Les présents
On frappait à la porte. J’étais au premier, dans ma chambre, assis à cette extrémité de la grande table que j’appelle mon coin bureau et où j’écris mon courrier, règle factures et impôts, tient le budget familial, jette de temps à autre, sur du vieux papier musique, quelques notes essayées à la flûte. À cet instant précis, je remplissais une feuille de Sécurité sociale pour ma mère, malade.
Justement, de la chambre voisine, elle me criait qu’on frappait, il fallait que je descende voir. Agacé, j’ai répondu que j’avais entendu, que j’y allais. Ma mère est malade, elle est couchée depuis deux semaines, elle se plaint du ventre, elle a des faiblesses, le médecin venu déjà deux fois reste évasif. C’est peut-être grave, peut-être rien du tout. En attendant elle n’aide plus au ménage ni pour les enfants, et les petites fioles colorées de médicaments aux noms imprononçables se bousculent sur la table de nuit. C’est peut-être les nerfs, peut-être un embarras gastrique, peut-être aussi un cancer ; dans ce cas, elle est foutue. Il faut bien mourir un jour. Moi, c’est à peine si j’ai connu mon père ; j’avais trois ans, crac, une crise cardiaque, terminé. S’il n’y avait pas les photos je ne saurais rien de son visage, plutôt beau, avec des yeux clairs et de grosses moustaches.
On frappe encore une fois, la maison est sonore, des murs légers, de frêles escaliers en bois, des tas de portes sombres, cirées, toujours entrouvertes : un vrai gruyère, le moindre trottinement de souris s’entend du haut jusqu’en bas. Heureusement les enfants sont sages, silencieux, ils n’aiment pas les jeux bruyants, brutaux, ce sont de petits intellectuels qui lisent, dessinent, découpent, collent, chuchotent et me foutent la paix quand je rêve, quand je somnole, quand j’imagine des choses, ici ou là dans la maison.
J’ai dit j’arrive d’une voix forte (mais sans conviction) car on frappait une troisième fois. On ne me laissera donc jamais tranquille. J’ai encore calligraphié, de ma belle écriture ronde et un tantinet appliquée, enfantine, 8 juillet 1915 en face de l’injonction Date de naissance sur le papier sécu, et je me suis apprêté à descendre. Repoussée en arrière, la chaise a un peu couiné sur le dallage en tommettes de la chambre. L’escalier était ombreux, sentait bon l’encaustique. Ma femme tient tout très propre, astiqué, luisant ; elle est maniaque, même en vacances : un défaut somme toute discret, acceptable quand il ne s’accompagne pas de vitupérations pour un oui pour un non. Et précisément elle est silencieuse, range et nettoie derrière moi sans un mot quand par paresse je m’oublie au désordre, à quelques taches d’encre, de sauce ou de vin.
La façade principale de la maison est orientée à l’ouest. En cette fin d’après-midi, le soleil couchant cognait le haut de la porte d’entrée en verre dépoli avec une violence de métal en fusion. Je savais mon ombre floue s’allonger derrière moi sur le carrelage brun-rouge et crème du vestibule. En passant devant la porte entrebâillée de la chambre des enfants (c’est plus une salle de jeu, où on a placé leurs lits superposés, qu’une chambre véritable), je m’arrêtai un instant pour voir ce qu’ils faisaient : allongé sur le ventre au milieu de la pièce (mais on y a étendu une grande couverture piquée qui fait moquette), Christophe dessinait au feutre de couleur, sur l’envers d’une feuille d’ordinateur, un grand personnage genre clown. Christelle, la mine sérieuse et mâchant une de ses mèches blondes, jouait à un jeu compliqué où il faut déplacer des pièces de bois sur une surface rectangulaire ; elle était assise sur une chaise de bébé au dessus tressé, trop petite pour elle.
J’avais sans doute fait du bruit sans le vouloir. Christelle redressa la tête, me demanda quand c’est qu’elle rentre, maman. La meule foin mûr de Christophe pivota, il me présentait un profil marbré au Marker multicolore, son œil bleu sombre, oblique, répétait silencieusement la question de sa sœur. Je leur ai dit qu’elle n’allait pas tarder à revenir, ils savaient bien qu’elle était allée faire des courses et que la ville n’était pas à côté. Ce devait être la deuxième, peut-être la troisième fois depuis une heure que l’un ou l’autre me posait la même question et que j’y faisais approximativement la même réponse. Christelle a replongé le nez vers son jeu, Christophe m’a à nouveau présenté sa nuque : ces enfants, vraiment, ne font pas de problèmes.
J’atteignais la porte lorsqu’on frappa une quatrième (ou une cinquième ?) fois. Mais toujours les coups étaient calmes, posés, pas trop appuyés ; apparemment on avait tout son temps. Derrière la surface dépolie du verre, entre les arabesques ouvragées, noires, des montants de métal, je distinguais, fragmentée, une petite ombre immobile. J’ai tiré la porte vers moi, le soleil m’a soufflé à la figure et m’a collé aux yeux des entonnoirs où vibraient des lueurs rouges. J’ai plissé les paupières, un sourire de convenance a probablement étiré ma bouche selon l’angle et l’ouverture voulus. Pour les petits, m’a dit la vieille femme en me tendant un gros chat gris, somnolent, que j’ai reçu dans les bras avant même d’avoir pu refuser, protester, au moins faire montre de mon étonnement ou demander des explications. Je crois avoir répété, un peu stupidement : Pour les petits ? mais déjà elle se faufilait contre moi, passait dans le vestibule, l’explorait à petits pas secs et claquants (et je me suis aperçu à ce moment-là qu’elle était étrangement chaussée de gros brodequins militaires cloutés, sans doute trop grands pour elle d’une demi-douzaine de pointures), avant de s’asseoir silencieusement sur ce coffre datant du siècle dernier au moins qui est accoté au mur et nous sert à remiser les vêtements usagés.
J’ai fait à mon tour quelques pas vers elle (c’est une petite vieille assez typique, fichu noir sur la tête, habits sombres d’une propreté douteuse, bas de laine tire-bouchonnés sur de maigres mollets), et à ce moment-là j’ai entendu la voix de ma mère, aiguë, qui passait d’un étage à l’autre pour me rappeler à l’ordre : elle voulait des nouvelles de cette visite imprévue. La curiosité des femmes alitées n’a pas de limite et, surtout, ne souffre aucun retard ; la vérité est que ma mère, depuis qu’elle est couchée, me tarabuste pour un rien – un verre d’eau à lui monter pour ses gouttes, un volet trop ou pas assez tiré, un bruit suspect qu’elle n’a pas pu identifier, un silence trop profond qui l’inquiète, un bavardage inutile qui n’a d’autre cause que de couper sa solitude, qui lui pèse autant qu’à moi elle est précieuse – et que j’ai acquis le réflexe servile d’accourir au moindre de ses appels.
