Interlude : aujourd’hui
La décision de ses parents (en fait, la décision de sa mère, à proprement parler) de ne pas le scolariser jusqu’à ses 14 ans ne lui avait jamais paru mauvaise en soi, bien que ça dépende de ce qu’on entendait par « mauvaise ». Il avait indiscutablement reçu une éducation de premier ordre : un physicien pour lui enseigner la physique, des cours de dessin auprès du doyen de la faculté des beaux-arts. Si le but de l’éducation était d’éduquer, alors Bertha avait fait le bon choix. Pour preuve, arrivé en âge d’intégrer le système scolaire, il était suffisamment en avance sur les autres pour sauter non pas une, ni même deux, mais trois classes, le lycée se résumant pour lui à la terminale. D’ailleurs, ses parents auraient peut-être mieux fait de ne pas l’y envoyer du tout car il passa une année épouvantable, errant tout seul d’une salle à l’autre entre les cours et occupant ses heures de cantine à lire dans son coin. Qu’espérait donc sa mère ? Qu’il se fabrique en un clin d’œil une bande de copains ? Entre 14 et 18 ans, c’est une vie entière qui vous sépare. Et les garçons ne sont pas comme les filles. Les filles nouent des amitiés facilement et s’en débarrassent au gré des besoins. L’amitié entre garçons est lente, méfiante et éternelle. Au moment où David était arrivé en scène, tous les élèves se connaissaient déjà, savaient en qui on pouvait avoir confiance et qui était un filou, qui se tiendrait à carreau et qui viendrait faire du gringue à votre môme. Tous les rôles étant déjà pris, il n’en restait aucun pour le petit nouveau renfermé qui venait au lycée en limousine ; même pas celui du fayot de service. Il était invisible.
Peut-être sa mère avait-elle voulu à sa façon lui donner une leçon, une que peu de gens apprennent, et la plupart du temps seulement sur leur lit de mort : on peut être entouré de monde et pourtant seul. La solitude est l’état intrinsèque de l’homme. Créé seul, il meurt seul ; et ce qui se passe entre les deux est tout au mieux un palliatif. Si la leçon était cruelle, on ne pouvait pas en vouloir à Bertha : elle la tenait elle-même d’expérience et elle croyait en ses vertus. Plutôt que de s’insurger contre l’irrémédiable, David avait choisi de voir son enfance comme une épreuve qui l’avait endurci.
À Harvard, ce ne fut pas tellement mieux. Il ne parla presque à personne de toute sa première année. Il parlait aux professeurs et aux chefs de département, certes ; mais est-ce que les professeurs et les chefs de département allaient jouer au billard avec lui ou le parrainer pour entrer au Porcellian Club ? Non. Des copains de chambrée, ça aurait pu aider, mais il n’en avait pas. Le bâtiment dans lequel il logeait – et qui portait le nom de sa famille – possédait une suite au deuxième étage qu’il occupait entièrement. Ses parents avaient l’air de penser que c’était un luxe d’avoir sa propre chambre, même si David détestait ça. Il détestait aussi le « monsieur » qu’ils lui avaient envoyé pour le surveiller. Il s’appelait Gilbert et il dormait dans la deuxième chambre, celle qui aurait dû accueillir un colocataire. Gilbert escortait David partout : en cours, où il s’affalait discrètement dans le fond de la salle ; au réfectoire, où il portait le plateau de David. C’était impossible d’avoir une conversation normale, même au comptoir de prêt de la bibliothèque Widener, où le préposé ne pouvait s’empêcher de jeter des coups d’œil dans le dos de David pour contempler, bouche bée, cette ombre silencieuse au feutre mou.
Le premier hiver manqua de le tuer. Momifié de cachemire, il faisait la navette entre sa suite et les salles de cours en espérant que Gilbert se volatiliserait comme par magie. Désespérément avide de contact humain, en même temps que terrorisé par cette perspective, David avait pris l’habitude de flâner le soir sur Mount Auburn Street, s’arrêtant devant les clubs de fraternité pour écouter le jazz et les rires qui s’en échappaient.
Une fois, sur un coup de tête, il décida de toquer. Au moment où la porte s’ouvrit, avant qu’il ait pu s’enfuir en courant, il comprit brusquement l’humiliation à laquelle il était sur le point de s’exposer. L’espace d’un bref et terrible instant de lucidité, il vit ce que la personne en face de lui s’apprêtait à voir : un gamin à peine pubère en cravate flanqué d’un molosse patibulaire. On le prendrait sans doute pour le petit frère de quelqu’un. Ou pour un boy-scout essayant d’écouler ses timbres commémoratifs. Il aurait voulu se sauver mais le porche fut soudain inondé de lumière et il entrevit furtivement à l’intérieur tout ce qu’il ne pouvait pas avoir : une pièce chiquement meublée avec une demi-douzaine d’étudiants en bras de chemise, les manches retroussées, cinq autres qui jouaient au poker dans la fumée des cigares, quelques filles poudrées du Radcliffe College alanguies sur les canapés, des éclats de rire hystériques, un gramophone tourbillonnant, des peintures de vieux bateaux accrochées de guingois, des chopes de bière, des chaussures semées çà et là, des tapis roulés et des marches qui menaient vers quelque pièce mystérieuse et sombre interdite d’accès même à son imagination.
