Dix-huit
Petrus a emprunté un tracteur. Où ? Il n’en a pas la moindre idée. Il y a attelé la vieille charrue à soc rotatif qui rouillait derrière l’étable depuis des années, bien avant Lucy. En quelques heures il a labouré toute sa terre. Tout ça vite fait, bien fait ; rien de commun avec l’Afrique. Au bon vieux temps, c’est-à-dire il y a dix ans, il aurait mis des journées entières avec une vieille charrue tirée par des bœufs.
Face à ce Petrus d’un genre nouveau, quelles chances Lucy a-t-elle de s’en sortir? Petrus est arrivé comme homme à tout faire, pour bêcher, porter, arroser. Aujourd’hui, il est bien trop occupé pour ces travaux-là. Où Lucy va-t-elle trouver quelqu’un pour bêcher, porter et arroser? Si on était dans une partie d’échecs il dirait que Lucy est échec et mat. Si elle était un rien raisonnable, elle laisserait tomber : elle irait au Crédit agricole, réglerait ses affaires, remettrait la ferme entre les mains de Petrus et reviendrait au monde civilisé. Elle pourrait ouvrir une pension pour chiens en banlieue ; elle pourrait envisager de prendre aussi des chats. Elle pourrait même reprendre ce qu’elle et ses amis faisaient aux beaux jours de leur vie de hippies : tissage traditionnel, ethnique, décoration de poteries, ethnique aussi, vannerie, ethnique toujours ; elle vendrait des perles de bois aux touristes.
Vaincue. Il n’est pas difficile d’imaginer Lucy dans dix ans d’ici : une femme trop grosse, le visage marqué de rides de tristesse, attifée de vêtements démodés depuis longtemps, parlant à ses chiens et chats, seule à table. Pas brillant comme vie. Mais cela vaudrait mieux que de passer ses journées à redouter l’agression suivante, quand les chiens ne suffiront pas à la protéger et que personne ne répondra à un appel téléphonique.
Il rejoint Petrus sur l’emplacement qu’il a choisi pour sa nouvelle résidence, un terrain en pente douce qui surplombe la maison de Lucy. L’expert du cadastre a déjà inspecté les lieux, et les piquets sont en place.
« Vous n’allez pas construire la maison vous-même, si?» demande-t-il.
Petrus a un petit rire. « Non. C’est un travail pour les gens du métier, le bâtiment, dit-il. La pose des briques, le plâtrage, tout ça, il faut s’y connaître. Non, moi je vais creuser pour les fondations. Ça, je peux le faire tout seul. Ce n’est pas un travail qualifié, c’est un boulot qu’un boy peut faire. Pour creuser des tranchées, un boy suffit. »
Petrus s’amuse de bon cœur à prononcer le mot. Jadis, il n’était qu’un boy. Mais il ne l’est plus. Maintenant, il peut jouer à être boy, comme Marie-Antoinette pouvait jouer à la fermière.
Il en vient à ce qu’il veut dire : « Si Lucy et moi retournions au Cap, seriez-vous prêt à vous occuper de sa part de la ferme ? On vous paierait un salaire, ou vous pourriez le faire pour un pourcentage. Un pourcentage du revenu de la propriété.
– Il faut que je m’occupe de la ferme de Lucy, dit Petrus. Il faut que je devienne le gérant de la ferme. » Il prononce ces mots comme s’il ne les avait jamais entendus, comme s’ils lui sautaient au nez comme un lapin qui sort d’un chapeau.
« Oui, on pourrait vous appeler le gérant, si vous voulez.
– Et un jour Lucy reviendra.
– Je suis sûr qu’elle reviendra. Elle est très attachée à la ferme. Elle n’a pas l’intention de l’abandonner. Mais elle vient d’avoir des moments difficiles. Elle a besoin de repos. De vacances.
– A la mer, dit Petrus avec un sourire qui découvre des dents jaunies par le tabac.