Je passai donc près de la vieille, lui lançant peut-être un vague : Je reviens de suite, et montai au premier dans la foulée, le chat toujours dans mes bras, dont je n’avais su me débarrasser. La chambre accaparée par la maladie de ma mère est violet pâle, c’est la plus grande, la plus belle, celle en meilleur état aussi de cette baraque achetée fort cher sur les instances de Clotilde, qui soupirait depuis des années après un havre fixe pour les longs mois d’été. J’ai poussé la porte, qui reste toujours ouverte sur quelques centimètres, et je me suis avancé vers le lit avec l’humilité embarrassée d’un courtisan n’apportant que de pauvres nouvelles à un souverain courroucé. Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? a chevroté ma mère. J’ai soupiré, ai tenté une explication d’autant plus malaisée que je n’en avais pas obtenue pour mon propre chef. Je ne déteste pas les chats, mais il est vrai que je n’avais jamais voulu en avoir à la maison, à cause des saletés ; ma mère par contre les poursuit de cette sorte de haine irrationnelle que souvent les félins (comme les Juifs) ont le don de provoquer ; j’avais failli l’oublier – je l’avais oublié. J’ai reculé vers la porte, lui demandant tout de même, comme je le fais dix fois par jour (et ici pour tenter d’atténuer la crise causée par le chat), si elle allait bien. Elle s’est contentée de murmurer quelques mots inintelligibles. Le fait est qu’elle avait piètre allure avec sa petite figure jaune auréolée de mèches grises enfoncée dans un immense oreiller blanc ; mais c’était peut-être une question de lumière, la chambre violette, non orientée au couchant, étant déjà atteinte par la grisaille du soir.
Je suis descendu en disant je remonte. L’escalier craquait sous mes pieds, le chat pesait dans mes bras. Je n’ai jamais vu un chat aussi indolent, aussi paisible, surtout avec un inconnu le trimbalant ainsi. Il était gras, ce devait être un vieux mâle – peut-être coupé. J’ai tenté une petite caresse sur le haut de son crâne, avec mon pouce ; il a arqué la tête en arrière, j’ai vu un instant, dans la pénombre, ses yeux jaunes qui me regardaient avec indifférence.
La vieille n’avait pas bougé de place. Ses mains veinulées de bleu posées sur ses genoux, elle avait l’air, avec son teint cireux, d’un mannequin de musée régional présentant un costume folklorique. Qui pouvait-elle être ? Sûrement une voisine, venue d’une des quelques fermes plantées sur la circonférence de la colline ronde dont la maison occupe en gros le sommet, ou alors du village (un hameau, plutôt), qui se trouve en bas, dans la vallée. Bien qu’occupant les lieux pour la deuxième année consécutive, nous n’avons jamais cherché à nous lier ou simplement à connaître les gens du cru ; à tort, sans doute. Cette intrusion me le rappelait. Écoutez, madame… ai-je dû bredouiller, c’est très aimable à vous, ce chat ; mais vraiment…
J’ai été interrompu par trois coups francs et espacés venant de quelques mètres sur ma gauche : à nouveau, on frappait à la porte.
Ayant laissé le battant largement ouvert après que la vieille m’eut lesté les avant-bras de son animal, j’eus tout loisir de voir d’où j’étais le visiteur qui garnissait le seuil : c’était un homme massif, dans la force de l’âge, au teint fleuri et à la calvitie bronzée. Comme je m’approchais, il me tendit un gros pain de campagne, un de ces pains en boule et à la croûte blême qu’on trouve d’ailleurs plus volontiers en ville qu’à la campagne, où l’usage de la mauvaise baguette parisienne s’est généralisé ; celui-là devait bien faire dans les deux kilos à vue de nez. C’est pour vous, a dit l’homme ; il a ajouté : nous le faisons nous-mêmes, avec notre blé. Son geste s’affirmait, il poussait la boule contre mon buste, comme s’il n’eût pas vu le chat qui m’immobilisait les bras. Alors que j’allais lâcher une banalité pour signifier mon double embarras, la voix perçante de ma mère, passant par ces mystérieux cheminements à l’usage exclusif du son, me parvint avec une netteté absolue. Clovis ! On a frappé ! Qu’est-ce que c’était ?
Extrêmement gêné par cette immixtion verbale qui, devant cet étranger (ces étrangers plutôt, car la vieille ne pouvait pas ne pas avoir entendu), rendait palpable ma dépendance vis-à-vis d’une force extérieure, je me suis détourné avec impolitesse et sur un mot bref (pardon, ou excusez-moi) pour me soulager enfin du chat auprès des enfants. Dans le mouvement, je criai : Un instant ! J’arrive ! à l’intention de ma mère. Pour déposer le chat dans la chambre des enfants, je dus passer devant la vieille toujours immobile sur son coffre ; je lui jetai un regard en coin, ses yeux très pâles, gris ou bleus, étaient fixés dans le vide devant elle et m’effleurèrent sans paraître avoir été impressionnés par mon passage.
Une dame nous a apporté ce chat, ai-je dit aux gosses en poussant, un peu violemment sans doute, la porte avec le genou ; et j’ajoutai plus bas : Je ne sais vraiment pas pourquoi, en accompagnant ces mots d’une mimique que j’espérais éloquente. Je déposai la bête sur la couverture, à côté de Christophe qui avait commencé un autre dessin de personnage, un soldat probablement, ou un pompier. Le chat, toujours aussi flegmatique, commençait à s’asseoir sur le papier ; Christophe l’en délogea d’une bourrade. J’allais lui dire d’être un peu plus gentil avec cet animal quand la voix de ma mère filtra à nouveau du plafond : elle m’attendait au rapport. Je sortis de la pièce des enfants alors que Christelle me demandait si maman n’était toujours pas rentrée et je butai presque, sur le seuil, contre le gros homme qui me fourra d’autorité sa miche dans les bras. Vous verrez, il est bien levé, me dit-il sur le ton de la confidence. Je l’ai remercié gauchement, lui ai dit de m’excuser un instant, ma mère était souffrante, il fallait que je monte. Dans l’escalier, j’ai pensé que j’aurais pu tout de même faire entrer l’homme dans la cuisine, le faire asseoir, lui offrir un verre de vin. Mais quoi, il n’y avait pas le feu.
