Vingt
Il regagne Le Cap par l’autoroute N2. Cela fait moins de trois mois qu’il est parti, mais dans ce peu de temps le bidonville s’est étendu à l’est de l’aéroport, a gagné sur l’autre côté de l’autoroute. Le flot des voitures doit ralentir pour laisser un enfant armé d’un bâton chasser une vache égarée sur la chaussée. Inexorablement, se dit-il, la campagne envahit la ville. Bientôt, on reverra du bétail sur le terrain communal de Rondebosch ; bientôt, l’histoire aura bouclé la boucle.
Le voilà donc rentré. Mais il n’a pas le sentiment d’être de retour au bercail. Il ne se voit pas reprendre ses quartiers dans la maison de Torrance Road, à l’ombre de l’université, rasant les murs comme un criminel, évitant ses anciens collègues. Il va falloir vendre la maison, déménager, prendre un appartement qui coûtera moins cher.
Quant à sa situation financière, c’est la pagaille. Il n’a pas payé une facture depuis qu’il est parti. Il vit à crédit ; d’un jour à l’autre, on ne lui fera plus crédit.
C’en est fini des jours où il courait le guilledou et le reste. Que reste-t-il à faire quand c’en est fini de courir? Il se voit avec des cheveux blancs, le dos voûté, se traîner jusqu’à l’épicerie du coin pour acheter son demi-litre de lait et sa demi-miche de pain ; il se voit, assis à un bureau, l’esprit vide, dans une pièce encombrée de papiers jaunissants, attendant la fin de l’après-midi, longue à venir, pour préparer le repas du soir et aller se coucher. La vie d’un chercheur qui a fait son temps, une vie sans espoir, sans avenir : est-il prêt à s’accommoder de cette vie-là ?
Il déverrouille le portail d’entrée. Les mauvaises herbes ont envahi le jardin, la boîte à lettres déborde, bourrée de prospectus publicitaires. La maison est assez bien fortifiée, selon les normes en vigueur, mais voilà des mois qu’elle est inhabitée : on ne peut guère espérer qu’elle n’aura pas été la cible de visiteurs. Et, en effet, il n’a pas plutôt ouvert la porte d’entrée que l’air qu’il respire lui dit que quelque chose ne va pas. Ce qui l’attend le met dans un état d’excitation morbide qui lui fait battre le cœur à grands coups.
Pas un bruit. Ceux qui sont venus sont repartis. Mais comment sont-ils entrés? Il va d’une pièce à l’autre sur la pointe des pieds, et comprend bientôt comment ils s’y sont pris. Les barreaux d’une des fenêtres de derrière ont été arrachés du mur et tordus pour dégager la fenêtre. Les vitres ont été brisées, juste assez pour laisser passer un enfant ou même un homme de petite taille. Le sol est recouvert d’une croûte de feuilles et de sable apportés par le vent.
Il fait le tour de la maison pour estimer ce qu’il a perdu. Sa chambre est saccagée, les placards vidés sont grands ouverts. Sa chaîne hi-fi a disparu, ainsi que ses bandes et ses disques, et son ordinateur. Les tiroirs de son bureau et le classeur ont été forcés ; les papiers jonchent le sol. A la cuisine, il ne reste rien, tout a été embarqué : couverts, assiettes, bouilloire, toaster. Partie aussi sa réserve d’alcools. Même le placard où il stockait des boîtes de conserve est vide.
Il ne s’agit pas d’un cambriolage ordinaire. C’est toute une bande de pillards qui ont investi les lieux, qui ont fait place nette et se sont retirés chargés de $Scs, de cartons, de valises, un butin : réparations de guerre, un épisode de plus dans la grande campagne de redistribution des biens. Qui a ses chaussures aux pieds à l’heure qu’il est? Est-ce que Beethoven et Janacek ont trouvé asile quelque part, ou les a-t-on balancés sur une décharge ?
