XI

Qu’ils étaient issus de cette race, j’en fus certain tout de suite, malgré mon peu d’expérience. Un voyageur pouvait aisément confondre les Jalluo, les Embu, les Wakamba, les Kikouyou, les Mérou, les Kipsigui et tant d’autres tribus noires qui peuplaient le Kenya. Mais s’il avait croisé, ne fût-ce qu’une fois, dans les grandes plaines arides et dans la brousse ardente quelques Masaï, il ne pouvait plus les oublier ni les méconnaître.

Il y avait cette démarche princière, paresseuse et cependant ailée, cette façon superbe de porter la tête et la lance et le morceau d’étoffe qui, jeté sur une épaule, drapait et dénudait le corps à la fois. Il y avait cette beauté mystérieuse des hommes noirs venus du Nil en des temps et par des chemins inconnus. Il y avait dans les mouvements et les traits cette bravoure insensée, inspirée. Et surtout, cette liberté orgueilleuse, absolue, indicible d’un peuple qui n’envie rien ni personne parce que les solitudes hérissées de ronces, un bétail misérable et les armes primitives qu’il façonne dans le métal tiré du lit sec des rivières comblent tous ses soins et qu’il est assez fier pour ne point laisser sur la terre des hommes ni maison ni tombeau.

Les deux Masaï qui venaient d’apparaître longeaient maintenant la lisière du camp, front haut, nuque droite et du même pas rapide, nonchalant et léger. L’un pourtant était un vieillard et l’autre un morane.

Cela voulait dire qu’il appartenait à l’âge fixé depuis des siècles par la coutume de la race, où les jeunes guerriers, quand ils sortaient de l’adolescence et devenaient la gloire du sang et la fleur du clan, n’avaient rien d’autre à faire pendant quelques années que d’être braves, d’être beaux et le montrer. De cet état privilégié le signe par excellence était leur chevelure.

Les moranes étaient les seuls, dans l’Afrique Orientale, où les indigènes, hommes et femmes, vont la tête rasée du premier au dernier de leurs jours, ils étaient les seuls, pour toute la durée de leur printemps tribal, à laisser croître dans toute sa force et sans y porter le fer leur toison crépue. C’est pourquoi, dès qu’elle avait enveloppé leur front, ils ne cessaient de la soigner avec persévérance. Ils tiraient de certaines plantes une sève par l’effet de laquelle les cheveux consacrés poussaient plus vite et devenaient plus drus. Ils les tressaient en nattes d’une finesse de liane et les entrelaçaient l’une à l’autre en une profonde masse crépelée. Puis, ils les nourrissaient de graisse de vache. Elles devenaient toutes serrées, toutes brillantes. Alors, ils les enduisaient, les recouvraient de boue rouge et d’argile. Et ce n’était plus une chevelure qui couronnait les jeunes hommes. C’était une fauve et merveilleuse matière qui ressemblait à la fois à un nid de serpents pétrifiés, à un buisson ardent et à un casque de cuivre dont le heaume en pointe descendait jusqu’aux sourcils sauvages et qui se rabattait sur la nuque d’ébène.

Le vieillard et le morane approchaient de ma hutte.

Je dis à Bogo :

« Demandez-leur de s’arrêter un instant.

— Mais… monsieur… mais… », balbutia Bogo.

Son visage, sous les rides sans nombre, était devenu tout gris.

« Mais ce sont des Masaï », acheva-t-il misérablement.

Bogo était un Kikouyou. Il se rappelait que ces pasteurs des plaines stériles, ces nomades sans abri ni merci, ces guerriers de naissance avaient, depuis la nuit des temps, rasé, brûlé, exterminé les hameaux de son peuple sédentaire. Les Anglais, assurément, avaient arrêté le carnage. Mais il ne suffisait pas de quelques années paisibles pour effacer les terreurs immémoriales.

« Je suis avec vous, dis-je doucement à Bogo. Et les rangers et leurs fusils ne sont pas loin.

— C’est juste, monsieur », murmura Bogo.

Mais lorsqu’il s’adressa aux Masaï, sa voix n’avait plus de timbre :

« Kouahéri », dit Bogo.

Ce qui était manifestement une formule de bienvenue.

Le regard des hommes noirs et nus sous le lambeau d’étoffe qui tombait de leurs épaules ne fit que glisser sur l’homme noir habillé comme les Blancs. Mais la peau craquelée de Bogo devint d’un gris encore plus pâle. Ce regard était empreint d’un mépris qui allait jusqu’au dégoût mortel. On considère ainsi une chenille qu’on écrase et oublie. Bogo s’était adapté sans doute aux coutumes nouvelles. Les Masaï, eux, ne changeaient pas.

« Kouahéri », dis-je à mon tour.

