Quatorze

Le lendemain. Un autre jour. Ettinger téléphone pour proposer de leur prêter une arme, « en attendant ». « Merci, répond-il. Nous allons y réfléchir. »

Il sort les outils de Lucy et répare la porte de la cuisine du mieux qu’il le peut. Ils devraient mettre des barreaux, des portes de sécurité, une clôture tout autour de la propriété, comme l’a fait Ettinger. Ils devraient faire de la maison un bastion. Lucy devrait acheter un revolver et un émetteur radio, et prendre des leçons de tir. Mais y consentira-t-elle jamais ? Elle est ici parce qu’elle aime cette terre, et le mode de vie ländlich d’antan. Et si ce mode de vie est condamné à disparaître, que va-t-il lui rester à aimer?

On réussit à amadouer Katy pour la faire sortir de sa cachette et on l’installe dans la cuisine. Elle est morose et craintive, elle suit Lucy partout, accrochée à ses talons. La vie ne s’écoule plus d’un instant à l’autre comme avant. La maison est comme un lieu étranger, violé; ils sont continuellement sur le qui-vive, ils dressent l’oreille.

Et puis voilà Petras qui revient. Un vieux camion ahane sur les ornières de l’allée et s’arrête devant l’étable. Petrus descend de la cabine, dans un costume trop petit pour lui, suivi de sa femme et du chauffeur. De l’arrière du camion les deux hommes déchargent des cartons, des poteaux enduits de créosote, des plaques de tôle galvanisée, un rouleau de tuyau plastique, et enfin, dans un grand tintamarre, deux moutons pas encore tout à fait adultes, que Petrus attache à un piquet de la clôture. Le camion tourne autour de l’étable et redescend l’allée en pétaradant. Petrus et sa femme disparaissent dans l’étable. Bientôt un panache de fumée s’élève du pot de cheminée en amiante.

Il continue à observer ce qui se passe. Au bout d’un moment, la femme de Petrus apparaît, et d’un geste large, avec aisance, vide un seau. Une belle femme, se dit-il, avec sa jupe aux chevilles et son foulard drapé en hauteur sur sa tête, comme une paysanne. Une belle femme, un homme qui a de la chance. Mais où étaient-ils donc?

« Petrus est de retour, dit-il à Lucy, avec tout un chargement de matériaux de construction.

– Tant mieux.

– Pourquoi est-ce qu’il ne t’a pas dit qu’il s’absentait ? Ça ne te paraît pas suspect qu’il ait disparu précisément à ce moment-là ?

– Je n’ai pas d’ordres à donner à Petrus. Il est son propre maître. »

Fin de non-recevoir, mais il laisse passer. Il a décidé de tout laisser passer, avec Lucy, pour l’instant.

Lucy s’isole, n’exprime aucun sentiment, ne s’intéresse à rien autour d’elle. C’est lui, qui n’y connaît rien à la terre, qui doit faire sortir les canards, se débrouiller des vannes et faire arriver l’eau pour sauver le jardin de la sécheresse. Lucy passe des heures sur son lit, les yeux dans le vide, ou à regarder de vieux magazines dont elle semble avoir un stock inépuisable. Elle les feuillette avec des gestes impatients comme si elle cherchait quelque chose qu’elle ne trouve pas. Plus de trace d’Edwin Drood.

Il repère Petrus près du barrage, dans son bleu de travail. C’est plutôt bizarre qu’il ne soit pas venu prendre des instructions auprès de Lucy. Il le rejoint, on se salue. « Vous avez dû apprendre que nous avons subi un vol sérieux mercredi pendant que vous n’étiez pas là.

– Oui. J’ai entendu dire, dit Petrus. Mauvais ça, très mauvais. Mais maintenant ça va. »

Est-ce que ça va ? Est-ce que lui va bien ? Est-ce que Lucy va bien ? Est-ce une question que pose Petrus ? Ça n’a pas l’air d’être une question, mais il ne peut pas, en toute décence, le prendre autrement. La question en fait c’est : que faut-il répondre ?

« Je suis vivant, dit-il. Tant qu’on est vivant, ça va, j’imagine. Alors oui, ça va. » Il se tait, attend, laisse le silence s’installer, un silence que Petrus devrait rompre en posant la question qui s’impose : Et Lucy, comment ça va ?

