Interlude : 1931
David n’aime pas jouer dans sa chambre. Il déteste sa chambre ; elle lui fait peur. Elle est haute de plafond, humide et sombre. Toute la maison est haute de plafond, humide et sombre. Quand il est né, sa mère a repeint la pièce en bleu layette. Mais toutes les couleurs se ressemblent, dans le noir, et aucune ne peut empêcher la commode de se transformer en monstre terrifiant. David se protège en remontant sa couverture jusque sous son menton, tremblant de froid. Mais la commode montre les dents et ouvre la gueule pour le dévorer. David crie. La gouvernante accourt. Quand elle voit qu’il n’a rien, qu’il a juste fait un cauchemar, elle le gronde en le traitant de poule mouillée. Est-ce qu’il a l’intention de grandir et de devenir fort ou est-ce qu’il veut rester une poule mouillée toute sa vie ? Non, il veut grandir. Alors pourquoi se comporte-t-il comme une poule mouillée ? Pourquoi n’est-il pas courageux ? Pourquoi ne ferme-t-il pas les yeux et ne dort-il pas ? La gouvernante s’appelle Délia, et elle aussi a l’air d’un monstre avec ses joues couperosées, ses doigts décharnés et son bonnet de nuit posé sur la tête comme une cervelle qui déborderait d’un crâne fendu. Elle lui hurle dessus tout le temps. Elle lui hurle dessus quand il est en retard et quand il est en avance. Elle lui hurle dessus quand il mange trop et quand il ne mange pas. Elle fait des gâteaux mais refuse de lui en donner une part, elle les laisse sous des cloches en cristal jusqu’à ce qu’ils rancissent et se désagrègent. Alors elle les jette et en fait de nouveaux. David ne comprend pas. À quoi bon faire un gâteau si on ne le mange pas ? À quoi d’autre sert un gâteau ? Un jour, il a essayé d’en prendre un bout et elle l’a fouetté. À présent, il considère l’assiette à gâteaux comme un piège et fait un large détour pour l’éviter chaque fois qu’il passe devant.
Les nuits où il crie, elle le gronde et parfois le fouette si elle est de mauvaise humeur ; ensuite elle le laisse là, dans son lit, au milieu des monstres. Il s’efforce d’être courageux, il s’efforce de trouver le sommeil. Roger Dollar ne crierait pas, lui, alors il n’y a aucune raison de crier, il ne devrait pas être une telle poule mouillée. Mais, chaque fois qu’il rouvre les yeux, il en voit de nouveaux : la commode, d’accord, et aussi le miroir, le valet en bois, les poteaux sculptés aux quatre coins de son lit. Son porte-chapeau, si joyeux à la lumière du jour, grouille de serpents qui sifflent, crachent et rampent sur son matelas pour se diriger vers la seule partie visible de son corps : ses yeux. Ils vont le mordre, lui mordre les yeux, onduler sur son visage et, du coup, il ne pourra plus crier ; ils vont lui manger la langue, il aurait mieux fait de crier tant qu’il le pouvait encore…
Pourtant il apprend à ne pas crier. Il retient la leçon. À la maison, tu dois te taire et ne rien dire. C’est la règle.
Les vendredis soir (père appelle ça les « soirées famille »), David reste assis sur le tapis et joue dans sa tête, parce que, même si mère ne le gronde pas souvent, ses règles sont les mêmes que celles de Delia, et appliquées avec encore plus de vigueur. De temps en temps, il se demande si elles ne sont pas sœurs, en fait, sa mère et Delia, tant elles se ressemblent dans leur comportement. David a remarqué que Delia s’adresse parfois à père sur le même ton que mère : avec insolence. C’est la seule employée autorisée à faire ça, et elle le fait avec la bénédiction de mère. David, lui, n’a certainement pas le droit d’être insolent. On l’a prévenu. Comment se fait-il que Delia puisse être insolente avec père, que mère puisse être insolente avec père, que père puisse être insolent avec tout le monde mais que David ne puisse être insolent avec personne ? Il ne comprend pas. Quand il est insolent, il se fait fouetter. Est-ce que Delia se fait fouetter quand elle est insolente ? Et mère ? Cela arrive-t-il quand il a le dos tourné ? Il y a beaucoup de choses qu’il ne comprend pas. David aura bientôt 6 ans. Peut-être qu’alors lui aussi aura le droit d’être insolent. Peut-être que c’est ça, devenir grand.
