Six
L’audience se tient dans une petite salle de réunion qui donne sur le bureau de Hakim. C’est Manas Mathabane lui-même, professeur d’études religieuses, chargé de présider aux travaux de la commission d’enquête, qui le fait entrer et l’invite à s’asseoir au bout de la table. A sa gauche, Hakim, sa secrétaire et une jeune femme, une étudiante semble-t-il; à sa droite, les trois membres de la commission présidée par Mathabane.
Il n’a pas le trac. Au contraire, il se sent plutôt sûr de lui. Les battements de son cœur sont réguliers, il a bien dormi. Vanité, se dit-il, la vanité du joueur; la vanité et la certitude d’être dans son bon droit. Ce n’est pas l’état d’esprit qu’il faudrait dans ces circonstances. Mais cela lui est égal.
De la tête il salue les membres de la commission. Il en connaît deux : Parodia Rassool et Desmond Swarts, le doyen d’ingénierie. La troisième, selon les documents placés devant lui, enseigne à l’École d’études commerciales.
«La commission ici réunie, professeur Lurie, dit Mathabane en ouvrant la séance, n’a aucun pouvoir. Son rôle est de faire des recommandations. De plus, vous avez le droit de récuser ses membres. Je vous pose donc la question : cette commission comporte-t-elle un ou des membres dont la présence pourrait, selon vous, vous porter préjudice ?
– Je n’ai personne à récuser, au sens légal du terme, répond-il. Les réserves que j’aurais à faire sont d’ordre philosophique, mais je suppose qu’elles ne sont pas de mise. »
Autour de la table chacun sur son siège passe d’une fesse sur l’autre, décroise et recroise les jambes. « Je crois que nous devrions nous en tenir au sens légal du terme, dit Mathabane. Vous ne récusez aucun des membres de cette commission. Voyez-vous une objection à la présence en tant qu’observateur d’une étudiante qui représente l’Union des étudiants contre la discrimination ?
– Je ne crains en rien cette commission. Je ne crains en rien la présence d’un observateur.
– Bon. Passons à l’affaire dont nous sommes saisis. La première plaignante est Mlle Mélanie Isaacs, étudiante inscrite en art dramatique, qui a fait une déclaration dont vous avez tous copie. Est-il nécessaire de résumer cette déclaration ? Professeur Lurie ?
– Dois-je comprendre, monsieur le président, que Mlle Isaacs ne se présentera pas ici en personne ?
– Mlle Isaacs a comparu devant cette commission hier. Je me permets de vous rappeler qu’il ne s’agit pas ici d’un procès mais d’une enquête. La procédure que nous avons à suivre n’est pas celle d’un tribunal. Est-ce que cela vous gêne ?
– Non.
– Un second chef d’accusation, lié au premier, poursuit Mathabane, émane du directeur des Études et des services de gestion des dossiers universitaires, et porte sur la validité de certains éléments du dossier de Mlle Isaacs. Mlle Isaacs n’a pas assisté à tous les cours, n’a pas remis tous les travaux écrits ni passé tous les examens pour lesquels vous lui avez attribué des notes, d’est bien tout ? Ce sont bien là les chefs d’accusation ?
– C’est bien cela. »
Il inspire profondément. « Je suis sûr que les membres de cette commission ont mieux à faire que de ressasser une histoire sur laquelle il n’y aura pas de contestation. Je plaide coupable, sur les deux chefs d’accusation. Donnez votre verdict et retournons à ce que nous avons à faire ailleurs. »
Hakim se penche en avant vers Mathabane. Ils échangent quelques mots à voix basse.
« Professeur Lurie, dit Hakim, je vous répète que vous êtes devant une commission d’enquête. Notre rôle est d’entendre les parties et de faire une recommandation. Nous ne sommes pas habilités à prendre de décision. Je vous pose de nouveau la question : ne vaudrait-il pas mieux vous faire représenter par quelqu’un qui soit au fait de notre procédure ?
– Je n’ai besoin de personne pour me représenter. Je puis parfaitement me représenter moi-même. Dois-je comprendre que, bien que je plaide coupable, nous devons poursuivre cette audience ?
– Nous voulons vous permettre de nous donner votre position sur cette affaire.
– Je vous ai dit ma position. Je suis coupable.
– Coupable de quoi ?
– De ce dont on m’accuse.
– Vous nous faites tourner en rond, professeur Lurie.
