VIII
Le jour suivant, Bullit fit enfin honneur à l’engagement pris par lui au cours de notre première rencontre : me servir de guide dans son domaine.
« Vous verrez des choses, avait-il dit alors, que bien peu de gens ont vues. » Il tint parole grandement, en seigneur.
Au départ toutefois, quand je pris place dans la Land Rover où se trouvaient déjà Patricia, Kihoro et deux rangers, je n’espérais pas de cette matinée une révélation nouvelle. À force de suivre dans le Parc une petite fille qui en connaissait les sauvages secrets, je pensais n’avoir plus rien à découvrir qui pût m’étonner vraiment. Je me croyais blasé.
Comme je me trompais ! Et avec quel bonheur je le vis aussitôt !
Il y avait d’abord la voiture de Bullit, sans toit, sans vitres, ouverte à toutes les vues, à tous les souffles, d’une robustesse conçue pour les pires terrains. Il y avait la manière dont Bullit pilotait : impérieuse, hardie, aisée, magistrale. Il y avait sa connaissance absolue des lieux – fruit d’expéditions, d’inspections, de battues et d’observations sans nombre – travail de chaque jour et pendant des années. Et surtout, il y avait Bullit lui-même ou plutôt cette part de lui-même essentielle que libérait dans sa plénitude l’exercice d’un métier qui ne se pouvait comparer à aucun autre, et pour lequel son corps puissant, son mufle crêté de cheveux roux semblaient façonnés, prédestinés.
Les épaules vastes et droites, le cou massif et nu, ses fortes lèvres un peu retroussées par le vent de la vitesse, il m’emmenait dans le matin joyeux, comme à une conquête.
En cet instant – et il le savait et ne s’en étonnait point – tout appartenait à Bullit.
La voiture dont il faisait ce qu’il voulait.
Les rangers qui étaient à sa dévotion et dont j’entendais le grand rire puéril et barbare lorsqu’un bond de la Rover ou un cahot ou un virage brutal les projetaient ainsi que de noirs pantins.
Patricia, serrée au flanc de son père comme pour en recueillir la chaleur, la vigueur et qui, son petit visage levé, fouetté par le mouvement de l’air, me tirait sans cesse le bras et me clignait de l’œil pour faire admirer l’adresse et l’audace des mains si robustes qui tenaient le volant.
Et la brousse enfin, toute la brousse et dans toutes ses formes, avec sa végétation et avec ses créatures, sur des lieues et des lieues étendue, sous le signe tutélaire du Kilimandjaro.
Tantôt Bullit lançait la Land Rover à un angle incroyable sur le flanc d’une abrupte colline et là tenait cabrée jusqu’au sommet d’où la vue embrassait, comme en survol, un espace sans bornes, et tantôt il plongeait au creux des vallonnements si obscurs, épineux et rompus qu’ils ressemblaient à des fonds sous-marins semés de madrépores. Et tout à coup éclataient la liberté et la lumière des savanes. Et puis les futaies monumentales érigeaient leurs travées.
Sans doute les secrets que j’avais approchés en suivant Patricia, rien ne pouvait en prendre la place. Mais rien non plus ne pouvait avoir une commune mesure avec la course merveilleuse que menait Bullit. L’âge même de la petite fille – et qui était aussi son pouvoir essentiel –, l’obsession qu’elle avait de King et l’obsession que j’avais d’elle resserraient le terrain où elle m’avait accueilli à une zone de mystère et de fable. Bullit, lui, ouvrait, dévoilait, déployait le Parc royal dans toute son ampleur et sa magnificence.
L’aptitude la plus élémentaire à s’orienter, la notion de droite et de gauche, d’avant ou d’arrière, je les avais perdues depuis longtemps et ne m’en souciais plus. Elles n’avaient ni valeur ni sens au regard de ces champs clos, de ces hautes forêts, de ces clairières effilées en forme de demi-lune, de ces massifs d’arbres géants, de ces bois semés de prairies qui se succédaient, se chevauchaient, s’enchevêtraient dans un seul et même paysage à la fois bucolique et farouche, plein de douceur et de sauvagerie. Dans cet océan de verdure, le soleil du matin faisait ressortir le ton sourd ou vif, brutal ou tendre de chaque mouvement d’herbes et de feuillages, et l’on y voyait surgir, comme autant d’écueils, les pitons formés par d’anciens volcans qui portaient leurs laves pétrifiées en couronnes de noire écume.