Le type qui leur avait ouvert la porte semblait moins préoccupé par David que par Gilbert, qu’il prenait manifestement pour un policier ou un membre de l’administration. Il se mit à demander c’était quoi le problème, chaque fois qu’ils essayaient de passer un bon moment il fallait que quelqu’un vienne tout gâcher, est-ce qu’on n’avait plus le droit de s’amuser tranquillement dans ce pays. Au son de sa voix, David se ressaisit et fit demi-tour, entraînant Gilbert derrière lui comme un caneton et abandonnant le type au milieu de sa tirade, qu’il conclut de façon abrupte en leur lançant un « C’est ça, ouais ».
Sans les maths, il aurait été fichu. Il était bon en maths ; leur limpidité le sauvait et le réconfortait. Sans compter que les autres matheux étaient tous un peu autistes, suffisamment pour qu’il n’ait pas l’impression d’être un cas unique en son genre. Il découvrit qu’il n’était pas le seul élève de son âge. Au cours d’introduction à la géométrie supérieure, il y avait un garçon qui bizarrement s’appelait Gilbert – aucun rapport –, qui zézayait et habitait encore chez ses parents, faisant la navette tous les jours en bus depuis Newton. En théorie du potentiel, il y en avait un autre, paupières lourdes et lunettes à monture d’écaillé, qui, selon toute apparence, était seul. David et lui se tournèrent autour pendant la majeure partie du semestre, les présentations officielles ayant finalement lieu en avril lorsque le garçon s’affala sur la chaise d’à côté et tendit à David un petit cornet de cacahuètes. Il s’appelait Tony, dit-il.
Dieu merci, il y avait les hormones ! Sa voix se stabilisa vers le milieu de sa deuxième année ; il hérita des centimètres de son père et des muscles de son grand-oncle ; il commença à avoir de la barbe – plus qu’il ne l’aurait voulu, ça en devenait presque casse-pieds – et, surtout, Gilbert se fit remercier. Tony et David s’entendaient comme larrons en foire. Ils se mirent tous les deux au squash, Tony finissant même par se hisser au poste de capitaine de l’équipe de la Lowell House. David jouait dans un orchestre de chambre et Tony venait l’écouter au premier rang. Ils restaient collés l’un à l’autre quand ils sortaient au Game. Ils mangeaient côte à côte au réfectoire. Ils réussirent enfin à se faire parrainer pour être admis dans une fraternité : David au Porcellian et au Fly à la fois, Tony seulement au Fly, ce qui eut l’avantage de faciliter le choix de David. Ils eurent même quelques flirts. Comme les fraternités, une fois que les filles avaient compris que David Muller était un Muller de ces Muller-là, elles se montraient vite beaucoup plus accueillantes. Il les mettait à l’épreuve en leur demandant de venir avec quelqu’un pour Tony, ce qui éliminait d’office environ la moitié des candidates : en apprenant qu’elles allaient devoir convaincre une malheureuse copine de passer la soirée à faire la conversation à un petit génie des mathématiques de 18 ans, juif et pas spécialement riche, beaucoup se découvraient submergées de devoirs à la dernière minute.
Ironique, car les quelques fois où ils parvenaient à décrocher un doublet, il n’était pas rare que Tony finisse par baratiner les deux filles à la fois. C’était un séducteur-né. David, quant à lui, préférait rester en retrait et récolter les avantages annexes.
Après leur diplôme, Tony partit faire un doctorat à Princeton University et David rentra à New York pour travailler avec son père. Avant de se séparer, David demanda à Tony s’il ne comptait pas revenir un jour ou l’autre à Manhattan. Les Wexler vivaient dans l’Upper West Side ; la mère tenait la maison et le père était actuaire. Une des premières choses dont les deux amis s’étaient rendu compte était qu’ils avaient grandi à moins de 5 kilomètres l’un de l’autre.
« On verra », répondit Tony.
Il voulait devenir professeur. Et pourquoi pas ? Il avait toutes les qualités d’un jeune universitaire ; son directeur d’études avait parlé de lui comme « un des plus grands esprits de notre siècle ». Même David n’était pas au niveau ; il devait réfléchir pour résoudre les problèmes, alors que Tony n’avait qu’à fixer la feuille pour qu’elle lui hurle la réponse.
Ils s’écrivaient plusieurs fois par semaine. David voulait savoir à quoi ressemblait Princeton ; Tony avait-il rencontré Einstein ? Tony répondit qu’il y avait beaucoup d’arbres et que sa première impression du grand homme était qu’il avait bien besoin d’une coupe de cheveux. Ils se voyaient quand Tony rentrait à New York pour les vacances, ce qui arrivait de moins en moins souvent à mesure qu’il se plongeait dans ses recherches. Une fois, c’est David qui prit le train pour aller lui rendre visite, et ils passèrent un week-end ensemble comme au bon vieux temps. Tony disait que c’était plus facile avec les filles quand on était en troisième cycle ; dommage qu’il y en ait si peu sur le campus. Parfois, il avait l’impression de vivre dans un monastère.