– De tout ce qu’allégué Mlle Isaacs et d’avoir falsifié les registres de présence et de notes. »
C’est au tour de Parodia Rassool d’intervenir. « Vous dites que vous acceptez la déclaration de Mlle Isaacs, professeur Lurie, mais l’avez-vous seulement lue, cette déclaration ?
– Je ne souhaite pas la lire. Je l’accepte telle qu’elle est. Je ne vois pas pourquoi Mlle Isaacs ferait une fausse déclaration.
– Mais ne serait-il pas prudent de lire cette déclaration avant de l’accepter ?
– Non. Il y a des choses plus importantes dans la vie que se montrer prudent. »
Farodia Rassool se recale sur son siège. « Tout cela est très chevaleresque, professeur Lurie, mais est-ce que vous pouvez vous offrir le luxe d’être chevaleresque ? Il me semble qu’il est de notre devoir de vous protéger de vous-même. » Elle adresse à Hakim un sourire affligé.
« Vous nous dites que vous n’avez pas consulté d’avocat. Avez-vous consulté quelqu’un d’autre – un prêtre, par exemple, un psychologue ? Seriez-vous prêt à accepter l’aide d’un psychologue ? »
C’est la jeune femme de l’école de commerce qui a posé la question. Il sent la moutarde lui monter au nez. « Non, je n’ai sollicité l’aide ou les conseils de personne, et n’ai nullement l’intention de le faire. Je suis un adulte. Je ne réagis pas à ce genre de traitement. Les conseils des spécialistes n’ont plus de prise sur moi. » Il se tourne vers Mathabane. «J’ai dit ce que j’avais à dire : je plaide coupable. Y a-t-il lieu de poursuivre cette discussion ? »
Mathabane et Hakim se consultent à voix basse.
« On me suggère une suspension d’audience, dit Mathabane, pour discuter la réponse du professeur Lurie aux accusations portées contre lui. »
Autour de la table chacun opine du chef.
« Professeur Lurie, je vous demande de quitter la salle pendant quelques minutes, ainsi que Mlle Van Wyk, pendant que nous délibérons. »
Lui et l’étudiante vont attendre dans le bureau de Hakim. Ils n’échangent pas un mot; il est clair que la fille est mal à l’aise. « TES JOURS DE GLOIRE SONT FINIS, CASANOVA. » Qu’est-ce qu’elle pense de Casanova maintenant qu’elle le voit face à face ?
On les fait revenir dans la salle d’audience. Il a le sentiment que l’ambiance n’est pas bonne, que cela a tourné à l’aigre.
« Donc, dit Mathabane, reprenons. Professeur Lurie, vous nous dites que vous ne contestez pas la vérité des accusations portées contre vous ?
– J’accepte toutes les allégations de Mlle Isaacs.
– Docteur Rassool, vous souhaitez dire quelque chose ?
– En effet. Je veux que soit notée mon objection aux réponses du professeur Lurie, que je considère au fond comme évasives. Le professeur Lurie dit qu’il ne conteste pas les accusations. Mais quand on essaie de lui faire dire ce qu’il accepte en fait, nous n’obtenons que des réponses empreintes de dérision voilée. Cette attitude me donne à penser qu’il n’accepte les accusations que pour la forme. Cette affaire a des connotations qui donnent à l’ensemble de notre collectivité le droit… »
Il ne peut laisser passer ça. « Cette affaire n’a aucune connotation, réplique-t-il d’un ton sec.
– L’ensemble de notre collectivité a le droit de savoir, continue-t-elle en haussant le ton avec une aisance acquise de longue expérience qui lui cloue le bec, ce que le professeur Lurie reconnaît et, partant, ce pour quoi il est blâmé. »
Mathabane : « S’il est blâmé.
– S’il est blâmé. Nous ne nous acquittons pas de notre mission si, à nos yeux, et dans les recommandations que nous ferons, ce qui vaut un blâme au professeur Lurie n’est pas absolument clair.
– Je crois que pour nous tout cela est parfaitement clair, docteur Rassool. Il reste à savoir si tout est clair pour le professeur Lurie.
– Tout à fait. Vos paroles expriment exactement ce que je voulais dire. »
Il serait sage de se taire, mais il ne se tait pas. « Ce qui se passe dans ma tête est mon affaire, pas la vôtre, Parodia, dit-il. Ce que vous voulez de moi, franchement, n’est pas une réponse aux accusations, mais des aveux. Eh bien ! je ne suis pas prêt à faire des aveux. Comme j’en ai le droit, je plaide ma cause, je plaide coupable de ce dont on m’accuse. C’est là ma défense. Je ne suis pas disposé à aller plus loin.
