III

L’après-midi déclinait et les animaux sortaient de leurs retraites. Je les voyais à peine. Entre le monde extérieur et moi, il y avait King, l’ami de Patricia, le grand lion du Kilimandjaro. Sa crinière, ses yeux d’or, le rictus de son mufle, ses pattes effrayantes qui jouaient avec la petite fille comme avec une balle – voilà ce que je croyais apercevoir au détour de chaque buisson, dans chaque perspective de savane.

Quand j’eus regagné la voiture et que Bogo me parla d’un troupeau et de gens en marche, la même obsession m’empêcha de l’écouter.

Je ne compris les propos de mon chauffeur qu’au moment où, sur la grande piste médiane, s’étira la colonne des Masaï. Ils me rendirent enfin à la conscience de ce qui m’environnait.

J’avais souvent rencontré dans ma vie, et sous des cieux divers, des nomades en marche. Mais les plus déshérités et les plus humbles avaient toujours un bagage, si pauvre et primitif qu’il fût, et porté par des animaux de bât, au moins quelques bourricots exténués. Les Masaï, eux, allaient sans un paquet, sans un ballot, sans une toile pour les abriter, ni un ustensile pour préparer la nourriture, sans une charge, sans une entrave.

Le troupeau autour duquel s’ordonnait le convoi était composé d’une centaine de vaches maigres et chétives. L’épine dorsale et les côtes se dressaient sous leur peau avec autant de relief que sur un squelette. Et cette peau terne, lâche, était couverte de déchirures sanguinolentes aux lèvres desquelles se gorgeaient des essaims de mouches. Mais la tribu, ou plutôt le clan dont ce malheureux bétail était le bien unique, ne portait aucun des stigmates habituels de la misère : crainte, abêtissement, tristesse ou servilité. Ces femmes sous leurs cotonnades en guenilles, ces hommes dénudés plus que vêtus par le morceau d’étoffe jeté sur une épaule du côté où ils tenaient leur lance – tous, ils allaient les reins fermes, la nuque droite et le front orgueilleux. Des rires et des cris violents couraient le long de leur file. Personne au monde n’était aussi riche qu’eux, justement parce qu’ils ne possédaient rien et ne désiraient pas davantage.

La colonne des Masaï tenait toute la largeur du chemin. Il leur eût été facile, pour laisser passer notre voiture, d’aligner leur troupeau le long de la piste. Ils n’y songèrent pas. Bogo dut s’engager dans les plis de brousse pour remonter le convoi. À sa tête marchaient les jeunes guerriers du clan, trois moranes casqués de cheveux et d’argile rouges. Le premier des trois, le plus haut, le plus beau et le plus insolent était Oriounga.

Je me penchai à la portière et lui criai :

« Kouahéri. »

Les enfants et quelques femmes qui venaient derrière le morane me rendirent joyeusement le salut rituel. Oriounga ne tourna pas la tête.

Je restai seul dans ma hutte jusqu’à la nuit. Je vidai complètement mes valises, rangeai leur contenu, installai mes livres, mes provisions. La durée de mon séjour dans le Parc royal, je ne la connaissais plus. Elle dépendait de King. Pouvais-je marchander au destin d’autres journées comme celle que je venais de vivre ?

Quand vint l’heure de me rendre, pour dîner, au bungalow de Bullit, je le fis avec appréhension. Je craignais d’y retrouver l’atmosphère de la veille : l’apprêt, la gaieté forcée, la tension nerveuse. Or, je m’aperçus dès le premier instant que cette crainte était vaine.

Sans doute Sybil était habillée pour le soir et Bullit avait plaqué ses cheveux roux et Patricia portait sa robe bleu marine et ses escarpins vernis et la salle à manger était éclairée aux chandelles. Mais tous ces attributs qui, le jour précédent, avaient composé un climat d’artifice et de malaise, donnèrent à cette nuit, par je ne sais quelle grâce, un tour facile, familier et charmant.

Sybil se garda bien de la moindre allusion à l’accès que, la veille, elle n’avait pas su maîtriser. À son naturel, on eût dit que cette crise ne laissait aucune trace dans sa mémoire. On eût dit également que, pour Sybil, les conventions appropriées au jeu de société étaient seulement nécessaires la première fois et que, ensuite, l’on pouvait revenir au ton le plus naturel. Elle me donna ainsi, et tout de suite, le sentiment qu’elle me traitait en ami.

Bullit me remercia avec une joie ingénue de lui avoir apporté une bouteille de whisky.

« J’étais justement à court, mon vieux, me dit-il à l’oreille. Entre nous, je force un peu la dose, je crois. »

Quant à Patricia, très paisible et très douce, elle n’avait rien de commun avec la petite fille échevelée, effrénée, qui, sous l’arbre aux longues branches, imposait tous ses caprices au grand lion du Kilimandjaro.

Je m’interdis de penser à lui. Je redoutais que, dans la hantise où King me tenait, je ne vinsse tout à coup à prononcer son nom. Je me souvenais trop de l’effet qu’il avait eu sur Sybil.

