XII
J’appris la nouvelle par Bogo. Chez les Masaï, le vieil Ol’Kalou était mort. Le clan venait de choisir pour lui succéder un autre homme dur et sage. Bogo savait même son nom : Waïnana. Il savait également que, à cette occasion, il y aurait fête à la manyatta, aujourd’hui.
Je remerciai mon chauffeur de m’avoir informé si vite. Mais Bogo avait encore quelque chose à dire et qui, visiblement, l’embarrassait. Il triturait les grands boutons plats en métal blanc qui ornaient sa livrée. Les rides et les plis de son visage remuaient beaucoup. Je fis semblant de ne rien remarquer. Enfin, Bogo fixa son regard sur le bout carré et à grosses coutures de ses souliers jaunes et dit :
« Monsieur voudra certainement aller à cette fête. Monsieur s’intéresse toujours à ces choses.
— C’est vrai, dis-je. Eh bien ? »
Bogo leva sur moi des yeux misérables et dit d’un seul souffle :
« Ces Masaï deviennent fous dans leurs danses. Et ils ont toujours leur javelot à la main et ils se rappellent les vieilles guerres avec nous, les Kikouvou. Si monsieur avait la bonté de se faire conduire à la manyatta par le maître du Parc.
— Bien volontiers, dis-je, mais est-ce que… »
Pour la première fois depuis que nous voyagions ensemble, Bogo s’oublia suffisamment pour m’interrompre.
« Il y va, il y va, monsieur, s’écria-t-il. Les Masaï l’ont invité. Waïnana lui parle en ce moment au village. »
De ma hutte au hameau noir, il y avait, au plus, cinq minutes de marche. Je m’y rendais toujours à pied. Cette fois, Bogo voulut à toute force m’y conduire. Il témoignait par là de la gratitude qu’il me devait et de l’impatience qu’il avait de se voir libérer à coup sûr du voyage à la manyatta.
Je trouvai Bullit en compagnie d’un Masaï un peu moins âgé que ne l’avait été Ol’Kalou et plus débonnaire, du moins de traits. Mais ses yeux vifs, âpres et rusés démentaient cette bonhomie. Les lobes de ses oreilles, décollés du cartilage par un long et patient travail, pendaient jusqu’aux épaules. Il s’exprimait en swahili.
« Vous êtes déjà au courant, me dit Bullit. Le tam-tam de ce Parc royal fonctionne à merveille, je le vois !… Bien sûr, je vais à leur fête. C’est une obligation de politesse. Ils commencent vers midi. On vous prendra un peu avant. »
J’achevais un repas froid à l’intérieur de la hutte, quand Bullit vint me chercher. Sous la toison rousse, son visage avait une expression enfantine de joie et de mystère.
Je compris pourquoi en voyant que dans la Land Rover, en même temps que Patricia, se trouvait Sybil.
« Vous voyez, dit-elle en souriant de ma surprise, à quel point je vais mieux. Je reprends goût à la couleur locale. »
La jeune femme, qui ne savait rien encore du résultat de mon entretien avec Patricia, prit sa fille sur ses genoux pour me ménager une place à l’avant de la voiture et nous allâmes prendre trois rangers au village.
« C’est une précaution ? demandai-je à Bullit.
— Une précaution… quand nous sommes les hôtes des Masaï ! s’écria-t-il. Vous plaisantez !
— En somme, c’est pour vous faire honneur, dis-je.
— À eux, surtout », dit Bullit.
Il me regarda par-dessus la tête de Patricia et ajouta en clignant d’un œil, puis de l’autre, exactement comme le faisait parfois la petite fille :
« À cause de leur dignité. »
Je me rappelai notre première rencontre et le mépris, la fureur de Bullit quand j’avais employé ce terme pour Bogo. Les clignements d’œil permettaient de mesurer le chemin que nous avions fait dans le sens de l’amitié.
« Le vieil Ol’Kabou, dis-je, était un grand seigneur.
— Et il est mort ainsi, dit Bullit. La bouse de vache a infecté une blessure qui venait des griffes d’un lion. Que peut souhaiter encore un vrai chef masaï ? »
Sybil me dit :
« John est un des rares hommes blancs qui aient vu des moranes aller au lion. »
Parce que sa femme était dans la voiture, Bullit conduisait beaucoup moins vite qu’à l’ordinaire. Et tandis que la brousse nue alternait avec la brousse boisée, et que le Kilimandjaro se dressait et disparaissait tour à tour il eut tout loisir de me raconter l’un des combats fabuleux et rituels qui, jusqu’à un passé récent, avaient décimé le peuple des fauves et celui des Masaï.
