Dix

Sur le panneau devant le centre on lit : SOCIÉTÉ POUR LA PROTECTION DES ANIMAUX – Société d’intérêt public n° 1529. En dessous, la ligne qui indique les heures d’ouverture a été masquée par du ruban adhésif. Devant la porte, des gens font la queue, certains ont des bêtes avec eux. Dès qu’il sort de sa voiture, il est entouré d’une bande d’enfants, qui mendient ou simplement le reluquent. Il se fraie un passage dans cette bousculade et dans la cacophonie qui se déclenche tout d’un coup quand deux chiens, tenus en laisse par leurs maîtres, se mettent à grogner et à aboyer.

La petite salle d’attente, aux murs nus, est pleine. Il lui faut enjamber les pieds de quelqu’un pour entrer.

« Mme Shaw ? » demande-t-il.

De la tête une vieille femme lui montre l’embrasure d’une porte fermée par un rideau de plastique. La femme retient une chèvre par un petit bout de corde ; l’animal a des yeux apeurés, regarde les chiens, ses sabots font un bruit sec en heurtant le sol dur.

Dans la pièce derrière le rideau, où l’odeur d’urine prend à la gorge, Bev Shaw est penchée sur une table basse avec un dessus d’acier inoxydable. Avec une petite torche électrique, elle examine la gorge d’un jeune chien qui a l’air d’un croisement entre un ridgeback et un chacal. A genoux sur la table, un gamin pieds nus, de toute évidence le propriétaire du chien, maintient fermement la tête du chien sous son bras et s’efforce de lui garder la gueule ouverte. Un léger gargouillement hargneux lui sort de la gorge ; les muscles de la croupe puissante se tendent. Maladroitement, il vient à la rescousse pour maîtriser l’animal, pressant les pattes arrière l’une contre l’autre pour forcer le chien à s’asseoir.

« Merci », dit Bev Shaw. Elle est toute rouge. « Il a une dent barrée qui a fait abcès. Nous n’avons pas d’antibiotiques, alors tiens-le bien, boytjie ! La seule chose à faire est d’ouvrir l’abcès et d’espérer que tout se passera bien. » Elle fouille la gueule du chien avec une lancette. Le chien a un énorme sursaut, lui échappe, échappe presque au gamin. Il l’empoigne comme il se débat pour sauter de la table ; pendant un instant ses yeux pleins de rage et de terreur se fixent sur les siens.

« Mettons-le sur le flanc, comme ça », dit Bev Shaw. Avec des petits bruits pour amadouer l’animal, d’un geste expert elle lui fait perdre l’équilibre et le met sur le flanc. « La ceinture », dit-elle. Il passe une ceinture autour du corps du chien et elle l’assure dans la boucle. « Allons-y, dit Bev Shaw. Pensez à des choses réconfortantes, à des choses qui donnent de la force. Ils sentent ce que vous pensez. »

Il appuie de tout son poids sur le chien. Délicatement, d’une main enveloppée d’un vieux chiffon, le gamin desserre de nouveau les mâchoires du chien. Ils sentent ce que vous pensez : quelle ânerie ! « Là, là ! » murmure-t-il. De nouveau Bev Shaw plonge la lancette dans la gueule de l’animal. Le chien a un haut-le-cœur, se raidit, puis se détend.

« Bon, dit-elle, il n’y a plus qu’à laisser faire la nature. » Elle dégrafe la ceinture, s’adresse à l’enfant dans ce qui semble être un xhosa hésitant. Le chien, sur ses pattes, se cache sous la table, dont la surface est éclaboussée de bave et de sang ; elle l’essuie. Le gamin persuade le chien de le suivre et sort.

« Merci, monsieur Lurie. Vous avez une bonne présence. Je sens que vous aimez les animaux.

– Est-ce que j’aime les animaux? Je les mange, c’est que je dois les aimer, certains morceaux du moins. »

Sa chevelure est toute bouclée. Est-ce que c’est elle qui se fait ces petites boucles, au fer à friser? C’est peu probable : ça lui prendrait des heures tous les matins. Cela doit être naturel. Il n’a jamais vu une toison pareille d’aussi près. En filigrane, les veines sur ses oreilles forment un réseau rouge et violet bien visible. Les veines sur son nez aussi. Et puis un menton qui s’avance directement au-dessus du torse, comme un pigeon. Le tout forme un ensemble singulièrement dépourvu de charme.

