Neuf

Il est dans la pièce de devant en train de regarder un match de foot à la télévision. Zéro à zéro ; ni l’une ni l’autre des équipes ne semble avoir envie de gagner.

Le reportage passe du sotho au xhosa, langues dont il ne comprend pas un traître mot. Il baisse le son, jusqu’à ne plus entendre qu’un murmure. Samedi après-midi en Afrique du Sud : c’est le moment consacré aux hommes et à leurs plaisirs. Il s’assoupit.

Quand il se réveille, Petrus est assis à côté de lui sur le canapé, une canette de bière à la main. Il a monté le volume.

« Les Bushbucks, dit Petrus. Je suis pour eux. Les Bushbucks contre Sundowns. »

Les Sundowns tirent un corner. On se bouscule devant les buts. Petrus gémit et se prend la tête entre les mains. Quand on y voit clair, le gardien de but des Bushbucks est à plat ventre, couché sur le ballon. « Il est bon ! Vraiment bon ! dit Petrus. Champion, ce goal. Il faut qu’ils le gardent. »

Match nul. Petrus change de chaîne. Boxe : deux hommes, tout petits, si petits qu’ils arrivent à peine au-dessous du menton de l’arbitre, tournent en rond, sautillent, se flanquent des coups de poing.

Il se lève, va jusqu’à l’arrière de la maison. Lucy est allongée sur son lit, en train de lire. « Qu’est-ce que tu lis?» dit-il. Elle le regarde d’un air de ne pas comprendre, puis enlève ses boules Quiès. « Qu’est-ce que tu lis ? » répète-t-il. Puis : « Ça ne marche pas, hein ? Est-ce que je fais ma valise ? »

Elle sourit, pose son livre. Le Mystère d’Edwin Drood. Il ne s’attendait pas à la voir lire du Dickens. « Assieds-toi », dit-elle.

Il s’assied sur le lit. Il se prend à caresser son pied nu : un pied solide, un joli pied. Bonne ossature, comme sa mère. C’est une femme à la fleur de l’âge, séduisante malgré son poids, malgré les vêtements peu flatteurs.

« De mon point de vue, David, ça marche très bien. Je suis contente de t’avoir ici. Ça prend quelque temps de se faire au rythme de la vie à la campagne. Mais dès que tu auras trouvé à t’occuper, tu ne t’ennuieras plus autant. »

Il hoche la tête machinalement. Séduisante, certes, se dit-il, mais cause perdue pour les hommes. Devrait-il se faire des reproches, ou est-ce que cela aurait tourné comme ça de toute façon ? Du jour où elle est née, il n’a éprouvé pour sa fille qu’un amour absolu, spontané, total. Impossible qu’elle ne l’ait pas senti. Était-ce trop, cet amour ? Est-ce qu’il lui a pesé, comme un fardeau à porter ? Y a-t-elle vu quelque chose de plus obscur, de plus trouble ?

Il se demande comment c’est pour Lucy avec ses amantes, et pour ses amantes avec Lucy. Il n’a jamais eu peur de poursuivre une pensée dans ses méandres les plus compliqués, cela ne lui fait toujours pas peur. Est-il le père d’une femme passionnée? Pour ce qui est des sens, quelles sont ses ressources, qu’est-ce qui reste hors de sa portée ? Est-ce qu’elle et lui sont capables de parler de cela aussi ? Lucy n’a pas eu une vie protégée des réalités. Pourquoi ne pourraient-ils pas parler ensemble à cœur ouvert, pourquoi faudrait-il respecter des tabous, à une époque où personne ne se soucie des tabous ?

« Quand j’aurai trouvé à m’occuper, dit-il, reprenant le fil de la conversation après s’être laissé aller à ses divagations. Qu’est-ce que tu me vois faire ?

– Tu pourrais nous aider avec les chiens. Tu pourrais découper leur viande. C’est quelque chose que je n’ai jamais aimé faire. Et puis il y a Petrus. Petrus a beaucoup à faire avec ses terres, qu’il doit préparer pour les cultiver. Tu pourrais lui donner un coup de main.

– Donner un coup de main à Petrus. Ça me plaît, cette idée. Ça ne manque pas de piquant, d’un point de vue historique. Et tu crois qu’il me paiera des gages ?

– Demande-lui. Je suis sûre qu’il te paiera. Il y a quelque temps il a reçu une subvention du ministère du Remembrement, il a pu acheter un hectare et un autre lopin que je lui ai vendu. Je ne te l’ai pas dit ? La limite de ses terres et des miennes passe au milieu du barrage. Le barrage est en copropriété. Toute la terre de là jusqu’à la clôture est à lui. Il a une vache qui vêlera au printemps. Il a deux femmes, ou plutôt une femme et une copine. S’il a bien joué ses cartes, il pourrait recevoir une autre subvention pour construire une maison ; il pourra alors quitter l’étable. Dans notre province du Cap-Oriental, Petrus n’est pas n’importe qui. Demande-lui qu’il te paie. Il a les moyens. Moi, je ne suis pas sûre d’avoir encore les moyens de l’employer.

– D’accord, je m’occuperai de la viande des chiens, je vais proposer mes services à Petrus. Quoi d’autre ?

– Tu peux les aider au centre, avec les animaux. Ils cherchent désespérément des bénévoles.