À peine fûmes-nous à table, elle l’évoqua.

« J’ai su, dit Sybil en souriant, que Patricia vous a fait aujourd’hui les honneurs de notre Parc et vous a présenté son meilleur ami. »

Ma surprise, devant un changement si complet, m’empêcha de croire qu’il s’agissait du lion.

« Vous voulez dire ?… demandai-je, en laissant par prudence la question inachevée.

— Mais King, voyons ! » s’écria gaiement Sybil.

Puis elle me demanda avec une moquerie très légère et très tendre à l’adresse de Patricia :

« Vous l’avez trouvé beau, j’espère, et intelligent et magnifique ?

— Je n’ai rien vu de plus étonnant, dis-je, que le pouvoir de votre fille sur ce fauve. »

Les yeux de Sybil gardèrent leur lumière paisible.

« Aujourd’hui, dit-elle, Patricia est revenue de bonne heure et nous avons pu continuer les leçons de ce matin.

— Je vous promets, je vous promets, maman, je serai un jour aussi savante que vous, dit Patricia avec ferveur. Et aussi bien habillée que votre amie Lise. »

Sybil hocha doucement la tête.

« Cela ne sera pas aussi simple, chérie », dit-elle.

Patricia baissa à demi les paupières et les cils se rejoignirent si bien qu’il était impossible de voir l’expression de son regard.

« Il y a bien longtemps que je n’ai vu des photographies de vous, maman, et de Lise dans votre pension, dit Patricia. Est-ce que vous voudrez bien nous les montrer après le dîner ?

— Bien, Pat ! Très bien ! s’écria Bullit : regarde comme tu as fait plaisir à maman. »

Les joues de Sybil, si ternes à l’ordinaire, s’étaient légèrement colorées. Elle me dit :

« Je serai très heureuse de vous faire voir ces vieilles images, même si elles vous ennuient un peu. Mais vous aurez une compensation. John a toute une collection sur King dans son jeune âge. »

Sybil et sa fille n’échangèrent, dans ce moment, ni une parole, ni un regard. Avaient-elles même conscience que, tout le long de ce jour, elles avaient poursuivi un marché secret et subtil et négocié d’instinct une trêve, un compromis de bonheur ?

Le repas achevé, Bullit et sa femme allèrent chercher leurs souvenirs.

Sybil revint la première, avec un grand album plat, relié d’une affreuse toile et dorée sur tranche.

« Ce n’est pas mon choix, dit Sybil. C’est un cadeau pour bonne conduite de la vieille dame qui dirigeait notre pension. »

Un demi-sourire attendri reposait sur le visage de la jeune femme. Elle reconnaissait que son album était d’un goût horrible, mais elle aimait cette horreur même qui lui rappelait un temps qu’elle chérissait.

Malgré tout l’effort auquel je m’obligeai, il me fut impossible de dépasser la plus plate politesse devant des images insipides ou, au mieux, d’une niaiserie désarmante. Mais Patricia montra pour elles l’intérêt le plus vif. Était-ce l’effet de la ruse ou de l’affection ? Ou bien, l’univers lointain, qui avait été celui de filles assez proches de Patricia par l’âge, exaltait-il vraiment chez elle l’imagination et la sensibilité ?

Quoi qu’il en fût, simulacre ou non, la sincérité de Patricia semblait sans mélange. Elle s’écriait de plaisir, d’admiration. Elle écoutait, elle provoquait sans fin les commentaires de Sybil. Elle ne cessait de louer les traits, les coiffures, les vêtements, les rubans d’une pensionnaire qui, pour moi, ne différait guère des autres et qui, pourtant, était Lise Darbois.

Ce dialogue fut arrêté par le retour de Bullit. Il dit, en posant sur une table étroite et longue, une forte enveloppe bourrée de photographies :

« J’ai été un peu long, mais je ne savais plus, en vérité, où j’avais pu fourrer ces vieilleries. »

Bullit fit glisser un premier jeu de clichés sur la table et les plaça l’un à côté de l’autre.

« Premier épisode, messieurs-dames, dit-il. King en nourrice.

— Ne plaisantez pas, John », dit Sybil à mi-voix.

Elle était debout et penchée sur les photographies.

« Il y a si longtemps qu’elles ne sont pas sorties de leur tiroir, reprit la jeune femme. J’avais oublié comme c’était ravissant. Regardez ! »

Elle me tendit une dizaine d’images. On y voyait, tantôt pelotonné entre les bras grêles d’une fillette qui semblait être une petite sœur de Patricia, tantôt sur son épaule, tantôt sur ses genoux, tantôt accroché au biberon qu’elle lui donnait, on voyait le plus touchant petit animal qui se puisse imaginer, un peu pataud, les yeux mal ouverts, la tête carrée.

« C’est vraiment King ? » demandai-je malgré moi.