– Oui, à la mer, si elle veut. » Petrus a une manie de laisser des phrases en suspens qui l’énervé. A un moment, il avait pensé qu’il pourrait se lier d’amitié avec Petrus. Maintenant, il le déteste. Parler à Petrus, c’est la même chose que de donner des coups de poing dans un sac de sable. « Il me semble que ni l’un ni l’autre nous n’avons le droit de poser des questions à Lucy, si elle décide de prendre des vacances, dit-il. Pas plus vous que moi.
– Et je dois faire le gérant pendant combien de temps ?
– Je n’en sais rien encore, Petrus. Je n’ai pas encore discuté la question avec Lucy. J’étudie les possibilités, c’est tout, je cherche à savoir si vous seriez d’accord.
– Et j’aurai tout à faire… Il faudra nourrir les chiens, planter les légumes, tenir le banc au marché…
– Petrus, inutile de faire la liste de ce qu’il y a à faire. Il n’y aura pas de chiens. Je vous pose une question de principe : si Lucy prenait des vacances, seriez-vous disposé à vous occuper de la ferme ?
– Et comment j’irai au marché si je n’ai pas de véhicule ?
– C’est un détail pratique. On pourra discuter les détails plus tard. Je vous demande une réponse sur le principe : oui ou non. »
Petrus fait non de la tête. « C’est trop de travail, trop de travail », dit-il.
Un beau jour, la police téléphone : un certain sergent Esterhuyse de la brigade des détectives à Port Elizabeth. On a retrouvé sa voiture. Elle est dans la cour du commissariat de New Brighton, où il peut venir reconnaître le véhicule et le récupérer. Deux hommes ont été appréhendés.
« C’est merveilleux, dit-il. J’avais presque perdu tout espoir.
– Monsieur, nous gardons les dossiers pendant deux ans.
– Dans quel état est ma voiture? Est-ce qu’elle peut prendre la route ?
– Vous pouvez prendre la route avec. »
Dans un état d’euphorie inhabituel, il va avec Lucy à Port Elizabeth, et de là à New Brighton, où on les dirige vers la rue Van Deventer, jusqu’au bâtiment très bas, semblable à une forteresse, qui abrite le commissariat entouré d’une clôture de deux mètres couronnée de barbelés. De grands panneaux interdisent expressément de stationner devant le commissariat. Ils se garent bien plus loin dans la rue.
« Je t’attends dans la voiture, dit Lucy.
– Tu es sûre ?
– Je n’aime pas cet endroit. Je t’attends. »
Il se présente au comptoir ; on l’envoie par un dédale de couloirs jusqu’au service des vols de véhicules. Le sergent Esterhuyse, un petit blond rondouillard, cherche dans son fichier, puis l’emmène dans une cour où des dizaines de véhicules sont parqués pare-chocs contre pare-chocs. Ils vont et viennent entre les rangées de voitures.
«Où l’avez-vous retrouvée? demande-t-il à Esterhuyse.
-Ici même, à New Brighton. Vous avez de la chance. D’habitude, les vieilles Corolla, ces vandales les désossent pour récupérer les pièces détachées.
– Vous m’avez dit que vous avez procédé à des arrestations.
– Deux types. On les a épingles grâce à une dénonciation. On a trouvé une maison pleine de marchandises volées, des télés, des magnétoscopes, des frigos, tout ce que vous voulez.
– Et où sont-ils à l’heure qu’il est ?
– Libérés sous caution.
– Est-ce qu’il n’aurait pas mieux valu me faire venir avant de les laisser partir, pour me les faire identifier? Maintenant qu’on les a relâchés, ils vont disparaître dans la nature. Vous le savez bien. »
Le détective garde un silence crispé.
Ils s’arrêtent devant une Corolla blanche. « Ce n’est pas ma voiture, dit-il. Ma voiture est immatriculée au Cap. C’est porté sur ma déclaration de vol. » Du doigt il montre le numéro porté sur la feuille : CA 507644.