Les actualités radiophoniques ne parlent que de « la crise ». Au même titre que les gâteaux non mangés de Delia et les règles de l’insolence, la crise est une autre chose que David aimerait comprendre. Père parle de se serrer la ceinture et mère lui rétorque qu’ils doivent quand même pouvoir vivre comme des êtres humains. David ne voit pas le rapport : si vous resserrez votre ceinture, qu’est-ce qui vous empêche de vivre comme un être humain, à part que vous êtes plus comprimé dans votre pantalon ? Est-ce qu’on pourrait vivre comme des êtres humains avec des pantalons qui tombent ? Bien sûr que non. David se range du côté de père, sans hésitation.
La crise a toujours existé. Pourtant ses parents parlent d’« avant ». Avant, on avait plus de personnel à la maison. Avant, on s’arrangeait. Delia aussi parle d’avant. Avant, elle avait un ami, et maintenant elle n’a plus personne à qui parler. David voit bien que Delia se sent seule. Pourquoi ? Il y a des tas de gens autour d’elle. Il y a mère, père, le cuisinier, le chauffeur, le majordome, l’homme qui vient prendre les photos, le docteur avec sa sacoche en cuir gras et plein d’autres gens encore, tout le temps. La maison n’est jamais vide. Alors pourquoi Delia a-t-elle l’air si seule ? Et si elle se sent seule à ce point, pourquoi est-elle aussi méchante ? David se rend bien compte que plus de gens lui souriraient si elle souriait aussi. Ça, il le comprend. Peut-être qu’elle sait plein de choses qu’il ne sait pas, mais sur ce point-là, en tout cas, il a l’impression d’être plus malin qu’elle.
La crise, d’après ce que David a compris, a quelque chose à voir avec le mauvais temps. C’est ce que dit père : il va falloir laisser passer l’orage. Ou avec les chevaux : on va devoir s’accrocher pour rester en selle. Peut-être – et là David s’avance un peu – cela a-t-il à voir avec les bateaux, un bateau qui prend l’eau. Il aimerait mieux comprendre, parce que ces histoires d’orages, de chevaux et de bateaux qui coulent ont un profond impact sur l’humeur de ses parents, en particulier celle de père. Parfois, ce dernier rentre du travail dans un état épouvantable, jetant une ombre noire sur toute la maisonnée. Les dîners se déroulent en silence, aucun bruit à part le grincement des couverts. Éventuellement, père se met à commenter les nouvelles, mais alors mère lui rétorque : « Pas à table » ou bien « Louis, s’il vous plaît », et père se tait.
Les vendredis soir – les soirées famille –, père se retire dans un coin à côté de la grosse radio, il allume la lampe avec le joli abat-jour en verre couleur jade et reste assis les jambes croisées, les mains jointes ou se rongeant les ongles, une manie que Delia trouve répugnante. Ou encore il tire tout doucement sur le lobe de ses oreilles, comme s’il essayait de les allonger tels des bonbons au caramel. Il disparaît presque dans les coussins de son fauteuil, et parfois David s’arrête de jouer dans sa tête pour l’observer : sa bouche moustachue, ses joues creusées et ses yeux comme deux billes prêtes à transpercer le plancher. Il tripote sans arrêt sa cravate sans jamais la défaire. Il a des souliers vernis noirs, et si David s’approche suffisamment, il peut voir son reflet déformé dans leur bout rond et brillant.