Ma mère m’a épinglé d’un regard sans indulgence ; ses yeux qui bouillonnaient derrière le double foyer de ses lunettes étaient la seule chose qui vivait véritablement dans son visage fripé. La chambre s’était encore assombrie, mais lorsque j’étais entré, elle lisait un livre à la couverture si crûment verte qu’elle en projetait sur les draps une luminescence blafarde ; maintenant, l’ouvrage reposait, à plat, sur le dessus de lit brun. C’est l’heure de mes gouttes, a prononcé ma mère. Ce n’est pas toi qui y penserais. Et qui est-ce qui vient tout le temps nous déranger ? Remarque, je ne te reprocherais pas d’être un peu plus liant avec les gens du pays, mais…
Pour couper court à ces récriminations qui menaçaient d’être longues, j’ai expliqué à ma mère qu’il fallait que je redescende poser ce pain et faire un brin de bavardage à l’aimable personne qui l’avait apporté ; je lui monterais un verre d’eau aussitôt que j’en aurais terminé avec ces urbanités. Je n’ai pas entendu clairement la réponse de ma mère et ne m’en suis pas soucié. Une fois dans le vestibule, j’ai constaté avec surprise que le gros homme avait disparu ; Christophe par contre était sorti de sa chambre et, planté à moins d’un mètre de la vieille, la couvait d’un regard ébahi, avec cette innocente insolence propre aux enfants qui n’ont pas encore atteint l’âge de raison et qu’il est bien inutile de vouloir chapitrer sur le sujet – et Dieu sait si ça peut être gênant avec les infirmes. Tout de même (et bien que la vieille eût toujours sa rigidité de mannequin et que j’en venais peu à peu à la considérer comme un objet sans vie au même titre que le coffre où elle avait pris racine), j’ai tiré mon fils en arrière en le prenant par le coude ; il s’est laissé faire, a entouré ma cuisse de son petit bras et, levant vers moi une tête boudeuse, m’a demandé une fois de plus quand maman rentrait. Écoute, je lui ai dit, elle ne va sûrement pas tarder, maintenant. Il est… (j’ai consulté ma montre-bracelet)… presque sept heures et demie. Va jouer encore un moment. Et j’ai ajouté : Avec le chat, inquiet peut-être sur le sort du félin. Ensuite j’ai repoussé Christophe, tendrement mais fermement, dans sa chambre qui se trouve (je crois avoir oublié de le signaler) pratiquement en face du coffre à la vieille.
Comme j’allais refermer la porte d’entrée, toujours grande ouverte sur l’horizon convexe au ras duquel la boule rouge du soleil planait, incertaine, j’ai constaté que la porte de la salle à manger (qui jouxte la chambre des enfants et se trouve ainsi être la pièce la plus proche de l’entrée : ses fenêtres donnent à la fois sur la façade ouest et sur le côté sud de la maison – une excellente exposition), était ouverte elle aussi. Je suis entré d’un pas (crac ! le plancher peu arpenté), une femme qui s’y trouvait, assise sur une des chaises le long d’un mur, s’est levée (recrac !) à mon approche. Elle avait les mains occupées par un travail de tricot, à ce qu’il me parut une grande veste de laine d’un vilain beige de bonnes œuvres.
C’est une femme pâle, maigre, on la dirait maladive, elle peut avoir autour de quarante ans comme de cinquante. Je l’ai considérée sans véritable étonnement : on reste des semaines sans voir personne et puis un jour, sans qu’il y ait eu concertation ni préméditation, les voisins décident de briser la glace ; apparemment, ce jour était arrivé. Madame ? ai-je fait simplement. Elle restait là, debout, les bras à demi tendus vers moi, ses mains diaphanes (je garde ce cliché, qui s’était imposé tout naturellement à mon esprit) serrées sur le pan sans forme du tricot.
C’est une veste pour votre dame, a-t-elle articulé d’une voix fluette. J’ai pensé… j’ai pensé que ça lui ferait plaisir. Surtout que les soirées vont devenir fraîches, malgré tout. Elle s’est avancée d’un pas, a ramené les mains vers sa poitrine plate comme pour un acte de contrition, froissant contre son chemisier la veste inachevée tenue dans ses poings fermés. Vous voyez, il me reste encore quelques rangs à faire, et puis les manches à rapporter. Mais j’aurai bientôt fini… À mesure qu’elle débitait ces banalités tricotières, sa voix faiblissait, devenait si ténue que j’avais du mal à saisir tout ce qu’elle balbutiait ; et c’est à peine si je crus l’entendre encore murmurer quelque chose à propos de poches plaquées, avant que son timbre d’oiseau ne s’étouffe dans le brouillard. J’allais, avec condescendance probablement, lui dire que ma femme était sur le point de rentrer et que, lorsqu’un rappel de ma mère (Clovis ! Tu m’oublies ?) trancha net le fil de mon inspiration.
Je suis sorti de la salle à manger avec un geste vague, j’ai pris le temps de claquer d’un seul mouvement du bras la porte d’entrée, et j’ai enfilé une fois de plus le vestibule, au pas de chasseur. Du coin de l’œil, j’ai vu que Christelle et Christophe sortaient ensemble de leur chambre à mon passage. Du coin de l’oreille, je les entendais trottiner sur mes talons mais j’étais bien décidé à les ignorer le plus longtemps possible. Ce n’est qu’après avoir balancé enfin le pain sur la table ovale qui remplit de manière assez peu commode presque toute la place libre de la cuisine (assez restreinte pour une maison de cette taille), que j’ai enregistré la présence du donateur : le gros homme chauve s’était installé sur le banc qu’on a repoussé contre le seul mur libre, entre le buffet et la porte de la cave. J’avais un peu de farine sur les mains et le devant de ma chemise, vers le flanc gauche où le pain était resté longtemps appuyé ; j’ai frotté mes mains l’une contre l’autre, puis j’ai épousseté ma chemise, plus pour me donner une contenance que pour me nettoyer. Je vous cherchais, justement, monsieur, ai-je commencé. Clovis ! insistait ma mère, à l’étage. Vous prendrez bien un verre de quelque chose ? Une bière ? Ou un petit martini ? Papa, quand c’est qu’on va manger ? Christelle, la mine sérieuse, barrait le seuil de la cuisine, tenant son frère par la main. Je tâtonnais derrière moi pour trouver le bec d’ouverture du frigo. L’homme sur le banc eut alors une réaction singulière : levant l’index de la main droite, il lui a imprimé un vif mouvement de dénégation tandis que son visage se plissait dans un sourire de connivence et qu’il m’envoyait dans le même temps un clin d’œil d’une évidente vulgarité. La signification d’ensemble de ces mimiques m’échappa totalement ; il en eut conscience sans doute car il ajouta qu’il valait mieux tout garder pour après. Je comprenais de moins en moins. Clovis ! criait ma mère. J’allai à l’évier, raflant au passage, sur la table, un carafon à long bec et à bouchon de verre, que j’emplis à ras bord au robinet. Le gros homme me regardait faire avec une-insistance bovine. Je dus écarter les enfants pour passer, Christophe me lança un J’ai faim ! énergique. Avant d’escalader l’escalier, j’aperçus le chat gris qui se dandinait dans le couloir, son ventre rebondi battant d’un côté et de l’autre à chacun de ses pas circonspects.
