II
Tant que dura notre marche, Patricia ne fit pas un mouvement, pour ainsi dire, qui ne prît soin de moi. Elle écartait les fourrés, soulevait les arceaux d’épines, m’avertissait des passages difficiles et au besoin me frayait un chemin. La suivant, je contournai une colline, un marécage, gravis un piton, m’enfonçai dans une haute brousse qui semblait impénétrable. Il me fallut souvent avancer sur les genoux, et, de temps à autre, ramper.
Quand la petite fille, enfin, s’arrêta, nous étions dans un ravin au bord duquel poussaient des haies compactes et denses comme des murs. Patricia prêta longuement l’oreille, observa la direction du vent puis me dit de sa voix la plus feutrée :
« Ne bougez pas. Ne respirez plus avant que je ne vous appelle. Faites bien attention. C’est terriblement sérieux. » Elle s’enleva sans effort jusqu’au sommet du ravin et fut comme dévorée par les buissons. J’étais seul au milieu du silence le plus complet qui pèse sur la terre sauvage de l’Afrique aux abords de l’Equateur, quand le soleil a seulement dépassé son zénith et que l’air est nourri, embrasé et terni de sa flamme.
J’étais seul et perdu dans un dédale de jungle sèche, incapable de reconnaître un chemin quel qu’il fût et uniquement relié au monde habitable par une petite fille qui venait de fondre au milieu des épines.
Mais ce n’était pas la peur qui faisait courir le long de mon corps en sueur des frissons brefs et légers à une cadence de plus en plus rapide. Ou plutôt, c’était une peur en marge et au-delà de la peur ordinaire. Le sens du danger ne lui servait pas de source. Je tremblais parce que chaque seconde maintenant me rapprochait d’une rencontre, d’une alliance en dehors de la condition humaine. Car, si mon pressentiment était juste, et je savais maintenant qu’il l’était…
Je tremblais de plus en plus vite. Ma peur croissait d’instant en instant. Mais il n’y avait pas un bonheur au monde que j’aurais accepté d’échanger contre cette peur-là.
Un rire enfantin, haut et clair, ravi, merveilleux, sonna comme un tintement de clochettes dans le silence de la brousse. Et le rire qui lui répondit était plus merveilleux encore. Car c’était bien un rire. Du moins, je ne trouve pas dans mon esprit, ni dans mes sens, un autre mot, une autre impression pour ce grondement énorme et débonnaire » cette rauque, puissante et animale joie.
Cela ne pouvait pas être vrai. Cela tout simplement ne pouvait pas être.
À présent, les deux rires – clochettes et rugissements – résonnaient ensemble. Quand ils cessèrent, j’entendis Patricia m’appeler.
Glissant et trébuchant, je gravis la pente, me raccrochai aux arbustes, écartai la haie d’épineux avec des mains lardées de ronces et sur lesquelles le sang perlait.
Au-delà du mur végétal, il y avait un ample espace d’herbes rases. Sur le seuil de cette savane, un seul arbre s’élevait. Il n’était pas très haut. Mais de son tronc noueux et trapu partaient, comme les rayons d’une roue, de longues, fortes et denses branches qui formaient un parasol géant. Dans son ombre, la tête tournée de mon côté, un lion était couché sur le flanc. Un lion dans toute la force terrible de l’espèce, et dans sa robe superbe. Le flot de la crinière se répandait sur le mufle allongé contre le sol.
Et entre les pattes de devant, énormes, qui jouaient à sortir et à rentrer leurs griffes, je vis Patricia. Son dos était serré contre le poitrail du grand fauve. Son cou se trouvait à portée de la gueule entrouverte. Une de ses mains fourrageait dans la monstrueuse toison.
« King le bien nommé. King, le Roi. » Telle fut ma première pensée.
Cela montre combien, en cet instant, j’étais mal gardé par la raison et même par l’instinct.
Le lion releva la tête et gronda. Il m’avait vu. Une étrange torpeur amollissait mes réflexes. Mais sa queue balaya l’air immobile et vint claquer comme une lanière de fouet contre son flanc. Alors je cessai de trembler : la peur vulgaire, la peur misérable avait contracté chacun de mes muscles. J’aperçus enfin, et dans le temps d’une seule clarté intérieure, toute la vérité : Patricia était folle et m’avait donné sa folie. Je ne sais quelle grâce la protégeait peut-être, mais pour moi…
Le lion gronda plus haut, sa queue claqua plus fort. Une voix dépourvue de vibrations, de timbre, de tonalité m’ordonna :
« Pas de mouvement… Pas de crainte… Attendez. »
D’une main, Patricia tira violemment sur la crinière ; de l’autre, elle se mit à gratter le mufle du fauve entre les yeux. En même temps, elle lui disait en chantonnant un peu :
« Reste tranquille, King. Tu vas rester tranquille.