Elle réfléchit à ce qu’il vient de lui dire ; le ton sur lequel il a prononcé ses mots semble lui avoir échappé.

« C’est vrai, nous mangeons beaucoup d’animaux dans ce pays, dit-elle. Cela ne semble guère nous faire grand bien. Je sais pas trop comment nous justifierons ces habitudes à leurs yeux. » Puis elle ajoute : « On passe au suivant ? »

Justifier ces habitudes ? Quand ? Au jour du Jugement Dernier? Il aimerait en entendre davantage, mais ce n’est pas le moment.

La chèvre, un bouc adulte en fait, peut à peine marcher. L’une des bourses, jaune et violacée, est enflée, gonflée comme un ballon ; l’autre n’est qu’un paquet de sang séché et de saleté. « C’est des chiens qui l’ont mis dans cet état », dit la femme. Mais l’animal n’a pas trop l’air mal en point, il est encore vif, combatif. Pendant que Bev Shaw l’examine, il laisse échapper un chapelet de crottes. Devant lui, le maintenant par les cornes, la femme fait semblant de le gronder.

Bev Shaw touche les testicules avec une compresse. Le bouc rue. « Est-ce que vous pouvez lui immobiliser les pattes ? » demande-t-elle, et elle lui indique comment faire. Il entrave la patte arrière droite à la patte avant droite. Le bouc essaie à nouveau de ruer, chancelle. Elle essuie la blessure, avec douceur. Le bouc tremble, bêle un peu : c’est un son horrible, bas, rauque.

Une fois la plaie nettoyée, il se rend compte qu’elle grouille de vers blancs qui dressent et balancent leurs têtes aveugles. Il est secoué d’un frisson. « Des mouches bleues, dit Bev Shaw. L’infection remonte à une semaine au moins. » Elle pince les lèvres. « Il y a longtemps que vous auriez dû l’amener, dit-elle à la femme.

– Oui, dit la femme. Les chiens viennent l’attaquer toutes les nuits. C’est vraiment terrible. Et un mâle comme ça, ça coûte cinq cents rands. »

Bev Shaw se redresse. « Je ne sais pas ce qu’on peut faire. Je n’ai pas assez d’expérience pour pratiquer une ablation. Elle peut attendre jeudi pour voir le docteur Oosthuizen, mais la pauvre bête restera stérile, et est-ce que c’est ça qu’elle veut ? Et puis il y a le problème des antibiotiques. Est-ce qu’elle est disposée à payer les antibiotiques ? »

Elle s’agenouille à nouveau à côté du bouc, frotte son nez sur le col de l’animal, frotte sa chevelure de haut en bas contre le pelage. Le bouc tremble mais reste tranquille. Elle fait signe à la femme de lâcher les cornes. La femme s’exécute. Le bouc ne bouge pas.

Elle parle tout bas. « Qu’est-ce que tu en dis, mon ami? l’entend-il dire. Qu’est-ce que tu en dis, tu en as assez, hein ? »

Le bouc garde une immobilité complète, comme hypnotisé. Bev Shaw continue à le caresser de la tête. On dirait qu’elle-même est tombée en transe.

Elle se ressaisit et se relève. « C’est trop tard, j’en ai peur, dit-elle à la femme. Je ne peux pas le guérir. Vous pouvez attendre jusqu’à jeudi pour voir le vétérinaire ou vous pouvez me le laisser. Je peux lui donner une mort paisible. Il me laissera faire ça pour lui. On fait ça ? Je le garde ici ? »

La femme hésite, puis fait non de la tête. Elle commence à entraîner l’animal vers la porte.

« On vous le rendra après, dit Bev Shaw. Mais je vais l’aider à sauter le pas, c’est tout. » Bien qu’elle essaie de garder un ton posé, il perçoit dans sa voix les accents de la défaite. Le bouc les entend aussi : il se débat pour se libérer de l’entrave, il se cabre, essaie de foncer, et la grosseur obscène entre ses pattes arrière tremblote. La femme dégage l’animal, jette l’entrave par terre. L’une et l’autre s’en vont.

« Qu’est-ce que tout ça veut dire ? » demande-t-il.

Bev Shaw se cache le visage, se mouche. « Ce n’est rien. Je garde toujours de quoi faire la dernière piqûre, si c’est nécessaire. Mais on ne peut pas forcer les propriétaires des bêtes. L’animal est à eux. Ils préfèrent les abattre selon leurs méthodes à eux. Quel dommage ! Une brave bête, un bon vieux compagnon, courageux, franc, confiant. »

La dernière piqûre : c’est le nom du produit? Les compagnies pharmaceutiques sont bien capables d’utiliser un euphémisme pareil. Dose létale, les ténèbres soudaines qui montent des eaux du Léthé.