De la salle de bains provient une mauvaise odeur. Un pigeon pris au piège dans la maison est mort dans le lavabo. Du bout des doigts, il soulève le tas répugnant de plumes et d’os qu’il met dans un sac en plastique qu’il ferme d’un nœud.
L’électricité est coupée, le téléphone, mort. S’il ne fait pas quelque chose tout de suite, il va passer la nuit dans le noir. Mais il est trop déprimé pour agir. Que tout ça aille au diable, se dit-il, et il se laisse tomber dans un fauteuil et ferme les yeux.
Comme le soir tombe, il se secoue et quitte la maison. Les premières étoiles paraissent. Par des rues désertes, par des jardins où flotte le parfum entêtant de la verveine et des jonquilles, il monte jusqu’au campus.
Il a toujours sa clé pour entrer dans le bâtiment des Communications. C’est une bonne heure pour venir hanter les lieux : les couloirs sont déserts. Il prend l’ascenseur jusqu’au cinquième étage pour aller à son bureau. On a enlevé l’étiquette avec son nom sur la porte. Elle a été remplacée par une autre où il lit DR S. OTTO. Sous la porte filtre un rai de lumière.
Il frappe. Pas un bruit. Il ouvre avec sa clé et entre.
Tout est changé dans la pièce. Ses livres et ses tableaux ont été enlevés et les murs sont nus, à l’exception d’un grand poster, un agrandissement d’une image de bande dessinée : Superman, tête basse, qui se fait morigéner par Loïs Lane.
Assis devant l’ordinateur, dans une lumière chiche, il y a un homme jeune qu’il ne connaît pas, qui fronce les sourcils en levant la tête : « Qui êtes-vous ? demande-t-il.
– Je suis David Lurie.
– Oui, et alors ?
– Je venais prendre mon courrier. C’était mon bureau, dans le passé, ajoute-t-il presque.
– Ah oui, David Lurie. Excusez-moi, je ne sais pas où j’ai la tête. J’ai tout mis dans un carton. Et d’autres affaires à vous que j’ai trouvées ici. » Il montre le carton : « Là-bas.
– Et mes livres ?
– Ils sont en bas, dans la remise. » Il prend le carton. « Merci, dit-il.
– Je vous en prie, dit le jeune Dr Otto. Vous allez arriver à porter tout ça ? »
Il emporte le lourd carton jusqu’à la bibliothèque où il a l’intention de dépouiller son courrier. Mais quand il arrive au contrôle des entrées, la machine électronique rejette sa carte d’accès. Il lui faut procéder à son dépouillement sur un banc du hall d’entrée.
Il est dans un tel état de nerfs qu’il ne peut fermer l’œil. A l’aube, il se dirige vers la montagne pour une longue marche. Il a plu, les ruisseaux coulent à flot. Il respire profondément le parfum entêtant des pins. A dater d’aujourd’hui, le voilà un homme libre, qui n’a d’obligations qu’envers lui-même. Il a tout le temps devant lui pour faire ce qui lui chante. C’est un sentiment bizarre, qui le met plutôt mal à l’aise, mais il présume qu’il s’y habituera.
Le petit séjour qu’il a fait auprès de Lucy ne l’a pas transformé en campagnard. Cependant certaines choses lui manquent – la famille de canards, par exemple : la mère cane qui tire des bords sur l’eau du barrage, se rengorgeant, toute fière, suivie de ses canetons qui nagent tout ce qu’ils savent dans son sillage, bien sûrs qu’il ne leur arrivera rien de mal tant qu’elle sera là.
Quant aux chiens, il préfère ne pas y penser. A partir de lundi, les chiens libérés de la vie entre les murs du centre seront jetés aux flammes anonymement, sans personne pour les pleurer. Sera-t-il jamais pardonné pour cette trahison?
Il passe à la banque, va faire une machine à la laverie automatique du quartier. Dans le petit magasin où depuis des années il achète son café, le vendeur fait celui qui ne le connaît pas. Sa voisine, qui arrose son jardin, prend bien soin de garder le dos tourné.
