Quinze
Les deux jeunes moutons restent à l’attache toute la journée à côté de l’étable, sur un coin de sol pelé. Leurs bêlements, insistants et monotones, commencent à l’agacer. Il va voir Petrus, qu’il trouve occupé à bricoler son vélo retourné, à l’envers sur la selle, les roues en l’air. « Ces moutons, dit-il, vous ne croyez pas qu’on pourrait les attacher quelque part où ils auraient de quoi brouter?
– Les moutons sont pour la fête, dit Petrus. Samedi, je vais les abattre pour la fête. Il faut que vous veniez, vous et Lucy. Je vous invite à la fête avec Lucy.
– Samedi?
– Oui. Je fais une fête samedi. Une grande fête. -Merci de l’invitation. Mais même si les moutons sont pour la fête, vous ne pensez pas qu’ils pourraient brouter en attendant ? »
Une heure plus tard, les moutons sont toujours à l’attache et continuent à bêler tristement. Pas de Petrus en vue. Exaspéré, il les détache et les entraîne du côté du barrage où il y a de l’herbe en abondance.
Les moutons boivent longuement, puis sans hâte se mettent à brouter. Ce sont des caraculs, au museau noir, identiques par leur taille, leur toison, et même dans leurs mouvements. Des jumeaux, très probablement destinés dès leur naissance au couteau du boucher. Bon, rien d’extraordinaire à ça. Il y a belle lurette qu’on a vu un mouton mourir de vieillesse. Les moutons ne s’appartiennent pas, leur vie ne leur appartient pas. Ils n’existent que pour être utilisés, totalement, jusqu’au dernier gramme, la chair pour être mangée, les os mis en poudre et donnés en pâtée à la volaille. Tout y passe, sauf peut-être la vésicule biliaire que personne ne mange. Descartes aurait dû penser à ça : l’âme en suspens dans le noir, fiel amer, qui se cache.
« Petrus nous invite à une fête, dit-il à Lucy. Pourquoi fait-il une fête ?
– Pour célébrer le transfert de propriété, j’imagine. L’acte sera enregistré le premier du mois prochain. C’est un grand jour pour lui. Il faut au moins que nous allions nous montrer, qu’on leur apporte un cadeau.
– Il va abattre deux moutons. Je ne pensais pas qu’il y avait de quoi donner à manger à beaucoup de monde avec deux moutons.
– Petrus est radin. Dans le temps, il aurait pris un bœuf.
– Je ne sais pas, mais je n’aime pas trop ses façons de faire : il amène les bêtes chez lui pour qu’elles se familiarisent avec ceux qui vont les manger.
– Qu’est-ce que tu voudrais qu’il fasse ? Que la chose se fasse aux abattoirs et que tu n’aies pas à y penser ?
– Oui.
– Tu rêves, réveille-toi, David. On est à la campagne. On est en Afrique. »
Lucy prend depuis quelque temps un ton hargneux dont il ne voit pas la raison. Il réagit d’habitude en rentrant dans sa coquille, par le silence. Il y a des périodes où ils sont comme deux étrangers sous le même toit.
Il se dit qu’il faut être patient, que Lucy vit encore le contrecoup de l’agression, qu’il faut laisser le temps passer pour qu’elle redevienne elle-même. Mais s’il se trompait? Si, après une agression pareille, on n’était plus jamais le même? Si une agression pareille vous changeait du tout au tout et faisait de vous quelqu’un d’autre, quelqu’un de plus sombre ?
Il y a même une explication plus sinistre aux sautes d’humeur de Lucy, une explication qu’il ne peut chasser de son esprit. « Lucy, lui demande-t-il, le jour même, à brûle-pourpoint, tu ne me caches rien, n’est-ce pas ? Tu n’as pas attrapé quelque chose avec ces hommes ? »
Elle est assise sur le canapé, en peignoir sur son pyjama, elle joue avec le chat. Il est midi passé. Le chat est jeune, vif, primesautier. Elle balance le bout de la ceinture du peignoir devant lui. Le chat frappe la ceinture de petits coups de pattes rapides, un, deux, trois, quatre.