C’est un nouvel ami. Un ami, King, King. Un ami… un ami… »
Elle parla d’abord en anglais, puis elle usa de dialectes africains. Mais le mot « King » revenait sans cesse.
La queue menaçante retomba lentement sur le sol. Le grondement mourut peu à peu. Le mufle s’aplatit de nouveau contre l’herbe et, de nouveau, la crinière, un instant dressée, le recouvrit à moitié.
« Faites un pas », me dit la voix insonore.
J’obéis. Le lion demeurait immobile. Mais ses yeux, maintenant, ne me quittaient plus.
« Encore », dit la voix sans résonance.
J’avançai.
De commandement en commandement, de pas en pas, je voyais la distance diminuer d’une façon terrifiante entre le lion et ma propre chair dont il me semblait sentir le poids, le goût, le sang.
À quoi n’eus-je pas recours pour m’aider contre l’éclat jaune de ces yeux fixés sur moi ! Je me dis que les chiens les plus sauvages aiment et écoutent les enfants. Je me souvins d’un dompteur de Bohême qui était devenu mon camarade. Il mettait chaque soir sa tête entre les crocs d’un lion colossal. Et son frère, qui soignait les fauves du cirque, quand, en voyage, il avait trop froid la nuit, il allait dormir entre deux tigres. Et enfin, à portée de secours, veillait Kihoro.
Mais j’avais beau m’entêter à ces images rassurantes, elles perdaient toute valeur et tout sens à mesure que la voix clandestine m’attirait, me tirait vers le grand fauve étendu. Il m’était impossible de lui désobéir. Cette voix » je le savais en toute certitude, était ma seule chance de vie, la seule force – et si précaire, si hasardeuse – qui nous tenait, Patricia, le fauve et moi dans un équilibre enchanté.
Mais est-ce que cela pouvait durer ? Je venais de faire un pas de plus. À présent, si je tendais le bras, je touchais le lion.
Il ne gronda plus cette fois, mais sa gueule s’ouvrit comme un piège étincelant et il se dressa à demi.
« King ! cria Patricia. Stop, King ! »
Il me semblait entendre une voix inconnue, tellement celle-ci était chargée de volonté, imprégnée d’assurance, certaine de son pouvoir. Dans le même instant, Patricia assena de toutes ses forces un coup sur le front de la bête fauve.
Le lion tourna la tête vers la petite fille, battit des paupières et s’allongea tranquillement.
« Votre main, vite », me dit Patricia.
Je fis comme elle voulait. Ma paume se trouva posée sur le cou de King, juste au défaut de la crinière.
« Ne bougez plus », dit Patricia.
Elle caressa en silence le mufle entre les deux yeux. Puis elle m’ordonna :
« Maintenant, frottez la nuque. »
Je fis comme elle disait.
« Plus vite, plus fort », commanda Patricia.
Le lion tendit un peu le mufle pour me flairer de près, bâilla, ferma les yeux. Patricia laissa retomber sa main. Je continuai à caresser rudement la peau fauve. King ne bougeait pas.
« C’est bien, vous êtes amis », dit Patricia gravement.
Mais aussitôt elle se mit à rire, et l’innocente malice que j’aimais tant la rendit à la gaieté de l’enfance.
« Vous avez eu une grande peur, pas vrai ? me demanda-t-elle.
— La peur est toujours là », dis-je.
Au son de ma voix, le grand lion ouvrit un œil jaune et le fixa sur moi.
« N’arrêtez pas de lui frotter le cou et continuez à parler, vite », me dit Patricia.
Je répétai :
« La peur est toujours là… toujours là… toujours là… »
Le lion m’écouta un instant, bâilla, s’étira (je sentis sous ma main les muscles énormes et noueux onduler), croisa ses pattes de devant et demeura immobile.
« Bien, dit Patricia. Maintenant il vous connaît. L’odeur, la peau, la voix…, tout. Maintenant on peut s’installer et causer. »
Je ralentis peu à peu le mouvement de ma main sur le cou du lion, la laissai reposer, la retirai.
« Mettez-vous ici », dit Patricia.
Elle montrait un carré d’herbes sèches, situé à un pas des griffes de King. Je pliai les genoux pouce par pouce, m’appuyai au sol et m’assis enfin aussi lentement que cela me fut possible.