Où étaient les villes et même les hameaux perdus et même ces masures solitaires dont la cheminée laisse filtrer un filet de suie vers le ciel ? Ici, la terre n’avait jamais connu une trace, une fumée, une odeur, une ombre qui fût à l’homme. Depuis la nuit des âges, il n’y avait eu dans cette brousse pour naître, vivre, chasser, s’accoupler et mourir, que le peuple des bêtes. Rien n’était changé. Les bêtes comme la terre demeuraient fidèles aux premiers temps du monde. Et Bullit, grand sorcier aux cheveux rouges, les conjurait toutes à la fois à l’intérieur de sa ronde effrénée.
Antilopes, gnous, gazelles, zèbres et buffles – la voiture poussée à la limite de sa vitesse, penchée, dressée, plongeant, remontant, rabattait ces troupeaux les uns sur les autres, en faisait chaque fois plus étroitement le tour jusqu’à l’instant où galops, ruades, bonds et charges dispersaient vers les horizons de brousse la foule de robes, de museaux et de cornes.
Haletante, éblouie, et suffoquée de joie, Patricia criait : « Regardez ! Comme ils sont beaux ! Comme les zèbres courent vite et les antilopes sautent haut, et les buffles foncent droit ! »
Elle saisissait mon poignet pour mieux faire passer en moi sa certitude et ajoutait :
« Mon père est l’ami des bêtes. Elles nous connaissent. Nous pouvons nous amuser avec elles. »
Est-ce que Bullit, si dur envers ceux qui portaient la plus légère atteinte à la paix animale, partageait la conviction naïve de sa fille ? Pensait-il que la rigueur même et la vigilance par lesquelles il assurait cette paix méritaient qu’il pût la troubler quelquefois ? Ou, simplement, était-ce un goût, un instinct qu’il ne savait pas maîtriser ? Qu’importe ! Le jeu continuait. Et de plus en plus rude.
Je me souviens des éléphants que nous avons surpris au creux d’une vallée. Ils étaient toute une harde – quarante, cinquante peut-être – et répandus autour d’une nappe d’eau vive, nourrie par quelque source miraculeuse de brousse et que Bullit avait fait aménager en bassin. Les uns, du bout de leur trompe, cherchaient nourriture dans la végétation qui poussait à flanc de coteau. D’autres se roulaient dans la vase. Les petits se bousculaient, se faisaient asperger par leurs mères. Le chef de la harde, aux défenses jaunies par le temps, énorme et solitaire, veillait sur sa tribu comme une effigie de granit.
Quand il vit notre voiture entre les arbres, il ne bougea pas. Cet insecte qui portait d’autres insectes, en quoi pouvait-il menacer, inquiéter sa toute-puissance ? Mais de mamelon en mamelon, de trou en trou, la Land Rover approcha du troupeau géant, rebondit, grondant et cliquetant entre les groupes, les familles. Les petits prirent peur. Alors la trompe du vieil éléphant se redressa, se recourba et un barrissement plus sonore, plus aigu, plus effrayant que l’éclat de cent trompettes de guerre retentit dans la sérénité de la brousse. Toute la harde rejoignit le chef, les mâles derrière lui, les femelles protégeant les enfants.
Bullit arrêta la voiture face aux éléphants serrés en une seule masse de nuques, d’épaules et d’échines colossales, leurs trompes convulsées comme des serpents furieux. Et ce fut seulement à la seconde même où de toutes ces trompes jaillit la même stridence enragée et où la phalange formidable se mit en branle que Bullit fit pivoter la Land Rover et la lança à toute vitesse sur une bonne piste qu’une chance merveilleuse me sembla ouvrir soudain parmi les buissons, mais que lui, à coup sûr, avait depuis longtemps repérée, et aménagée.
J’ignore quelle expression pouvait avoir mon visage après cette aventure mais, le considérant, Bullit et Patricia échangèrent un regard de connivence. Puis Bullit se pencha vers la petite fille et lui parla à l’oreille. Patricia approuva vivement de la tête tandis que ses yeux étincelaient de malice.