« Ils repeignent les voitures. Ils mettent de fausses plaques. Ils échangent les plaques d’une voiture à l’autre.
– Quand même, je vous dis que ce n’est pas ma voiture. Voulez-vous l’ouvrir? »
Le détective ouvre la voiture. A l’intérieur, ça sent le journal mouillé et le poulet grillé.
« Je n’ai pas de radio dans la mienne, dit-il. Ce n’est pas ma voiture. Vous êtes sûr qu’elle n’est pas quelque part ailleurs sur le parking ? »
Ils font le tour du parking attenant au commissariat. Sa voiture ne s’y trouve pas. Esterhuyse se gratte la tête. « Je vais revoir ça de près, dit-il. Il doit y avoir une erreur quelconque. Laissez-moi votre numéro, je vous passerai un coup de fil. »
Lucy est assise au volant de son minibus, les yeux fermés. Il frappe à la vitre et elle déverrouille la portière. « C’est une erreur, dit-il en montant. Ils ont bien une Corolla mais ce n’est pas la mienne.
– Tu as vu les hommes ?
– Les hommes ?
– Tu as dit qu’ils avaient arrêté deux hommes.
– Ils ont été relâchés sous caution. De toute façon, ce n’est pas ma voiture, alors ceux qu’ils ont arrêtés ne sont pas ceux qui ont volé ma voiture. »
Il y a entre eux un long silence. « Est-ce que cela va de soi, en toute logique ? »
Elle met le moteur en route et rageusement déboîte d’un coup de volant sec.
« Je ne me rendais pas compte que tu souhaitais tant qu’ils soient arrêtés », dit-il. Il perçoit la pointe d’irritation dans sa propre voix, mais ne fait rien pour la contrôler. « Si on les attrape, cela veut dire un procès avec tout ce qu’impliqué un procès. Tu seras obligée de témoigner. Est-ce que tu es prête à le faire ? »
Lucy tourne la clé de contact. Son visage est crispé par l’effort qu’elle fait pour ravaler ses larmes.
« De toute façon, ils ont perdu la piste de nos amis. Ils ne seront pas pris, sûrement pas quand on voit comment travaille la police. Donc, on peut faire une croix là-dessus. »
Il se ressaisit. Il est en train de devenir un raseur, un emmerdeur, mais il n’y a pas moyen d’éviter ça. « Lucy, franchement, il est temps de regarder les choses en face et de considérer les choix qui s’offrent à toi. Ou bien tu restes dans une maison pleine d’horribles souvenirs et tu continues à ressasser ce qui t’est arrivé, ou tu tournes la page et tu commences un nouveau chapitre de ta vie ailleurs. Voilà l’alternative, à mon sens. Je sais que tu voudrais rester, mais est-ce que tu ne devrais pas au moins réfléchir à l’autre possibilité? Est-ce que toi et moi, nous ne pouvons pas en parler de façon rationnelle ? »
Elle a un mouvement de dénégation. « Je ne peux plus parler, David, je ne peux plus, c’est tout », dit-elle d’une voix douce, sur un rythme rapide, comme si elle avait peur que les mots viennent à manquer. « Je sais que ce que je fais n’est pas clair. Je voudrais pouvoir m’expliquer. Mais je ne peux pas, à cause de ce que tu es et de ce que je suis, tout simplement, je ne peux pas. Je regrette. Je regrette aussi pour ta voiture. Je regrette que tu sois déçu. »
Elle pose sa tête sur ses bras ; ses épaules se soulèvent comme elle abandonne toute résistance.
Et de nouveau il sent monter en lui et le submerger l’apathie, l’indifférence, mais aussi l’apesanteur, comme s’il avait été grignoté peu à peu de l’intérieur et qu’il ne restait de son cœur que la coquille usée, lentement rongée. Comment, se dit-il, un homme dans cet état peut-il trouver des mots, trouver de la musique qui ramèneront les morts ?