Il pense à William Wordsworth qui, lors de son premier séjour à Londres, va au théâtre pour enfants où Jack le Tueur Géant va et vient allègrement sur la scène, brandissant son épée, protégé par le mot invisible écrit sur le devant de sa veste.
Dans la soirée, d’une cabine publique il passe un coup de fil à Lucy : « Je voulais te rassurer au cas où tu t’inquiéterais, dit-il. Ça va. Il va me falloir un peu de temps pour me réinstaller, j’imagine. Je suis un peu perdu tout seul dans cette grande maison. Je m’ennuie des canards. »
Du pillage de la maison il ne dit mot. A quoi bon accabler Lucy du poids de ses soucis ?
« Et Petrus ? demande-t-il. Est-ce que Petrus s’occupe bien de toi, ou est-ce qu’il est toujours embringué dans ses problèmes de construction ?
– Petrus m’aide bien. Tout le monde se montre très serviable.
– Eh bien, je peux revenir quand tu veux si tu as besoin de moi. Tu n’as qu’à le dire.
– Merci, David. Pas pour l’instant, peut-être, mais un de ces jours. »
Qui aurait cru, quand sa fille est née, que le jour viendrait où il demanderait humblement qu’elle l’accueille chez elle ?
Un jour qu’il fait ses courses au supermarché, il se trouve dans la queue à la caisse derrière Elaine Winter, chef du département dont il faisait naguère partie. Elle a un chariot plein d’achats, alors que lui n’a qu’un panier. Elle répond à son salut d’un air crispé.
« Et comment ça marche au département sans moi ? » demande-t-il sur un ton aussi enjoué que possible.
Ça marche très bien – ce serait la réponse la plus franche : On se débrouille très bien sans vous. Mais elle est trop bien élevée pour dire ça. Elle fait une réponse évasive : « Oh, tant bien que mal, comme d’habitude.
– Vous avez embauché des nouveaux ?
– On a pris un nouveau, sous contrat. Un garçon jeune. »
J’ai fait sa connaissance, pourrait-il dire. Et il pourrait ajouter : Un vrai petit con. Mais lui aussi est bien élevé. Et, au lieu de ça, il demande :
« Quelle est sa spécialité ?
-Les langues appliquées. L’enseignement de la langue. »
Ainsi s’en vont les poètes, les maîtres morts aujourd’hui. Qui n’ont guère été de bons guides pour lui, il faut le dire. Aliter, c’est lui qui n’a pas su les entendre.
La femme devant eux prend son temps pour payer. Cela laisse à Elaine le loisir de poser la question suivante, qui devrait être : Et vous, David, comment ça va ? Et lui pourrait répondre : Très bien, Elaine, très bien, merci.
Mais, au lieu de cela, elle dit en faisant un geste vers son panier :
« Vous ne voulez pas passer avant moi ? Vous avez si peu de chose.
– Pour rien au monde, Elaine », réplique-t-il, et il prend quelque plaisir à observer les emplettes qu’elle fait passer du chariot sur le comptoir; pas seulement les articles ordinaires, pain, crémerie, mais les petites gâteries que s’offre une femme seule : glace à la crème (aux amandes, aux raisins), petits gâteaux importés d’Italie, plaques de chocolat – ainsi qu’un paquet de serviettes hygiéniques.
Elle paie avec sa carte de crédit. Une fois qu’elle est passée de l’autre côté de la caisse, elle lui fait un geste d’adieu. Son soulagement est tangible. « Au revoir ! crie-t-il par-dessus la tête de la caissière. Faites mes amitiés à tout le monde ! »
Elle ne se retourne pas.