Ce n’est pas le cas. « Est-ce que Lucy va aller au marché demain ? demande Petrus.

– Je ne sais pas.

– Parce qu’elle va perdre son stand si elle n’y va pas, dit Petrus. Enfin, ça se pourrait. »

« Petrus veut savoir si tu vas au marché demain, dit-il à Lucy. Il a peur que tu perdes ton stand.

– Et si vous y alliez tous les deux ? dit-elle. Moi, je n’ai pas le courage.

– Tu es sûre ? Ça serait dommage de manquer une semaine. »

Elle ne répond pas. Elle préfère se tenir à l’abri des regards, et il sait bien pourquoi. C’est à cause de l’opprobre. A cause de la honte. Ils ont bien réussi, les visiteurs de mercredi : voilà ce qu’ils ont fait à cette jeune femme, moderne, pleine de confiance en elle. Comme une tache qui s’étale, l’histoire gagne toute la région. Et ce n’est pas l’histoire qu’elle a à raconter, mais la leur : l’histoire leur appartient. Comme ils l’ont bien remise à sa place, comme ils lui ont bien montré ce qu’on fait des femmes.

Avec un seul œil valide, et sa calotte blanche, il n’est pas lui-même sans timidité pour se montrer en public. Mais pour Lucy, il fait ce qu’il y a à faire au marché, assis à côté de Petrus derrière leur étal ; il supporte les regards des curieux, répond poliment aux amis de Lucy qui veulent bien exprimer leur commisération : « Oui, nous avons perdu une voiture, dit-il. Et les chiens, bien sûr, tous sauf un. Non, non, ma fille va bien, mais elle n’était pas dans son assiette aujourd’hui. Non, nous ne sommes pas optimistes, la police est débordée, comme vous savez, j’en suis sûr. Oui, je ne manquerai pas de le lui dire. »

Il lit leur histoire dans un article du Herald. Des assaillants inconnus, c’est ainsi qu’on désigne les hommes. «Trois assaillants inconnus ont attaqué Mlle Lucy Lourie et son vieux père dans leur petite exploitation aux abords de Salem, et ont emporté des vêtements, des appareils électroniques et une arme à feu. L’incident a pris un tour bizarre lorsque les voleurs ont abattu six chiens de garde avant de prendre la fuite dans une Toyota Corolla de 1993 immatriculée ÇA 507644. M. Lourie, qui a été légèrement blessé lors de l’agression, a été soigné à l’hôpital local et a été autorisé à rentrer chez lui. »

Il se réjouit de voir qu’on n’établit aucun rapport entre le père âgé de Mlle Lourie et David Lurie, disciple du poète, chantre de la nature, William Wordsworth, et jusqu’à une date récente professeur à l’Université technique du Cap.

Pour ce qui est des ventes au marché, il n’a pas grand-chose à taire. C’est Petrus qui met leurs marchandises à l’étalage, prestement, efficacement, c’est lui qui connaît les prix, encaisse l’argent, rend la monnaie. C’est Petrus en réalité qui fait tout le travail, pendant qu’il est sur son pliant et se frotte les mains pour les réchauffer. On se croirait au bon vieux temps, baas en Klaas, le maître et le vilain. Sauf qu’il ne se permet pas de donner des ordres à Petrus. Petrus fait ce qu’il y a à faire, ça s’arrête là.

Cependant, les profits sont en baisse : moins de trois cents rands. Lucy n’est pas là, c’est l’explication, cela ne fait aucun doute. Il faut recharger les boîtes de fleurs, les sacs de légumes dans le minibus. Petrus secoue la tête : « Pas bon, ça. »

Jusqu’ici Petrus n’a fourni aucune explication pour justifier son absence. Petrus a le droit d’aller et venir à sa guise ; il a usé de ce droit, il a aussi le droit de garder le silence. Mais une question demeure sans réponse : Petrus sait-il qui étaient les inconnus ? Est-ce un mot que Petrus a lâché qui a fait de Lucy leur cible, plutôt, par exemple, que le père Ettinger? Petrus était-il au courant de ce qu’ils allaient faire ?