Te voilà enfin, m’apostropha ma mère. Elle s’était redressée dans son lit, le buste bien droit au-dessus de la surface boueuse de la couverture. J’ai remarqué qu’il faisait maintenant bien sombre dans la chambre ; un coup de vent avait rabattu un volet contre la fenêtre. Avant de répondre et de déposer le carafon sur la table de nuit encombrée, j’ai ouvert la fenêtre et, me penchant au-dehors, j’ai repoussé le volet contre le mur extérieur et j’ai entendu cette petite pièce de métal articulée fixée au mur le mordre avec un méchant tchac, pour l’immobiliser. Éclairé par le soleil rasant, le dôme de la colline miroitait sous une brise légère qui faisait frissonner le vert-jaune des pâturages ; en contrebas, la plaine se fondait dans une brume rousse qui virait au violet, puis au bleu, vers l’horizon. J’ai failli me perdre dans la contemplation de ces beautés, d’où ma mère eût tôt fait de me tirer par un prompt rappel. En posant la carafe sur la table de nuit, j’ai dérangé un flacon qui est tombé. Maladroit ! a glapi ma mère ; tu es pire que quand tu avais cinq ans.
Comme je me baissais pour ramasser l’objet, je l’ai entendu murmurer sur un ton tout à coup radouci par l’anxiété, ce n’est pas le Chloriphénol, au moins ? (ou Chloroamphétanol, ou Chloriphétinamétol, ou quelque chose comme ça). J’ai grogné excuse-moi et j’ai reposé le flacon sur la tablette, il n’était même pas cassé. Debout près de la table de nuit, j’ai regardé la malade faire ses préparations, ses lèvres remuaient silencieusement alors qu’elle versait des gouttes grenat foncé dans un verre dont l’eau se teintait à mesure de pourpre.
Après avoir bu, elle me dit qu’elle avait une petite faim, maintenant ; qu’est-ce qu’il y aurait à manger ? Mais tu sais bien que Clotilde n’est pas rentrée. Pas rentrée ? À cette heure ? Pas rentrée, à cette heure. Et je ne m’inquiétais pas ? Papa ! Papa ! criait Christelle d’en bas. Si, je m’inquiétais, justement, mais qu’est-ce qu’elle voulait bien que je fasse ? J’ai regardé l’heure, il était maintenant huit heures moins le quart. Ma mère me fixait, ses yeux marron foncé flottant comme des perles de bois dans le rectangle clair de ses lunettes. J’ai fait machinalement : J’arrive, mais pas assez fort sans doute car Christelle continuait à m’appeler, papa, papa. Tu sais que je ne me permettrais pas de juger Clotilde, commençait ma mère ; c’est une fille que j’estime ; elle est pleine de qualités qui te manquent, mon pauvre garçon ; mais tout de même, elle devrait être un peu plus soucieuse de l’heure. Est-ce que tu te rends compte… Une minute, Christelle ! criai-je en donnant à ma voix toute la puissance possible. Cette gueulante eut le résultat que j’escomptais ; ma mère se tut, soufflée comme une bougie. J’en fus soulagé, même si mon inquiétude ne fut en rien calmée : elle avait pris à l’improviste possession de moi, comme chaque fois. Et rien ne peut y faire : les retards de Clotilde, quand elle a pris la voiture, me font inéluctablement voir l’accident. J’ajoute que ce que je redoute le plus, dans cette possible tragédie, ce n’est pas tant le fait de perdre (ou qu’on me rende terriblement abîmée) une compagne de dix ans que j’aime tendrement encore que sans passion excessive, c’est la cascade de désagréments mineurs qui suivraient immédiatement, les démarches à suivre, les formalités à accomplir, qui bouleverseraient un temps l’ordonnance de ma vie. Qui contacter, et dans quel ordre ? Médecin ? Hôpital ? Gendarmes ? Assurances ? Pompes funèbres ? Et comment présenter la chose aux enfants, aux parents éloignés ? Bref, ce n’est pas tant la douleur, certaine mais abstraite, qui m’effraye à l’évocation d’un accident fatal, mais bien la bouffonnerie kafkaïenne dans laquelle je me trouverais alors plongé.
Eh bien, mon petit, tu rêves ?
Effectivement, je rêvais – ou plutôt j’étais entré dans mon cauchemar familier. Et il a fallu que je fasse un effort considérable pour en sortir – pour sortir aussi de cette chambre de malade dont la morbidité insidieuse commençait à m’humidifier l’âme. J’ai lancé brutalement à ma mère qu’il fallait que je redescende, j’avais à mettre le repas en route en attendant le retour de Clotilde qui ne pouvait plus tarder maintenant, les enfants avaient faim, et je la priais instamment de me laisser un moment en paix ; je lui monterais à manger dès que possible. Je suis sorti en coup de vent, sans la regarder : sans oser la regarder.
Les enfants étaient au bas de l’escalier, maintenant très sombre ; un homme grand, mince, jeune, se tenait près d’eux. C’était le facteur, que je connais bien : un garçon aimable, décontracté, souriant, qui porte les cheveux longs dans son cou, une mode qui déborde maintenant jusque chez les employés des services publics – et particulièrement aux P. et T. et à la S.N.C.F. Le trouver chez moi à cette heure tardive m’étonna, puis me terrifia dès lors que j’associai sa présence à Clotilde.