Bullit fourragea dans ses cheveux qui avaient eu le temps de sécher et se dressèrent soudain en tous sens. Il dit, embarrassé par l’attendrissement qui enrouait sa voix déjà rauque :

« Même pour moi, il est difficile de croire que ce bout de bestiole…

— Je n’ai jamais rien vu d’aussi gentil, désarmé, aussi affectueux », murmura Sybil.

Seule, Patricia ne disait rien. D’ailleurs, elle ne regardait pas les photographies.

« J’aurais bien aimé le soigner alors, reprit Sybil, mais Patricia m’en a toujours empêchée. Si j’essayais de toucher le bébé-lion, elle avait des crises de colère épouvantables. » Pour un instant, le visage de Patricia, si paisible ce soir, retrouva la violence que je lui avais vue dans le cirque de brousse, sous l’arbre aux longues branches. « King était à moi », dit-elle. Je lui demandai très vite : « Et là, qu’est-ce qui se passe ? »

Il s’agissait d’une image où, d’un paquet de laine, émergeait la moitié d’un museau rond aux yeux clos et avec deux petites oreilles d’un dessin exquis.

« Il avait pris froid. Je l’ai mis dans mon sweater », dit Patricia.

Elle semblait sur le point de se détendre, mais comme j’allais lui poser une nouvelle question, elle dit sèchement : « Excusez-moi, j’étais trop petite. J’ai oublié. » C’était faux. Je le savais par les confidences que Patricia m’avait faites alors qu’elle était couchée entre les pattes de King. L’enfance du lionceau, Patricia en gardait tous les détails dans sa mémoire. Mais elle ne voulait pas se souvenir des jours où il dépendait entièrement d’elle, alors que le grand fauve, en cet instant, loin de son atteinte, rôdait en pleine liberté dans la nuit africaine.

« Demandez tout ce qui vous intéresse à mon père. C’est lui qui a fait les photos », dit Patricia.

Elle alla reprendre l’album relié en jaune citron. Sybil la rejoignit. Elles s’assirent dans le même fauteuil et engagèrent une conversation à voix très basse. Je pus donner – et c’était mon seul désir – une entière attention aux séries d’images que Bullit étalait l’une après l’autre.

Elles avaient été classées par lui suivant les dates où il les avait prises. Si bien que je suivais d’étape en étape, comme dans un film au ralenti, et avec le sentiment de surprendre un secret de la vie animale, la transformation prodigieuse qui, du bébé-lion, bercé par une fillette, avait fait la bête magnifique de puissance et de majesté dont il me semblait que je voyais encore les larges yeux d’or sous la crinière royale.

Petit chat. Gros chat. Tout jeune lionceau. Fauve dans l’adolescence. Vrai lion, mais aux formes encore inachevées. Et King enfin, tel que je l’avais connu quelques heures auparavant.

« Et il n’a même pas fallu une année pour cela », dis-je en comparant les dates inscrites au revers de chaque photographie par la grande main de Bullit.

« Eh oui, dit-il. Ces bestioles poussent plus vite et plus fort que nous. Mais ça ne change pas leurs sentiments. Vous n’avez qu’à voir. »

Le film continuait de se dérouler et il devenait malaisé d’y prêter foi.

Ce lion énorme, assis dans la Land Rover près de Bullit, ou à table entre lui et Patricia.

Ce fauve effrayant qui déchirait le kiboko avec lequel il venait d’être corrigé, mais qui ne grondait même pas contre son maître.

Et qui jouait avec les rangers.

Et léchait les mains de Sybil.

Je répétais comme un automate :

« Incroyable !… Incroyable !… Incroyable !

— En quoi ? dit enfin Bullit avec un peu d’agacement. Nous avons eu, à la ferme, quand j’étais enfant, un lion trouvé dans les mêmes conditions que le petit King. Pendant cinq ans, il n’a pas touché un être humain, blanc ou noir, et pas un animal. Et quand mon père a été nommé à un poste en ville, et qu’il a fallu rendre notre lion à la brousse, nous avons dû auparavant lui apprendre à tuer.

— Et ça ? demandai-je, et ça ? »

La photographie que je tenais montrait King dans une clairière en compagnie d’autres lions.

« Je l’ai surpris au cours d’une tournée, dit Bullit. Il s’amusait avec des copains. Cela lui arrivait souvent.

— Mais il revenait toujours », dit Patricia du fauteuil où elle était avec sa mère.

Elle avait une voix très dure.

Bullit ramassa négligemment les clichés et les jeta pêle-mêle dans leur enveloppe.

« Il est peut-être temps de faire la conversation aux dames », dit-il.

Sybil m’interrogea sur Paris et sur Londres, sur les derniers livres et les dernières pièces et les dernières robes et les derniers galas. De temps à autre, elle soupirait. Alors Patricia se pressait contre elle et Sybil caressait les cheveux coupés en boule. Quand elle faisait ce geste, je le voyais répété par une ombre confuse sur les rideaux tirés.

Bullit regardait sa femme et sa fille et aspirait avec béatitude la fumée d’un cigare très noir venu des Indes.