David s’abstint de tout commentaire. À cette époque, il ne manquait pas de prétendantes. Sa mère, apparemment paniquée de l’avoir privé si longtemps d’amis, donnait de grandes fêtes presque toutes les semaines dans l’espoir de lui trouver une femme. Il avait fini par comprendre que c’était là le défaut fatal de sa mère, cette croyance dans la solution miracle. Ignorant le passé et se souciant peu des conséquences de ses actes, elle ne voyait rien d’autre que le problème qui l’occupait sur le moment ; et plus il était petit, plus il grossissait pour se changer en idée fixe. David savait, à force d’avoir observé son père, que la meilleure attitude à adopter était le consentement silencieux. Si elle voulait qu’il mène une existence volage, qu’à cela ne tienne.
En 1951, Tony obtint un poste de titulaire. Cette même année, il fut témoin au premier mariage de David, rôle qu’il joua de nouveau lors du deuxième, six ans plus tard. La troisième fois, David expliqua à Tony qu’il lui portait la poisse, sans compter que le petit Edgar avait déjà 9 ans et pouvait très bien faire office de garçon d’honneur.
« Je vais tout plaquer, annonça Tony.
— Ah bon ? Comme ça ?
— C’est une vie de merde. Susan devient dingue. Elle ne fait rien de ses journées à part lire des magazines et elle crève d’envie d’avoir des gosses.
— Eh ben, fais-en.
— Tu dis ça comme si je n’y avais pas pensé tout seul.
— Vous n’avez qu’à adopter.
— C’est pas le problème.
— Quoi, alors ?
— File-moi un job. »
Tony se carra dans son gros fauteuil en cuir, croisa les jambes et joignit les mains sur son ventre. Le serveur vint leur apporter leurs boissons, que ni l’un ni l’autre ne touchèrent, laissant les glaçons fondre et gâcher un whisky pourtant excellent.
« Ça fait déjà deux fois que je me fais doubler.
— Tu n’as que 32 ans. »
Tony secoua la tête.
« Crois-moi, David, ça n’arrivera plus. J’ai raté mon tour.
— T’en sais rien.
— Je le tiens de quelqu’un qui le tient de Tucker. »
David ne dit rien.
« C’est pas comme si je débutais et que je venais de réinstaller dans le Wisconsin ou au Texas, reprit Tony. J’ai donné. Tu me demandes depuis des années quand je vais revenir à New York. Eh ben, voilà. La seule chose qui me manque, c’est un boulot. »
David réfléchit à l’idée de faire travailler Tony pour lui.Pour lui ! Avec lui. Il ne pouvait pas lui demander de recommencer en bas de l’échelle.
« Je vais voir si…
— Tu vas voir ? Arrête, David, file-moi un boulot, merde. »
Il vida son whisky d’un trait avant d’ajouter :
« J’ai déjà donné ma démission. »
David était surpris.
« C’est carrément gonflé, dis donc.
— Ouais, mais t’es carrément mon ami. »
David avait peur que Tony s’ennuie, mais au contraire : son rôle d’homme de l’ombre et de bras droit semblait satisfaire en lui un côté primai, le même que chez le jeune homme joyeux et déférent qui cédait la victoire à David au squash alors qu’il était parti pour lui infliger une déculottée. Son salaire de maître-assistant n’étant plus source de frustration, Tony s’acheta un triplex au treizième étage sur Park Avenue, à 400 mètres de la maison sur la 5e. Avec leurs épouses respectives, ils voyagèrent à Miami et à Paris. Il y eut même une période, après le divorce de Tony et avant que David ait rencontré Nadine, où ils se retrouvèrent à nouveau célibataires tous les deux et se payèrent des week-ends débridés à Atlantic City, week-ends dont ils sortaient lessivés et amèrement conscients de leur âge.
Peu à peu, Tony endossa la responsabilité de tous les aspects du travail de David que ce dernier rechignait à faire ; et, de fil en aiguille, son rôle finit par s’étendre à tous les domaines de sa vie. C’était Tony qui s’occupait des recrutements et des licenciements. C’était Tony qui gérait les relations avec la presse. Qui choisissait un cadeau pour les 65 ans de Bertha. Qui se tenait au bord de la tombe quand David l’enterra. Et lorsqu’ils découvrirent le terrible secret, ce fut encore Tony qui se déplaça à Albany pour aller le récupérer.