« Des hommes ? dit-elle. Quels hommes ? » D’un geste du poignet elle fait sauter la ceinture sur le côté, et le chat bondit pour s’en saisir.
Quels hommes ? Le cœur lui manque. Est-ce qu’elle devient folle? Est-ce qu’elle refuse de se souvenu ?
Mais il semblerait qu’elle le taquine, c’est tout. « David, je ne suis plus une enfant. J’ai vu un médecin. On m’a fait des examens, j’ai fait tout ce qu’on peut raisonnablement faire. Il n’y a plus qu’à attendre.
– Je vois. Et quand tu dis attendre, tu veux dire attendre ce que je crois que tu veux dire ?
– Oui.
– Ça prendra combien de temps ? »
Elle hausse les épaules. « Un mois. Trois mois. Plus longtemps. La science n’a pas encore fixé le délai, combien de temps il faut attendre. Pour toujours, peut-être. »
Le chat fait un bond vers la ceinture, mais le jeu est fini.
Il s’assied à côté de sa fille ; le chat saute du canapé, s’éloigne à pas lents. Il prend la main de Lucy. Maintenant qu’il est tout près d’elle, une vague odeur de pas frais, de pas lavé lui vient aux narines. «Au moins, ça ne sera pas pour toujours, ma chérie, dit-il. Au moins tu n’auras pas à subir ça. »
Les moutons passent le reste de la journée près du barrage où il les a mis à l’attache. Le lendemain matin ils sont de retour sur le coin pelé près de l’étable.
Ils ont probablement deux jours devant eux, jusqu’à samedi matin. C’est une façon plutôt lamentable de passer les deux derniers jours de sa vie. Les habitudes de la campagne – c’est ce que Lucy dit de ce genre de choses. Lui appelle ça autrement : l’indifférence, le manque de cœur. Si la campagne peut se permettre de juger la ville, la ville peut bien en faire autant.
Il a pensé acheter les moutons à Petrus. Mais cela mènera à quoi ? Petrus utilisera l’argent pour acheter d’autres animaux à abattre et empochera la différence. Et de toute façon, qu’est-ce qu’il fera des moutons une fois qu’il aura payé le prix pour les arracher à la servitude ? Va-t-il les lâcher sur la grand-route ? Les enfermer dans les cages à chiens et leur donner du foin?
On dirait qu’il s’est noué un lien entre lui-même et les deux caraculs, il ne sait trop comment. Ce n’est pas un lien d’affection. Ce n’est pas même un lien entre ces deux-là en particulier, qu’il ne reconnaîtrait pas au milieu d’un troupeau dans une prairie. Cependant, tout d’un coup et sans raison, leur sort lui importe.
Il se tient devant eux, en plein soleil, attendant que se taise le bourdonnement qu’il a dans la tête, attendant un signe.
Il y a une mouche qui essaie de pénétrer dans l’oreille de l’un d’eux. L’oreille tressaille. La mouche s’envole, tourne en rond, revient, se pose. L’oreille a un nouveau tressaillement.
Il avance d’un pas. Le mouton recule gauchement aussi loin que le lui permet la longe qui le retient.
Il revoit Bev Shaw en train de câliner le vieux bouc aux testicules en capilotade, de le caresser, le réconforter, d’entrer dans sa vie. Comment arrive-t-elle à communier ainsi avec les bêtes ? Elle a le chic, c’est sûr, et lui pas. Il faut être quelqu’un d’un genre spécial, peut-être, quelqu’un de moins compliqué.
Le soleil radieux du printemps lui tape sur le visage. Faut-il que je change ? se demande-t-il. Faut-il que je devienne comme Bev Shaw ?
Il parle à Lucy. « J’ai réfléchi à cette fête de Petrus. Pour tout dire, je préférerais ne pas y aller. Est-ce que je peux faire ça sans être mal élevé ?
– C’est lié aux moutons qu’il va abattre ?
– Oui. Non. Pas vraiment. Je n’ai pas changé de point de vue là-dessus, si c’est ce que tu me demandes. Je persiste à croire que les animaux ne sont pas des êtres qui ont une vie propre, en tant qu’individus. Il est donné à certains d’entre eux de vivre, d’autres meurent; je ne crois pas que cela vaille la peine de se torturer là-dessus. Et pourtant…
– Et pourtant?