Le morane attendit de voir ce que le vieillard allait faire. Celui-ci fixa ses yeux droit sur les miens. Évidemment, je n’étais pas son égal. Né d’un autre sang, il n’y avait pas d’homme sous le ciel qui pût valoir un Masaï. Mais j’étais un Blanc, étranger sur cette terre. La dignité n’interdisait pas, à mon égard, la politesse.

« Kouahéri, dit le vieillard avec une bonne grâce hautaine.

— Kouahéri », dit le morane sans aucune expression ni dans la voix ni sur les traits.

Le vieil homme se tenait aussi droit que la haute lance qu’il avait plantée devant lui d’un coup sec.

Le morane s’appuya des deux mains sur la sienne. Comme il l’avait gardée contre son flanc, ce mouvement lui fit infléchir mollement le torse et le cou. Entendait-il prouver de la sorte que là où même un vieux chef masaï avait à se montrer courtois, le privilège de sa chevelure lui donnait à l’insolence droit et devoir ? Ou savait-il d’instinct que son attitude était celle qui convenait le mieux à son étonnante beauté ?

Ce jeune corps d’éphèbe et d’athlète, sur lequel une peau noire et lustrée moulait des muscles longs, fins et doux, mais d’une vigueur extrême, rien ne pouvait en faire autant valoir la moelleuse puissance et l’éclat charnel que cette nonchalante et légère torsion. Quant au visage qui semblait illuminé du dedans par des reflets d’or, avec sa bouche forte et vermeille, son nez droit et dur, ses vastes yeux tout brillants de langueur, tout brûlants de violence, et la masse enfin, d’un métal vivant et rouge qui le coiffait, il prenait, reposant sur un bras nu, noir et ployé à demi, la tendresse du sommeil et la cruauté d’un masque.

À tant de beauté et dans sa sève la plus riche, dans sa plus vive fleur, tout était permis, tout était dû. Le morane se laissait admirer, innocent, subtil et féroce comme une panthère noire qui étire au soleil ses membres de meurtre et de velours. Que pouvait-on vouloir davantage ?

« Comment s’appelle-t-il ? » fis-je demander par Bogo.

Le morane dédaigna de répondre. Le vieillard dit à sa place :

« Oriounga. »

Il ajouta :

« Moi, je suis Ol’Kalou. »

Puis il me posa une question brève que Bogo traduisit :

« Il veut savoir pourquoi vous êtes ici.

— Pour les bêtes. »

Ol’Kalou parla de nouveau.

« Il ne comprend pas, dit Bogo. Puisque ici les bêtes on ne doit pas les tuer. »

Après un silence, je demandai à mon tour ce que les deux Masaï faisaient dans la Réserve.

« Nous cherchons des pâturages pour le troupeau et un campement pour les familles », dit Ol’Kalou.

Une joue contre son bras et le bras contre sa lance, le morane entre de longs cils mi-clos me contemplait avec paresse et superbe.

Le silence s’établit de nouveau. Mais cette fois je ne savais plus quoi dire. Le vieux Masaï leva la main en signe d’adieu. À ce mouvement, l’étoffe misérable jetée sur son épaule glissa et découvrit entièrement son corps. J’aperçus alors un énorme sillon qui, depuis la naissance du cou jusqu’à l’aine, labourait une chair maigre et sèche. C’était une cicatrice monstrueuse dont les bourrelets, les crevasses et les lèvres avaient la couleur de la viande boucanée et du sang caillé.

Ol’Kalou remarqua mon regard et dit :

« Le cuir des meilleurs boucliers n’arrête pas les griffes du lion. »

Le vieil homme arracha sa lance du sol et la considéra pensivement. L’arme était très longue et pesante, mais équilibrée à merveille. Effilée aux deux bouts, saisie en son milieu par un cylindre de métal modelé à la main du guerrier, elle pouvait aussi bien servir de javelot.

Ol’Kalou fit osciller la lance d’une main et passa l’autre le long de sa blessure terrible. Il dit :

« C’était le temps où les Blancs ne se mêlaient pas des jeux des moranes. »

Oriounga ouvrit les yeux sous son casque d’or rouge et sourit. Ses dents étaient régulières, aiguës et d’un éclat carnassier.

« Obéis aux Blancs si tu veux », disait au vieil homme le sourire sans pitié. « Il y a longtemps que tu as cessé d’être un morane. Moi, je le suis et dans toute mon audace. Ma seule loi, c’est mon bon plaisir. »

Les deux Masaï s’éloignèrent de leur pas nonchalant, ailé. À une certaine distance, leurs silhouettes, la lance à l’épaule, furent semblables par la sécheresse des lignes et la beauté du mouvement aux dessins qui ornent les grottes et les rochers de la préhistoire.

« Quels sont les ordres, monsieur ? » me demanda Bogo.

Mais je n’avais plus rien à faire en un lieu où les hommes étaient plus étranges encore, et secrets, et inaccessibles que les bêtes sauvages.

« Allons préparer les paquets pour partir demain sans perdre un instant », dis-je à Bogo.