manchon velouté à la table carrée et rocheuse de la Barcasse, des fleurs colorées et mouvantes signalaient l’avance de promeneurs plus tôt arrivés.
La famille Tatou commença la grimpette, qui s’avéra dure au talon. Et ce n’est qu’après force suées que les quatre excursionnistes parvinrent au pied des roches, ayant dépassé avec fierté d’autres grimpeurs qui, vaincus, pique-niquaient à mi-pente.
— Tu vois, Taloche, on en a dans le mollet, quand même ! se rengorgea le chef de famille.
Restait à atteindre le sommet de la table rocheuse, ce qui ne nécessitait pas une véritable escalade, mais demandait malgré tout un effort plus rude encore, à travers les éboulis qui parfois roulaient sous la corne des pieds. À cette altitude, plus de 1 500 mètres, un vent violent soufflait, qui déportait la chaleur et entraînait dans ses plis des choucas piailleurs à grands becs gris et à grandes serres repliées sous leur ventre noir.
Oton souffla, Taloche gémit, Ralonge glissa dix mètres en arrière sur le dodu des fesses, Bolle pleura un peu, mais l’ascension fut menée à bien. Et au sommet de la Barcasse, miracle : il n’y avait personne encore.
— Vous voyez, quand on en a ! triompha modestement Oton.
Ils déjeunèrent à l’abri d’un rocher faisant écran au vent puis, pendant que les parents siestaient, les deux enfants allèrent jouer sur le quadrilatère rocheux. Ce fut Ralonge qui, au détour d’un monolithe penché, fit la découverte : dans un affaissement de la roche, une cuvette très aplatie d’une cinquantaine de mètres de diamètre, une carcasse brune s’offrit soudain à son regard myope. Le gamin pensa d’abord à un squelette de baleine à l’envers ; les côtes arquées, dressées, pouvaient faire illusion ; mais le terrain était bien haut pour avoir pu accueillir ce genre d’animal ; et, grattant de l’ongle les montants recourbés, il se rendit vite compte qu’il s’agissait tout bonnement de bois, un bois poreux, friable, qui se fragmentait en esquilles sous la main, preuve qu’il avait été exposé longtemps à la rigueur des éléments. De nombreuses planches, souvent réduites à l’état de brandons, jonchaient la cuvette. Les enfants Tatou gambadèrent un instant parmi les débris, puis appelèrent leurs parents.
— Curieux… vraiment curieux… rumina Oton, tiré de sa somnolence, en embrassant du regard la carcasse à travers laquelle le vent horizontal flûtait. On dirait… on dirait les restes d’un bateau.
— Un bateau, mon pauvre ami ! Mais le soleil t’a tapé sur la tête, couina Mme Tatou. Que ferait un bateau à 1500 mètres d’altitude ?
Sans répondre, Oton se démenait parmi les structures effondrées, soulevant ici un trapèze rongé aux vers, là une entretoise vermoulue, déplaçant ailleurs une équerre bancale, et là-bas… le volant d’une barre, encore très reconnaissable à ses poignées de noyer oblongues à cabochons de cuivre verdi.
Et, plongeant plus profondément encore dans le fouillis de l’épave tassée par les âges, les gosses mettaient au jour d’autres trésors : ici les pales ébréchées d’une hélice, comme la sculpture grêlée d’un trèfle à quatre feuilles géant, là un arbre à cames sans cames, ici encore un ressort échappé peut-être de quelque sommier retourné en pulpe, là encore une boussole cabossée qui avait perdu le nord, et puis un très vieux livre de bord (couverture simili-cuir, qui résiste aux siècles) aux pages collées par une humidité passée d’époque, et puis un tournevis (mais c’était peut-être un stylo) réduit à l’état de stalagmite de rouille, et puis et puis et puis… des tas de choses que les agressions spatio-temporelles avaient rendues non identifiables.
Plusieurs autres promeneurs avaient entre-temps gagné le sommet battu de vent et observaient avec curiosité les arches de bois, tâtonnant eux aussi à travers les éboulis, à la recherche d’une babiole échappée au limon. Mais Oton remporta un succès incontestable en retirant d’une flaque de mousse un morceau de planche goudronnée où était retenue par deux vis une plaque de cuivre à peine ternie portant gravée cette inscription :
Marcel Dupond – « mon arche »
On fit cercle autour de l’objet brandi.
— Vous croyez que c’est elle, vraiment ? s’étonnait Octan Furet.
— La preuve est là, la preuve est là, j’ai toujours dit que ce n’était pas une légende, rugissait Baldur Lynx.
— C’est quoi, au juste, une arche ? demandait la rougissante Piquenette Hérisson à son fiancé Loukoun Elan.