– Et pourtant, dans le cas présent, cela me gêne. Je ne saurais pas dire pourquoi.
– Eh bien, Petrus et ses invités ne vont sûrement pas renoncer à leurs côtelettes par égard pour toi ou pour ne pas froisser ta sensibilité.
– Ce n’est pas ce que je demande. Mais pour cette fois, je préférerais ne pas être de la fête. Désolé. Je n’aurais jamais cru qu’un jour je tiendrais des propos pareils.
– Les voies du Seigneur sont impénétrables, David.
– Ne te moque pas de moi. »
Samedi approche. Jour de marché. « Est-ce qu’on va tenir le stand au marché ? » demande-t-il. Elle hausse les épaules. « Comme tu veux », dit-elle. Il ne va pas au marché ce samedi.
Il ne pose pas de question sur ce qu’elle a décidé. En fait, il est soulagé.
Les préparatifs en vue des festivités organisées par Petrus commencent à midi le samedi avec l’arrivée d’une bande de femmes, elles sont une demi-douzaine, endimanchées, à ce qui lui semble, comme si elles allaient à l’église. Derrière l’étable, elles mettent le feu en route. Bientôt le vent lui apporte l’odeur acre des abats qu’on fait bouillir, d’où il conclut que le méfait est accompli, le double méfait, et que c’est fini.
Devrait-il pleurer? Convient-il de pleurer la mort d’êtres qui ne marquent pas le deuil de leurs semblables? Au fond de son cœur, il ne trouve qu’une vague tristesse.
Trop près, se dit-il : nous vivons trop près de Petrus. C’est comme si on partageait une maison avec des étrangers, partageant les bruits et les odeurs.
Il va frapper à la porte de Lucy. « Tu ne veux pas venir te promener un peu ? demande-t-il.
– Non, je te remercie. Emmène Katy. »
Il emmène la chienne, mais elle marche si lentement, elle est si renfrognée qu’il s’énerve, la renvoie à la maison et se met seul en route pour un tour de huit kilomètres, d’un bon pas, pour essayer de se fatiguer.
A cinq heures les invités commencent à arriver, en voiture, en taxi, à pied. Posté derrière le rideau de la cuisine, il observe ce qui se passe. La plupart d’entre eux sont de la génération de leur hôte, des gens posés, respectables. Arrive une vieille femme autour de laquelle on s’empresse particulièrement : vêtu de son costume bleu et d’une chemise rosé voyante, Petrus descend jusqu’au bas du chemin pour l’accueillir.
Il fait déjà nuit lorsque arrivent les plus jeunes. La brise apporte confusément le bruit des bavardages, des rires, de la musique, une musique qui lui rappelle Johannesburg dans sa jeunesse. C’est plutôt supportable, se dit-il – plutôt gai, même.
« Il est temps d’y aller, dit Lucy. Tu viens ? »
Elle n’a pas sa tenue habituelle : ce soir elle porte une robe qui lui arrive aux genoux et des talons hauts, ainsi qu’un collier de perles de bois peintes et des pendants d’oreilles assortis. L’ensemble est d’un effet qui le laisse perplexe.
« D’accord. Je viens. Je suis prêt.
– Tu n’as pas apporté de costume ? -Non.
– Mets une cravate, au moins.
– Je croyais qu’on était à la campagne.
– Raison de plus pour s’habiller. C’est un grand jour pour Petrus. »
Elle a une petite torche électrique à la main. Ils montent le chemin jusqu’à la maison de Petrus, le père et la fille, bras dessus, bras dessous, elle éclaire le chemin, lui porte le cadeau qu’ils vont offrir.
Ils s’arrêtent sur le pas de la porte, souriants. Petrus n’est pas en vue, mais une petite fille avec une robe de fête vient vers eux et les fait entrer.
La vieille étable n’a pas de plafond, et pour ainsi dire pas de revêtement de sol, mais au moins, c’est vaste, et au moins il y a l’électricité. Des lampes avec des abat-jour et des reproductions aux murs (Les Tournesols de Van Gogh, une dame en bleu de Tret-chikof, Jane Fonda en Barbarella, Doctor Khumalo en train de marquer un but) rendent l’espace moins lugubre.