David tenait beaucoup à l’autonomie. C’était, disait-il, le fond du problème : ses parents avaient estimé Victor incapable de se débrouiller tout seul, alors que c’était précisément son placement en institution qui l’avait rendu dépendant. Il fallait qu’il apprenne à s’autogérer, à prendre ses propres décisions, à faire ses courses et son ménage lui-même. Au début, bien sûr, ils garderaient un œil sur lui. Mais l’objectif était de devenir peu à peu obsolètes. Se voyant en libérateur, David ne se rendait pas compte qu’il ne faisait que caricaturer la pensée hippie de l’époque ; convaincu qu’on devait choisir seul sa façon de vivre et de mourir, il fit supporter les leçons de son enfance terriblement solitaire à quelqu’un qui – il le constaterait plus tard – n’était peut-être pas outillé pour les recevoir. Et il prit le parti d’ignorer la contradiction intrinsèque de leur arrangement : le fait de déclarer Victor indépendant tout en lui fournissant un appartement, un revenu et même un filet de sécurité en la personne de Tony Wexler, qui avait pour consigne de se placer en retrait dès qu’il se serait assuré que Victor n’allait pas se laisser mourir de faim ni se mettre à courir tout nu dans la rue.
Il y avait aussi une deuxième contradiction : pourquoi se donner la peine d’arracher Victor à sa claustration si c’était pour le cacher à nouveau ? En voulant expier les péchés de ses parents, David les réitérait. Pendant près d’un quart de siècle, ce secret avait été source de honte donc de mensonges ; croyait-il vraiment que le fait de planquer Victor au fin fond du Queens mettrait fin à ce cycle ? Que voulait-il réellement, la transparence ou les cachotteries ?
Si, en 1965, vous aviez demandé à David de se décrire, il se serait défini comme quelqu’un de calme, méthodique, le contraire de l’impulsivité primaire qu’il reprochait tant à sa mère. Mais en vérité, arrivé à la quarantaine, alors qu’il venait d’hériter d’une immense fortune, se reposant de plus en plus sur les autres pour gérer les tracas du quotidien, il était devenu le vrai fils de sa mère : incapable d’admettre que ses jugements à l’emporte-pièce puissent être erronés, réticent à s’impliquer lui-même dans leur mise à exécution, se bornant à exprimer ses volontés et à les considérer comme exaucées. Il ne détestait et ne redoutait rien tant que la « logistique », et toute son existence s’était contorsionnée pour s’adapter à ce dégoût. S’il n’avait pas envie de devoir regarder quelqu’un dans les yeux pour lui annoncer qu’il était viré, rien ne l’obligeait à le faire. S’il n’avait pas envie de se charger des acrobaties visant à garder secrète l’identité de Victor – même auprès de l’agence de gestion des Muller Courts –, qui pouvait l’y contraindre ? Tony s’occupait de tout, et il ne se plaignait jamais. En adoptant ce modus operandi, David s’était transformé en un genre de despote mineur ; et, bien que l’application de ses décrets se déroulât généralement sans la moindre anicroche, il ne s’était jamais autant trompé qu’en ce qui concernait Victor Cracke… à part peut-être dans l’éducation de son plus jeune fils, celui qui ne voulait pas rentrer dans le rang.
Ses trois premiers mariages avaient été des désastres absolus et il s’était juré qu’on ne l’y reprendrait pas lorsqu’il rencontra Nadine dans un gala de charité. C’était en 1968, il avait vingt-deux ans de plus qu’elle, il était grincheux, misanthrope, connu de la gent féminine comme une moulinette à femmes. Elle était intelligente, splendide, séduisante, bref surtout pas faite pour lui. À vrai dire, elle l’intimidait – lui, un des hommes les plus riches de New York ! – et lors des présentations il se montra délibérément froid. Elle fit une plaisanterie au sujet de la cause qui était à l’honneur ce soir-là et lui épousseta une peluche sur le revers de sa veste, allumant en lui un désir féroce qui ne cessa de le consumer jusqu’à ce que le cancérologue de Nadine leur annonce qu’il n’y avait plus rien à faire.
Peu coutumier de l’échec, David lui fit faire le tour du monde en quête des meilleurs spécialistes ; et, bien qu’elle ait été consentante, après sa mort il s’en voulut terriblement de l’avoir épuisée. Si seulement il l’avait laissée partir en paix… Il devint maussade, hargneux, et quand les gens tentaient de le réconforter en lui assurant qu’il finirait par s’en relever, il se disait que c’était parce qu’ils ne voyaient pas à quel point elle était différente. Comment aurait-il pu le leur faire comprendre ? C’était le genre de sentiment que personne ne pouvait réduire à des mots, et David encore moins. Il n’avait pas envie de devoir s’expliquer.
Il n’en avait d’ailleurs pas besoin. La meilleure preuve de ce qu’elle avait représenté pour lui, c’était l’enfant.
Il n’en voulait pas d’autre, ayant toujours attribué à ceux qu’il avait déjà l’échec de ses trois premiers mariages. Il paraît qu’un enfant augmente votre aptitude au bonheur. Mais David considérait le bonheur comme un jeu à somme nulle. Les enfants venaient déséquilibrer toute l’équation et, pire, ils restaient une fois les épouses parties, lui bouffant son énergie, son argent et sa santé mentale. Il n’avait pas la moindre idée de la façon dont leur parler ; il se sentait ridicule de devoir se mettre à quatre pattes pour leur poser des questions dont il connaissait la réponse. Lui, on l’avait laissé s’élever tout seul ; pourquoi ne pouvaient-ils pas en faire autant ? Quand Amelia, Edgar ou Larry voulaient quelque chose, il leur disait de le mettre par écrit.