Tel qu’il l’avait d’abord conçu, l’opéra était centré sur Lord Byron et sa maîtresse la Contessa Guiccioli. Prisonniers dans la villa Guiccioli dans la chaleur étouffante de l’été à Ravenne, épiés par le mari jaloux de Teresa, ils vont l’un et l’autre d’un salon sinistre à l’autre, chantant leur passion contrariée. Teresa se sent prise au piège, elle est rongée par un ressentiment brûlant et ne cesse de harceler Byron pour qu’il l’emmène vers une autre vie. Quant à Byron, il est en proie au doute, mais trop prudent pour le dire. Il soupçonne que les extases qu’ils ont connues plus tôt seront sans lendemain. Sa vie est entrée dans le calme plat ; confusément, il commence à aspirer à une retraite tranquille ; à défaut, il aspire à l’apothéose, à la mort. Les grandes arias de Teresa n’allument pas la moindre étincelle en lui ; lui chante une ligne mélodique compliquée, sombre, qui passe à côté de Teresa, la traverse sans la toucher, ou passe au-dessus d’elle.
C’est ainsi qu’il l’avait conçu : un morceau de musique de chambre sur l’amour et la mort, avec une jeune femme passionnée et un homme plus vieux, naguère passionné, mais dont la passion s’est refroidie ; comme une action doublée d’une musique complexe, jamais sereine, chantée dans un anglais qui s’efforce d’approcher un italien d’invention.
Du point de vue de la forme, cela n’est pas mal conçu. Les personnages se font pendant, s’équilibrent bien : le couple pris au piège, la maîtresse rejetée qui cogne aux carreaux des fenêtres, le mari jaloux. Et la villa aussi, avec les singes apprivoisés de Byron accrochés nonchalamment aux lustres et les paons qui vont et viennent d’un pas affairé entre les meubles d’un style napolitain surchargé, contribue à allier dans un juste équilibre l’intemporel et la décrépitude.
Et pourtant, chez Lucy, à la ferme d’abord, et ici, maintenant de nouveau, ce projet n’a pas réussi à devenir ce qui lui tient le plus à cœur. Il y a comme une malformation dans la conception même, quelque chose qui ne vient pas du cœur. Une femme se plaint aux étoiles que les domestiques qui les espionnent la contraignent ainsi que son amant à satisfaire leur désir dans un placard à balais – ça intéresse qui, en vérité ? Il trouvera bien des paroles pour Byron, mais la Teresa que l’histoire lui a léguée – jeune, avide, volontaire, difficile – n’est pas à la mesure de la musique dont il a rêvé, une musique aux riches harmonies automnales où perce pourtant une pointe d’ironie qu’il entend obscurément dans sa tête.
Il essaie un autre angle d’approche. Il abandonne les pages de notes qu’il a noircies, il abandonne la jeune mariée mutine et précoce avec son milord anglais prisonnier, et il essaie de saisir Teresa à l’âge mûr. La nouvelle Teresa est une petite veuve empâtée installée à la villa Gamba avec son vieux père; elle tient la maison, elle tient les cordons de la bourse, bien serrés, elle a à l’œil les domestiques qui pourraient voler du sucre. Dans cette nouvelle version, Byron est mort depuis longtemps. Le seul droit à l’immortalité qui lui reste, et le réconfort de ses nuits solitaires, est un coffre entier de lettres et de souvenirs qu’elle garde sous son lit, ce qu’elle appelle son reliquie, que ses petites-nièces devront ouvrir après sa mort pour prendre connaissance du contenu, muettes d’admiration pour le célèbre amant de leur tante.
Est-il à la recherche de cette héroïne-là depuis tout ce temps ? Une Teresa plus vieille pariera-t-elle à son cœur dans l’état où son cœur se trouve aujourd’hui ?
Le passage du temps n’a pas été clément pour Teresa. Sa lourde poitrine, sa taille épaisse, ses jambes courtaudes lui donnent plus l’allure d’une paysanne, d’une contadina que d’une aristocrate. Le teint que jadis Byron admirait tant s’est brouillé ; l’été, elle est terrassée par des crises d’asthme qui la laissent haletante, cherchant désespérément sa respiration.