Ils sont les seuls Blancs. Certains dansent sur le vieux jazz africain qu’il a entendu plus tôt. Des regards curieux se posent sur eux, ou peut-être seulement sur sa calotte de pansements.
Lucy connaît certaines des femmes. Elle se lance dans les présentations. Puis Petrus apparaît à leurs côtés. Il ne joue pas à l’hôte empressé, ne leur offre pas à boire, mais il dit : « Plus de chiens. Je ne suis plus l’homme aux chiens », que Lucy prend comme une plaisanterie ; tout donc, semble-t-il, se passe bien.
« Nous vous avons apporté quelque chose, dit Lucy ; mais je devrais peut-être le donner à votre femme. C’est pour la maison. »
Du coin cuisine, si on peut appeler ça comme ça, Petrus fait venir sa femme. C’est la première fois qu’il la voit de près. Elle est jeune – plus jeune que Lucy -, un visage plaisant plutôt que joli, timide, visiblement enceinte. Elle prend la main que lui tend Lucy, mais ne prend pas la sienne, ne le regarde pas dans les yeux.
Lucy dit quelques mots en xhosa et lui présente le paquet. Il y a maintenant une demi-douzaine de curieux autour d’eux.
« Il faut qu’elle l’ouvre, dit Petrus.
– Oui, il faut l’ouvrir », dit Lucy.
En faisant bien attention de ne pas déchirer le papier cadeau décoré de mandolines et de branches de laurier, la jeune épouse ouvre le paquet. C’est un grand morceau d’étoffe assez joliment imprimé d’un motif ashanti. « Merci, dit-elle en anglais à voix basse.
– C’est un dessus-de-lit, explique Lucy à Petrus.
– Lucy est notre bienfaitrice », dit Petrus. Puis s’adressant à Lucy : « Vous êtes notre bienfaitrice. »
Mot déplaisant, lui semble-t-il, à double tranchant, qui gâche cet instant. Mais peut-on en vouloir à Petrus ? La langue dans laquelle il puise avec tant d’aplomb est, si seulement il le savait, une langue fatiguée, friable, mangée de l’intérieur, comme par les termites. On ne peut guère plus se fier qu’aux monosyllabes, et encore, pas tous.
Mais que peut-on faire ? Rien. Lui, qui jadis enseignait la communication, ne voit rien à faire. Rien, si ce n’est tout reprendre à zéro, avec le b.a.-ba. D’ici que reviennent les longs mots reconstruits, purifiés, fiables de nouveau, il sera mort depuis longtemps.
Il frissonne comme si une oie marchait sur sa tombe.
«Le bébé, le bébé c’est pour quand? » demande-t-il à la femme de Petrus.
Elle le regarde sans comprendre.
« Pour octobre, intervient Petrus. Le bébé est pour octobre. Nous espérons que ce sera un garçon.
– Ah bon. Qu’est-ce que vous avez contre les filles ?
– Nous prions le ciel que ce soit un garçon, dit Petrus. C’est toujours mieux si le premier est un garçon. Comme ça il peut montrer à ses sœurs, il peut leur montrer comment se conduire. C’est ça. » Puis après un silence : « Une fille, ça coûte très cher. » Il frotte le bout de son pouce contre le gras de l’index. « Des sous, toujours des sous, des sous. »
Il n’a pas vu faire ce geste depuis longtemps. Il se faisait autrefois à propos des Juifs : des sous, des sous, des sous, avec le même mouvement de tête d’un air entendu. Mais il est plus que probable que Petrus est innocent, que ce détail de culture européenne n’est pas arrivé jusqu’à lui.
« Les garçons peuvent coûter cher aussi, fait-il remarquer, faisant ce qu’il peut pour nourrir la conversation.