— Tout ça, c’est des histoires ! tranchait, péremptoire, Aristoc Blaireau.
On connaît la nature des passions, et surtout leur penchant pour l’éphémère… Les restes de l’arche lassèrent, d’ailleurs le soleil venait d’être voilé par un banc de nuages insistants, le vent accusa sa violence, que soulignèrent les criailleries perçantes des choucas : le bel après-midi capotait, tous reprirent par la raideur des pentes le chemin du retour. Quelques-uns emportaient un souvenir grenu, Oton Tatou avait soigneusement enveloppé dans une écharpe la plaque de cuivre détachée de son support vermoulu. « Mais je la remettrai demain au conservateur », avait-il tenu à préciser à la cantonade.
Il le fit. Le conservateur, Éloi Bouquetin, le félicita chaleureusement pour la trouvaille. Il enverrait une équipe sur place, sonnerait le rappel des journaux. « C’est une grande date pour la connaissance de nos origines », dit-il encore en congédiant Oton sur les marches du petit musée de la ville. Il y aurait une exposition, les plus grandes sommités scientifiques du pays – que disait-il : du monde entier, seraient convoquées, on ferait une réception fastueuse où lui, Oton Tatou, serait l’invité de marque.
Oton le quitta, la tête dans les nuages. Mais les jours passèrent, puis les semaines, et rien ne se manifesta. La découverte de l’arche finit par n’être plus qu’un grain de poussière dans son esprit.
Un jour pourtant, plus d’un mois après l’événement (et la veille précisément du départ en vacances de la famille Tatou), il découvrit par hasard, en feuilletant le journal local, cet articulet coincé en septième page, entre le pinçage d’un voleur à la tire et l’accrochage routier de deux camions à voile :
LES DÉBRIS D’UN BATEAU HUMAIN DÉCOUVERTS AU SOMMET DU PIC DE LA BARCASSE SERAIENT LES VESTIGES DE L’ARCHE LÉGENDAIRE DE MARCEL DUPOND
Une des légendes les plus célèbres de notre préhistoire aurait-elle eu des bases dans la réalité ? On serait porté à le croire à la suite de la récente découverte, faite par quelques promeneurs, au sommet du pic de la Barcasse, des débris d’un bateau comportant une plaque métallique où est encore lisible l’inscription suivante : MARCEL DUPOND – « MON ARCHE ».
On sait que, selon la légende, la race humaine, qui régna un temps en maître sur notre planète, fut complètement anéantie au cours du Déluge, dont la date remonterait à plusieurs millénaires. Le Déluge, consécutif à un événement mystérieux appelé « guerre atomique », dura 600 jours. Un seul homme en réchappa, Marcel Dupond, qui eut la bonne idée de construire une arche où il embarqua un couple de chacun des animaux qu’il put sauver avant le cataclysme. Lorsque les eaux baissèrent, l’arche s’échoua sur une montagne. Et, si Marcel Dupond ne survécut pas, les animaux qu’il avait embarqués reprirent possession de la terre ferme. C’est de ces rescapés que nous descendrions.
Est-il possible que cette montagne soit notre actuel pic de la Barcasse, ouvert depuis peu aux excursions grâce à une route nouvellement percée dans le massif des Échardes ? Les visiteurs qui se hasardent dans la petite salle du musée municipal où sont entreposés depuis hier quelques objets peu convaincants et difficilement répertoriables (mis à part la fameuse plaque dont l’authenticité peut être contestée), jugeront par eux-mêmes.
Nous nous garderons bien de conclure, sinon par cette pensée : les légendes ne sont-elles pas plus belles lorsqu’elles restent des légendes ?
Alkan Sanglier
Oton Tatou haussa les épaules, furieux. « Quelques promeneurs », vraiment ! Puis il n’y pensa plus, car il avait les bagages à préparer. Ce ne fut que six mois plus tard, en plein hiver, qu’accompagnant ses enfants au musée, il se retrouva dans la salle de l’arche, minuscule, située tout au bout du bâtiment, et même pas indiquée par un fléchage adéquat. Là avaient été entreposés les vestiges : la fameuse plaque, deux boîtes de conserve, la barre, quelques rouages crénelés auxquels manquaient des dents, et d’autres objets plus menus encore, qui dormaient dans trois pauvres vitrines aux vitres poussiéreuses.
— T’as vu, papa ! s’exclama Ralonge. Les trucs qu’on avait trouvés…
Puis, avec l’inconstance coutumière à leurs âges, les deux gamins disparurent dans une autre salle. Oton les suivit ; il n’avait pas vraiment la tête à ces futilités : des bruits de licenciement couraient dans la fabrique de Brouche Oryctérope où il était ingénieur, et ça, c’était du sérieux !