I
Est-ce qu’il avait tiré sur mes paupières pour voir ce qu’elles cachaient ? Je n’aurais pu le dire avec certitude. J’avais bien eu le sentiment, au sortir du sommeil, qu’un pinceau léger et râpeux s’était promené le long de mon visage, mais, quand je m’éveillai vraiment, je le trouvai assis, très attentif, au niveau de l’oreiller, et qui m’examinait avec insistance.
Sa taille ne dépassait pas celle d’une noix de coco. Sa courte fourrure en avait la couleur. Ainsi vêtu depuis les orteils jusqu’au sommet du crâne, il semblait en peluche. Seul, le museau était couvert par un loup en satin noir à travers lequel brillaient deux gouttes : les yeux.
Le jour commençait à peine, mais la lumière de la lampe tempête que j’avais oublié d’éteindre dans ma fatigue me suffisait pour apercevoir nettement, sur le fond blanc des murs crépis à la chaux, cet incroyable envoyé de l’aube.
Quelques heures plus tard, sa présence m’aurait paru naturelle. Sa tribu vivait dans les hauts arbres répandus autour de la hutte ; des familles entières jouaient sur une seule branche. Mais j’étais arrivé la veille, épuisé, à la nuit tombante. C’est pourquoi je considérais en retenant mon souffle le singe minuscule posé si près de ma figure.
Lui non plus il ne bougeait pas. Les gouttes elles-mêmes dans le loup de satin noir étaient immobiles.
Ce regard était libre de crainte, de méfiance et aussi de curiosité. Je servais seulement d’objet à une étude sérieuse, équitable.
Puis la tête en peluche, grosse comme un poing d’enfant au berceau, s’infléchit sur le côté gauche. Les yeux sages prirent une expression de tristesse, de pitié. Mais c’était à mon propos.
On eût dit qu’ils me voulaient du bien, essayaient de me donner un conseil. Lequel ?
Je dus faire un mouvement dont je n’eus pas conscience. La boule mordorée, ombre et fumée en même temps, sauta, vola de meuble en meuble jusqu’à la fenêtre ouverte et se dissipa dans la brume du matin.
Mes vêtements de brousse gisaient à terre, tels que je les avais jetés en me couchant, au pied du lit de camp, près de la lampe tempête.
Je les mis et gagnai la véranda.
J’avais le souvenir d’avoir noté la veille, en dépit de l’obscurité, que des massifs d’épineux encadraient ma hutte et que, devant, une immense clairière s’enfonçait dans le secret de la nuit. Mais, à présent, tout était enveloppé de brouillard. Pour seul repère, j’avais, juste en face, au bout du ciel, sur la cime du monde, la table cyclopéenne chargée de neiges éternelles qui couronne le Kilimandjaro.
Un bruit semblable à un très furtif roulement de dés attira mon attention vers les marches de bois cru par où l’on accédait à la véranda. Lentement, délibérément, une gazelle gravissait le perron.
Une gazelle en vérité, mais si menue que ses oreilles ne m’arrivaient pas aux genoux, que ses cornes étaient pareilles à des aiguilles de pin et que ses sabots avaient la dimension d’un ongle.
Cette merveilleuse créature sortie du brouillard ne s’arrêta que devant mes chevilles et leva son museau vers moi. Je me baissai avec toute la précaution possible et tendis la main vers la tête la plus finement ciselée, la plus exquise de la terre. La petite gazelle ne remuait pas. Je touchai ses naseaux, les caressai.
Elle me laissait faire, ses yeux fixés sur les miens. Et dans leur tendresse ineffable, je découvris le même sentiment que dans le regard si mélancolique et sage du petit singe. Cette fois encore, je fus incapable de comprendre.
Comme pour s’excuser de ne pouvoir parler, la gazelle me lécha les doigts. Puis elle dégagea son museau tout doucement. Ses sabots firent de nouveau, sur les planches du perron, le bruit de dés qui roulent. Elle disparut.
J’étais seul de nouveau.
Mais déjà, en ces quelques instants, l’aube tropicale, qui est d’une brièveté saisissante, avait fait place à l’aurore.
Du sein des ombres, la lumière jaillissait d’un seul coup, parée, armée, glorieuse. Tout brillait, étincelait, scintillait.
Les neiges du Kilimandjaro traversées de flèches vermeilles.
La masse du brouillard que les feux solaires creusaient, défaisaient, aspiraient, dispersaient en voiles, volutes, spirales, fumées, écharpes, paillettes, gouttelettes innombrables et pareilles à une poudre de diamant.
L’herbe d’ordinaire sèche, rêche et jaune, mais à cet instant molle et resplendissante de rosée…
Sur les arbres répandus alentour de ma hutte, et dont les sommets portaient des épines vernies à neuf, les oiseaux chantaient et jacassaient les singes.
Et devant la véranda, les brumes, les vapeurs se dissipaient une à une pour libérer, toujours plus ample et mystérieux, un verdoyant espace au fond duquel flottaient de nouvelles nuées qui s’envolaient à leur tour.
Rideau après rideau, la terre ouvrait son théâtre pour les jeux du jour et du monde.
Enfin, au bout de la clairière où s’accrochait encore un duvet impalpable, l’eau miroita.
Lac ? Étang ? Marécage ? Ni l’un ni l’autre, mais, nourrie sans doute par de faibles sources souterraines, une étendue liquide, qui n’avait pas la force de s’épandre plus avant et frémissait dans un ondoyant équilibre entre les hautes herbes, les roseaux et les buissons touffus.
Auprès de l’eau étaient les bêtes.