– Monsieur le président, je tiens à protester. Il ne s’agit pas ici simplement de procédure. Le professeur Lurie plaide coupable, mais la question que je me pose est : est-ce qu’il accepte sa culpabilité, ou est-ce qu’il fait semblant, dans l’espoir que l’affaire sera enterrée et oubliée comme un vieux grimoire ? S’il fait semblant de se prêter à notre enquête, pour la forme, je demande instamment à mes collègues d’appliquer la peine la plus sévère.
– Je vous rappelle une fois de plus, docteur Rassool, dit Mathabane, qu’il ne nous appartient pas d’appliquer des peines.
– Nous devons alors recommander la peine maximum : que le professeur Lurie soit démis de ses fonctions immédiatement et renonce à tous les avantages afférents à sa fonction.
– David?» C’est la voix de Desmond Swarts, qui n’a rien dit jusqu’ici. « David, est-ce que vous êtes sûr que votre attitude dans cette situation est au mieux de vos intérêts ? » Swarts se tourne vers le président. « Monsieur le président, comme je l’ai dit alors que le professeur Lurie a été prié de quitter la salle, je crois fermement que, en tant que membres de la collectivité qu’est l’université, nous ne devrions pas nous conduire froidement envers un collègue en nous en tenant à la lettre de la procédure. David, êtes-vous sûr que vous ne voulez pas que nous repoussions la suite de l’enquête, afin de vous donner le temps de réfléchir et de prendre conseil ?
– Pourquoi ? A quoi devrais-je réfléchir ?
– A la situation dans laquelle vous vous trouvez ; je ne suis pas certain que vous mesurez bien la gravité de votre situation. Pour tout vous dire, vous risquez de perdre votre poste. Ce risque n’est pas à prendre à la légère par les temps qui courent.
– Alors, que me conseillez-vous de faire ? Supprimer ce que le docteur Rassool appelle la dérision voilée dans le ton de mes propos ? Verser des larmes de contrition ? Qu’est-ce qui suffira pour me sauver ?
– Vous aurez peut-être peine à croire, David, que tous autant que nous sommes autour de cette table, nous ne sommes pas vos ennemis. Nous avons tous nos moments de faiblesse, nous sommes humains, rien de plus. Votre cas n’a rien d’exceptionnel. Nous voudrions trouver le moyen de vous permettre de poursuivre votre carrière. »
Hakim n’a aucun mal à intervenir dans le même sens. « Nous ne demandons qu’à vous aider, David, à sortir de ce qui doit être un cauchemar. » Ils ne veulent pas le voir faire la manche dans les rues. Ils veulent le revoir dans une salle de cours.
« Dans le chœur de ceux qui me veulent du bien, je n’entends pas de voix de femmes. »
Pour toute réponse, le silence.
«Fort bien, dit-il. Passons aux aveux. L’histoire commence un soir, je ne sais plus quand exactement, mais il n’y a pas longtemps. Je traversais les anciens jardins de l’université, et il se trouve que la jeune personne en question, Mlle Isaacs, passait par là elle aussi. Nos chemins se sont croisés. Nous avons échangé quelques mots, et à ce moment-là, il s’est produit quelque chose que, n’étant pas poète, je n’essaierai pas de décrire. Qu’il me suffise de dire qu’Éros s’est trouvé là. Après cela, je n’ai plus été le même homme.
– Le même que quoi? demande la femme de l’école de commerce, sur un ton prudent.
– Je n’étais plus moi-même. Je n’étais plus un divorcé de cinquante ans qui ne sait plus où il en est. Je suis devenu le serviteur d’Éros.
– Est-ce là ce que vous nous dites pour votre défense ? Une impulsion incontrôlable ?
– Je ne parle pas pour me défendre. Vous voulez des aveux. Je vous fais des aveux. Et pour ce qui est de mes impulsions, elles étaient loin d’être incontrôlables. J’ai maintes fois dans le passé contenu des impulsions semblables, j’ai honte de l’avouer.
– Ne pensez-vous pas, dit Swarts, que la vie universitaire, par sa nature même, doit nous imposer certains sacrifices ? Que, pour le bien de tous, nous devons nous refuser certaines satisfactions ?