Le lion fit glisser son mufle de mon côté. Ses yeux allèrent une fois, deux fois, trois fois à mes mains, à mes épaules, à mon visage. Il m’étudiait. Alors, avec une stupeur émerveillée, où, instant par instant, se dissipait ma crainte, je vis dans le regard que le grand lion du Kilimandjaro tenait fixé sur moi, je vis passer des expressions qui m’étaient lisibles, qui appartenaient à mon espèce, que je pouvais nommer une à une : la curiosité, la bonhomie, la bienveillance, la générosité du puissant.
« Tout va bien, tout va très bien… », chantonnait Patricia.
Elle ne s’adressait plus à King : sa chanson était la voix de son accord avec le monde. Un monde qui ne connaissait ni barrières ni cloisons. Et ce monde, par l’intermédiaire, l’intercession de Patricia, il devenait aussi le mien. Je découvrais avec un bonheur où le sentiment de sécurité n’avait plus de place, que j’étais comme exorcisé d’une incompréhension et d’une terreur immémoriales. Et que l’échange, la familiarité qui s’établissaient entre le grand lion et l’homme montraient qu’ils ne relevaient pas chacun d’un règne interdit à l’autre, mais qu’ils se trouvaient placés, côte à côte, sur l’échelle unique et infinie des créatures.
Fasciné et seulement à demi conscient de mes gestes, je me penchai sur le mufle royal et, comme l’avait fait Patricia, j’effleurai du bout des ongles le triangle marron foncé qui séparait les grands yeux d’or. Un frisson léger courut dans la crinière de King. Ses pesantes babines frémirent, s’étirèrent. La gueule s’entrouvrit et les terribles crocs brillèrent doucement.
« Regardez, regardez bien, dit Patricia, il vous sourit. » Comment ne l’aurais-je pas cru ? N’avais-je pas, du ravin, entendu le rire de King ?
« J’ai choisi le meilleur moment pour vous faire rencontrer, dit Patricia. Il a bien mangé, il est repu. (Elle tapota le ventre puissant.) C’est l’heure la plus chaude. Il y a beaucoup d’ombre ici. Il est heureux. »
Patricia se glissa entre les pattes de devant, mêla ses cheveux en boule à la toison énorme et dit :
« Vous le voyez, ce n’était pas terrible du tout. Ni difficile.
— À condition d’être avec vous. »
À peine avais-je achevé ces mots que tout changea en moi et autour de moi. Je sortis de l’état de transe où m’avaient jeté une peur et une joie poussées à l’extrême et où le miracle n’était que naturel. Et ce fut sous une lumière et dans une perspective plus appropriées à ma condition ordinaire que je perçus soudain le caractère fabuleux de ce qui m’environnait : la savane, du monde isolée ; l’arbre des terres ingrates qui portait des épines pour feuilles ; et sous le parasol de ses longues branches, le fauve royal, la bête de proie redoutable entre toutes en pleine liberté dans son domaine, à qui je caressais le front. Et tout cela était réel, véritable, contrôlé par les sens et la raison – mais seulement grâce à Patricia. Grâce à la petite fille en salopette grise qui faisait penser à un ver à soie lové contre un poitrail de lion.
Comment lui exprimer ce qu’exigeaient de moi une tendresse et une reconnaissance qui ne pouvaient ressembler à aucune autre ? Je ne trouvai que le plus banal des moyens. Je dis :
« Est-ce que je peux vous embrasser, Patricia ? »
Peut-être la force de mon sentiment avait-elle imprégné ma voix, ou bien Patricia était peu habituée à cette sorte d’effusion, mais il lui vint aux joues cette exquise couleur faite de hâle et de rose qu’elles prenaient en rougissant de plaisir. La petite fille écarta vivement la patte énorme qui la recouvrait et vint me tendre son visage. Il sentait le savon de lavande, l’arôme de la brousse et l’odeur du fauve.
De ses grands yeux d’or, King suivait nos gestes avec une attention soutenue. Quand il vit ma tête se rapprocher de celle de Patricia et ma bouche effleurer sa figure, le mufle du grand lion eut de nouveau ce mouvement que Patricia appelait un sourire. Et quand la petite fille eut repris place entre ses pattes, King lui lécha les cheveux.
« Lui, il m’embrasse souvent », dit Patricia en riant.