Mais, en dépit de ses efforts, ils devinrent tous assez falots. Leurs mères les couvaient et, au moment où on l’appelait à la rescousse pour jouer son rôle de père, c’était déjà trop tard. Les deux garçons étaient des béni-oui-oui sans imagination, incapables de faire autre chose que d’appliquer les ordres qu’on leur donnait d’une voix sévère ; il les nomma vice-présidents. Amelia n’était bonne qu’à jardiner, heureusement qu’elle vivait en Europe.
Il avait assez de problèmes comme ça. Pourquoi s’en rajouter un ?
« Je suis trop vieux.
— Pas moi, rétorquait Nadine.
— Je suis nul en tant que père.
— Tu seras mieux cette fois-ci.
— Qu’est-ce qui te fait croire ça ?
— Je t’aiderai.
— Je n’ai pas envie d’être un meilleur père. Ça me va très bien d’être nul.
— Tu ne le penses pas vraiment.
-Si.
— Non.
— Nadine. J’ai suffisamment d’expérience pour savoir que je ne suis pas fait pour élever des enfants.
— De quoi tu as peur ? »
Il n’avait peur de rien. La peur, c’est quand vous pensez qu’une mauvaise chose risque de vous arriver. En l’occurrence, il savait qu’elle arriverait à coup sûr. Ce qu’il ressentait, c’était plutôt de la fatalité ; il avait déjà vécu ça.
« Je t’aime, dit Nadine. C’est ça que je veux. S’il te plaît, ne discute pas avec moi. »
Il ne répondit pas.
« S’il te plaît », répéta-t-elle.
Il ne pourrait pas lui dire non indéfiniment. Il suffisait à Nadine d’arrêter de lui en parler.
À sa demande, il essaya d’être un meilleur père. Sors-le, suggérait-elle. Emmène-le dans un endroit sympa. David ne savait pas où aller, et elle refusait de lui mâcher le travail. Elle lui disait de se servir de son imagination. Mais lui, à 3 ans, il jouait seul dans sa chambre ; à 3 ans, il avait commencé à lire ; il savait tenir un violon. Il n’avait aucune idée de ce que faisaient les enfants normaux à 3 ans.
Il l’emmena avec lui au bureau, où il s’efforça de l’intéresser aux maquettes de ses prochains chantiers. Il lui montra un projet de marina à Toronto. Deux centres commerciaux dans le New Jersey. Il pensait que ça se passait bien jusqu’à ce que sa secrétaire lui fasse remarquer que le gosse s’ennuyait à mourir. Sur ses recommandations, il l’emmena plutôt au muséum d’histoire naturelle. Bien qu’il siégeât au conseil d’administration, David mit un point d’honneur à faire la queue comme n’importe quel père l’aurait fait, et il acheta trois tickets : un pour lui, un pour l’enfant et un pour la nurse qui les avait escortés en silence toute la matinée. Regarde, dit David à son fils en lui montrant du doigt un squelette de dinosaure. Le gamin se mit à pleurer. David essaya de le distraire avec d’autres curiosités, mais la digue avait cédé. L’enfant pleurait ; il était inconsolable. Il ne s’arrêta que lorsqu’ils eurent regagné la maison et que David l’eut posé entre les bras de sa mère en lui disant : « Reprends-le, je t’en supplie. »
Ce fut la dernière fois qu’il essaya d’être un meilleur père.
En revanche, la maternité allait bien à Nadine. Très bien. Trop bien. Et tout ce qu’il avait prédit commença en effet à se réaliser. Il la sentit s’éloigner de lui progressivement sans pouvoir rien y faire. Ne l’avait-il pas prévenue ? Si, pourtant, il l’avait mise en garde. Elle ne savait pas ce qui les attendait, mais lui si, et il l’avait prévenue. Il aurait dû être plus ferme. Il aurait dû lui demander de patienter cinq ans, histoire de voir si elle pensait toujours pareil, si elle avait toujours envie de tout compromettre avec un enfant.
Nadine avait apporté de la lumière dans la maison et, après sa disparition, l’obscurité qui vint reprendre sa place – cette obscurité avec laquelle David avait longtemps vécu, sinon heureux, du moins sans jamais s’en plaindre – se mit à l’étouffer. Les plus petites contrariétés lui provoquaient de terribles migraines, si violentes qu’il était obligé de garder le lit jusqu’à ce qu’elles passent. N’importe quoi pouvait les déclencher. Un bruit soudain, une mauvaise nouvelle. Le simple fait de penser à quelque chose de désagréable.