Assise sur le trottoir, à moins de cinq mètres d’eux, une femme en pantoufles, dans une robe toute déchirée, fixe sur eux un regard farouche. D’un geste protecteur, il pose la main sur l’épaule de Lucy. Ma fille, pense-t-il, ma fille chérie. Qu’il m’échoit de guider. Et qui, un jour ou l’autre, devra me guider à son tour.
Sent-elle ses pensées ?
C’est lui qui reprend le volant. A mi-chemin, à sa surprise, Lucy se met à parler. « C’était si personnel, dit-elle. Cela s’est fait avec une haine personnelle, contre moi. C’est ce qui m’a sidérée plus que tout le reste. Le reste… On pouvait s’y attendre. Mais pourquoi une haine pareille contre moi ? Je ne les avais jamais vus de ma vie. »
Il attend qu’elle en dise plus, mais pour l’instant rien ne vient. « C’est l’histoire qui s’exprimait travers eux, offre-t-il enfin comme explication. Une histoire de torts longuement subis. Essaie de voir ça sous cet angle, cela t’aidera peut-être. Il t’a peut-être semblé qu’ils s’en prenaient à toi personnellement, mais ce n’était pas le cas : cela venait de loin, dicté par les ancêtres.
– Ça ne rend pas les choses plus faciles. Je reste en état de choc, je ne reprends pas le dessus, je veux dire le choc d’être objet de haine, dans l’acte même. »
Dans l’acte même. Est-ce qu’elle veut dire ce qu’il croit qu’elle veut dire ?
« Tu as toujours peur? demande-t-il.
– Oui.
– Tu as peur qu’ils reviennent ?
– Oui.
– Est-ce que tu pensais que si tu ne portais pas plainte contre eux, ils ne reviendraient pas ? Est-ce que c’est le raisonnement que tu t’es tenu ?
– Non.
– Alors, qu’est-ce que tu as pensé ? »
Elle garde le silence.
« Lucy, ça pourrait être si simple. Ferme le chenil. Tout de suite. Ferme la maison, paie Petrus pour la surveiller. Mets-toi en vacances pendant six mois ou un an, en attendant que les choses s’arrangent dans le pays. Pars pour l’étranger. Va en Hollande. Je paierai. Quand tu reviendras, tu feras le point, tu repartiras de zéro.
– David, si je pars maintenant, je ne reviendrai pas. Je te remercie de m’offrir cette possibilité, mais ça ne marchera pas. Tout ce que tu peux me proposer, j’y ai pensé, je l’ai ruminé, longuement.
– Alors, qu’est-ce que tu comptes faire ?
– Je ne sais pas. Mais quelle que soit ma décision, je tiens à la prendre seule, sans être poussée à faire ci ou ça. Il y a certaines choses que tu ne comprends pas, tout simplement.
– Qu’est-ce que je ne comprends pas ?
– D’abord, tu ne comprends pas ce qui m’est arrivé ce jour-là. Tu t’inquiètes pour moi, et je t’en suis reconnaissante, tu crois que tu comprends, mais en fin de compte, tu ne comprends pas. Parce que tu ne peux pas comprendre. »
Il lève le pied et va s’arrêter sur le bas-côté de la route. « Non, dit Lucy. Pas ici, cette partie de la route est dangereuse, ne prends pas de risque en t’arrêtant. »
Il reprend de la vitesse. « Au contraire, je ne comprends que trop bien, dit-il, et je vais prononcer le mot que l’on a évité jusqu’ici. Tu as été violée. Multiplions : par trois hommes.
– Et alors?
– Tu as eu peur d’y laisser ta vie. Tu as eu peur qu’une fois qu’ils auraient abusé de toi, ils te tuent, qu’ils se débarrassent de toi, parce tu n’étais rien pour eux.
– Et alors ? » Sa voix n’est plus qu’un murmure.
« Et moi, je n’ai rien fait. Je ne t’ai pas sauvée. »
Voilà ce que lui a à confesser.