– Vous voulez parler d’un interdit sur les rapports intimes entre les générations ?
– Non, pas nécessairement. Mais en tant qu’enseignants, nous nous trouvons dans des positions où nous avons du pouvoir. Peut-être un interdit sur les relations de pouvoir mêlées aux relations sexuelles. Ce qui me semble avoir été le cas dans cette affaire. Ou du moins la plus grande prudence. »
Parodia Rassool intervient. « Nous recommençons à tourner en rond, monsieur le président. Oui, dit-il, il est coupable ; mais quand nous essayons d’obtenir des précisions, tout d’un coup il ne nous avoue plus avoir abusé d’une jeune femme, mais avoir tout simplement obéi à une impulsion à laquelle il ne pouvait pas résister, sans rien dire des souffrances qu’il a infligées, sans rien dire de l’exploitation dont ce comportemenrrelève, une exploitation qui historiquement remonte fort loin. C’est pour cela que je dis qu’il ne sert à rien de continuer à discuter avec le professeur Lurie. Entendons sa défense telle qu’il nous la donne et faisons nos recommandations en conséquence. »
Abuser : il attendait que soit dit ce mot-là. Prononcé d’une voix où vibre la vertu. Que voit-elle donc, quand elle le regarde, qui puisse nourrir sans relâche une telle colère ? Un requin au milieu des pauvres petits poissons ? Ou bien est-ce autre chose qu’elle voit : un grand mâle bien bâti qui se jette sur une gamine, étouffant ses cris d’une grosse main plaquée sur sa bouche ? Quelle absurdité ! C’est alors qu’il se rappelle qu’ils se sont réunis dans cette même salle hier, et qu’elle était là devant eux, Mélanie, qui lui arrive à peine à l’épaule. Forces inégales : comment pourrait-il le nier ?
« Je serais plutôt de l’avis du docteur Rassool, dit la femme de l’école de commerce. Si le professeur Lurie n’a rien à ajouter, je pense que nous devrions aller de l’avant et prendre une décision.
– Avant d’en venir là, monsieur le président, dit Swarts, je voudrais conjurer le professeur Lurie une dernière fois de réfléchir. Serait-il prêt à souscrire à une déclaration quelconque ?
– Pourquoi ? Pourquoi est-il si important de me faire souscrire à une déclaration ?
– Parce que cela permettrait d’apaiser les esprits qui se sont progressivement échauffés au cours de cette affaire. Nous aurions préféré arriver à une solution à l’abri de la curiosité des médias. Cela aurait été le mieux. Mais cela n’a pas été possible. Les médias se sont fortement intéressés à tout cela, et la situation a pris des connotations que nous ne contrôlons pas. Tous les yeux sont fixés sur l’université et on attend de voir comment nous allons nous y prendre. A vous entendre, David, j’ai l’impression que vous croyez que nous vous traitons de façon injuste. Vous vous trompez beaucoup. Nous, les membres de la commission, tous autant que nous sommes, considérons que nous essayons de trouver une solution de compromis qui vous permettra de garder votre poste. C’est pour cela que je vous demande si vous ne pourriez pas accepter de faire une déclaration publique dont le contenu nous permettrait de recommander quelque chose d’autre que la sanction la plus sévère, à savoir la révocation avec blâme.
-Vous voulez dire que je devrais m’abaisser à demander la clémence ? »
Swarts soupire. « David, cela ne sert à rien de rire de nos efforts. Acceptez au moins une suspension de nos travaux, qui vous permettra de réfléchir à votre situation.
– Que voulez-vous qu’il soit dit dans cette déclaration ?
– Que vous admettez que vous êtes dans votre tort.
– J’ai déjà admis mes torts. Sans y être contraint. Je suis coupable des accusations portées contre moi.
– Ne vous moquez pas de nous, David. Plaider coupable et admettre que l’on a tort n’est pas la même chose, et vous le savez très bien.
– Et cela vous satisfera si j’admets que j’ai eu tort? -Non, dit Parodia Rassool. C’est mettre la charrue avant les bœufs. Le professeur Lurie doit d’abord faire une déclaration. Ensuite nous pourrons considérer si cela permet d’invoquer des circonstances atténuantes. Nous ne commençons pas par négocier les termes de sa déclaration. La déclaration devrait venir de lui, à lui d’en donner la formulation. Ensuite, nous pourrons dire si les mots viennent du cœur.