– Il faut leur acheter ci, il faut leur acheter ça, poursuit Petrus qui se lance dans une tirade et n’écoute plus. De nos jours, les hommes ne paient plus pour les femmes. Mais moi, je paie. » Il fait un geste protecteur au-dessus de la tête de sa femme, qui baisse modestement les yeux. « Moi, je paie, mais c’est passé de mode. Les vêtements, toutes les jolies choses, c’est toujours pareil : il faut payer, payer, payer. » Il refait le geste du pouce frotté contre le gras de l’index. « Non, non, un garçon, c’est mieux. Sauf votre fille. Votre fille, c’est différent. Elle vaut bien un garçon, enfin presque ! » Et il rit de son bon mot. « Pas vrai, Lucy ! »
Lucy sourit, mais il sait qu’elle est gênée. «Je vais danser », murmure-t-elle, et elle s’éloigne.
Sur la piste, elle danse toute seule, se livre à un exercice de solipsisme, comme cela se fait de nos jours, semble-t-il, quand on danse. Elle est bientôt rejointe par un homme jeune, grand, souple, habillé avec recherche. Il danse face à elle ; il claque des doigts, lui adresse de grands sourires, il lui fait la cour.
Des femmes commencent à entrer, venant de derrière la bâtisse, portant des plateaux de viande grillée. Il flotte dans l’air des odeurs appétissantes. Une cohorte de nouveaux arrivés envahit la salle, des jeunes, bruyants, animés, pas vieux jeu du tout. La fête commence à battre son plein.
Il se retrouve avec une assiette bien remplie entre les mains. Il la passe à Petrus. « Non, dit Petrus, vous gardez ça, c’est pour vous. On ne va pas se passer des assiettes toute la soirée. »
Petrus et sa femme passent beaucoup de temps avec lui, le mettent à l’aise. Ils sont gentils, se dit-il. Des gens de la campagne.
Il jette un coup d’œil vers Lucy. Le jeune gars danse tout près d’elle maintenant, avec de grands mouvements de jambes, tape des pieds, agite les bras, il s’amuse bien.
Dans l’assiette qu’il tient, il y a deux côtelettes de mouton, une pomme de terre cuite sur les braises, une louchée de riz qui nage dans de la sauce, une tranche de potiron. Il se trouve une chaise, qu’il partage avec un vieillard décharné aux yeux vitreux. Je vais manger ça, se dit-il. Je vais manger ça et je demanderai pardon après.
Et puis, soudain, Lucy est à côté de lui, la respiration courte, le visage tendu. « Est-ce qu’on peut partir? Ils sont là, dit-elle.
– Qui est là?
– J’en ai vu un derrière l’étable. David, je ne veux pas faire d’histoires, mais est-ce qu’on peut partir tout de suite ?
– Prends ça. » Il lui donne son assiette et sort par la porte de derrière.
Il y a presque autant d’invités dehors que dedans, massés autour du feu, qui parlent, boivent, rient. Depuis l’autre côté du feu, quelqu’un le regarde fixement. Tout d’un coup, les choses se mettent en place. Il connaît ce visage, il le connaît intimement. Il se fraie un passage dans la foule des corps. Je vais faire du foin, se dit-il. C’est dommage, un jour pareil. Mais il est des choses qui ne peuvent pas attendre.
Il vient se planter devant le garçon. C’est le troisième de la bande, l’apprenti au visage sans expression, le chien courant. « Je vous connais », dit-il d’un air menaçant.
Le garçon ne semble pas être étonné. Au contraire, on dirait qu’il n’attendait que ça, qu’il réservait ses forces en vue de la confrontation. La voix qui lui sort de la gorge est presque étouffée par la rage. « Qui êtes-vous? » dit-il. Mais ce que disent les mots, c’est autre chose. De quel droit êtes-vous ici ? Tout son corps n’irradie que violence.
L’instant d’après, Petrus est auprès d’eux, il parle vite, en xhosa.
Il pose la main sur la manche de Petrus. Petrus se dégage, lui jette un œil noir, impatient. « Est-ce que vous savez qui il est? demande-t-il à Petrus.
– Non, je ne sais pas de quoi il s’agit, dit Petrus en colère. Je ne sais pas ce qui ne va pas. Qu’est-ce qui ne va pas ?