La voiture gravit la côte par où nous étions descendus dans la vallée des éléphants et atteignit un plateau où les taillis alternaient avec de grands espaces découverts. Bullit ralentit en abordant l’une de ces prairies d’herbe sèche. Au milieu, en plein soleil, gisaient côte à côte trois énormes et rugueux billots de bois à l’écorce grise. Quel ouragan et de quelle violence avait pu les projeter jusque dans ce champ nu ? Je le demandai à Bullit. Sans me répondre et les lèvres serrées, il nous menait de plus en plus doucement vers les troncs foudroyés.
Soudain, sur l’un d’eux, une extrémité remua, se redressa, devint une tête de cauchemar, mal équarrie, toute en bosses et méplats grossiers et qui allait en s’affaissant jusqu’à une corne recourbée et massive. Les deux autres billots s’animèrent de la même façon monstrueuse. Maintenant, trois rhinocéros épiaient la voiture sans bouger. Alors Bullit se mit à tourner autour des trois bêtes. Et, à chaque tour, il réduisait un peu le cercle.
Le premier des monstres se releva pesamment. Puis le second. Puis le dernier. Ils s’accotèrent croupe contre croupe, le corps orienté chacun dans une direction différente. Ils étaient d’une matière si brute et d’une forme si primitive qu’ils semblaient faits de blocs grisâtres, fendillés de crevasses, taillés et ajustés au hasard, dans les derniers instants de la création.
Les rhinocéros tournaient leur tête horrible et cornue en tous sens. Leurs yeux étroits et obliques entre de lourds plis de peau ne nous quittaient plus.
J’entendis Patricia chuchoter :
« Vous ne reconnaissez pas le plus large ? Avec la grande cicatrice au dos ? Je vous l’ai montré à l’abreuvoir. »
C’était vrai. Mais je n’eus pas le loisir d’y penser davantage. Bullit avait rétréci encore le rayon de sa ronde autour du groupe d’apocalypse. Les naseaux énormes laissèrent échapper un hissement long, tenace, sinistre. La distance entre les rhinocéros et nous s’amenuisait toujours.
« Regardez notre ami ! cria Patricia. C’est le plus méchant, le plus courageux ! Il va charger. »
Sa voix retentissait encore que la bête fonça.
La stupeur m’interdit tout autre sentiment. Je n’aurais jamais cru qu’une telle masse et portée par des pattes si courtes et difformes fût capable de cette détente subite et de cette vélocité. Mais Bullit était sur ses gardes. Il donna le coup d’accélérateur et le coup de volant qu’il fallait. Pourtant, la bête lancée comme par une catapulte manqua de si près notre voiture découverte que j’entendis son chuintement furieux. Eus-je peur alors ? Comment le saurais-je ? Tout était si rapide et mouvant et saccadé. Les deux autres rhinocéros chargèrent à leur tour. Entre ces fronts baissés de monstres, la Land Rover virait sur une aile, reculait, tournoyait, bondissait. Une défaillance du moteur, une fausse manœuvre et nous étions transpercés, éventrés, empalés par les cornes tranchantes. Mais Bullit menait le jeu avec tant d’assurance ! Les rangers hurlaient avec tant d’allégresse ! Et Patricia riait si bien, de ce rire merveilleux, cristallin, qui, dans les cirques, monte des travées d’enfants comme un carillon de joie…
Les bêtes se fatiguèrent plus vite que la machine. L’un après l’autre, les rhinocéros abandonnèrent l’attaque. Ils se massèrent en un seul bloc, les flancs soulevés par des halètements colossaux sur leurs énormes pattes qui tremblaient, mais les cornes toujours dardées vers nous. « À bientôt, les copains ! » cria Bullit.
Quand il quitta la prairie des rhinocéros, sa voix et sa figure étaient beaucoup plus jeunes, plus saines qu’à l’ordinaire. Il sortait rafraîchi de ces dangers que son audace avait voulus et son adresse dominés. C’était, pensai-je, une exigence de nature sur laquelle le temps ne pouvait rien. Il fallait que le maître du Parc royal l’exauçât comme l’avait fait Bull Bullit. La seule différence était que maintenant il se servait d’une voiture tout terrain au lieu de fusil.