Dans les lettres qu’il lui écrivait, Byron l’appelait Mon amie, puis Mon amour, puis Mon éternel amour. Mais en rivalité avec les lettres d’amour, il existe d’autres lettres auxquelles elle n’a pas accès et qu’elle ne peut brûler. Dans ces lettres, adressées à ses amis anglais, Byron la place avec désinvolture dans la liste de ses conquêtes italiennes, se moque de son mari, fait allusion à des femmes de son entourage avec qui il a couché. Au cours des années écoulées depuis la mort de Byron, ses amis ont publié nombre de mémoires basés sur ces lettres. L’histoire qu’ils racontent dit qu’après avoir enlevé la jeune Teresa à son mari, Byron s’est lassé d’elle ; il trouvait qu’elle n’avait rien dans la tête; il n’est resté que par devoir, et c’est pour lui échapper qu’il s’est embarqué pour la Grèce, où il devait trouver la mort.
Leurs calomnies la blessent profondément. Ses années avec Byron constituent le sommet de sa vie. L’amour de Byron est tout ce qui la distingue du reste du monde. Sans lui, elle n’est rien : une femme qui a passé la fleur de l’âge, sans avenir, qui finit ses jours dans l’ennui d’une ville de province, faisant des visites et recevant des amies, massant les jambes de son père quand elles le font souffrir, dormant seule. Trouvera-t-il dans son cœur de quoi aimer cette femme ordinaire, quelconque ? Peut-il l’aimer assez pour composer la musique qui lui conviendra ? Et s’il ne peut pas, que lui reste-t-il ?
Il revient à ce qui maintenant s’impose comme la scène d’ouverture. Un jour étouffant de plus tire à sa fin. Teresa se tient à une fenêtre du deuxième étage de la maison de son père, d’où elle contemple les marais et les pinèdes de la Romagne, tournée vers le soleil qui scintille sur l’Adriatique. Fin du prélude; tout se tait; elle respire profondément. Mio Byron, chante-t-elle d’une voix vibrante de tristesse. Une unique clarinette lui répond, s’éteint peu à peu, se tait. Mio Byron, appelle-t-elle à nouveau, avec plus de force.
Où est-il, son Byron? Byron est perdu, voilà la réponse. Byron erre parmi les ombres. Et elle aussi est perdue, la Teresa qu’il aimait, la jeune fille de dix-neuf ans aux petites boucles blondes qui s’abandonnait avec tant de joie à l’impérieux Anglais, et qui ensuite lui caressait le front qu’il posait sur son sein nu, respirant profondément, s’abandonnant au sommeil après ses étreintes passionnées.
Mio Byron, chante-t-elle pour la troisième fois, et de quelque part, des cavernes des enfers, une voix répond, une voix mal assurée, désincarnée, la voix d’un fantôme, la voix de Byron. Où es-tu ? chante-t-il ; puis vient le mot qu’elle ne veut pas entendre : secca, desséchée. La voilà tarie, la source de toute chose,
Elle est si faible, si hésitante, la voix de Byron, que Teresa dans son chant lui renvoie ses paroles, l’aidant à trouver son souffle pour chaque mot, le ramenant à la vie, son enfant, son petit garçon. Je suis là, chante-t-elle, elle le soutient, elle l’empêche de sombrer. Je suis ta source. Te souviens-tu comme ensemble nous sommes allés voir les sources de l’Arqua ? Ensemble, toi et moi. J’étais ta Laure, t’en souvient-il ?
Voilà comment il faut poursuivre à partir de là : Teresa donne sa voix à son amant, et lui, l’homme dans la maison mise à sac, donne sa voix à Teresa. L’aveugle qui en conduit un autre, faute de mieux.
Il travaille aussi vite qu’il peut, cramponné à Teresa, et essaie de tracer les grandes lignes des premières pages d’un livret. Mets les paroles noir sur blanc, se dit-il. Cela fait, ce sera plus facile. Ensuite, il aura le loisir de chercher chez les grands maîtres, des envolées mélodiques peut-être et – qui sait? – des idées qui remontent le moral.