Mère lit des livres. Ils portent des titres comme La Rose de Killearney ou La Femme du chef anglais. Un jour, David a essayé de regarder à l’intérieur mais il n’a rien compris. Pas parce qu’il ne sait pas lire ; il a appris à lire avec son précepteur. Pour s’entraîner, il choisit des livres d’images. Parfois, une fois que Delia a jeté le journal – elle en fait la lecture à haute voix au chef cuisinier, qui vient d’Italie et dont l’accent donne l’impression qu’il chante à longueur de journée –, il va le récupérer dans la poubelle et s’enferme avec dans le placard. Comme père, le journal ne semble avoir qu’un seul sujet de préoccupation : la crise.
Les vendredis soir, David se tient à la fenêtre et regarde passer dans la rue les hommes et les femmes emmitouflés dans leurs écharpes et leurs chapeaux. Avant, les voitures klaxonnaient, jusqu’à ce que le bruit rende mère folle, qu’elle ne puisse plus le supporter une seconde de plus et qu’elle fasse venir des ouvriers pour poser une deuxième rangée de fenêtres, avec des vitres aussi épaisses que les doigts de David. Désormais, le spectacle de la rue n’émet plus aucun son. David n’en a cure. Il peut imiter les voix et les bruits dans sa tête, où il garde déjà tellement de choses.
Ne reste pas là, David.
Il retourne à sa place sur le tapis, s’allonge et observe le plafond, avec les peintures d’anges que père a mises là. Les anges jouent de la trompette et il y a des fleurs qui en sortent. Des trompettes, pas des anges. Ce serait rigolo si des fleurs sortaient des anges. Mais là, qui sortent des trompettes, ça fait juste idiot. David ne dit rien parce que père a l’air de beaucoup aimer ces peintures.
Ce vendredi soir en particulier, il est occupé à tirer Roger Dollar d’une situation extrêmement délicate. Roger s’est fait kidnapper par des bandits sans foi ni loi qui veulent lui voler son or. Il se sert d’une rame pour les repousser et, au moment où les bandits dégainent leur revolver, David entend quelqu’un descendre l’escalier. Il est surpris. Personne n’a le droit d’entrer dans le salon pendant les soirées famille ; tout contrevenant sera probablement fouetté, pire que s’il avait été insolent.
David se tourne vers père et mère. Ni l’un ni l’autre ne semblent avoir rien remarqué.
Il se demande s’il a imaginé les bruits de pas. David a une puissante imagination, si puissante qu’il lui arrive de s’y perdre. Au lieu de réviser ses leçons – de math, d’allemand ou de musique –, il peut se laisser distraire par le doux chant d’un cardinal – deux cris lents suivis d’une série de trilles rapprochés – ou par la façon dont une fissure dans le plâtre remonte le long du mur telle une rivière qui coulerait vers le haut. À partir de simples observations de ce genre, il est alors capable de s’inventer un tas d’histoires compliquées : explorations dans la jungle, batailles entre tribus sauvages composées d’hommes aux dents pointues et aux corps couverts de dessins – il les a vus dans le magazine Incroyable mais vrai ! David sait qu’il est facilement distrait. Lorsqu’il revient à la réalité, c’est généralement par un tunnel de hurlements au bout duquel se tient Délia, grinçant des dents et se faisant craquer les phalanges.
Mais non, il n’a pas imaginé les bruits de pas. Ils approchent par salves de quatre ou cinq, comme si la personne apprenait à marcher.
Est-ce qu’il devrait se lever ? Il pourrait faire semblant d’aller aux toilettes et, au passage, conseiller à cet imprudent de rebrousser chemin. C’est la soirée famille, n’entrez surtout pas !
Oui, mais si l’inconnu était dangereux ? Un monstre, ou même pire. Si David devait au contraire rester pour protéger père et mère ? Et s’il ne pouvait en sauver qu’un des deux, lequel choisirait-il ? La réponse ne se fait pas attendre : père. Il est plus chétif, et David l’aime mieux. Mère, avec sa poitrine protubérante et son énorme bouée de jupons, saurait sans doute se défendre toute seule. Et si elle n’y parvenait pas, ce ne serait pas très grave.
À présent, la voilà qui pose son livre.
« Louis. »
Père s’est assoupi, il bat des paupières.
« Louis. »
Père se réveille.