Elle a un petit mouvement irrité de la main. « Ne te fais pas de reproches, David. Il n’était pas envisageable que tu me portes secours. S’ils étaient venus une semaine plus tôt, j’aurais été seule dans la maison. Mais tu as raison, je ne signifiais rien pour eux, rien. Et ça, je l’ai ressenti. »
Puis, après un moment de silence : «Je crois qu’ils n’en sont pas à leur coup d’essai, reprend-elle, d’une voix plus assurée. Les deux plus vieux du moins. Je crois que leur affaire, plus que tout, c’est le viol. Le vol, c’est un à-côté, si ça se présente. Le viol, c’est leur métier.
– Tu crois qu’ils reviendront ? *
– Je crois que je suis dans leur secteur. Ils m’ont marquée. Ils reviendront me chercher.
– Dans ce cas, tu ne peux pas rester.
– Pourquoi pas ?
– Parce que ce serait les inviter à revenir. »
Elle réfléchit un long moment avant de répondre. « Mais on peut voir les choses autrement, David. Et si… si ça, c’était le prix à payer pour rester ici. C’est peut-être leur façon de voir les choses ; et c’est peut-être comme cela que je devrais voir les choses, moi aussi. Ils considèrent que je dois quelque chose. Ils se considèrent comme des créanciers, qui viennent recouvrer une dette, un impôt. De quel droit pourrais-je vivre ici sans payer mon dû ? C’est peut-être ce qu’ils se disent.
– Ils se disent beaucoup de choses, sûrement. C’est leur intérêt d’inventer des histoires qui justifient ce qu’ils font. Mais écoute ce que tu sens instinctivement. Tu disais que tu n’as ressenti que de la haine de leur part.
– De la haine… Les hommes, le sexe, tu sais, rien ne m’étonne plus sur ce chapitre. Peut-être que, pour les hommes, c’est plus excitant de haïr la femme. Tu es un homme, tu dois savon– ça mieux que moi. Quand vous avez des rapports sexuels avec quelqu’un d’étrange, quand vous la coincez, quand vous pesez sur elle de tout votre poids et que vous l’immobilisez, est-ce que ce n’est pas comme lorsqu’on tue? On enfonce le couteau ; et on se retire ensuite, laissant un corps couvert de sang – est-ce que ce n’est pas comme un meurtre, comme si on s’en tirait impunément après un meurtre ? »
Tu es un homme. Tu dois savoir ça mieux que moi : est-ce que c’est une façon de parler à son père ? Est-ce qu’ils sont dans le même camp, elle et lui ?
« Peut-être bien, dit-il. Quelquefois. Pour certains hommes. » Et puis très vite, sans réfléchir : « Est-ce que c’était la même chose avec les deux? Un combat avec la mort ?
– Ils s’encourageaient mutuellement. C’est pour ça sans doute qu’ils font ça ensemble. Comme des chiens dans une meute.
– Et le troisième ? Le gamin ?
– Lui, il était là pour apprendre. »
Ils ont passé le panneau des cycas. Dans un instant, ils seront arrivés.
« S’ils avaient été blancs, tu ne parlerais pas d’eux comme ça, dit-il. S’ils avaient été des voyous, des petites frappes de Despatch, par exemple.
– Ah bon? Tu crois?
– Non, tu ne parlerais pas comme ça. Ce n’est pas un reproche. Il ne s’agit pas de reproches. Mais tu parles de quelque chose d’autre, quelque chose de nouveau. D’esclavage. Ils te veulent comme esclave.
– Non, il ne s’agit pas d’esclavage. Ils veulent m’assujettir, m’asservir. »
Il secoue la tête de droite à gauche. « C’est trop lourd à porter, Lucy. Vends. Vends la ferme à Petrus et viens avec moi, laisse tomber.
– Non. »
La conversation en reste là. Mais les paroles de Lucy continuent à résonner dans sa tête. Couvert de sang. Qu’est-ce qu’elle veut dire par là? Avait-il vu juste, en fin de compte, quand il avait rêvé d’un lit sanglant, d’un bain de sang ?