Et l’enfant, bien sûr. Il n’y avait pas moyen de le faire se tenir tranquille. Il piquait des colères. Il était têtu et obstiné ; il persistait dans ses convictions ridicules même quand David lui en avait démontré pour la énième fois les failles manifestes. Ses superstitions agaçaient David au plus haut point. Parfois, quand le gosse le harcelait de questions sur sa mère, David préférait l’ignorer purement et simplement, se cacher derrière son journal en attendant qu’il se lasse de lui-même. Il était trop vieux pour jouer la comédie. Il n’avait pas envie de parler de choses imaginaires ; la réalité était bien assez dure comme ça. Ou bien il s’agrippait le front en disant à la nurse de le sortir d’ici : « Sortez-le d’ici. »
Les migraines s’estompèrent avec le temps mais le comportement du gamin ne fît qu’empirer. Il ne pouvait rester plus de quelques mois dans un établissement scolaire avant de s’en faire expulser. Il prenait de la drogue. Il volait. David ne voulait pas en entendre parler ; chaque fois que Tony essayait de le consulter à ce sujet, il lui répondait : « Occupe-t’en. » Cet enfant était perdu, disait Tony ; il avait besoin d’un mentor. Et David lui rétorquait qu’ils ne s’en mêleraient pas, convaincu qu’il était de la capacité du moi à produire du sens et à paver son propre chemin.
Dans sa soixante-dix-septième année, il avait fini par s’habituer à sa vie, à l’idée que sa fille était futile, ses deux fils aînés des chiffes molles et le troisième aussi haineux qu’incontrôlable. Il avait accepté tout cela, sans regrets ni remords. La seule chose qu’il voulait, c’était vivre, travailler et mourir.
Et puis un beau jour, alors qu’il s’apprêtait à présider la réunion d’un conseil d’administration, une violente douleur lui enserra le bras et, en une seconde, il eut l’impression de passer sous un rouleau compresseur, d’être aspiré très haut vers le plafond, flottant à 2,50 mètres au-dessus de la table d’où il contemplait son propre corps avachi – le comble de l’indignité –, tandis qu’un cadre sup imbécile essayait de lui faire un massage cardiaque en lui brisant les côtes. Il voulut protester mais aucun son ne sortit de sa bouche. Alors il ferma les yeux et, quand il les rouvrit, la pièce était pleine de médecins, d’infirmières et d’appareils émettant des bips-bips. Tony était là aussi. Il lui tendit la main et David la saisit. Son meilleur et unique ami, la seule personne qui ne l’avait jamais abandonné. Il serra sa main de toutes ses forces. Mais toutes ses forces ne représentaient pas grand-chose. Son cœur s’était flétri. Il le sentait. Que ce soit de vieillesse, de mauvaises habitudes de vie ou de mauvais gènes, son cœur s’était remodelé de façon permanente.
On pouvait faire beaucoup pour un homme de son âge et, dans son état, beaucoup plus qu’on n’avait pu faire pour Nadine. Un mois plus tard, il remarchait comme s’il ne s’était jamais rien passé. Physiquement, il allait bien, même s’il était constamment anxieux et mélancolique. Eût-il été d’une autre génération qu’il aurait peut-être entrepris une psychothérapie. Mais ce n’était pas la méthode Muller. Il convoqua Tony et lui annonça qu’ils allaient procéder à quelques changements à compter de tout de suite.
Il convoqua sa fille et ses fils aînés. Amelia fut déconcertée mais prit néanmoins le premier avion. Edgar et Larry vinrent à la maison avec leurs enfants. Une fois qu’ils furent tous réunis dans son bureau, David leur annonça qu’il voulait qu’ils sachent à quel point ils comptaient pour lui. Ils dodelinèrent de la tête, mais tous regardaient ailleurs : le plafond, les bibelots sur la cheminée, la sculpture en pierre à côté… n’importe où sauf dans sa direction à lui. Ils hochaient la tête dans le vide. Gênés par cette soudaine démonstration d’affection. Craignant de le vexer. Ils pensaient qu’il allait bientôt mourir et ils voulaient être sûrs d’avoir leur part du gâteau.
« Je ne vais pas mourir, leur dit-il.
— J’espère bien », rétorqua Amelia.
Depuis quand s’était-elle mise à parler comme ça, avec cette voix-là ? Qui étaient ces gens ? Ses enfants. Des étrangers.
« On se réjouit que tu ailles mieux, papa, lança Larry.
— Oui, renchérit Edgar.
— Vous allez encore devoir me supporter un moment, répondit David.
— Tant mieux.
— L’un d’entre vous a-t-il des nouvelles de votre frère ? »
Silence.
« Je l’ai vu l’année dernière, finit par dire Amelia.
— Ah bon ?
— Il est venu à Londres pour un salon.
— Comment va-t-il ? demanda David.
— Bien, je crois.
— Pourrais-tu lui dire de venir me rendre visite ? »
— Amelia détourna le regard.
« Je peux toujours essayer, murmura-t-elle.
— Dis-le-lui. Dis-lui la tête que j’ai. Exagère s’il le faut. » Amelia acquiesça.
Mais, têtu comme une mule, son fils refusa de venir. David bouillait de rage. Cette fois, il voulait user de la contrainte. Dans un rare moment de désaccord, Tony lui fit remarquer que c’était un grand garçon.
David le fusilla du regard. Tu vas t’y mettre aussi, Tony ?
