Vingt-trois

C’est le milieu de la matinée. Il est sorti promener la chienne bouledogue Katy. De façon inattendue, Katy a réussi à le suivre, soit parce qu’il marche plus lentement qu’avant, ou parce c’est elle qui marche plus vite. Elle renifle toujours autant et a toujours le souffle court, mais on dirait que cela ne l’agace plus.

Comme ils approchent de la maison, il remarque le garçon, celui que Petrus appelle un des miens, debout, le visage tourné vers le mur de derrière. D’abord, il pense que le garçon est en train d’uriner ; puis il se rend compte qu’il regarde par la fenêtre de la salle de bains, observant Lucy à la dérobée.

Katy s’est mise à grogner, mais le garçon est bien trop absorbé pour l’entendre. Quand il se retourne, ils sont arrivés sur lui. Le plat de sa main s’abat sur le visage du garçon. « Salaud ! » crie-t-il, et il le frappe une deuxième fois au point que le garçon chancelle. « Petit salaud! »

Le garçon n’a pas grand mal, mais il est surpris ; il essaie de se sauver mais il trébuche et s’étale. En un clin d’œil la chienne lui saute dessus. Ses mâchoires se referment sur son coude; arc-boutée sur ses pattes avant, elle tire de toutes ses forces en grognant. Le garçon jette un cri de douleur et essaie de se dégager, à coups de poing de son bras libre, mais il manque de force et la chienne n’est pas intimidée.

Le mot résonne encore : « Salaud! » Jamais de sa vie il n’a été en proie à une rage aussi élémentaire, aussi viscérale. Il a envie de donner au garçon ce qu’il mérite : une bonne raclée. Des expressions qu’il s’est gardé de prononcer toute sa vie, tout d’un coup semblent justes, appropriées : Donne-lui une bonne leçon. Remets-le à sa place. Voilà ce que c’est, se dit-il ! Voilà ce que c’est que d’être un sauvage !

Il décoche un bon coup de pied, bien envoyé, qui fait rouler le garçon sur le côté. Pollux ! Avec un nom pareil !

La chienne change de position ; elle grimpe sur le corps du garçon, continue à tirer sur son bras férocement, et déchire sa chemise. Le garçon essaie de la repousser, mais elle s’accroche. «Aïe! Aïe! Aïe! crie-t-il de douleur. Je te tuerai. »

Et puis voilà Lucy qui arrive. « Katy ! » lance-t-elle avec autorité.

La chienne la regarde de biais, mais n’obéit pas.

Lucy se met à genoux, saisit le collier de la chienne, lui parle doucement, d’un ton pressant. Bon gré, mal gré, la chienne lâche prise.

« Ça va ?» demande-t-elle.

Le garçon gémit de douleur. La morve lui coule des narines. « Je te tuerai ! » dit-il dans un souffle. Il a l’air d’être au bord des larmes.

Lucy retrousse la manche de la chemise. Il y a sur la peau la marque des crocs de la chienne ; et le sang se met à perler sur la peau sombre.

« Viens, qu’on nettoie ça », dit-elle. Le garçon ravale sa morve et ses larmes, il secoue la tête.

Lucy n’a sur elle qu’une sorte de paréo. Comme elle se relève, l’étoffe glisse et lui découvre les seins.

La dernière fois qu’il a vu les seins de sa fille, c’étaient de timides boutons de rosé sur le torse d’une enfant de six ans. Aujourd’hui, ses seins sont lourds, globuleux, comme gorgés de lait. Le silence tombe sur eux trois. Il fixe Lucy des yeux ; le garçon aussi, d’un regard éhonté. Il sent la rage monter en lui, lui brouiller la vue.

Lucy se détourne de l’un et l’autre, se rajuste. D’un seul coup de reins, le garçon se ramasse, se relève et s’esquive, hors d’atteinte. « On vous tuera tous ! » crie-t-il. Il leur tourne le dos ; il piétine délibérément les plants de pommes de terre, se baisse pour passer sous la clôture et bat en retraite vers la maison de Petrus. Il a retrouvé sa démarche de petit coq, bien qu’il ménage son bras blessé.

Lucy a raison. Il a quelque chose d’anormal, la tête dérangée. Un enfant violent dans le corps d’un jeune homme. Mais il y a autre chose, un autre aspect de cette affaire qu’il ne comprend pas. Qu’est-ce que fait Lucy à protéger le garçon ?

Lucy parle. « Ça ne peut pas continuer comme ça, David. Je peux supporter Petrus et ses aanhangers, tous autant qu’ils sont. Je peux te supporter, toi. Mais tous ensemble, je ne peux pas.

– Il te reluquait par la fenêtre de la salle de bains. Est-ce que tu t’en rends compte ?