Ainsi, nous étions réunis tous les trois dans l’amitié de l’ombre et de la terre. Je demandai :
« Dites-moi, Patricia, dites-moi comment tout ceci a commencé ? »
La petite fille saisit soudain à pleines poignées, d’un mouvement presque convulsif, la crinière du lion, attira la tête massive et velue et sembla se mirer dans les yeux d’or.
« Il était si faible, si menu, vous n’avez pas idée, quand Kihoro m’en a fait cadeau », s’écria Patricia.
Elle considéra un instant encore le mufle de King et ses traits puérils prirent l’expression même – incrédule, attendrie, attristée – que l’on voit aux mères lorsque, devant un fils adulte, elles se souviennent du nouveau-né.
« En ce temps, reprit Patricia avec un soupir, Kihoro était déjà borgne, bien sûr, mais le rhinocéros ne l’avait pas encore écrasé contre l’arbre. Et puis, j’étais bien plus petite. Kihoro n’était pas encore tout à fait à moi. Alors, quand mon père faisait des inspections dans les endroits de ce Parc où jamais ne va personne, Kihoro s’en allait avec lui. Et alors, un matin, Kihoro – vous savez, il a pour les bêtes bien meilleur flair que mon père – Kihoro a trouvé au creux d’un fourré un tout petit lionceau – deux jours au plus, dit Kihoro – et tout seul et comme aveugle, et il pleurait. »
Patricia frotta une de ses joues contre la crinière de King.
« Mais comment était-il abandonné ? » demandai-je.
La petite fille plia un doigt et dit :
« Peut-être que ses parents ont poursuivi un gibier et sont sortis de ce Parc et que dans un endroit où mon père ne peut plus protéger les bêtes, des chasseurs les ont tués. »
Elle plia un autre doigt :
« Il se peut, continua-t-elle, que la mère avait trop d’enfants et qu’elle était fatiguée pour s’occuper du plus faible. »
La petite fille pressa plus fort sa joue contre la crinière majestueuse :
« Ou tout simplement, elle ne l’aimait pas assez », dit-elle.
Il y avait dans sa voix tout autant de pitié que si le lion énorme avait été encore sans défense ni recours contre les cruautés de la brousse.
« Vous n’avez jamais vu quelque chose d’aussi petit, s’écria Patricia qui s’agitait entre les pattes monumentales. Je vous jure que, alors, King était moins gros que les deux poings de mon père mis ensemble. Et il était tout maigre et tout nu, sans un poil. Et il gémissait de faim, de soif, de peur. Maman disait qu’il était comme un vrai bébé qui vient de naître. Et aussi, elle disait qu’il était trop chétif pour vivre. Mais moi, je n’ai pas voulu qu’il meure. »
Alors, Patricia me raconta en détail, et avec une nostalgie singulière, comment elle avait soigné, fortifié, sauvé le bébé-lion. Elle avait commencé par le nourrir au biberon, puis elle lui avait donné beaucoup de sucre, elle l’avait habitué au porridge. Il dormait avec elle, contre elle. Elle avait veillé à ce qu’il ne prît jamais froid. Quand il était en sueur, elle l’essuyait. Quand les soirées étaient fraîches, elle le couvrait de ses propres lainages. Quand il était devenu bien gras, bien lisse, Patricia avait donné une fête pour son baptême.
« C’est moi qui lui ai trouvé son nom, dit la petite fille. Je savais bien, et contre tout le monde, qu’un jour il serait un Roi, un vrai. »
Patricia eut de nouveau son étrange soupir maternel, mais elle reprit avec une intonation tout enfantine :
« Vous ne pourriez pas croire comme ça pousse vite un lion. Je commençais juste à savoir bien m’occuper de lui qu’il était déjà aussi grand que moi. »
Le visage de la petite fille retrouva d’un seul coup son âge véritable.
« Alors, dit Patricia, alors on s’est mis à jouer. Et King faisait tout ce que je voulais. »
Patricia rejeta avec violence la patte qui pouvait d’un seul battement la réduire en pulpe et se dressa tendue, crispée et incroyablement fragile devant le grand fauve à moitié assoupi. Il était facile de deviner sur son visage, saisi tout à coup par la fièvre et l’exigence de possession, le dessein qui l’animait. Elle voulait me convaincre – et, par là, surtout elle-même – que, dans la plénitude de sa force et de sa magnificence, King lui appartenait tout autant qu’à l’âge où, lionceau abandonné, il ne respirait que par ses soins. Elle cria :
« Il fait encore et toujours ce que je veux. Regardez ! Regardez ! »
Je ne croyais pas que j’étais capable, en cette journée, d’éprouver une forme nouvelle de l’effroi. Cependant, Patricia sut me l’inspirer. Mais c’est pour elle que je tremblai.