« C’est vrai, insista ce dernier. À son âge, tu étais déjà à la tête de la société. Il est capable de prendre ses décisions tout seul. »
David ne releva pas.
« Je suis allé dans le Queens, reprit Tony. Comme tu m’avais demandé.
— Et ? »
— Tony hésita.
« Il ne va pas bien, David.
— Il est malade ?
— Je pense. Il ne peut pas continuer à vivre là-bas. C’est un taudis. »
Tony remua nerveusement avant d’ajouter :
« Il m’a reconnu.
— Tu es sûr ?
— Il m’a appelé “monsieur Wexler”.
— Sans blague ! » s’exclama David.
— Tony hocha la tête.
« Qu’est-ce que tu proposes ? lui demanda David.
— Une maison de retraite. Un endroit où il n’aura plus à s’occuper de rien. »
David réfléchit un moment.
« J’ai une meilleure idée. »
Il avait la colonne vertébrale toute tordue. La peau lui pendait sous les bras. Quand ils l’emmenèrent chez le médecin, il pesait 42 kilos. On aurait dit que c’était l’oncle de David plutôt que son neveu. Ils le nourrirent, le lavèrent, le firent opérer de la cataracte et l’installèrent au deuxième étage de la maison sur la 5e Avenue, dans la chambre d’enfant de David.
Dans leur hâte de l’arracher à son appartement, ils négligèrent de regarder ce qu’il y avait dans les cartons ; Tony pensait qu’ils étaient pleins de cochonneries. Ce n’est que lorsqu’il commença à recevoir des messages de quelqu’un qui avait parlé à quelqu’un qui avait parlé à quelqu’un de la tour Cornaline – un certain Shaughnessy – que Tony se décida à aller y jeter un œil de plus près. En revenant, il appela David et, suite à une discussion interminable, il obtint la permission d’en toucher un mot à la Muller Gallery.
Victor devint vite accro à la télévision. Le flot constant de paroles semblait le réconforter. Peu lui importait le type de programme : David pouvait le trouver devant le téléachat, marmonnant dans sa barbe pour se parler à lui-même ou aux gens sur l’écran, qu’il avait clairement l’air de préférer à la compagnie des humains. Il reprit un peu de poids, même s’il ne mangeait toujours que lorsqu’on lui apportait de la nourriture. Toutes les tentatives de David pour engager la conversation se soldaient par une rebuffade silencieuse. Il parvint néanmoins à comprendre qu’il aimait jouer aux dames. Ils faisaient une ou deux parties quotidiennes, lors desquelles Victor avait toujours un petit sourire aux lèvres, comme s’il se souvenait d’une bonne blague.
Quand l’article du Times parut, David le lui apporta pour le lui montrer. En voyant la photo de ses dessins, Victor blêmit et lâcha son bol de soupe. Il empoigna la page, la chiffonna, se tourna sur le côté et tira la couverture sur sa tête, refusant de répondre aux questions de David ou de sortir de sa cachette. Il ne mangea plus rien pendant deux jours. Comprenant son erreur, David fit une promesse à Victor, une promesse qui sembla le rassurer un peu. Alors David appela Tony et lui ordonna de récupérer ces dessins à n’importe quel prix.
Les feuilles étaient vieilles et fragiles ; elles avaient été désassemblées en pages individuelles. David se tenait au chevet de Victor tandis que ce dernier les feuilletait rapidement. Il s’arrêta sur un dessin représentant cinq anges qui faisaient la ronde autour d’une étoile couleur rouille. David demanda à Victor s’il était content, maintenant. En guise de réponse, Victor se leva de son lit, traversa la pièce en boitillant jusqu’à la fenêtre qui donnait sur la 92e Rue et en souleva péniblement le châssis. Puis il prit les dessins et, un par un, il les déchiqueta dans le vide. Il lui fallut dix bonnes minutes pour venir à bout de la pile, et David dut faire un effort considérable sur lui-même afin de ne pas intervenir. On leur mettrait sans doute une amende pour détritus sur la voie publique. Ça ne ferait jamais qu’une centaine de dollars en plus des 2 millions qu’il avait déjà dépensés. Mais l’argent n’était que de l’argent, et quand Victor eut terminé il avait l’air plus calme que jamais. Pour la première fois depuis des semaines, il regarda David droit dans les yeux, sa respiration chuintant légèrement tandis qu’il se remettait au lit et allumait la télé.
Mais ce n’est pas le seul aspect du plan de Tony qui s’est avéré décevant. Il a aussi échoué dans son objectif premier : le fils cadet de David n’a pas passé un seul coup de fil, jamais envoyé de carte de remerciement. Sans doute est-ce mérité. David ne récolte que ce qu’il a semé. Né dans la solitude, il mourra dans la solitude.
Au moins il a Victor. Ils sont un peu pareils, finalement.