Jadis, on aurait pu s’expliquer avec Petrus. Jadis, on aurait pu se permettre de s’expliquer avec Petrus, au point de se mettre en colère, de l’envoyer au diable et d’en embaucher un autre à sa place. Mais, si Petrus reçoit des gages, Petrus n’est plus, au sens strict du terme, un employé. C’est difficile en fait de définir précisément ce qu’est Petrus. Le mot qui semble le plus approprié est celui de voisin. Petrus est à l’heure qu’il est un voisin qui vend sa force de travail, parce que cela lui convient. Il se vend sous contrat, contrat dont il n’y a pas de trace écrite, et ce contrat ne prévoit pas qu’il puisse être congédié parce que des soupçons pèsent sur lui. Us vivent dans un monde tout nouveau, lui et Lucy et Petrus. Petrus le sait bien, et lui le sait aussi, et Petrus sait qu’il le sait.

Malgré tout, il est à l’aise avec Petrus, il serait même prêt, tout en restant quelque peu sur ses gardes, à l’aimer. Petrus est de sa génération. Il ne fait aucun doute que Petrus est passé par bien des choses, il ne fait aucun doute qu’il a une histoire à conter. Il ne verrait pas d’inconvénient à entendre Petrus raconter son histoire un de ces jours. Mais il préférerait ne pas l’entendre dans la langue anglaise, réductrice. De plus en plus, il est persuadé que l’anglais n’est pas le médium capable d’exprimer la vérité de l’Afrique du Sud. De longues suites de mots dans le code anglais, dans de longues séries de phrases, se sont empâtées, ont perdu leurs articulations, se sont désarticulées, raidies, roidies. Comme un dinosaure qui expire et s’enfonce dans la boue, la langue a perdu sa souplesse. Si elle devait épouser le moule de l’anglais, l’histoire de Petrus en ressortirait percluse, un conte d’antan.

Ce qui lui plaît en Petrus, c’est son visage, son visage et ses mains. S’il existe quelque chose comme l’honnête labeur, Petrus en porte les marques. Homme patient, vaillant à la tâche, dur au travail. Un paysan, un homme de la campagne. Retors et matois, et sans nul doute menteur aussi, comme les paysans le sont partout. Honnête labeur et honnête roublardise.

Il n’est pas sans avoir des soupçons sur ce que Petrus cherche à faire, tôt ou tard. Petrus ne se contentera pas de labourer son hectare et demi, pour toujours. Lucy est restée là plus longtemps que sa bande d’amis hippies en mal de vie de bohème, mais pour Petrus, Lucy ne pèse pas lourd : elle n’est qu’un amateur qui joue à la fermière avec enthousiasme, mais qui n’est pas une paysanne. Petrus voudrait reprendre les terres de Lucy. Ensuite, il voudrait y ajouter celles d’Ettinger, ou du moins assez pour y faire paître un troupeau. Avec Ettinger, ce sera une autre paire de manches. Lucy est là de passage. Ettinger est un paysan comme Petrus, un homme de la terre, tenace, enraciné, eingewurzelt. Mais un de ces jours Ettinger mourra, et le fils Ettinger a pris la fuite. Ettinger n’a pas été malin. Un bon paysan fait en sorte d’avoir de nombreux fils.

Petrus a une vision de l’avenir dans laquelle les gens comme Lucy n’ont pas de place. Mais cela ne fait pas forcément de lui un ennemi pour autant. La vie des paysans a toujours été une question de voisins qui intriguent les uns contre les autres, qui se souhaitent des calamités, de mauvaises récoltes, qui veulent voir l’autre ruiné, mais quand ça va mal, on se prête main-forte.

L’interprétation la pire, la plus sombre, serait de penser que Petrus a pris trois hommes de main pour donner une leçon à Lucy, leur laissant le butin pour gages. Mais il ne peut croire à ce scénario, ce serait trop simple. Ce qu’il soupçonne être la vérité vraie est quelque chose de nature beaucoup plus – il cherche le mot juste – anthropologique, quelque chose qui prendrait des mois pour arriver au fond, des mois de conversation patiente, sans se presser, avec des dizaines de gens, et qui demanderait les services d’un interprète.

Par ailleurs il croit dur comme fer que Petrus savait qu’il se tramait quelque chose; il croit qu’il aurait pu avertir Lucy. C’est pour cela qu’il s’entête sur le sujet. C’est pour cela qu’il continue à tanner Petrus.