J’en avais aperçu beaucoup le long des routes et des pistes – Kivou, Tanganyka, Ouganda, Kenya – au cours du voyage que je venais d’achever en Afrique Orientale. Mais ce n’étaient que visions incertaines et fugitives : troupeaux que le bruit de la voiture dispersait, silhouettes rapides, effrayées, évanouies.
Lorsque, parfois, j’avais eu la chance d’épier quelque temps un animal sauvage à son insu, je n’avais pu le faire que de très loin ou en cachette, et pour ainsi dire frauduleusement.
Les attitudes que prenaient dans la sécheresse de la brousse les vies libres et pures, je les contemplais avec un singulier sentiment d’avidité, d’exaltation, d’envie et de désespoir. Il me semblait que j’avais retrouvé un paradis rêvé ou connu par moi en des âges dont j’avais perdu la mémoire. Et j’en touchais le seuil. Et ne pouvais le franchir.
De rencontre en rencontre, de désir en désir frustré, le besoin était venu – sans doute puéril, mais toujours plus exigeant – de me voir admis dans l’innocence et la fraîcheur des premiers temps du monde.
Et, avant de regagner l’Europe, j’avais résolu de passer par un des Parcs royaux du Kenya, ces réserves où des lois d’une rigueur extrême protègent les bêtes sauvages dans toutes les formes de leur vie.
Maintenant elles étaient là.
Non plus en éveil, en méfiance, et rassemblées sous l’influence de la crainte par troupes, hardes, files et bandes, selon la race, la tribu, la famille, mais confondues et mêlées au sein d’une sécurité ineffable dans la trêve de l’eau, en paix avec la brousse, elles-mêmes et l’aurore.
À la distance où je me trouvais, il n’était pas possible de distinguer l’inflexion des mouvements, ou l’harmonie des couleurs, mais cette distance ne m’empêchait pas de voir que les bêtes se comptaient par centaines et centaines, que toutes les espèces voisinaient, et que cet instant de leur vie ne connaissait pas la peur ou la hâte.
Gazelles, antilopes, girafes, gnous, zèbres, rhinocéros, buffles, éléphants – les animaux s’arrêtaient ou se déplaçaient au pas du loisir, au gré de la soif, au goût du hasard.
Le soleil encore doux prenait en écharpe les champs de neige qui s’étageaient au sommet du Kilimandjaro. La brise du matin jouait avec les dernières nuées. Tamisés par ce qui restait de brume, les abreuvoirs et les pâturages qui foisonnaient de mufles et de naseaux, de flancs sombres, dorés, rayés, de cornes droites, aiguës, arquées ou massives, et de trompes et de défenses, composaient une tapisserie fabuleuse suspendue à la grande montagne d’Afrique.
Quand et comment je quittai la véranda pour me mettre en marche, je ne sais. Je ne m’appartenais plus. Je me sentais appelé par les bêtes vers un bonheur qui précédait le temps de l’homme.
J’avançai sur le sentier au bord de la clairière, le long d’un rideau formé par les arbres et les buissons. Mon approche, au lieu d’altérer, dissiper la féerie, lui donnait plus de richesse et de substance.
Chaque pas me permettait de mieux saisir la variété des familles, leur finesse ou leur force. Je discernais les robes des antilopes, le front terrible des buffles, le granit des éléphants.
Tous continuèrent à brouter l’herbe, à humer l’eau, à errer de touffe en touffe, de flaque en flaque. Et je continuai de cheminer. Et ils étaient toujours là, dans leur paix, dans leur règne, chaque instant plus réels, plus accessibles.
J’avais atteint la limite des épineux. Il n’y avait qu’à sortir de leur couvert, aborder le sol humide et brillant pour connaître, sur leur terrain consacré, l’amitié des bêtes sauvages.
Rien ne pouvait plus m’en empêcher. Les réflexes de la prudence, de la conservation étaient suspendus au bénéfice d’un instinct aussi obscur que puissant et qui me poussait vers l’autre univers.
Et qui, enfin, allait s’assouvir.
Juste à cet instant, un avertissement intérieur m’arrêta. Une présence toute proche s’opposait à mon dessein. Il ne s’agissait pas d’un animal. J’appartenais déjà à leur camp, à leur monde. L’être que je devinais – mais par quel sens ? – appartenait à l’espèce humaine.
J’entendis alors ces mots, en anglais :
« Vous ne devez pas aller plus loin. »
Deux ou trois pas me séparaient au plus de la silhouette fragile que je découvris dans l’ombre d’un épineux géant. Elle ne cherchait pas à se cacher. Mais comme elle était parfaitement immobile et portait une salopette d’un gris éteint, elle semblait faire partie du tronc auquel elle s’appuyait.
J’avais en face de moi un enfant d’une dizaine d’années, tête nue. Une frange de cheveux noirs et coupés en boule couvrait le front. Le visage était rond, très hâlé, très lisse. Le cou, long et tendre. De grands yeux bruns qui semblaient ne pas me voir étaient fixés sans ciller sur les bêtes.
À cause d’eux, j’éprouvai le sentiment très gênant de me voir surpris par un enfant à être plus enfant que lui.
Je demandai à voix basse :
« On ne peut pas aller là-bas ? C’est défendu ? »
La tête coiffée en boule confirma d’un signe bref, mais son regard demeurait attaché au mouvement des bêtes.
Je demandai encore :
« C’est sûr ?
— Qui peut le savoir mieux que moi ? dit l’enfant. Mon père est l’administrateur de ce Parc royal.
— Je comprends tout, dis-je. Il a chargé son fils de la surveillance. »
Les grands yeux bruns me regardèrent enfin. Pour la première fois la petite figure hâlée prit une expression en harmonie avec son âge.
« Vous vous trompez, je ne suis pas un garçon, dit l’enfant en salopette grise. Je suis une fille et je m’appelle Patricia. »