« Qu’y a-t-il, mère ?
— Il y a quelqu’un dans le couloir.
— Qui donc ?
— J’ai entendu du bruit.
— D’accord, répond père en hochant la tête d’un air endormi.
— Eh bien ! Allez voir ce que c’est ! »
Père prend une grande inspiration et s’extirpe de son fauteuil. Ses jambes ressemblent à des pattes d’araignée, frêles, longues, noueuses, et, bien qu’il paraisse petit dans son fauteuil, quand il se lève il a toujours une stature impressionnante.
« Tu as entendu quelque chose ? » demande-t-il à David.
David répond par l’affirmative.
Père réajuste le col de sa chemise.
« Allons voir ça », déclare-t-il en bâillant.
Mais avant qu’il en ait eu le temps, la porte s’ouvre avec un cri perçant. Père fait un bond en arrière, mère porte la main à sa poitrine et David cligne furieusement des yeux en s’efforçant de garder le silence. Entre dans la pièce une fille qu’il n’a jamais vue jusque-là. Elle est vêtue d’une chemise de nuit blanche, si fine que le tissu est transparent. Elle a l’air bizarre : elle a de tout petits seins, un ventre rebondi et des bras poilus. Elle est petite. Elle a le visage aplati, on dirait un crapaud. Sa langue sort de sa bouche comme si elle venait de manger quelque chose de pourri. Elle a les cheveux lisses et retenus en arrière par un ruban jaune. Ses yeux bridés balaient la pièce dans tous les sens, passant du mur au fauteuil puis à mère et à père. Ensuite, elle regarde David et il semble qu’elle esquisse un sourire. Lui ne lui sourit pas ; il a peur et voudrait se cacher.
Mère jaillit de sa méridienne.
« Bertha… » commence père.
Mère traverse le salon en trois enjambées ; elle saisit la fille par le poignet et l’entraîne hors de leur vue. David les entend remonter l’escalier.
« Ça va ? » lui demande père.
Pourquoi ça n’irait pas ? Il ne lui est rien arrivé. David acquiesce d’un hochement de tête.
Père caresse le plastron de sa chemise, lisse sa cravate. Il se touche la moustache, comme si cette agitation pouvait l’avoir emmêlée. Il cherche ses lunettes – elles sont dans sa poche de poitrine, comme toujours –, mais, au lieu de les chausser, il les remet dans sa poche.
« Tu es sûr que ça va ?
— Oui, père.
— Bien. Bien. Bien, dit-il en lissant à nouveau sa cravate. Mon Dieu, Seigneur ! »
Mon Dieu, Seigneur, quoi ? On dirait que père veut commencer à réciter une prière, mais il s’arrête là.
« L’émission de variétés de M. Lester Schimming vous est présentée par Mealtime ; Mealtime, les repas en poudre qui… »
Père éteint la radio. Il se recroqueville dans son fauteuil, redevenant tout petit. Il est pâle, il respire fort et se masse les lobes des oreilles. David voudrait aller vers lui et lui poser une main sur le front, comme le fait sa mère quand il est malade. Il voudrait lui apporter un verre d’eau, ou de ce liquide pourpre à l’odeur âcre que père boit avant d’aller se coucher. Mais David sait se tenir tranquille. Il reste à sa place. Il ne dit rien.
Un peu plus tard, mère revient. Elle a les lèvres pincées. Elle ne regarde ni David ni père mais reprend son livre et retourne à sa méridienne. Elle s’allonge et se met à tourner les pages comme si elle n’avait jamais été interrompue. Père la dévisage avec une expression terrible, mais elle se racle la gorge bruyamment et il détourne le regard.
Désormais, David a un mystère.
Plus d’un. Tellement de mystères qu’il parvient à peine à se contenir, et, quand il reste éveillé cette nuit-là, ce n’est pas de peur mais d’excitation. Il n’a plus qu’à jouer les explorateurs, comme Roger Dollar. Il va élaborer un plan. Il va – comme dit le détective de l’émission de radio – trouver le fin mot de l’histoire.
Il commence par établir une liste de questions.