J’ai dû pâlir, mais la pénombre a certainement caché mon trouble puisque Martin (j’ai toujours ignoré s’il s’agit de son nom ou de son prénom), portant négligemment deux doigts à sa casquette repoussée très en arrière sur son crâne, m’envoya en pleine figure l’éclat d’une rangée de dents régulières et saines : ce sourire ne pouvait être annonceur de mauvaises nouvelles. Je m’excuse de vous déranger à cette heure, Msieur Gheerbrandt, dit-il, mais j’ai une lettre express pour votre épouse. Il fit mine de porter la main à la sacoche de cuir, retenue par une courroie d’épaule, qui pendait à son côté gauche, mais arrêta son geste au dernier moment, redressa le buste, mit les mains derrière son dos comme un écolier pris en faute ou soudainement tancé. Il m’expliqua en bredouillant que le pli en question était recommandé et qu’il ne pouvait le délivrer qu’en main propre, en échange d’une petite signature ; c’était le règlement, il ne pouvait s’y soustraire. Je lui ai dit qu’elle n’était pas encore rentrée, elle faisait des courses en ville, je m’en serais voulu de le faire attendre ; ne pouvais-je pas moi-même… Mais il ne voulut rien entendre. Il s’était adossé à la rampe de l’escalier, son jeune visage noyé d’ombre maintenant fermé par une volonté butée et boudeuse.
J’aurais bien argumenté encore, abasourdi par ce soudain fanatisme bureaucratique que j’étais loin de soupçonner chez lui, si Christophe et Christelle n’avaient pas manifesté leur faim de manière de plus en plus pressante, tirant sur le bas de ma chemise et m’assourdissant de réclamations. J’ai haussé les épaules, ai dû grommeler en direction de Martin ; Eh bien, puisque c’est comme ça… (avec peut-être une vague invite de la main à me suivre dans la cuisine), et j’y suis allé, dans la cuisine, éclairant à mon entrée car la pièce sombrait elle aussi dans la nuit ; les deux gosses s’accrochaient à mes basques, une douce rage commençait à m’envahir. Ce retard de Clotilde, l’accumulation intempestive de ces visites, les remontrances continuelles de ma mère, l’obligation de devoir faire le repas (chose que je déteste tout particulièrement et où je suis par conséquent d’une notoire incompétence), c’était trop, trop vraiment, pour mon aspiration au calme, pour mes nerfs fragiles, pour ma patience limitée.
Dans la cuisine, mon pied a heurté quelque chose de mou qui s’est dérobé en crachant horriblement : c’était le chat apporté par la vieille, il s’est réfugié sous la table, ses yeux jaunes braqués méchamment sur moi. Connard ! J’ai bien raison de ne pas vouloir de chat ; ils sont fourbes, bêtes, vindicatifs.
Cet incident a fait encore monter ma tension (je ne parle pas spécifiquement de ma tension artérielle mais, disons, de ma tension générale) et j’ai ouvert et refermé brutalement, plusieurs fois de suite, les tiroirs du buffet et les portes du placard et du frigo, en ignorant délibérément le facteur qui hésitait sur le pas de la porte et le gros bonhomme placide affalé sur le banc, qui devait sans doute suivre tous mes mouvements de ses yeux graisseux. Quelle heure pouvait-il être, à ce moment-là ? Huit heures ? Huit heures et quart ? Huit heures et demie ? Il arrive qu’on perde le sentiment du temps qui passe dans les périodes de grand énervement ; c’est bien ce qui se produisait ; il n’était en tout cas pas loin de neuf heures quand je réussis à servir aux enfants, sur un coin de la table, une assiettée de purée en sachet trop épaisse et pleine de grumeaux, accompagnée d’une tranche de jambon de régime. J’avais voulu faire des œufs mais il n’en restait que trois dans le frigo, que j’avais décidé de garder pour ma mère. Les enfants mangèrent du bout des lèvres, ils avaient, pendant que je me battais avec les instruments de cuisine, dévoré bouchée après bouchée près de la moitié du pain de campagne.
J’avais volontairement fait passer l’absence de Clotilde dans une case hermétique de mon cerveau, éloignant l’angoisse de mon esprit conscient par une agitation fébrile ; j’y réussis fort bien en général, et cette fois comme les autres. Alors que les gosses avaient terminé leur repas improvisé et couraient à leur chambre (accompagnés de cette injonction : il est tard, déshabillez-vous et couchez-vous ! – que je savais à l’avance être un vœu pieux), la maison avait accueilli trois visiteurs supplémentaires – peut-être quatre.
Le premier avait été un grand gars, sans doute un garçon de ferme ; il m’amenait, tiré par une corde, un veau qu’il m’affirma avoir grandi sous la mère ; il avait de gros yeux bleus et niais (je parle naturellement du garçon, non du veau, encore que la différence entre eux soit minime), et son intelligence me paraît des plus modestes. Je le laissai attacher l’animal à un anneau scellé sur la façade de la maison, entre les deux fenêtres de la salle à manger, et dont j’avais ignoré l’existence jusqu’à cet instant précis. Ensuite je l’introduisis sans trop de façon dans la salle à manger où la femme tricotait toujours dans une obscurité maintenant totale ; je les laissai tête à tête et retournai à ma cuisinière à gaz, ricanant intérieurement car je n’avais pas jugé utile d’allumer l’électricité. Le second visiteur fut un barbu nanti d’un panier de champignons (des cèpes de pin, m’affirma-t-il), à moins qu’il n’ait été précédé (mais de peu) par cette espèce de braconnier édenté avec le lapin (ou un lièvre ?) proprement garrotté. De toute façon, ils se succédèrent à quelques minutes d’intervalle seulement. À la salle à manger ! (Mais quelqu’un avait fini par éclairer.) Puis il y eut enfin cette femme – mais je ne sais plus du tout si elle vint pendant le repas des enfants, ou juste avant, ou juste après. Elle est grande, plutôt belle, dans la force de l’âge (une quarantaine bien conservée), elle a de longs cheveux noirs brillants, des yeux de braise et une poitrine opulente, fermement maintenue sous un pull agressivement rouge par un soutien-gorge dont les baleines renforcées font de vilaines marques dures à travers le tissu ; elle m’offrit une brassée de fleurs plutôt fanées dont je ne sus que faire (elles ont fini sur le frigo, dans un vieux pot de Nescafé), et m’assaillit sous un feu roulant de paroles, tandis que ses appas pointus naviguaient à vingt centimètres de ma propre poitrine. Je suis bien incapable de retranscrire ne fût-ce qu’un mot de son discours échevelé : à l’étage, ma mère m’appelait à nouveau, et je ne supporte pas les femmes qui parlent trop, et trop vite, et de n’importe quoi.
Je l’ai plantée là, ai couru à la cuisine, ai préparé non sans mal pour la malade les œufs avec le reste du jambon ; je n’avais rien avalé moi-même, mais j’en aurais été de toute manière bien incapable : ma gorge était bloquée, et la vue de toute cette nourriture que je manipulais me provoquait même un haut-le-cœur intermittent. Sous le regard louche du chat, de Martin et du chauve, je garnis un plateau, sur lequel j’ajoutai une tranche du fameux pain et deux petites poires vertes raflées dans le compotier de la table.