– Et vous êtes sûre de vos pouvoirs de divination, sûre que vous pourrez lire les mots que j’emploie et savoir s’ils expriment le fond de mon cœur?
– Nous jugerons de l’attitude que vos mots reflètent. Nous jugerons s’ils expriment votre contrition.
– Soit. J’ai profité de ma position d’enseignant à l’égard de Mlle Isaacs. J’ai eu tort. Je le regrette. Est-ce que cela vous suffit ?
– La question n’est pas de savoir si cela me suffit, professeur Lurie, la question est de savoir si cela est satisfaisant pour votre conscience. Est-ce que vos paroles expriment vos sentiments avec sincérité ? »
Il secoue la tête. « J’ai prononcé les paroles que vous me demandez ; maintenant il vous en faut davantage, il faut que je vous prouve que je suis sincère. C’est ridicule. Cela ne relève pas du droit. J’en ai assez. Faisons machine arrière et jouons le jeu à la lettre du droit. Je plaide coupable. Je n’irai pas plus loin.
– Bon, dit Mathabane de son fauteuil de président. Si vous n’avez plus de questions à poser au professeur Lurie, je le remercie et l’autorise à se retirer. »
D’abord, ils ne le reconnaissent pas. Il est déjà au milieu de l’escalier quand il entend crier : C’est lui! et le bruit de pas précipités.
Ils le rattrapent au pied de l’escalier; l’un d’eux l’agrippe par son veston pour le ralentir.
« Est-ce qu’on peut vous parler un moment, professeur Lurie ? » dit une voix.
Il ne répond pas et continue vers le hall d’entrée plein de monde, où les gens se retournent pour reluquer cet homme de haute taille qui hâte le pas pour échapper à ses poursuivants.
Quelqu’un lui barre la route. « Ne bougez pas ! » dit-elle. Il détourne le visage, tend un bras en avant. Il y a un éclair de flash.
Une fille va et vient autour de lui. Sa chevelure, tout en tresses terminées par des perles d’ambre, lui tombe de part et d’autre du visage. Elle sourit, découvrant des dents blanches, régulières. « Est-ce qu’on peut prendre un moment pour parler ? dit-elle.
– De quoi ? »
On avance vivement un magnétophone devant lui. Il le repousse. « Dites-nous comment c’était, dit la fille.
– Comment était quoi ? » Nouvel éclair de flash.
« Vous savez bien, l’audience.
– Je ne peux rien dire là-dessus.
– D’accord, alors sur quoi est-ce que vous pouvez parler?
– Je ne souhaite dire quoi que ce soit sur rien du tout. »
Les gens qui traînent là, les curieux commencent à s’attrouper autour d’eux. S’il veut s’échapper, il va falloir qu’il se force un passage dans cette foule.
« Est-ce que vous regrettez ? » dit la fille. On pousse le magnéto un peu plus près. « Est-ce que vous regrettez ce que vous avez fait ?
– Non, dit-il. C’était une expérience enrichissante. » La fille ne se départit pas de son sourire. « Alors vous le referiez ?
– Je ne crois pas que j’en aurai l’occasion.
– Mais si vous en aviez l’occasion ?
– La question ne se pose pas. »
Elle veut lui en faire dire davantage, des mots de plus pour la petite machine vorace, mais pour l’instant elle ne sait plus comment s’y prendre pour le piéger et l’embourber davantage dans l’indiscrétion.
«Il dit que l’expérience était quoi? entend-il dire sotto voce.
– Enrichissante. »
Petit rire.
« Demande-lui s’il a fait des excuses, crie quelqu’un à la fille.
– J’ai déjà posé la question. »
Des aveux, des excuses : pourquoi ont-ils une telle soif d’avilissement? Le silence se fait autour de lui. Ils lui tournent autour comme des chasseurs qui ont acculé une bête bizarre et ne savent pas comment l’achever.
La photo est dans le journal des étudiants du lendemain, avec la légende : « Pour qui le bonnet d’âne maintenant? » On le voit, les yeux levés vers les cieux, tendant une main maladroite vers l’appareil photo. L’attitude saisie est déjà ridicule, mais ce qui fait de cette photo quelque chose d’extraordinaire c’est la corbeille à papier qu’un jeune gars, le visage fendu d’un large sourire, tient à l’envers au-dessus de lui. Le jeu de la perspective fait croire que le panier est posé sur sa tête comme un bonnet d’âne. Contre une image pareille, a-t-il une chance de s’en tirer?