Je demandai à mon compagnon :
« Vous n’emportez jamais d’arme ?
— Je n’en possède plus », dit Bullit.
Je me rappelai que la maison de ce chasseur professionnel ne contenait ni une carabine ni un trophée.
« Cela m’est interdit », reprit doucement Bullit.
Il enleva une main du volant et caressa les cheveux légers de sa fille. Patricia, alors, étendit son bras dans un mouvement impulsif, passionné, plongea ses doigts dans la toison rouge de son père (je ne pus m’empêcher de songer qu’elle agrippait de la même façon la crinière de King), attira la tête de Bullit jusqu’à elle et frotta sa joue contre la sienne. La même intensité de bonheur était sur leurs deux visages.
La voiture roulait lentement et comme au hasard. De nouveau, tout autour, se multipliaient antilopes, zèbres, autruches et buffles. Plusieurs fois, Patricia quitta la voiture pour aller chez les bêtes. À la distance qui nous séparait de la petite fille, sa silhouette d’une couleur tendre (elle portait ce matin-là une salopette d’un bleu délavé) paraissait presque immatérielle. On acceptait comme une évidence qu’elle glissât parmi les animaux sauvages sans éveiller crainte, inquiétude ou même surprise.
Elle s’attarda surtout dans un creux où des infiltrations souterraines rendaient l’herbe plus verte et plus molle et où quelques arbres portaient, au lieu d’épines, des feuilles fragiles. Les animaux y étaient plus nombreux, plus heureux. De l’éminence où Bullit avait arrêté la voiture, nous pouvions observer chaque mouvement de la petite fille, et chaque mouvement des bêtes. Seules l’aisance et l’innocence qu’elles avaient pour accueillir Patricia pouvaient se mesurer à l’innocence et à l’aisance que Patricia montrait pour se mêler à elles. Des antilopes venaient effleurer son épaule de leur museau. Des buffles la reniflaient amicalement. Un zèbre s’obstinait à caracoler autour d’elle et à lui faire des grâces. Patricia parlait à tous.
« Elle sait les maîtres mots, me dit Bullit à mi-voix.
— En quelle langue ? demandai-je.
— Celle des Wakamba et des Jalluo, des Kipsigui et des Sambourou et des Masaï, dit Bullit. Elle les tient de Kihoro et des rangers et des sorciers ambulants qui passent dans le village nègre.
— Vous y croyez vraiment ? demandai-je encore.
— Je suis un Blanc et un chrétien, dit Bullit. Mais j’ai vu des choses… »
Il hocha la tête et murmura :
« En tout cas, pour la petite, c’est une certitude. Elle parlerait de même avec les éléphants, les rhinocéros. »
Peut-être avaient-ils raison tous les deux. Ce domaine m’était inconnu. Mais depuis la matinée que je venais de passer avec Bullit et Patricia, ma certitude était que l’essence de son pouvoir, la petite fille le tenait d’un tout-puissant instinct héréditaire et des leçons que son père avait recueillies en vingt années de brousse. Il lui avait fait connaître, comme autant de contes et de berceuses, la vie et les humeurs des animaux sauvages et l’expérience de mille affûts, de mille poursuites, et l’odeur des futaies, des savanes, des tanières. Et il avait personnifié pour Patricia, dès sa naissance, les grands fauves et les monstres du Parc royal et, en même temps, le maître de ces monstres.
Bullit suivait d’un regard ébloui, bienheureux, sa fille si petite et si frêle glissant parmi les troupeaux de brousse. Pouvait-il se douter que le doux empire exercé par Patricia sur toutes les bêtes était devenu le seul moyen, le seul pouvoir qui lui restât (puisqu’il avait renoncé au meurtre) de posséder encore, par une étrange délégation du sang, le grand peuple libre et merveilleux auquel il avait lié sa vie ?
Il n’y avait pas d’entente, il n’y avait pas de tendresse qui pouvaient se comparer à celles qui existaient entre Patricia et Bullit. Leur génie avait chacun une part différente et nécessaire dans une alliance aussi naturelle et précieuse pour eux que le souffle.
Cela explique la rencontre que nous fîmes peu après. Quand une exigence primordiale veut s’accomplir, elle ne laisse pas de place au hasard.