Leur métier, c’est le viol. Il revoit les trois visiteurs qui s’en vont dans la Toyota, pas tout à fait une vieille bagnole, avec l’électroménager entassé sur le siège arrière, chacun a la verge, son arme, bien au chaud et bien contente entre les jambes – dans un ronronnement, c’est le mot qui lui vient à l’esprit. Ils avaient bien lieu en vérité d’être satisfaits du travail accompli cet après-midi-là. Ils devaient être contents d’avoir répondu à leur vocation.
Il se souvient comment, encore enfant, il méditait sur le mot viol, essayant de se figurer ce qu’il voulait dire exactement. Il se demandait ce que la lettre v, qui d’habitude vibre de façon si inoffensive, faisait dans un mot qui inspire une telle horreur que nul ne se risque à le prononcer. Dans un livre d’art trouvé à la bibliothèque, il y avait une reproduction d’un tableau qui s’appelait L’Enlèvement des Sabines : des hommes à cheval à demi couverts de leurs cuirasses romaines, des femmes voilées de linges vaporeux qui font de grands gestes en jetant des cris. Qu’est-ce que ces attitudes théâtrales ont de commun avec le viol tel qu’il l’imagine : un homme vautré sur une femme et qui cherche à toutes forces à la pénétrer ?
Il pense à Byron. Les comtesses et filles de cuisine que Byron a pénétrées sont légion et dans le nombre certaines n’auront pas manqué de crier au viol. Mais aucune d’entre elles sûrement n’avait lieu de croire qu’à la fin de la séance elle aurait la gorge tranchée. Du point de vue qui est le sien aujourd’hui, du point de vue de Lucy, Byron fait tout à fait vieux jeu.
Lucy avait peur, était près de mourir de peur. Sa voix s’étouffait dans sa gorge, elle perdait le souffle, bras et jambes inertes. Tout cela n’est pas en train de m’arriver, se disait-elle comme les hommes la forçaient ; je rêve, c’est un cauchemar. Tandis que les hommes, de leur côté, s’enivraient de sa peur, s’en régalaient à qui mieux mieux, faisaient tout ce qu’ils pouvaient pour lui faire mal, pour la menacer, pour accroître sa terreur. Appelle tes chiens, disaient-ils. Vas-y, appelle tes chiens ! Quoi, pas de chiens ? On va t’en montrer nous des chiens !
Vous ne comprenez pas, vous n’étiez pas là, dit Bev Shaw. Eh bien, elle se trompe. L’intuition de Lucy, par contre, est juste, en fin de compte : il comprend tout à fait, il est capable, s’il se concentre, s’il se perd, il est capable d’être là, d’être l’un de ces hommes, de se glisser en eux, de les habiter avec le fantôme de lui-même. La question est de savoir s’il a ce qu’il faut pour se mettre à la place de la femme.
Dans la solitude de sa chambre, il écrit une lettre à sa fille :
« Lucy, ma chérie, avec tout l’amour que j’ai pour toi, voici ce que j’ai à te dire. Tu es sur le point de commettre une grave erreur. Tu veux faire acte d’humilité devant l’histoire. Mais tu fais fausse route. Tu vas te départir de tout honneur; tu ne pourras plus vivre avec toi-même. Je t’en conjure, écoute-moi.
« Ton père. »
Une demi-heure plus tard, on glisse une enveloppe sous sa porte.
« Mon cher David, tu n’as pas écouté ce que j’avais à te dire. Je ne suis pas celle que tu connais. Je suis une morte et je ne sais pas encore ce qui me ramènera à la vie. Tout ce que je sais, c’est que je ne peux pas partir d’ici.
« Tu ne vois pas ce que je te dis, et je ne sais pas quoi faire de plus pour que tu y voies clair. On dirait que, de propos délibéré, tu t’es mis dans un coin où les rayons du soleil n’arrivent pas. Tu me fais penser à l’un de ces trois chimpanzés, à celui qui se cache les yeux de ses bras.