Le titre de l’article : « La commission se refuse à parler du verdict. » « La commission disciplinaire chargée de l’enquête sur les accusations de harcèlement et de faute professionnelle portées contre le professeur de communications David Lurie s’est refusée hier à faire le moindre commentaire sur son verdict. Le président de la commission, Manas Mathabane, s’est borné à dire que les conclusions de la commission ont été transmises au recteur qui décidera des mesures à prendre.
« Dans un échange acerbe avec des militantes de V. A. L. S. E. après l’audience, Lurie, cinquante-trois ans, a dit que les expériences qu’il avait connues avec des étudiantes avaient été pour lui «enrichissantes».
« La situation a pris un tour critique lorsque Lurie, spécialiste de poésie romantique, a été l’objet de plaintes portées par des étudiants inscrits à ses cours. »
Il a un appel téléphonique chez lui, de Mathabane. «La commission a transmis ses recommandations, David, et le recteur m’a demandé de prendre une dernière fois contact avec vous. Il est disposé à ne pas prendre de mesures extrêmes, dit-il, à condition que vous fassiez une déclaration à titre personnel qui sera satisfaisante du point de vue qui est le nôtre, comme du vôtre.
– Manas, on a déjà discuté de ça. Je…
– Attendez. Écoutez-moi jusqu’au bout. J’ai là une ébauche qui répondrait à nos exigences. C’est assez court. Me permettez-vous de vous la lire ?
– Allez-y. »
Mathabane lit : « Je reconnais sans réserve avoir violé les droits de la plaignante et avoir abusé de l’autorité dont je suis investi par l’université. Je présente mes excuses sincères à l’une et l’autre partie et accepte toute sanction que l’on jugera bon de m’imposer.
– “Toute sanction qu’on jugera bon de m’imposer” : qu’est-ce que ça veut dire ?
– A ce que je comprends, vous ne serez pas démis de vos fonctions. Selon toute probabilité, on exigera que vous preniez un congé. La reprise de vos charges d’enseignement dépendra de vous, et de ce que décideront votre doyen et votre chef de département.
– C’est là ce qu’on m’offre ?
– A ce que je comprends. Si vous indiquez que vous souscrivez à la déclaration que je viens de lire, qui sera comprise comme une demande de circonstances atténuantes, le recteur l’acceptera dans cet esprit.
– Dans quel esprit ?
– Dans un esprit de repentir.
– Manas, on a fait le tour de cette histoire de repentir hier. Je vous ai dit ce que j’en pensais. Je ne ferai pas cette déclaration. J’ai comparu devant un tiAunal constitué en bonne et due forme, qui est le bras de la loi. Devant ce tribunal séculier et laïc, j’ai plaidé coupable, j’ai opposé ma défense en ternies séculiers et laïcs. Cela devrait suffire. Le repentir n’a rien à voir là-dedans. Le repentir est d’un autre monde, d’un autre domaine du discours.
– Vous mélangez tout, David. On n’exige pas de vous le repentir. Ce qui se passe dans votre âme reste pour nous obscur, en tant que membres de la commission, sinon en tant qu’êtres humains, comme vous. Tout ce qu’on vous demande, c’est de faire une déclaration.
– On me demande d’exprimer des excuses sans nécessairement être sincère ?
– Le critère n’est pas votre sincérité. Cela regarde, comme je le disais à l’instant, votre conscience. Le critère pour nous est de savoir si vous êtes prêt à reconnaître publiquement votre faute et à prendre des mesures pour la réparer.
– Là, franchement, on coupe les cheveux en quatre. Vous m’avez accusé, j’ai plaidé coupable à vos accusations. C’est tout ce qu’il vous faut de moi.
– Non. Il nous faut quelque chose de plus. Pas grand-chose, mais un peu plus. J’espère que vous allez trouver le moyen de nous donner ce que nous vous demandons.
– Je regrette. Je ne peux pas.
– David, je ne peux plus vous protéger de vous-même. J’en ai assez et les autres dans la commission que je préside en ont assez aussi. Voulez-vous du temps pour réfléchir?
– Non.
– Fort bien. Dans ce cas, tout ce que je peux vous dire, c’est que le recteur vous fera connaître sa décision. »