Petrus a vidé le barrage de retenue et il débarrasse le ciment des algues qui s’y sont développées. C’est un travail désagréable. Néanmoins, il lui propose son aide. Mal à l’aise dans les bottes de caoutchouc de Lucy trop petites pour lui, il descend dans le bassin, avançant avec précaution sur la surface glissante. Pendant un moment lui et Petrus travaillent de concert, ils raclent, grattent le ciment, débarrassent la boue à grandes pelletées.

« Vous savez, Petrus, dit-il, j’ai peine à croire que les hommes qui sont venus ici étaient des étrangers. J’ai peine à croire qu’ils sont venus d’ailleurs, qu’ils ont surgi de nulle part, qu’ils ont fait ce qu’ils ont fait, et qu’ils ont disparu comme des fantômes. J’ai peine à croire qu’ils s’en sont pris à nous tout simplement parce que nous étions les premiers Blancs qu’ils ont rencontrés ce jour-là. Qu’est-ce que vous en pensez? Est-ce que je me trompe ? »

Petrus fume la pipe, une pipe ancienne avec un tuyau recourbé et un petit couvercle d’argent sur le fourneau. Le voilà qui se redresse, sort la pipe de la poche de son bleu, soulève le couvercle, tasse le tabac dans le fourneau et suce la pipe sans l’allumer. Il contemple d’un air absorbé le mur du barrage, les collines, l’étendue de la plaine. Son visage exprime une sérénité absolue.

« Il faut que la police les retrouve, finit-il par dire. Il faut qu’ils les retrouvent et qu’ils les mettent en prison. C’est le boulot de la police.

– Mais la police ne les retrouvera pas si on ne l’aide pas. Ces hommes connaissaient l’existence de la station forestière. Je suis persuadé qu’ils savaient que Lucy vit ici. Comment auraient-ils su tout ça s’ils étaient totalement étrangers à la région ? »

Petrus préfère penser que ce n’est pas là une question. Il met sa pipe dans sa poche, laisse sa pelle pour prendre un balai.

« Il ne s’agit pas seulement d’un vol, Petrus, continue-t-il obstinément. Ils ne sont pas venus seulement pour voler. Ils ne sont pas venus seulement pour me faire ça. » Il porte la main à sa tête pansée, au bandeau qu’il a sur l’œil. « Ils sont venus pour faire autre chose aussi. Vous savez bien ce que je veux dire, ou si vous ne le savez pas, vous n’avez sûrement aucun mal à le deviner. Après ce qu’ils ont fait, vous ne pouvez pas espérer que Lucy va reprendre sa vie comme si de rien n’était. Je suis le père de Lucy. Je veux qu’on arrête ces hommes, qu’ils passent en justice et qu’ils soient punis. Est-ce que j’ai tort? Est-ce que j’ai tort de vouloir que justice soit faite ? »

Peu lui importe maintenant comment il va arracher à Petrus les mots qu’il veut entendre, mais il veut les entendre.

« Non. Vous n’avez pas tort. »

Tout d’un coup il sent la colère monter en lui, il est pris par surprise. Il ramasse sa pelle et rageusement décolle du fond du bassin de grandes plaques qu’il balance par-dessus son épaule de l’autre côté du mur. Il se met en garde : Tu es en train de te mettre en rage, arrête ça ! Et pourtant, à cet instant, il voudrait prendre Petrus à la gorge. Si ça avait été ta femme au lieu de ma fille, voudrait-il dire à Petrus, tu ne serais pas en train de bourrer ta pipe et de peser tes mots avec tant de circonspection. Violation : voilà le mot qu’il voudrait arracher à Petrus. Oui, c’était une violation, voilà ce qu’il voudrait l’entendre dire ; oui, c’était un outrage.

En silence, côte à côte, lui et Petrus finissent leur nettoyage.

Voilà comment il passe ses journées à la ferme. Il aide Petrus à nettoyer le système d’irrigation. Il empêche le jardin de dépérir. Il emballe ce qu’ils emportent au marché. Il aide Bev Shaw au centre. Il balaie, il fait la cuisine, il fait tout ce que Lucy ne fait plus. Il est occupé du lever du jour au coucher du soleil.

Son œil guérit avec une rapidité surprenante : au bout de tout juste une semaine, il peut s’en servir et se passer du bandeau. Les brûlures prennent plus longtemps. Il garde sa calotte de bandes et un pansement sur l’oreille. L’oreille, quand on la découvre, a l’air d’un mollusque rosé sorti de sa coquille : il ne sait pas quand il aura le cran de l’exposer aux regards des autres.