Je déposai le tout sur le lit, à côté du renflement que faisait sous la couverture son corps émacié. Elle n’avait rien dit à mon approche, mais je vis ses yeux bruns se poser sur l’assiettée avec une indicible méfiance ; elle se tenait toujours toute droite contre son oreiller, et je me demandais ce qu’elle faisait, à quoi elle avait occupé son temps entre mes deux visites, car le livre à couverture verte avait été rangé à l’étage inférieur de la table de nuit, sur la pile de journaux dont elle s’abreuve avec un souci de l’actualité qui m’a toujours semblé étrange. Elle avait allumé la lampe, commandée par une classique poire, qui est fixée au mur au-dessus du lit, et la lumière pauvre qui en émanait, voilée par une sorte de globe floral en verre filé, violet, la nimbait d’un halo fantomatique, vieux rose, qui la faisait ressembler plus encore que d’ordinaire à une fragile poupée de porcelaine. D’un coup, la vue de cette femme de haute autorité que la maladie abîmait, amputait d’une dimension (celle de la mobilité), m’émut ; je me suis assis sur le bord du lit, à sa gauche, près du plateau qui pencha légèrement ; une poire glissa vers l’assiette, je la remis en place, calée contre la tranche de pain. Elle m’envoya un long regard indéfinissable, qui n’était franchement ni de reproche, ni de sympathie maternelle, ni de compassion apitoyée, mais un peu tout cela à fois peut-être – plus d’autres sentiments impalpables, voilés, secrets ; je le reçus avec un choc brutal au creux de l’épigastre, et j’ai su avec certitude alors qu’elle était véritablement atteinte, qu’elle allait mourir, dans le mois, dans l’année, un jour, bientôt.
Tu ne manges pas ? lui ai-je dit doucement. Des œufs et du jambon, mon pauvre petit… Tu crois que c’est bon pour mon foie ? J’ai bredouillé une excuse, le frigo dégarni, les tracas causés par les enfants et les visiteurs. Ma phrase est restée suspendue dans l’air tiède de la chambre, dans les parfums doucereux de médicaments qui flottaient. Va fermer les volets. Je l’ai fait, l’air du soir était humide, piqueté m’a-t-il semblé de minuscules gouttes d’eau en vadrouille ; le paysage avait sombré dans une obscurité compacte qu’aucune lumière ne perçait. J’ai repris ma place près d’elle sur le lit, elle grignotait une poire ; ses doigts maigres la tenaient délicatement, elle faisait longuement pivoter le fruit entre chaque bouchée, comme pour trouver le meilleur angle d’attaque pour ses dents, qui sont mauvaises. Je lui ai demandé si elle ne voulait vraiment rien d’autre, si elle n’avait besoin de rien. As-tu couché les enfants ? m’a-t-elle seulement demandé. Je lui ai dit que j’allais le faire. Je vais lire encore un peu, et puis tâcher de dormir, dit-elle encore. J’ai repris le plateau presque intact, j’étais resté longtemps cette fois, et cet interlude auprès de ma mère, pour une fois détendu, nostalgique, presque douloureux à cause de tout ce qui était en suspens, est demeuré dans mon esprit, y demeure encore, comme un unique entracte de paix dans cette soirée étrange. Ni elle ni moi n’avions évoqué l’absence de Clotilde et sa signification possible, ce silence était la seule façon raisonnable de franchir un cap autrement meurtrier pour l’âme.
Je reportai le plateau sur la table de la cuisine ; Martin avait pris place sur une chaise, il tournait le dos au chauve, ses yeux étaient vagues mais il me fit tout de même un sourire contraint lorsque je le frôlai ; quelqu’un avait allumé la lumière du couloir (deux globes neufs, l’un près de l’escalier, l’autre près de l’entrée), et à l’intérieur du long parallélépipède trois nouveaux visiteurs m’attendaient, avec leur présent.
Je m’en débarrassai vite, les introduisant au hasard dans la cuisine et dans la salle à manger, et passai dans la chambre des gosses ; comme prévu, ni Christelle ni Christophe ne dormaient, ne s’étaient couchés, n’avaient même fait l’effort de se déshabiller. L’aînée, penchée sur son pick-up, écoutait un disque d’enfant si rayé qu’il était impossible de comprendre un seul vers de la chanson minaudée par une interprète vouée depuis trente ans à Blanche-Neige ; ses beaux cheveux bouclés et si blonds tombaient en mèches emmêlées devant ses yeux. Sur la couverture piquée, Christophe construisait une tour avec des cubes de couleur ; je le trouve parfois en retard pour ses cinq ans. Vous n’êtes pas encore couchés ! J’ai essayé, sans y réussir, d’avoir l’air fâché, sévère ; je crois n’y avoir pas réussi, non que je ne le fusse pas en réalité, mais j’étais trop las, trop profondément réfugié à l’intérieur de ma coquille salvatrice pour faire l’effort de modeler ma voix et mon visage selon l’échelle de mes sentiments. Je me suis laissé tomber sur la couchette du dessous, qui est celle de Christophe ; les draps en pendaient, la couverture était toute repliée au pied du lit ; ces gosses sont d’un désordre ! Mais qu’y faire ? À cette heure, rien, en tout cas. Allez, mettez-vous en pyjama…
Cela prit du temps, mais ils finirent par se coucher ; il avait fallu chercher les pyjamas dans un monceau de vêtements éparpillés, aider Christophe encore maladroit avec les lacets et les bretelles (et Dieu sait si je ne m’y entends guère !), et finalement les fourrer sous leurs draps. J’ai embrassé tendrement Christelle sur les coins de la bouche, c’est ma préférée et je n’y peux rien, elle avait eu l’avantage tactique d’être la première, d’avoir éveillé ma fibre paternelle – et puis quel bébé adorable. Christophe, arrivé trois ans plus tard, n’avait eu droit qu’à un intérêt émoussé ; d’ailleurs les garçons ne peuvent prétendre à autant de chouchouteries que leurs sœurs, de la part de leur père tout au moins ; un garçon doit être élevé à la dure, son caractère doit se forger à des contacts sans violence, mais sans mollesse non plus avec un père qui doit autant que possible être pour lui une image à laquelle il trouvera bon, de lui-même, à se conformer. J’ai donné une petite tape sur l’épaule de Christophe, et je lui ai dit : Allez, bonhomme, dors vite. J’ai poussé la porte derrière moi sans la fermer complètement, j’emportais la vision de mes deux enfants plongés dans la lecture d’un livre d’images, cinq minutes pour le petit, dix minutes pour la grande, chacun éclairé par la petite lampe bleue, reposante, fixée à la tête de leur lit. Eux non plus n’avaient pas cherché à évoquer encore le retour de leur mère, dont l’absence était passée dans la norme.