« C’est vrai, il se peut que je fasse fausse route. Mais si je quitte la ferme maintenant, je partirai vaincue, et j’aurai dans la bouche le goût de cette défaite pour le restant de mes jours.
« Je ne peux pas rester une enfant pour toujours. Et tu ne peux pas être un père pour toujours non plus. Je sais que tes intentions sont les meilleures du monde, mais tu n’es pas le guide qu’il me faut, pas au stade où j’en suis.
« Bien à toi, Lucy. »
C’est là ce qu’ils ont à échanger; c’est là le dernier mot de Lucy.
Ils en ont fini de tuer les chiens pour la journée ; les sacs de plastique noirs sont empilés devant la porte, chacun d’eux ficelé, avec un corps et une âme à l’intérieur. Lui et Bev Shaw sont couchés sur le sol de la salle de consultation dans les bras l’un de l’autre. Dans une demi-heure, Bev s’en ira retrouver son Bill, et il se mettra à charger les sacs.
« Tu ne m’as jamais parlé de ta première femme, dit Bev Shaw. Lucy ne parle pas d’elle non plus.
– La mère de Lucy était hollandaise. Elle a dû te le dire. Evelina. Evie. Après le divorce, elle est repartie en Hollande. Par la suite, elle s’est remariée. Lucy ne s’entendait pas avec son beau-père. Elle a demandé à revenir en Afrique du Sud.
– Alors, elle a pris ton parti.
– En un sens, oui. Mais elle a aussi opté pour un cadre spécifique, un horizon. Maintenant, j’essaie de la persuader de repartir, ne serait-ce que pour des vacances. Elle a de la famille en Hollande, des amis aussi. La Hollande, ce n’est peut-être pas ce qu’il y a de plus passionnant, mais au moins ce n’est pas un endroit qui engendre des cauchemars.
– Et alors ? »
Il a un haussement d’épaules. « Pour l’instant, Lucy n’est pas disposée à écouter les conseils que j’ai à lui donner. Elle dit que je ne suis pas le guide qu’il lui faut.
– Mais tu étais prof.
– C’était par raccroc, tout au plus. L’enseignement n’a jamais été ma vocation. Et en tout cas, je n’ai jamais aspiré à enseigner aux autres comment mener leur vie. J’étais ce qu’on appelle un chercheur. J’écrivais des livres sur des auteurs morts. C’est ça que j’avais à cœur. L’enseignement, c’était un gagne-pain. »
Elle attend qu’il en dise plus, mais il n’est pas d’humeur à aller plus loin.
Le soleil se couche, il commence à faire froid. Ils n’ont pas fait l’amour ; ils ont bel et bien cessé de faire semblant de croire que c’est ce qu’ils font ensemble.
Il a en tête une image de Byron, seul sur la scène, qui prend sa respiration pour chanter. Il est sur le point de partir pour la Grèce. A l’âge de trente-cinq ans, il commence à comprendre que la vie est précieuse.
Sunt lacrimae rerum, et mentem mortalia tangunt : ce seront là les paroles de Byron, il en est sûr. Quant à la musique, elle flotte quelque part dans le lointain, elle ne lui est pas venue encore.
« Il ne faut pas t’inquiéter », dit Bev Shaw. Elle a la tête contre sa poitrine : elle entend probablement battre son cœur qui épouse le rythme de l’hexamètre. « Bill et moi, nous nous occuperons d’elle. Nous irons souvent à la ferme. Et puis, il y a Petrus. Petrus aura l’œil.
– Petrus, bien paternel.
– Oui.
– Lucy me dit que je ne peux pas être père pour toujours. Je ne peux m’imaginer, dans cette vie, n’être pas le père de Lucy. »
Elle passe les doigts dans ses cheveux à peine repoussés. « Tout ira bien, dit-elle tout bas. Tu verras. »