Il achète un chapeau pour se protéger du soleil et, dans une certaine mesure, pour dissimuler son visage. Il essaie de s’habituer à avoir l’air bizarre, plus que bizarre, repoussant – comme une créature pitoyable que les enfants reluquent dans la rue. « Pourquoi cet homme a l’air si drôle ? » demandent-ils à leurs mères, qui les font taire.

Il va aussi peu que possible dans les magasins de Salem, et seulement le samedi à Grahamstown. Tout d’un coup, il s’est transformé en reclus, un reclus de campagne. Il a fini de courir. Même si le cœur est aimant comme autrefois, même si la lune continue à briller aussi clair. Qui aurait cru que cela finirait si vite, si brusquement, la chasse, l’amour?

Rien ne lui donne à croire que leurs malheurs sont arrivés jusqu’au Cap pour alimenter les ragots. Néanmoins, il veut s’assurer que Rosalind n’apprendra pas l’histoire dans une version déformée. A deux reprises, il essaie de lui téléphoner, sans succès. La troisième fois qu’il appelle l’agence de voyages où elle travaille, on lui dit que Rosalind est à Madagascar pour étudier les possibilités là-bas ; on lui donne un numéro de fax à Tananarive.

Il rédige un message : « Lucy et moi avons eu un coup de malchance. On a volé ma voiture. Il y a eu une échauffourée, et j’ai été quelque peu mis à mal. Rien de grave – nous allons bien tous les deux, mais cela nous a donné un coup. Je préfère te le dire pour prévenir les rumeurs qui pourraient courir. J’espère que tu t’amuses bien. » Il montre le texte à Lucy pour avoir son approbation, puis le passe à Bev Shaw qui le transmettra. A Rosalind, au fin fond de l’Afrique.

L’état de Lucy ne s’améliore pas. Elle passe ses nuits debout, prétendant qu’elle ne peut pas dormir ; et puis, l’après-midi, il la trouve endormie sur le canapé, suçant son pouce comme une enfant. Elle a perdu tout appétit : c’est lui qui doit essayer de lui présenter des choses qui pourraient la tenter, et il cuisine des plats qui sortent de l’ordinaire parce qu’elle refuse de toucher à la viande.

Ce n’est pas pour cela qu’il est venu ici – pour être coincé dans un trou, loin de tout, pour tenir les démons à distance, pour soigner sa fille, en s’occupant d’une affaire qui périclite. S’il avait un but précis en venant ici, c’était se ressaisir, retrouver des forces. En fait, ici il se perd un peu plus chaque jour.

Les démons ne le laissent pas tranquille. Il a ses cauchemars aussi, dans lesquels il patauge dans un lit de sang ou, hors d’haleine, hurlant sans produire le moindre son, il cherche à échapper à un homme au visage de faucon, comme un masque du Bénin, comme Thot. Une nuit, presque comme un somnambule, pris de folie ou presque, il défait son lit, retourne même le matelas, à la recherche de taches.

Et puis il y a toujours ce projet sur Byron. Des livres qu’il a apportés du Cap, il ne reste que deux volumes – de correspondance -, les autres étaient dans le coffre de la voiture volée. La bibliothèque municipale de Graham-stown n’a rien à offrir, si ce n’est des recueils de morceaux choisis. Mais a-t-il besoin d’en lire plus ? Que lui faut-il savoir de plus sur la façon dont Byron et la dame dont il avait fait la connaissance passaient le temps dans le vieux Ravenne? N’a-t-il pas réuni ce qu’il lui faut pour inventer un Byron fidèle à Byron, et une Teresa à l’avenant?

Pour dire toute la vérité, il repousse l’entreprise depuis des mois : le moment où il faudra faire face à la page blanche, jouer la première note, et voir ce que ça vaut. Il a déjà quelques bribes en tête, un duo des amants, les lignes mélodiques de la soprano et du ténor, qui s’entrelacent, se lovent sans paroles, comme des serpents. Une mélodie qui ne culmine jamais, le bruissement d’écaillés de serpent sur des escaliers de marbre ; et, vibrant dans le fond, la voix de baryton du mari humilié. Est-ce là où ce funeste trio trouvera enfin la vie, non pas au Cap mais dans l’ancienne Cafrerie ?