Un matin, à l’aube, dix ou douze jeunes hommes quittaient la manyatta pour le gîte du lion qu’ils avaient reconnu avec une patience inépuisable. Sous leur haute chevelure rouge et brillante de beurre, de sucs végétaux et d’argile, ils étaient nus. Seuls les fronts portaient un vêtement : les crinières des lions que les anciens du clan avaient tués lorsqu’ils étaient eux-mêmes des moranes.
Pour attaquer, les jeunes hommes n’avaient qu’une lance et un coutelas. Pour se défendre, un bouclier.
Ainsi armés, ils encerclaient la tanière, rampant et glissant comme des reptiles. Quand leur anneau était assez étroit et serré pour qu’il y eût, à coup sûr, un homme dans le chemin du fauve, les moranes se dressaient ensemble avec des cris stridents, des insultes sauvages et faisaient sonner les fers des lances contre le cuir des boucliers. Le lion surgissait. Les javelots se plantaient dans sa chair. Il chargeait à mort.
« Je ne connais pas d’homme qui, à la place des moranes, disait Bullit, n’eût pas reculé au moins d’un pas et baissé la tête au moins d’un pouce. Même avec un calibre lourd dans les mains, on essaie de se faire plus petit quand un lion vient à vous de cette manière. »
Mais les moranes, eux, s’élançaient à la rencontre de l’énorme fauve, projeté sur eux par toute sa fureur et toute sa puissance. Leurs cris de guerre étaient tellement stridents que les rugissements ne parvenaient pas à les couvrir. Leur cercle était devenu si réduit que, pour retrouver l’espace libre, le lion avait à rompre, abattre, ravager, lacérer un maillon de cet anneau si friable d’os et de muscles humains. Le morane qui se trouvait sur la trajectoire meurtrière, celui qui recevait contre son bouclier la force et la rage du choc s’écroulait aussitôt. Mais ni les crocs ni les griffes n’atteignaient son courage. Il s’agrippait au fauve. Et déjà tous les autres guerriers étaient sur la bête, enfonçaient leurs lances entre ses côtes, dans sa gueule et la frappaient à coups redoublés de leurs coutelas. Un, deux, trois moranes roulaient égorgés, éventrés, l’épaule, la nuque, l’échine rompues. Mais ils ne souffraient pas. Leur transe les rendait insensibles. Ils revenaient à l’assaut. Ils aidaient les autres. Et il en restait toujours assez pour terminer cette chasse frénétique, incroyable, pour massacrer, hacher le fauve. Les survivants revenaient alors à la manyatta, leur peau noire teinte de leur propre sang et du sang du lion et, à la pointe de leurs lances, ils faisaient flotter la crinière.
« Voilà de quoi est mort Ol’Kalou, acheva Bullit. Après cinquante ans. Comme un vieux soldat qui traîne sa blessure pendant un demi-siècle. »
Patricia demanda à son père :
« Est-ce qu’il est arrivé à un morane d’aller seul contre un lion ?
— Je n’en ai jamais entendu parler, dit Bullit. Ils sont fous, mais il leur faut au moins l’espoir d’une chance. »
À ce moment, s’ouvrit devant nous la grande savane où était située la manyatta. On apercevait dans le fond le faible pli du sol qui la portait. Bullit poussa la voiture sur le terrain propice. Nous fûmes rapidement aux abords de l’éminence couronnée par l’espèce de termitière ovale qui servait d’abri au clan masaï. Patricia me dit alors : « Vous et moi, on ferait bien de s’arrêter ici et de se promener un peu. Avant la fête, il y a toujours beaucoup de discours et d’ennui. C’est bien plus amusant d’arriver quand tout a vraiment commencé. »
Je consultai du regard Bullit et Sybil.
« Elle n’a pas tout à fait tort, dit Sybil en souriant.
— C’est une vieille habituée », dit Bullit avec un grand rire.
Je descendis de voiture. Patricia, avant de quitter les genoux de sa mère, l’embrassa avec élan. Les yeux de Sybil cherchèrent les miens par-dessus les cheveux de la petite fille. Je devinai à leur expression que Sybil croyait que j’avais convaincu Patricia de changer de vie. Je n’eus pas le temps de la détromper, fût-ce d’un signe. Patricia m’avait pris par la main et m’entraînait.