Qui est cette fille ?
Pourquoi a-t-elle l’air bizarre ?
Comment est-elle entrée dans la maison ?
Quel âge a-t-elle ?
Où est-elle maintenant ?
Pourquoi mère a-t-elle réagi comme ça ?
Pourquoi père a-t-il réagi comme ça ?
Pourquoi mère était-elle en colère contre père ?
Pourquoi ont-ils tous les deux ignoré David le reste de la soirée ? (À vrai dire, cette question n’appelle pas de réponse : ils l’ignorent toujours.)
Les questions tournoient dans sa tête tels des hiboux lui criant où, où, où, qui qui qui, quoi quoi quoi.
Il y a une chose dont il est sûr : il ne peut pas interroger mère ou père. Il est certain que le simple fait de poser la question lui vaudra le fouet. Pareil avec Delia. Il doit trouver les réponses par lui-même. Et en restant très prudent, car il a l’intuition que mère ne tolérera pas la moindre espièglerie.
Il commence par rassembler des informations. Le lendemain soir, au dîner, David observe ses parents, en quête de signes inhabituels. Ils mangent une soupe d’orge, du rôti de bœuf et ces minuscules pâtes en forme d’oreille que prépare le cuisinier. Père boit son breuvage pourpre plus tôt que d’ordinaire. Quand il en réclame un deuxième, mère lui lance un regard noir et il se contente d’un demi-verre. À part ça, tout se déroule normalement.
Du moins jusqu’à la fin du repas. Car alors, au lieu de se séparer comme ils le font d’habitude – père dans son bureau et mère dans son atelier de couture –, ils se lèvent tous les deux et sortent par la même porte, celle qui mène à l’aile est de la maison. David aimerait bien les suivre mais Delia arrive pour l’accompagner au bain.
Après quoi, il va directement au lit. Quand Delia lui propose de lui lire une histoire, il répond : « Non merci. » Il a hâte qu’elle parte, et, lorsqu’elle le fait, il compte jusqu’à 50 puis ressort sans bruit de sous sa couverture et se tient immobile en chaussettes, tremblant de froid, peaufinant sa stratégie.
La maison possède trois étages en plus du rez-de-chaussée. Tout comme sa chambre, l’atelier de couture de mère se trouve au deuxième étage. Le bureau de père au troisième. David se dit qu’il y a peu de chances pour qu’ils se rejoignent dans l’un ou dans l’autre : puisqu’ils ont changé leurs habitudes, ils ont sans doute choisi un endroit neutre. Mais lequel ?
Au rez-de-chaussée se trouve un grand vestibule où les invités prennent les cocktails. Il y a aussi des tas de pièces décorées de tableaux aux murs, dont une qui réunit tous les portraits de famille : son grand-père et son arrière-grand-père, mais aussi des grands-oncles, des arrière-grands-oncles, des hommes ayant vécu presque un siècle plus tôt, une durée inconcevable. Il y a là Solomon Muller, qui sourit avec bienveillance. À côté de lui, ses frères : Adolph et son nez crochu, Simon et ses verrues, Bernard et ses grosses touffes de cheveux des deux côtés du crâne. Papa Walter, qui a l’air d’avoir mangé trop épicé. David sait que le portrait de père est en cours de réalisation. Père lui a montré où il irait une fois terminé. Et le tien ira là. Et celui de ton fils, ici. David voit les emplacements vides comme des fenêtres sur l’avenir.
Le premier étage n’est pas vraiment un lieu où se retrouver : à part la salle à manger et la cuisine, il est principalement occupé par la salle de bal, dont les volets restent clos et qui est plongée dans l’obscurité toute l’année, sauf le soir où mère donne son bal d’automne. Alors les portes s’ouvrent en grand et les plumeaux voltigent. On déhousse et on répartit les piles de chaises, on dresse les tables, on sort les nappes en lin, on astique et on dispose l’argenterie. L’orchestre arrive et la pièce se remplit du bruissement des soies colorées. L’année passée, David a eu le droit d’y assister pour la première fois. Tout le monde est venu lui faire des courbettes. Il a dansé la valse avec mère. On lui a donné du vin ; il s’est endormi et s’est réveillé le lendemain matin dans son lit. Il est à peu près sûr que ses parents ne se sont pas donné rendez-vous là.