– Tu veux dire, aider Bev Shaw ?

– Oui.

– Je ne crois pas qu’elle et moi ferons bon ménage.

– Tu n’as pas besoin de faire bon ménage avec elle. Il suffit de l’aider. Mais n’attends pas de rémunération. C’est quelque chose que tu devras faire par pure bonté d’âme.

– J’ai des doutes là-dessus, Lucy. Ça ressemble trop au service d’intérêt public. Cela fait de moi quelqu’un qui essaie de racheter ses fautes passées. C’est suspect.

– Tes mobiles, David, les animaux qu’on amène au centre ne te les demanderont pas, je peux te l’assurer. Ils ne les demanderont pas et ils s’en fichent.

– D’accord. J’irai au centre. Mais seulement si on ne me demande pas de devenir quelqu’un de meilleur. Je ne suis pas prêt à me faire remettre dans le droit chemin. Je tiens à rester moi-même. J’aiderai au centre à ces conditions. » Sa main est toujours posée sur le pied de Lucy ; maintenant ses doigts se serrent sur sa cheville. « Compris ? »

Elle lui adresse ce qu’il ne saurait appeler qu’un gentil petit sourire. « Alors, tu es bien décidé à rester mauvais. Fou, mauvais et dangereux à fréquenter ; je te promets que personne ne te demandera de changer. »

Elle le taquine comme le faisait autrefois sa mère. Mais elle a sans doute plus d’esprit. Il a toujours été attiré par les femmes d’esprit. Il recherche l’esprit et la beauté. Avec la meilleure volonté du monde, il n’a pas trouvé une once d’esprit chez Mélanie, accent tonique sur la deuxième syllabe. Mais de la beauté à revendre.

Et de nouveau il se sent parcouru de ce léger frisson de volupté. Il sent que Lucy l’observe. On dirait qu’il est incapable de cacher son émoi. Intéressant.

Il se lève, sort dans la cour. Les jeunes chiens sont ravis de le voir : ils vont et viennent au trot dans leurs cages, avec des petits gémissements d’impatience. Mais la vieille chienne bouledogue bouge à peine. Il entre dans sa cage, referme la porte derrière lui. Elle soulève la tête, le considère un instant et laisse retomber sa tête. Ses vieilles mamelles flasques pendent sous elle.

Il s’accroupit, la chatouille derrière les oreilles. « Alors, comme ça, on est abandonnée », murmure-t-il.

Il s’étend de tout son long sur le ciment nu. Au-dessus de lui, le ciel bleu pâle. Ses membres se détendent.

C’est dans cette position que Lucy le trouve. Il a dû s’endormir : ce qu’il voit d’abord, c’est Lucy dans la cage avec le bidon d’eau, et la chienne sur ses pattes qui lui renifle les pieds.

« On devient amis ? dit Lucy.

– Ce n’est pas facile de devenir son ami.

– Pauvre vieille Katy. Elle est en deuil. Personne ne veut d’elle, et elle le sait bien. L’ironie est qu’il doit exister des enfants dans toute la région qui seraient très contents de l’avoir avec eux. Mais il n’est pas en leur pouvoir de l’inviter à partager leur vie. Ils font partie du mobilier, du système de sécurité. Ils nous font l’honneur de nous traiter comme des dieux et en retour on les traite comme des objets. »

Ils sortent de la cage. La chienne s’affaisse, ferme les yeux.

« Les Pères de l’Église eurent un long débat à leur sujet et décidèrent qu’ils n’ont pas vraiment d’âme, dit-il. Leurs âmes sont attachées à leurs corps et meurent avec leurs corps. »

Lucy hausse les épaules. « Je ne suis pas sûre d’avoir une âme. Si on me mettait une âme sous le nez, je ne saurais pas ce que c’est.

– Ce n’est pas vrai. Tu es une âme. Nous sommes tous des âmes. Nous sommes des âmes avant même de naître. »

Elle le regarde d’un air bizarre.

« Qu’est-ce que tu vas faire d’elle ? demande-t-il.

– De Katy ? Je vais la garder si je ne trouve pas d’autre solution.

– Vous ne piquez jamais les animaux ?

– Non, pas moi. Bev, oui. C’est quelque chose que personne d’autre ne veut faire. Alors elle s’en est chargée. Mais c’est un crève-cœur terrible pour elle. Tu la sous-estimes. C’est quelqu’un de plus intéressant que tu crois. Même selon tes critères. »

Que sont-ils, ses critères? Que les petites femmes boulottes avec une vilaine voix ne méritent que d’être ignorées? Il sent tomber sur lui l’ombre du chagrin : pour Katy, toute seule dans sa cage, pour lui-même, pour tout le monde. Il lâche un gros soupir, qu’il ne cherche pas à étouffer. « Pardonne-moi, Lucy, dit-il.

– Te pardonner? Pour quoi donc ? » Elle sourit d’un air mutin, moqueur.

« D’être l’un des deux mortels désignés pour te montrer la voie dans ce monde et de ne pas être un meilleur guide en fin de compte. Mais j’irai aider Bev. A condition de ne pas avoir à l’appeler Bev. C’est idiot de se faire appeler comme ça. Ça me fait penser à une vache. Quand est-ce que je commence ?

– Je vais lui passer un coup de fil. »