Mais, peu à peu, comme il commence à passer ses journées plus intensément avec Teresa et Byron mort, il devient clair que les chants volés ne feront pas l’affaire, que l’une comme l’autre exigeront une musique composée pour eux. Et il est surpris de voir que, par bribes, la musique lui vient. Parfois, le mouvement d’une phrase musicale lui vient avant même qu’il ait la moindre idée de ce que seront les paroles ; parfois, c’est le texte qui dicte une cadence ; parfois, l’ombre d’une mélodie, que depuis des jours il était au bord d’entendre, soudain se déploie et se révèle avec bonheur.
Comme l’action se développe, de plus, elle génère d’elle-même des modulations et des transitions qu’il sent courir dans ses veines, même si ses connaissances musicales ne lui permettent pas de les réaliser.
Il se met à travailler au piano pour composer et noter le début d’une partition. Mais quelque chose dans le son du piano le gêne : c’est un son trop plein, trop physique, trop riche. Du grenier, d’une caisse où ont été rangés les vieux livres et les jouets de Lucy, il tire un instrument bizarre, un petit banjo à sept cordes, qu’il lui avait acheté dans les rues de Kwa-Mashu quand elle était enfant. A l’aide du banjo il commence à noter la musique que Teresa, tantôt plaintive, tantôt dans des éclats de colère, chantera à son amant mort, et à laquelle Byron, de sa voix blanche fera écho pour lui répondre du pays des ombres.
Plus il s’enfonce à la suite de la Contessa dans ses enfers, chantant les paroles qu’elle dirait, ou fredonnant sa ligne mélodique, plus le son aigrelet de ce jouet idiot, à sa surprise, devient inséparable de Teresa. Toutes ces vastes arias dont il avait rêvé pour elle, il les abandonne; et dès lors il n’y a plus qu’un pas à faire pour lui mettre l’instrument entre les mains. Au lieu d’aller et venir sur la scène, Teresa est maintenant assise, contemplant au-delà des marais les portes de l’enfer, tenant sur ses genoux la mandoline sur laquelle elle accompagne ses envolées lyriques, tandis que sur le côté de la scène un trio discret en hauts-de-chausses (un violoncelle, une flûte, un basson) remplit les vides des entractes ou, de quelques mesures, ajoute un commentaire entre les strophes.
Et lui, de son bureau qui donne sur le jardin envahi de mauvaises herbes, s’émerveille de ce que le petit banjo lui apprend. Il y a six mois, il avait pensé qu’il trouverait sa place, dans son Byron en Italie, comme une présence fantomatique entre Teresa et Byron : entre le désir de prolonger l’été d’un corps passionné, et le réveil malgré lui du long sommeil de l’oubli. Mais il se trompait. Ce n’est pas l’érotique qui l’appelle en fin de compte, ni l’élégiaque, mais le comique. Il n’est dans cet opéra ni comme Teresa, ni comme Byron, m même comme un amalgame de l’un et de l’autre : il est pris dans la musique même, dans le son sans résonance, pincé, menu, des cordes du banjo, la voix qui cherche à monter en s’arrachant à cet instrument ridicule, mais qui ne cesse d’être ramenée, comme un poisson au bout d’une ligne.
C’est donc ça l’art, pense-t-il, et c’est comme ça que ça marche ! Comme c’est étrange ! Comme c’est passionnant !
Il passe des jours entiers totalement pris par Byron et Teresa, vivant de café noir et de cornflakes. Le réfrigérateur est vide, son lit n’est pas fait ; les feuilles qui entrent par le carreau cassé tourbillonnent par terre. Peu importe, se dit-il, que les morts ensevelissent les morts.
Les poètes m’ont appris l’amour, chante Byron de sa voix fêlée, monocorde, débitant les neuf syllabes sur un do naturel ; mais la vie, je l’ai découvert, descendant l’échelle chromatique jusqu’au fa, c’est autre chose. Cling, clong, ding, disent les cordes du banjo. Mais pourquoi, pourquoi ? lance Teresa dont la voix monte et s’abaisse en une longue courbe de reproches. Cling, clong, ding, ponctuent les cordes.