– Il est perturbé. C’est un enfant perturbé.

– Est-ce que c’est une excuse? Une excuse pour ce qu’il t’a fait?»

Les lèvres de Lucy bougent, mais il n’entend pas ce qu’elle dit.

« Je ne lui fais pas confiance, poursuit-il, il n’est pas franc, il est comme un chacal qui vient flairer partout, à l’affût d’un mauvais coup. Autrefois, on disait des gens comme lui qu’ils étaient déficients, qu’ils souffraient de déficience mentale, de déficience morale. Il devrait être dans un établissement spécialisé.

– Tu dis n’importe quoi, David. Si c’est le raisonnement que tu tiens, garde-le pour toi, je t’en prie. De toute façon, peu importe ce que tu penses de lui. Il est là et bien là, il ne va pas s’évaporer comme par enchantement. Il fait partie des réalités de la vie. » Elle est plantée devant lui, clignant des yeux dans la lumière. Katy se laisse tomber à ses pieds, haletant un peu, contente d’elle, contente du devoir accompli. « David, on ne peut pas continuer comme ça. Tout avait repris son cours normal, on avait retrouvé la paix jusqu’à ce que tu reviennes. J’ai besoin de calme. Je ferais n’importe quoi, je suis prête à tous les sacrifices pour avoir la paix.

– Et je fais partie de ce que tu es prête à sacrifier ? » Elle hausse les épaules. « Je ne te le fais pas dire.

– Dans ce cas, je plie bagage. »

Plusieurs heures après cet incident, les coups qu’il a assenés lui laissent encore des picotements dans la main. Quand il pense au garçon et aux menaces qu’il a proférées, il bout de rage. En même temps, il se sent honteux. Il se condamne sans réserve. A qui a-t-il donné une leçon ? Sûrement pas au garçon. Tout ce qu’il a fait, c’est de creuser le fossé qui le sépare de Lucy. Il s’est montré à elle en proie à une réaction passionnelle, et elle n’aime pas ça, c’est clair.

Il devrait s’excuser. Mais il ne peut pas. Il a perdu le contrôle de lui-même, semble-t-il. Il y a quelque chose chez Pollux qui le met hors de lui : ses horribles petits yeux opaques, son insolence, mais aussi l’idée que cette mauvaise herbe ait pu enchevêtrer ses racines avec Lucy, avec l’existence de Lucy.

Si Pollux fait de nouveau outrage à sa fille, il le frappera de nouveau. Du musst dein Leben àndern : il te faut changer de vie. Eh bien, il est trop vieux pour entendre ce message, trop vieux pour changer. Lucy peut-être peut ployer sous la tempête ; lui ne peut pas, pas en sauvant l’honneur.

C’est pour cela qu’il lui faut écouter Teresa. Teresa est peut-être bien la dernière encore capable de le sauver. Elle bombe la poitrine vers le soleil, elle joue du banjo devant les domestiques et, s’ils ricanent, elle s’en moque bien. Elle brûle du désir d’être immortelle et elle chante son désir. Elle se refuse à être une morte.

Il arrive au centre de la SPA au moment où Bev Shaw s’apprête à partir. Ils s’étreignent, avec hésitation, comme des étrangers. On a peine à croire que naguère ils étaient nus dans les bras l’un de l’autre.

« Tu ne fais que passer ou tu es là pour quelque temps ? demande-t-elle.

– Je suis revenu pour le temps qu’il faudra. Mais je ne vais pas réinstaller chez Lucy. Ça ne marche pas entre elle et moi. Je vais chercher une chambre en ville.

– Navrée d’apprendre ça. Qu’est-ce qui ne va pas ?

– Entre Lucy et moi ? Rien, j’espère. Rien d’irrémédiable. Le problème, c’est les gens parmi lesquels elle vit. Quand je viens m’ajouter au nombre, nous sommes trop nombreux. Comme trop d’araignées dans un bocal. »

Il lui vient à l’esprit une image de L’Enfer de Dante : le vaste marais du Styx, dont la surface pullule d’âmes, comme des champignons. Vedi l’anime di color oui vinse lira. Des âmes terrassées par la colère, qui s’entre-déchirent à coups de dents. Un châtiment à la mesure de leur crime.

« Tu parles du garçon qui est venu habiter chez Petrus. Je dois dire que sa tête ne me revient pas. Mais tant que Petrus est là, il n’y a pas de danger pour Lucy. Il est peut-être temps, David, de prendre tes distances et de laisser Lucy se débrouiller toute seule. Les femmes savent s’adapter. Lucy est capable de s’adapter. Elle est jeune. Elle a les pieds sur terre, plus que toi ou moi. »

Lucy capable de s’adapter? Ce n’est pas ce qu’il a vu.