Et il a la maison sur la 5e. D’une certaine façon, elle a été sa plus fidèle compagne, sinon la plus avenante. Depuis qu’il en a hérité, David Muller a eu quatre épouses, quatre enfants, un nombre incalculable de domestiques et plus que sa dose de migraines, au propre comme au figuré. Toujours aussi exposée aux courants d’air, elle demeure une source constante de soucis. des tuyaux mangés par la rouille, du plâtre qui s’effrite et des vitres qui ne semblent jamais vouloir rester propres plus de quelques jours. C’est uniquement par fidélité excessive à la mémoire de ses parents qu’il s’est retenu d’en faire un musée mais, quand il ne sera plus là, il a bien l’intention que ça le devienne.
Son médecin le pousse à faire de l’exercice, aussi David préfère-t-il l’escalier à l’ascenseur. Il monte et il descend trois fois par jour, des salles de réception et de la galerie de portraits du rez-de-chaussée à la salle de bal et à la chambre de Victor, puis à sa propre suite dans les anciens appartements de son père. Parfois, il se tient un moment dans le couloir où, enfant, il a entendu les bruits de verre brisé. Il ne monte jamais au quatrième.
« Ethan a appelé », dit Tony.
David lève les yeux de son journal.
« Il veut passer.
— Quand ?
— Demain. »
Silence.
« Qu’est-ce qu’il veut ? demande David.
— Il veut nous rendre le reste des dessins. »
Silence.
« Je n’en sais pas plus que toi », ajoute Tony.
Le lendemain, David se lève tôt, prend sa douche, s’habille et descend accueillir son fils, qui arrive en taxi et qui a l’air mitigé. Ils se serrent la main, puis ils restent un moment à s’observer. David s’apprête à suggérer de monter dans son bureau quand son fils lui demande de pouvoir jeter un coup d’œil à la galerie de portraits.
« Mais bien sûr. »
Il y a là Solomon Muller, qui sourit avec bienveillance. À côté de lui, ses frères : Adolph et son nez crochu, Simon et ses verrues, Bernard et ses grosses touffes de cheveux des deux côtés du crâne. Papa Walter, qui a l’air d’avoir mangé trop épicé. Et père, dont le long corps dégingandé semble s’être désarticulé pour tenir dans le cadre. Le portrait de Bertha est le seul d’une femme Muller, il est légèrement plus grand que ceux des hommes. Il y a une place pour le portrait de David et deux autres panneaux encore non attribués. Ce qui soulève la question embarrassante et jamais formulée de savoir où-
Par anticipation :
« Je n’en veux pas.
— Tu changeras peut-être d’avis.
— Non. »
David regarde son fils qui a les yeux pleins de colère rivés sur le lambris du mur et, pour la première fois, il comprend à quel point ça doit lui coûter d’être là.
Alors qu’ils montent au premier étage, David raconte le jour où il a fait visiter la maison à Nadine et la réaction qu’elle a eue en voyant la salle de bal.
« Elle a poussé un cri, dit-il en souriant. Littéralement. »
Il ouvre la porte de l’immense pièce plongée dans la pénombre, la surface de son parquet lisse comme une mer gelée. Le bruit de leurs pas résonne. Au plafond, les dorures sont ternies, et le kiosque à musique semble s’être recroquevillé en frissonnant. Il faut vraiment qu’il monte un peu le chauffage.
« On a dansé, poursuit-il. Il n’y avait pas de musique mais on a continué pendant au moins une heure. Ta mère était une danseuse hors pair, tu savais ça ?
— Non.
— Pourtant si. »
Soudain, David est pris de l’envie folle d’enlacer son fils et de valser avec lui à travers la pièce. Alors il dit :
« On peut se parler franco ? »
La négociation dure moins de cinq minutes. Ethan refuse d’être payé quoi que ce soit.
« Un petit quelque chose, au moins. Tu as travaillé dur, ils sont à toi…
— Je n’ai rien fait d’autre que les mettre au mur.
— J’ai cru comprendre que tu éprouvais un certain sentiment de…
— S’il te plaît, n’essaie pas de discuter. »
David observe son fils qui, en grandissant, s’est mis à ressembler à Nadine comme deux gouttes d’eau. Elle, il n’a jamais su lui dire non. Pourtant, il n’a eu aucun mal à dire non à son fils. Encore maintenant, il serait capable de se disputer avec lui ; à vrai dire, il a même envie de se disputer avec lui, de lui faire admettre ses erreurs.
« Si c’est ton souhait.
— C’est mon souhait.
— D’accord.
— Je les ai remis dans l’appartement. Tony pourra s’en occuper, j’imagine.
— Oui.
— C’est tout, alors. »
Silence.
« Je ne veux pas te retenir, dit David.
— Je ne suis pas pressé. »
Silence.
« Dans ce cas, dit David, j’aimerais te présenter quelqu’un. »
La porte est légèrement entrebâillée. David frappe quand même. Quand ils entrent, l’homme dans le lit est à moitié assoupi, presque invisible sous deux gros édredons. Il se redresse un peu en voyant qu’il a de la visite. Ses yeux humides s’affolent et cherchent dans tous les sens. Mais comme Ethan s’avance, en disant à David un mot qu’il n’a pas prononcé depuis longtemps, sur un ton que David ne se souvient pas d’avoir jamais entendu, comme il lui dit « Papa ? », alors son regard commence à se fixer.