« Il comprend peut-être plus que vous ne croyez », dit-il. A sa surprise, il essaie de la réconforter. « Il est peut-être déjà passé par là. Né avec prescience, pour ainsi dire. On est en Afrique après tout. Il y a des chèvres et des boucs depuis la nuit des temps. On n’a pas besoin de leur expliquer à quoi sert l’acier ou le feu. Ils savent comment meurent les boucs. Ils sont déjà prêts en venant au monde.

– Vous croyez ? dit-elle. Moi, je n’en suis pas sûre. Je ne crois pas que nous soyons prêts à mourir, aucun de nous, et pas sans qu’on nous accompagne. »

Les choses se mettent en place. Il commence à avoir une vague idée de la tâche que cette horrible petite femme s’est assignée. Cette bâtisse lugubre n’est pas pour prodiguer des soins – Bev n’est qu’un amateur en matière de soins vétérinaires -, c’est un dernier recours. Il se rappelle l’histoire – qui était-ce ? Saint Hubert ? – de celui qui donna refuge à un cerf arrivé en faisant sonner les dalles de la chapelle, haletant, aux abois, fuyant les chiens de la meute. Bev Shaw, pas une vétérinaire, une prêtresse plutôt, intoxiquée par les salades du New Age, et qui s’efforce de façon absurde d’alléger le fardeau des bêtes d’Afrique qui souffrent. Lucy pensait qu’il la trouverait intéressante. Mais Lucy se trompe. Intéressante n’est pas le mot qui convient.

Il passe tout l’après-midi au centre, à aider de son mieux. Quand ils en ont fini du dernier cas à traiter, Bev lui fait visiter les lieux. Dans la cage à oiseaux, il n’y a qu’un volatile, un jeune aigle pêcheur qui a une aile sur une attelle. Pour le reste, ce sont des chiens : pas les chiens de race de Lucy, bien entretenus, mais une meute de bâtards efflanqués, entassés dans deux enclos pleins à craquer, et qui aboient, jappent, gémissent, sautent d’énervement.

Il l’aide à distribuer un aliment de farine et à remplir les auges. Ils vident deux sacs de dix kilos.

« Où est-ce que vous trouvez l’argent pour payer ça? demande-t-il.

– On l’achète en gros. On fait des quêtes dans la rue. Nous recevons des dons. Nous offrons un service gratuit pour châtrer les chiens, ce qui nous permet d’obtenu une subvention.

cQui fait l’opération ?

– Le docteur Oosthuizen. C’est notre vétérinaire Mais il ne vient qu’un après-midi par semaine. »

Il regarde les chiens manger. Il est surpris de voir qu’ils se battent si peu. Les plus petits, les plus faibles, se tiennent en retrait, acceptent leur sort, attendent leur tour.

«Le problème, c’est qu’il y en a trop, ils sont tout simplement trop nombreux, dit Bev Shaw. Ils ne comprennent pas ça bien sûr, et nous n’avons pas le moyen de le leur faire comprendre. Ils sont trop nombreux selon nos critères, pas selon les leurs. Ils ne feraient que croître et multiplier si on les laissait faire, et ils peupleraient la terre entière. Ils ne pensent pas que ce soit une mauvaise chose d’avoir une progéniture nombreuse. Plus on est de fous, plus on s’amuse. C’est pareil pour les chats.

– Et les rats.

– Et les rats. Ça me fait penser : vérifiez que vous n’avez pas de puces quand vous rentrerez chez vous. »

L’un des chiens, repu, les yeux brillants de bien-être, le renifle, lui lèche les doigts à travers le grillage.

«Ils ont un comportement très égalitaire, non? observe-t-il. Pas de classe. Aucun d’entre eux ne se croit trop haut placé pour ne pas lécher le cul de l’autre. » Il s’accroupit, laisse le chien lui sentir le visage, flairer son haleine. Il lui trouve un air intelligent, mais ce n’est probablement pas le cas. « Ils vont tous mourir?

– Ceux dont personne ne veut. On les pique.

– C’est vous qui vous chargez de ça?

– Oui.

– Ça ne vous dérange pas ?