Quand elle vit la Land Rover s’engager sur la pente douce qui conduisait à la manyatta, Patricia me dit :
« À vous, je peux avouer la vérité. C’est pour faire une surprise aux Masaï que je veux attendre. Ils ont trop envie de me voir, j’en suis sûre. Vous pensez bien qu’Oriounga leur a parlé de King. Alors, ils vont croire que je ne viens pas. Et tout à coup, me voilà. Vous comprenez ? »
Patricia rit silencieusement et cligna de l’œil. Puis, contournant la petite colline, elle me conduisit jusqu’aux haies d’épineux qui contenaient le bétail.
« Là, nous sommes à l’abri, dit-elle. On va s’étendre et laisser passer le temps. »
Je fis comme Patricia. Mais je n’avais pas la faculté qu’elle possédait naturellement de fermer sa pensée aussi bien que les yeux et de subir sans malaise les feux du soleil tropical au sommet de sa course, sur une terre qui, à travers l’herbe sèche et les vêtements, brûlait le corps. À cause de cela, sans doute, je fus le premier averti ou incommodé par une odeur en même temps fétide et suave. Elle ne venait pas de l’enclos des vaches, ainsi que je l’avais cru d’abord, mais d’un rideau de buissons qui en était assez éloigné. Je le fis remarquer à Patricia.
« Je sais, dit-elle avec paresse. Quelque bête morte. » Elle referma de nouveau les yeux mais les rouvrit aussitôt et se redressa sur un coude. Une plainte s’était élevée de ces mêmes buissons. Et, toute basse et faible qu’elle fût, elle ressemblait à une plainte humaine. Elle cessa, reprit et se tut de nouveau. Patricia tourna la tête vers le sommet de la petite colline. Une rumeur barbare scandée par des battements de mains résonnait dans la manyatta.
« Ils ont commencé la fête et ne pensent à rien d’autre, dit Patricia. On peut aller à ces buissons sans risquer d’être vus. »
À mesure que nous approchions des arbustes, l’odeur devenait plus épaisse et d’une douceur immonde.
« La charogne sent autrement », murmura Patricia.
En effet, ce n’était pas d’une bête crevée qu’émanait la puanteur, mais d’un homme à l’agonie. Et l’homme était le vieil Ol’Kalou.
Il ne pouvait plus reconnaître personne. La gangrène dont l’horrible parfum flottait sur la brousse achevait son ouvrage. Mais il vivait encore. Des frissons secouaient ses membres décharnés et faisaient pour un instant lever l’essaim de mouches collé à sa plaie en putrescence. Sa gorge émettait les chuintements réguliers du râle.
« Qu’est-ce que cela veut dire ? m’écriai-je. Tout le monde assure qu’il est mort.
— Mais il est mort puisqu’il ne peut plus vivre », dit Patricia.
Il n’y avait pas trace d’émotion dans sa voix et ses grands yeux fixés sur Ol’Kalou étaient paisibles.
« Mais les siens auraient pu le soigner, dis-je, ou le garder tout au moins jusqu’à la fin.
— Pas les Masaï », dit Patricia.
Elle eut une fois de plus, sur le visage, cette expression de condescendance qui lui venait quand elle avait à m’enseigner des notions dont elle pensait qu’elles étaient les plus naturelles et les plus évidentes.
« Quand il meurt un homme ou une femme dans la manyatta, son esprit y reste, et il est très méchant pour tout le clan, dit Patricia. Et il faut tout de suite brûler la manyatta et s’en aller. Alors, pour éviter tant d’ennuis, la personne qui va mourir, on la jette dans un buisson. Comme ce vieux. »
La voix de la petite fille était sans pitié ni crainte. Où et comment Patricia aurait-elle eu l’occasion et le temps d’apprendre le sens de la mort ?
« Bientôt, il ne sentira même plus mauvais, reprit Patricia. Les vautours et les chiens de brousse vont venir. »
Au sommet de la petite colline, les cris éclataient avec frénésie.
« Il est temps, il est temps ! » s’écria Patricia.
Elle voulut s’élancer. Je la retins par le bras.
« Attendez, lui dis-je. Il me semble qu’Ol’Kalou essaie de parler. »
La petite fille écouta attentivement, puis haussa les épaules.
« Il répète la même chose, dit-elle. Lion… Lion… Lion… »
Elle se mit à courir vers la manyatta. Je la suivis lentement. Le dernier délire d’Ol’Kalou m’obsédait. Le délire où revivait le fauve que le vieil homme avait tué en son temps de morane et qui, aujourd’hui, après cinquante années, le tuait à son tour.