«Tu me répètes qu’il faut que je prenne mes distances, dit-il. Si j’avais eu cette attitude depuis le début, où en serait Lucy à l’heure qu’il est? »

Bev Shaw garde le silence. Y a-t-il quelque chose en lui que Bev Shaw perçoit, et lui pas ? Parce que les animaux lui font confiance, devrait-il lui aussi lui faire confiance, écouter ses leçons ? Les animaux lui font confiance, et elle en profite pour les liquider. Quelle leçon y a-t-il à apprendre là ?

« Si je prenais mes distances, poursuit-il maladroitement, et s’il devait se produire une nouvelle catastrophe à la ferme, comment pourrais-je jamais me le pardonner?»

Elle a un haussement d’épaules. « Est-ce que c’est bien de ça qu’il s’agit, David? demande-t-elle calmement.

– Je ne sais pas. Je ne sais plus de quoi il s’agit. Entre la génération de Lucy et la mienne, on dirait qu’un rideau est tombé. Et je ne m’en suis même pas rendu compte. »

Il y a entre eux un long moment de silence.

« De toute façon, dit-il, je ne peux pas habiter chez Lucy ; alors je cherche une chambre. Si par hasard tu entendais parler de quelque chose à Grahamstown, fais-moi signe. Mais je suis surtout venu pour dire que je suis disponible pour donner un coup de main au centre.

– On en a bien besoin », dit Bev Shaw.

Il achète une camionnette à un ami de Bill Shaw. En paiement, il donne un chèque de 1000 rands et un autre chèque de 7 000 rands postdaté pour la fin du mois.

« Qu’est-ce que vous voulez faire avec cette camionnette ? lui demande le vendeur.

– Des animaux. Des chiens.

– Il va falloir fermer l’arrière pour les empêcher de sauter. Je connais quelqu’un qui peut vous mettre une rambarde et des barreaux.

– Mes chiens ne sautent pas. »

D’après les papiers, le véhicule a douze ans, mais le moteur tourne encore bien rond. Et de toute façon, se dit-il, ça n’a pas besoin de durer pour toujours. Rien n’a besoin de durer pour toujours.

Par une petite annonce dans le Grocott’s Mail, il trouve une chambre à louer chez un particulier, pas loin de l’hôpital. Il donne le nom de Lourie, paie un mois de loyer d’avance et dit à la propriétaire qu’il est à Grahamstown pour se faire traiter comme malade de jour. Il ne donne pas de détails sur le traitement, mais il sait qu’elle pense que c’est un cancer.

Il dépense un argent fou. Peu importe.

Dans un magasin d’équipement de camping, il achète un petit chauffe-eau, un réchaud à gaz, un faitout en aluminium. Comme il rentre chargé de ces achats, il rencontre la propriétaire dans l’escalier. « Il est interdit de faire de la cuisine dans les chambres, monsieur Lourie, dit-elle. Ça pourrait mettre le feu, vous comprenez. »

La chambre est sombre, mal aérée, encombrée de meubles, le matelas plein de trous et de bosses. Mais il s’y habituera, comme il s’est habitué à d’autres choses.

Il y a un autre pensionnaire, un instituteur à la retraite. Ils se saluent au petit déjeuner, leurs échanges s’arrêtent là. Après le petit déjeuner, il part pour le centre où il passe la journée, tous les jours y compris le dimanche.

C’est au centre, plus qu’à la pension, qu’il se sent chez lui. Dans la cour, derrière le bâtiment, il se fait une sorte de nid, avec une table et un vieux fauteuil que lui donnent les Shaw, et un parasol pour se protéger du soleil aux heures les plus chaudes. Il apporte le réchaud à gaz pour se faire du thé ou réchauffer des boîtes de conserve : spaghetti aux boulettes de viande ou du poisson, du snoek aux oignons. Il nettoie les cages, il nourrit les animaux deux fois par jour ; et parfois il leur parle. Le reste du temps, il lit ou somnole ou, quand il est seul dans les lieux, il cherche sur le banjo de Lucy la musique pour Teresa Guiccioli.

Jusqu’à la naissance de l’enfant, il aura cette vie-là.

Un matin, il lève les yeux de son banjo pour trouver trois petits garçons qui l’observent par-dessus le mur de béton. Il se lève ; les chiens se mettent à aboyer ; les visages disparaissent derrière le mur et les gamins détalent avec des cris d’excitation. En voilà une histoire à raconter à la maison : un vieux fou, assis au milieu des chiens et qui chante tout seul ! Fou, c’est bien vrai. Comment pourrait-il jamais leur expliquer, expliquer à leurs parents, aux gens du Village D. ce que Teresa et son amant ont bien pu faire pour mériter d’être ramenés en ce monde ?