– Oh que si ! Ça me dérange beaucoup. Mais je ne voudrais pas que ce soit fait par quelqu’un qurf ça ne dérange pas. Et vous ? »

Il se tait. Et puis : « Vous savez pourquoi ma fille m’a envoyé auprès de vous ici ?

– Elle m’a dit que vous aviez des ennuis.

– Pas seulement des ennuis. Je suis, on pourrait dire, tombé en disgrâce, je suppose. »

Il observe attentivement sa réaction. Elle a l’air mal à l’aise, mais c’est peut-être une idée qu’il se fait.

« Sachant cela sur mon compte, est-ce que vous voyez encore comment m’utiliser ? dit-il.

– Si vous êtes prêt… » Elle ouvre les mains, les serre l’une contre l’autre, les ouvre à nouveau. Elle ne sait quoi dire, et il ne lui vient pas en aide.

Dans le passé, il n’a fait que de brefs séjours chez sa fille. Maintenant, il partage sa maison, sa vie. Il faut qu’il prenne garde à ne pas laisser les vieilles habitudes se réinstaller subrepticement, ses habitudes de père : changer le rouleau de papier hygiénique, éteindre la lumière dans une pièce où il n’y a personne, chasser le chat du canapé. Entraîne-toi pour tes vieux jours, se dit-il sur le ton de l’avertissement. Entraîne-toi à t’adapter. Entraîne-toi en vue de la maison de vieux.

Il prétexte qu’il est fatigué, et après le dîner se retire dans sa chambre, où lui parviennent assourdis les bruits qui accompagnent la vie de Lucy : des tiroirs qu’on ouvre et qu’on ferme, la radio, les chuchotements d’une conversation téléphonique. Est-ce qu’elle appelle Johannesburg? Est-ce qu’elle parle à Helen? Est-ce que sa présence chez sa fille les tient éloignées l’une de l’autre? Est-ce qu’elles coucheraient dans le même lit, avec lui sous le même toit ? Si le lit faisait des craquements dans la nuit seraient-elles gênées ? Assez gênées pour s’arrêter? Mais que sait-il de ce que les femmes font ensemble dans un lit? Peut-être rien qui fasse gémir le sommier. Et que sait-il de ces deux femmes en particulier, Lucy et Helen ? Peut-être dorment-elles ensemble comme des enfants qui se câlinent, se touchent, étouffent des rires, retrouvant leur enfance de fillettes – comme des sœurs plutôt que des amantes. On partage un lit, un bain, on fait cuire des biscuits au gingembre, on échange des vêtements. L’amour saphique : une excuse pour prendre du poids.

La vérité est que cela ne lui plaît pas d’imaginer sa fille dans des étreintes passionnées avec une autre femme, et une femme moche qui plus est. Mais serait-il plus content si c’était un amant? Que souhaite-t-il au fond pour Lucy? Non pas qu’elle reste pour toujours une enfant, pour toujours innocente, pour toujours à lui – certainement pas. Mais il est père, c’est son lot, et en vieillissant un père se tourne de plus en plus – c’est inévitable – vers sa fille. Elle devient son deuxième salut, la fiancée de sa jeunesse revenue au monde. Il n’est pas étonnant que dans les contes de fées les reines s’acharnent sur leurs filles jusqu’à ce que mort s’en suive.

Il soupire. Pauvre Lucy ! Pauvres filles ! Quelle destinée, quel fardeau à porter ! Et les fils aussi doivent avoir leurs tribulations, mais il en sait moins sur ce qui concerne les fils.

Il voudrait bien dormir. Mais il a froid et il n’a pas du tout sommeil.

Il se lève, se jette une veste sur les épaules, se recouche. Il est en train de lire les lettres de Byron de 1820. A trente-deux ans, déjà gros, déjà à l’âge mûr, Byron habite avec les Guiccioli à Ravenne; avec Teresa, sa maîtresse, pleine d’assurance, aux jambes courtes, et son mari onctueux et méchant. Été, grosses chaleurs, ragots de province échangés autour du thé en fin d’après-midi, on retient à peine les bâillements. « Les femmes papotent assises en rond et les hommes font d’assommantes parties de pharaon », écrit Byron. Dans l’adultère, on redécouvre tout l’ennui du mariage. « J’ai toujours considéré la trentaine comme la barrière qui nous coupe de la réalité ou de la violence des délices que nous trouvons dans les passions. »

Il soupire de nouveau. Comme l’été est court, avant que vienne l’automne, et puis l’hiver! Il lit jusqu’à minuit, mais ne parvient pas à s’endormir.