Elle veut être aimée, Teresa, d’un amour qui lui donnera l’immortalité ; elle veut rejoindre les Laure et les Flore du temps jadis. Et Byron? Byron sera fidèle jusqu’à la mort, mais il ne promet rien de plus. Restons liés l’un à l’autre, jusqu’à ce que l’un de nous rende l’âme.
Mon amour, chante Teresa, My love, donnant autant d’ampleur que possible au monosyllabe anglais qu’elle a appris dans le lit du poète. Cling, répondent les cordes en écho. Une femme amoureuse, une femme vautrée dans l’amour ; une chatte qui miaule sur un toit brûlant ; les molécules complexes de protéines courent dans les veines, gonflent les organes sexuels, rendent les paumes moites, et la voix se fait rauque comme l’âme lance ses désirs vers les cieux. C’est à cela que servaient les Soraya et les autres : elles purgeaient son sang de ces hétéroprotéines comme on suce le venin d’un serpent, et il était libéré de ses moiteurs et retrouvait des idées claires. Dans la maison de son père à Ravenne, Teresa pour son malheur n’a personne pour sucer le venin qui l’empoisonne. Viens me rejoindre, mio Byron, pleure-t-elle. Viens me rejoindre, aime-moi ! Et Byron, exilé de la vie, pâle comme un fantôme, lui fait écho avec dérision : Laisse-moi, laisse-moi !
Il y a des années, lorsqu’il vivait en Italie, il a vu cette forêt entre Ravenne et la côte Adriatique où un siècle et demi plus tôt Byron et Teresa se promenaient à cheval. Quelque part sous les arbres, doit se trouver l’endroit où pour la première fois l’Anglais a soulevé les jupes de celle qui l’avait charmé avec ses dix-huit ans, de la jeune épouse d’un autre. Il pourrait prendre l’avion pour Venise demain, de là sauter dans un train pour Ravenne, parcourir les anciennes allées cavalières, et passer devant l’endroit même de leurs ébats. Il invente la musique (ou c’est la musique qui l’invente), mais l’histoire, il ne l’invente pas. C’est sur ces aiguilles de pin que Byron a pris sa Teresa « craintive comme une gazelle », dit-il, froissant ses vêtements, mettant du sable dans ses dessous (tandis que les chevaux attendaient à côté d’eux dans l’indifférence), et de cette belle occasion naquit une passion qui la fit hurler à la lune pour le restant de ses jours, en proie à une fièvre qui le fait hurler lui aussi, à sa manière.
Teresa montre la voie ; de page en page, il la suit. Et puis, un beau jour, monte obscurément une autre voix, qu’il n’a pas entendue jusque-là, qu’il ne comptait pas entendre. Les paroles lui disent que c’est Allegra, la fille de Byron ; mais de quel recoin de son cœur vient-elle? Pourquoi m’as-tu laissée? Viens me chercher! crie-t-elle. J’ai chaud, si chaud, si chaud! Elle se plaint sur un rythme qui lui est propre et qui s’insinue avec insistance entre les voix des amants.
A l’appel intempestif de la petite de cinq ans, pas de réponse. Malgracieuse, mal aimée, négligée par son célèbre père, elle est passée de mains en mains avant d’être confiée à des religieuses. Si chaud! Si chaud! Si chaud, gémit-elle du lit dans ce couvent où elle meurt de la malaria. Pourquoi m’as-tu oubliée ?
Pourquoi son père se refuse-t-il à répondre ? Parce qu’il en a assez de vivre ; parce qu’il préférerait retourner là où il se sent chez lui, sur l’autre rive de la mort, abîmé dans son ancien sommeil. Ma pauvre petite enfant! chante Byron à contrecœur, d’une voix hésitante, trop faible pour qu’elle l’entende. Sur le côté, dans l’ombre, le trio joue le motif qui se déploie comme avance un crabe, tantôt montant, tantôt descendant, le motif de Byron.