– Lui, cette frappe, il est déjà venu ici avec ses potes. C’est l’un des trois. Mais qu’il vous le dise, lui, de quoi il s’agit. Qu’il vous dise lui-même pourquoi il est recherché par la police.
– Ce n’est pas vrai ! » crie le garçon. De nouveau il parle à Petrus, lâche un flot de mots rageurs. La musique continue à se déployer dans l’air du soir, mais plus personne ne danse : les invités de Petrus se massent autour d’eux, se poussent, gesticulent, y vont de leurs commentaires. L’ambiance n’est pas bonne.
Petrus parle : « Il dit qu’il ne sait pas de quoi vous parlez.
– Il ment. Il le sait très bien. Lucy confirmera ce que je dis. »
Mais, bien sûr, Lucy ne confirmera rien du tout. Comment pourrait-il attendre de Lucy qu’elle s’avance devant ces étrangers, confronte le garçon, et le montrant du doigt, dise : Oui, c’est l’un des trois. C’est l’un de ceux qui ont accompli le méfait ?
« Je vais appeler la police », dit-il.
Ceux qui les entourent font entendre un murmure de désapprobation.
« Je vais appeler la police », répète-t-il à Petrus, qui reste impassible.
Dans un nuage de silence, il retourne dans la salle où Lucy l’attend. « Partons », dit-il.
Les invités s’écartent devant eux. Il n’y a plus rien d’amical dans les physionomies. Lucy a oublié de reprendre sa torche : ils se perdent dans le noir ; Lucy doit enlever ses chaussures; ils s’égarent dans les plants de pommes de terre avant d’arriver jusqu’à la maison.
Il a le combiné à la main, lorsque Lucy l’arrête. « Non, David, non, ne les appelle pas. Ce n’est pas la faute de Petrus. Si tu appelles la police, tu vas gâcher sa soirée. Sois raisonnable. »
Il est ahuri, ahuri au point de s’en prendre à sa fille. « Mais, bon Dieu, pourquoi est-ce que ce n’est pas la faute à Petrus? D’une manière ou d’une autre, c’est bien lui qui les a amenés ici pour commencer. Et il a le culot de les réinviter. Pourquoi faudrait-il que je sois raisonnable ? Vraiment, Lucy, je ne comprends rien, mais rien du tout. Je ne comprends pas pourquoi tu n’as pas porté plainte, une plainte précise contre eux, et maintenant, je ne comprends pas pourquoi tu protèges Petrus. Petrus n’est pas innocent dans cette affaire, Petrus est avec eux.
– Ne me crie pas dessus, David. C’est de ma vie qu’il s’agit. C’est moi qui dois vivre ici. Ce qui m’est arrivé, c’est mon affaire, ça ne regarde que moi, et pas toi, et si j’ai un droit, c’est bien celui de ne pas être mise au banc des accusés et d’avoir à me justifier, ni devant toi, ni devant personne d’autre. Et pour ce qui est de Petrus, ce n’est pas un garçon de ferme que je peux mettre à la porte, parce que je trouve qu’il a de mauvaises fréquentations. Tout ça c’est du passé. Autant en emporte le vent. Si tu veux t’en prendre à Petrus, tu ferais bien d’être sûr de ce que tu avances. Tu ne peux pas faire venir la police. Je ne te laisserai pas faire. Attends demain matin. Attends d’entendre ce que Petrus a à dire.
– Mais entre-temps le garçon va disparaître.
– Il ne va pas disparaître. Petrus le connaît. Et de toute façon, personne ne disparaît dans le Cap-Oriental. Ce n’est pas le genre de région où les gens disparaissent.
– Lucy, Lucy, je t’en supplie. Tu veux réparer les torts du passé, mais ce n’est pas la bonne façon de t’y prendre. Si tu ne te défends pas maintenant, tu ne pourras plus jamais marcher la tête haute. Tu ferais aussi bien de plier bagage et t’en aller. Et pour ce qui est de la police, si c’est au-dessus de tes forces de les appeler maintenant, il ne fallait pas les mettre dans le coup pour commencer. On aurait dû se taire et attendre une autre agression. Ou nous trancher la gorge nous-mêmes.