Dans le couloir, je trouvai une nouvelle visiteuse, en contemplation devant la vieille immobile sur le coffre ; je reçus son présent, lui montrai de loin la porte de la cuisine. Jusqu’à minuit environ (mais j’avoue que je songeais bien peu à regarder l’heure), une dizaine, peut-être une douzaine de personnes venues de la nuit passèrent le seuil ; bien peu de mots étaient prononcés, ils emplissaient la salle à manger, le couloir, la cuisine, dont les sièges commencèrent vite à faire défaut ; alors ils restaient debout ou s’asseyaient par terre, suivant leur âge ou leur appartenance sociale : je recevais leurs présents, les déposais sur les tables, un vieux réveille-matin, un kilo ou plus de pommes de terre nouvelles, une très belle blouse paysanne du siècle dernier, brodée en rouge et en vert, trois chiots bruyants dans un panier, un litre de vin du pays, un chassepot de la guerre de 14 graissé de neuf, un moulin manuel à purée et à compote, un sous-verre du XVIIIe, toute une cagette de pots de confitures étiquetés, un album de photos retraçant l’existence d’une famille des basses-terres, une vipère gonflée dans son bain d’alcool, une grosse hache de bûcheron au manche vermoulu, une ou deux choses encore, que j’ai oubliées…
Le défilé fut clos par un couple jeune et timide ; ils me parurent sympathiques d’emblée : lui était plutôt trapu, avait les cheveux blond-roux coupés court, portait un air de bonne santé robuste sur son visage coloré ; elle était mince, pâle, brune, et son visage un peu ingrat était empreint d’une douceur triste comme on en voit sur certaines pietà espagnoles ; pour moi, ils furent immédiatement « les amoureux ». Nous n’avons pas eu le temps de prendre quoi que ce soit, me dit le jeune homme. Mais acceptez ceci. Il me tendait une jolie pierre ronde, rose, veinée de gris, sans doute ramassée dans le lit d’une rivière ; la jeune fille détacha de son cou frêle un collier de perles qu’elle m’offrit dans un geste parallèle, me couvant de ses sombres yeux voilés d’une supplique mouillée. Je vous en prie, ce n’est pas nécessaire, ai-je tenté de protester. Mais ils me poussaient leurs présents dans mes paumes qui, bien involontairement, se refermèrent sur eux.
La maison est pleine, vous êtes peut-être fatigués ; vous pouvez aller vous reposer un moment dans ma chambre ; c’est la première à gauche en haut de l’escalier… Ils montèrent, serrés l’un contre l’autre. Plusieurs de ceux qui avaient choisi d’attendre dans le vestibule les suivirent des yeux, envieux peut-être. Je ne sais plus pourquoi, alors que j’avais maintenu tous les autres au rez-de-chaussée, j’ouvris l’étage à ces deux-là ; qu’importe, au demeurant ; je les regardai jusqu’à ce que la porte de ma chambre se referme sur eux, et fus inexplicablement heureux de leur avoir prodigué cette marque exceptionnelle de confiance.
Ensuite, je suis sorti un moment. Après la tiédeur du jour, la fraîcheur de la nuit m’a surpris, son humidité aussi : dans l’air flottait une bruine immatérielle qui se déposait sur la peau, froide et gluante au bout d’un moment. Le ciel nocturne avait dû se recouvrir de nuages car aucune étoile n’y était perceptible ; plus curieusement (mais j’avais déjà fait cette constatation depuis la fenêtre de ma mère), je ne pus apercevoir la moindre lumière humaine sur la convexité de la colline, pas plus que dans le creux de la vallée, complètement noyée d’obscurité. Peut-être tout le monde était-il endormi, mais quand même l’imperméabilité de ces ténèbres avait quelque chose de menaçant. Je me suis retourné vers la maison, dont je m’étais éloigné d’une vingtaine de mètres peut-être ; toutes fenêtres éclairées, elle étincelait dans la nuit comme un vaisseau de plaisance planté sur une mer d’anthracite, au sommet d’une grosse vague figée. Cette présence pourtant familière, et qui eût dû sans doute me sécuriser, accentua au contraire l’impression d’étrangeté qui m’étreignait ; je me complus à repréciser en pensée l’apparence de tous ceux qui avaient envahi ma demeure et y demeuraient immobiles, muets, silencieux, discrets, humbles, s’y serrant comme ces passagers d’un bateau à l’intérieur d’une cabine dans un vieux film des Marx Brothers dont j’ai oublié le titre : ce cultivateur couturé par les ans vêtu d’un maillot de corps blanc, cette fillette aux joues rouges et aux genoux décorés, ce manchot maigre et droit coiffé d’un calot militaire, cet homme énorme dont la panse flottait autour de lui, ces deux sœurs d’une cinquantaine d’années habillées pareillement d’un bleu de travail et d’un chemisier rose à fleurs, ce garçonnet aux cheveux blonds longs comme ceux d’une fille, cette grand-mère alerte qui sentait la bouse, ce cantonnier, ce géomètre, cet employé de l’E.D.F., la mercière, le boucher, le bistrot, un ou deux encore dont je ne pouvais me rappeler l’existence, pas plus que je ne pouvais relier la plupart d’entre eux aux présents qui les avaient introduits.
Toute cette pesanteur humaine, que je sentais aux aguets, attendant je ne sais quoi, espérant ou craignant je ne sais quoi, m’attirait vers la maison. Un vent aussi s’était levé, arrivant du fond de la nuit avec une volonté mauvaise de précipiter sur moi avec une célérité accrue les gouttes d’eau en suspens. Je frissonnai, mon front, ma nuque, mes avant-bras étaient humides, ma chemise se couvrait insensiblement d’une mince pellicule d’eau qui la plaquait désagréablement sur mon corps. Au moment où je passais le seuil, j’entendis à travers le souffle du vent une petite course incertaine marteler le sol. Je me retournai, vis arriver sur moi une pauvre créature claudiquante, courbée, difforme, sale, hirsute, un de ces êtres en marge de l’humanité courante et qu’il est bien difficile parfois de ne pas considérer avec dégoût et répulsion. Il leva vers moi sa grosse tête et je remarquai ses yeux vairons ; sa taille ne devait pas dépasser le mètre vingt, ses pieds énormes, étrangement disproportionnés, étaient chaussés d’anachroniques sabots ; il essaya de parler, mais de ses lèvres bavotantes ne coula qu’une informe bouillie de sons.