La petite fille, soudain, plia les genoux, sauta aussi haut qu’elle put et se laissa retomber, les pieds réunis, et d’un élan qui redoublait la violence de sa chute, sur le flanc du lion. Elle rebondit contre le sol et recommença plusieurs fois cet assaut. Puis, elle martela le ventre à coups de poing, à coups de tête. Puis elle se jeta sur la crinière, la saisit des deux mains et se mit à secouer en tous sens le mufle terrible. En même temps, elle criait :
« Allons, King ! Réponds, King ! Tu ne me fais pas peur, grande carcasse ! Allons, King ! Debout, King ! On verra bien qui est le plus fort. »
Le grand lion roula sur le dos, étendit une patte et ouvrit sa gueule sombre.
« Kihoro ! Kihoro ! pensai-je intensément. Tire ! Tire donc ! Elle va se faire lacérer. »
Mais le rugissement de mort que j’attendais ne vint pas. À sa place résonna cette sorte de rumeur énorme, rauque et joyeuse, cette grondante allégresse qui servait de rire à King. La patte formidable, au lieu de s’abattre sur Patricia et la mettre en pièces, s’approcha d’elle tout doucement, les griffes rentrées, cueillit la petite fille et la coucha par terre avec gentillesse. Patricia chargea de nouveau et King riposta comme il venait de le faire. Mais il avait pris goût au jeu. Il ne se contenta plus d’envelopper de sa patte la taille de Patricia et de la déposer sur le sol. Il la renvoya comme une balle. Chacun de ses coups était un miracle d’élasticité, de mesure et de délicatesse. Il se servait du bout de sa patte ainsi que d’une raquette veloutée et frappait juste assez fort pour faire voler, sans lui infliger la moindre meurtrissure, un corps de petite fille.
Patricia tenta d’échapper à ce fléau moelleux. En vain. Alors, elle se précipita sur les oreilles du lion, les tira sauvagement, enfonça les pouces dans ses yeux. Et King riait plus fort et secouait la tête et roulait sur Patricia, mais de telle manière qu’il ne risquait jamais de l’écraser sous sa masse. Et la petite fille reparaissait sur l’autre flanc du fauve et tout recommençait.
Enfin, à bout de souffle, en sueur, échevelée, sa salopette grise couverte de poils fauves, d’herbes sèches et de ronces, Patricia arrêta la partie et s’allongea, haletant doucement, près du fauve. Il lui lécha la main et la nuque. Patricia sourit, comblée. King avait montré toute son intelligence et toute sa soumission.
« J’ai eu très peur pour vous, dis-je à voix basse.
— Pour moi ! »
Elle se redressa sur un coude et me dévisagea, les sourcils rapprochés, les lèvres serrées comme si elle avait subi une insulte.
« Vous pensez que ce lion voudrait me faire mal ? Vous ne croyez pas que je peux tout sur lui ? » demanda encore la petite fille.
Ses yeux avaient pris une expression étrange.
« Vous avez tort, dit-elle. Si je le désire, King vous mettra en morceaux tout de suite. On essaie ? »
Avant que j’aie pu répondre, Patricia poussa la tête du lion de mon côté, me montra du doigt et sa gorge émit un son à la fois bas, sourd, bref et sifflant. King se dressa d’une seule ondulation musculaire. Je ne l’avais pas encore vu debout. Il me parut colossal. Sa crinière était droite et dure. Sa queue lui battait les flancs avec fureur. Ses yeux n’étaient plus d’or, mais d’un jaune glacé. Ses épaules se ramassèrent. Il allait…
« Non, King, non », dit Patricia.
Elle posa une main sur les narines dilatées par la colère et claqua de la langue plusieurs fois, avec douceur. King retint son élan.
Je devais être très pâle car Patricia, me regardant, se mit à rire avec une malice affectueuse.
« Ça vous apprendra, dit-elle, à ne plus avoir peur pour moi. »
Elle massa la nuque du grand lion. Les muscles durcis frémissaient encore.
« Il vaut mieux vous en aller, reprit gaiement Patricia. Maintenant, King sera en méfiance avec-vous pour toute la journée. Mais la prochaine fois, il aura oublié. »
Patricia m’expliqua le chemin du retour. Je n’avais qu’à gagner le piton. Il était très visible, de l’autre côté du ravin. Ensuite, je n’avais qu’à marcher droit dans la direction du soleil.
Patricia sauta sur le dos de King. Je n’existai plus pour eux.