– Tais-toi, David ! Je n’ai pas à me défendre devant toi. Tu ne sais pas ce qui s’est passé.
– Je ne sais pas ?
– Non, tu n’en as pas la moindre idée. Réfléchis un peu, veux-tu ? En ce qui concerne la police, je te rappelle qu’on les a appelés pour des raisons d’assurance. Nous avons fait une déposition parce que sinon l’assurance n’aurait pas payé.
– Lucy, tu m’étonnes. Cela n’est tout bonnement pas vrai, et tu le sais. Et pour Petrus, si tu cèdes au point où on en est, si tu ne fais pas ce que tu dois, tu ne pourras plus te supporter. Tu as un devoir envers toi-même, envers l’avenir, envers le respect que tu te dois. Laisse-moi appeler la police, ou appelle toi-même.
– Non. »
Non : c’est le dernier mot que Lucy a à lui dire. Elle se retke dans sa chambre, lui ferme la porte au nez, elle s’isole de lui. Pas à pas, aussi inexorablement que s’ils étaient mari et femme, ils se retrouvent éloignés l’un de l’autre, et il est impuissant à l’empêcher. Leurs querelles ont pris le tour de chamailleries de vieux couple, piégés ensemble sans nulle part d’autre où aller. Comme elle doit regretter le jour où il est venu s’installer ici pour vivre avec elle ! Elle doit aspirer à le voir repartir, le plus tôt sera le mieux.
Et pourtant, elle aussi, un jour, tôt ou tard, il faudra qu’elle parte. Une femme seule dans une ferme n’a pas d’avenir, c’est clair. Même les jours d’Ettinger, avec ses armes à feu, ses barbelés, ses systèmes de séduite, sont comptés. Si Lucy a un peu de plomb dans la tête, elle quittera la ferme avant de connaître un sort pire que la mort. Mais, bien sûr, elle n’en fera rien. Elle est têtue, et aussi complètement plongée dans la vie qu’elle s’est choisie.
Il sort sans bruit de la maison. Il fait attention où il met les pieds dans le noir et s’approche de l’étable par-derrière.
Le grand feu est presque éteint, la musique s’est tue. Il y a un groupe de gens à la porte de derrière, une porte qu’on a faite assez large pour laisser passer un tracteur. Par-dessus leurs têtes il essaie de voir ce qui se passe à l’intérieur.
Un homme est debout au milieu de la salle, un homme d’une cinquantaine d’années. Il a le crâne rasé, un cou de taureau ; il porte un costume noir, et autour du cou une chaîne d’or d’où pend une médaille aussi grosse que le poing, de ces médailles qu’autrefois on donnait aux chefs de clan comme symbole de l’office qu’ils exerçaient. Des symboles frappés par caisses entières dans les fonderies de Coventry ou de Birmingham ; d’un côté, l’effigie d’une Victoria aigrie, regina et imperatrix ; de l’autre, des gnous et ibis rampants. Médailles. Chefs de clan. Médailles conçues pour. Expédiées aux quatre coins de l’Empire : à Nagpur, Fiji, la Côte-d’Or, la Cafrerie.
L’homme parle, débite d’amples périodes d’une intonation qui monte et qui descend. Il n’a pas la moindre idée de ce que dit l’orateur, mais de temps à autre, il y a une pause et un murmure d’approbation qui montent de l’auditoire où chez les jeunes comme chez les vieux régnent sérénité et satisfaction.
Des yeux il fait le tour de la salle. Le garçon se tient tout près, à l’entrée. Il lui jette un regard rapide, inquiet. D’autres yeux se tournent aussi vers lui : vers l’étranger, celui qui n’est pas comme les autres. L’homme à la médaille fronce les sourcils, hésite un instant, élève la voix.
Quant à lui, cela ne le gêne pas d’être l’objet de l’attention générale. Qu’ils sachent bien que je suis encore là, se dit-il, qu’ils sachent que je ne boude pas dans mon coin, dans la grande maison. Et si cela leur gâche leur réunion, eh bien, tant pis. Il lève le bras pour toucher sa calotte blanche. Pour la première fois, il est content d’avoir ça sur le crâne, c’est bien à lui.