Il me tendit un lézard mort, son présent à lui. Je saisis l’animal par la queue, poussai le nain vers l’intérieur, une main paternellement posée sur son dos tordu. Sitôt entré, il s’accroupit sur le sol, les bras enroulés autour des genoux. J’ai refermé la porte, le pêne a claqué dans sa gâche. Je savais que le gnome était le dernier, le maillon terminal de la chaîne ; après lui, après ce vestige, il ne pouvait plus venir personne.
J’ai longé le couloir, escaladé péniblement l’escalier. Je savais que des regards me suivaient, s’accrochaient à moi, je sentais leur trace gluante dans mon cou et le long de ma colonne vertébrale, sangsues, méduses, limaces, ventre d’huîtres. Mais je les ignorais facilement ; la fatigue s’était brutalement imposée à mon corps endolori, résultat de trop d’efforts, trop de tension, trop d’allées et venues ; je n’avais plus qu’un désir : aller m’étendre sur mon lit (je pense que j’avais à ce moment-là oublié la présence dans ma chambre des deux amoureux), aller m’étendre sur mon lit et me livrer sans résistance à la grande voracité du sommeil.
Un son plaintif, venu de la chambre de la mère, m’en dissuada. Toujours entrebâillée, sa porte laissait filtrer un rai de lumière rose ; ainsi, elle ne dormait pas encore. Tu ne dors pas encore ? ai-je dit en poussant la porte. Dans l’instant, j’ai cru qu’elle ne se trouvait pas dans la chambre. Ce n’est qu’en approchant du lit que j’ai constaté qu’elle avait basculé sur le côté et que son buste pendait de moitié hors de la couche, du côté opposé à la porte. J’ai couru vers elle, l’angoisse au cœur. Dans mes bras, elle pesait moins qu’une planche. Je l’ai redressée comme j’ai pu contre l’oreiller, l’ai aidée à remettre droit sur son nez ses lunettes dont l’une des branches avait quitté son oreille. Des mèches grises pendaient, plus lamentables que jamais, contre son cou. Elle geignait toujours, elle n’avait pas cessé de geindre pendant que je la manœuvrais. Tu as mal ? Tu ne te sens pas bien ? Tu as besoin de quelque chose ? Elle a agrippé mon bras avec une force dont je ne l’aurais pas crue capable et ses yeux bruns se sont plantés dans les miens avec une force de vrille électrique. J’ai peur, Clovis, a-t-elle dit simplement. Je n’ai pas su quoi répliquer, peut-être parce qu’au fond de moi une peur semblable, imprécise, irraisonnée, était tapie. Je suis resté près d’elle, ne cherchant même pas à dégager mon bras qu’elle tenait obstinément. Elle a dit encore plusieurs fois j’ai peur, mais de plus en plus faiblement, et à la fin sa voix n’était plus qu’un murmure que de petits gémissements coupaient encore. Quand elle se tut, je pus entendre le vent qui, par rafales, venait battre les flancs de la maison silencieuse. Les reins sciés par la fatigue (je ne supporte pas de me coucher tard), je me suis peu à peu tassé sur le lit, ma tête roulant parfois dans les abîmes du vertige. Précautionneusement, je me suis assis par terre, mon bras gauche toujours prisonnier de l’étreinte mécanique. J’ai replié mes jambes contre le lit, j’ai enfoui mon visage dans la couverture brune qui sentait le lait aigre et le détachant. Autour de moi, dans la lumière rose de la lampe, des anges passaient, leurs ailes diaphanes battant sans bruit, dans l’atmosphère confinée. Des anges, ou des papillons de nuit.
Quand j’ai ouvert les yeux ma nuque était douloureuse et je ne sentais plus mes jambes. J’ai retiré mon poignet de l’étau des doigts, mon épaule me faisait mal, j’ai essayé de remuer un peu mes jambes pour que le sang circule à nouveau. Ma mère ne bougeait pas, je ne l’entendais pas respirer, elle dormait d’un sommeil de fleur, ou alors elle était morte. J’ai regardé l’heure, sept heures dix. Il a fallu que je fournisse un gros effort pour me lever, et une fois debout j’ai eu encore un vertige, des lumignons étincelants ont explosé dans le vide autour de ma tête. Le sang se précipitait dans mes jambes, pendant un moment la douleur fourmillante a été presque intolérable. Et puis ça s’est calmé, mais lentement, et mes premiers pas ont été pénibles. J’ai quitté la chambre où la lampe rose brillait toujours, des roulements à billes rouillés plein les articulations. Les lattes de l’escalier ont craqué sous mes pieds, le chat immobile au bas des marches, assis la queue enroulée autour de ses pattes, me regardait venir. Il miaula quand je passai près de lui, il en récolta un coup de pied, léger et pas méchant.
La cuisine, le couloir, étaient vides, on avait éteint les lumières. Là-bas, la porte d’entrée était grande ouverte, un air vif en venait, et une lumière crayeuse qui m’attira comme la flamme d’une bougie un insecte stupide. Il n’y avait personne dans la chambre des enfants, personne dans la salle à manger. Ils étaient tous dehors, je les vis dès que je mis le pied hors de la maison.
Ils étaient tous dehors, alignés devant la façade de la maison. Ils me tournaient le dos, regardant l’horizon. Je rompis leur alignement, avançai de quelques pas. Sortant du rassemblement, Christelle et Christophe vinrent m’encadrer. Je leur pris à chacun la main, leur main tendre d’enfant s’incrusta dans les miennes, y cherchant chaleur et protection.
J’ai regardé moi aussi vers l’horizon.
Je comprenais maintenant pourquoi tous ces gens, avertis par un instinct obscur, étaient venus chercher refuge chez moi, payant mon hospitalité par un cadeau menu et naïf hâtivement choisi au moment de la fuite.
Je comprenais aussi que seule la situation de la maison, perchée au sommet de la colline comme sur le gros bout d’un œuf, m’avait valu l’honneur et la charge d’être un nouveau Noé, capitaine d’une arche immobile.
La peau durcie par le froid coupant descendu du ciel barré de longues nuées grises, les enfants à mes côtés, j’ai avancé pendant dix mètres encore, jusqu’à ce que l’eau s’étendant jusqu’aux limites du monde vienne lécher mes pieds.