Au deuxième étage, il y a sa chambre, l’atelier de couture de mère et beaucoup de chambres d’amis. C’est d’ailleurs ce que la sienne était au départ : une chambre d’amis dont ils ont fait une pièce spécialement pour lui. Tu seras toujours un ami qui aura sa place ici, dit père. David ne sait pas trop ce que ça signifie. C’est aussi à cet étage qu’il y a la bibliothèque, le salon de musique, la pièce ronde, le salon de radio (où ils passent les soirées famille) et bien d’autres pièces pleines d’objets fragiles dont il n’a pas encore compris la fonction. Mais toutes paraissent trop petites et trop ordinaires pour accueillir un événement que David perçoit comme exceptionnel.
Le troisième et dernier étage abrite les appartements privés de ses parents. C’est un royaume rarement visité et regorgeant de questions sans réponse. David décide de commencer par là.
Ce n’est pas une opération facile. Il ne peut pas prendre l’ascenseur. Trop bruyant. Il ne peut pas prendre l’escalier est car les domestiques l’utilisent pour monter et descendre et, s’ils le voient, ils le renverront aussitôt au lit. L’escalier sud se situe à côté de la chambre de Delia – elle aussi occupe une chambre d’amis, contrairement au reste des employés qui logent au sous-sol. Elle laisse sa porte ouverte toute la nuit pour que David puisse l’appeler en sonnant sa cloche s’il a besoin de quelque chose. Et puis comme ça, elle peut aussi l’entendre crier quand il voit des monstres. À tous les coups, elle le repérera s’il passe devant. Il s’enroule dans sa couverture pour réfléchir.
Parfois, Delia reçoit des visiteurs dans sa chambre. David les entend rire et sent l’odeur de la fumée qui plane dans le couloir. Il pourrait attendre leur arrivée en espérant alors réussir à passer inaperçu.
Non. Si ça se trouve, elle n’aura pas de visiteurs ce soir et, même dans le cas contraire, qui sait à quelle heure ils viendront ? Il a déjà perdu beaucoup trop de temps. Il lui faut songer à un autre stratagème.
Au bout du couloir, il y a des toilettes adjacentes à la chambre de Delia. Quand on tire sur la chaîne, ça fait un bruit énorme, assez pour couvrir un sprint de là à l’escalier. Mais, problème : David a ses propres toilettes. En utiliser d’autres risque d’éveiller les soupçons de Delia. Que ferait Roger Dollar à sa place ?
Comme d’habitude, la porte de Delia est entrouverte. Il toque. Elle répond « entrez » d’un ton guilleret. Quand elle voit que c’est lui, elle fronce les sourcils et lui demande ce qu’il a.
« J’ai besoin d’aller aux toilettes.
— Eh bien, vas-y, rétorque-t-elle.
— Il n’y a pas de papier. »
Elle écrase sa cigarette, repose son livre et laisse échapper un soupir.
« Tu n’as qu’à utiliser les miennes », dit-elle en lui désignant le couloir derrière lui.
Il la remercie et lui souhaite bonne nuit. Elle ne répond pas.
Il referme la porte en sortant. Pas complètement ; ça paraîtrait suspect.
David va aux toilettes. Ce n’est pas difficile de faire pipi sur commande. Il forme une boule avec du papier qu’il jette dans la cuvette. Puis il prend une grande inspiration et tire sur la chaîne, provoquant un bruyant torrent d’eau qui lui offre huit secondes de liberté. Il fonce.
Il court sans s’arrêter jusqu’à avoir atteint le palier du troisième étage. Alors il avance dans le couloir sur la pointe des pieds et il arrive devant deux grandes doubles portes en bois, chacune portant les armoiries sculptées de la famille, séparées par 8 mètres de papier peint satiné : l’entrée respective des appartements privés de ses parents.
Derrière une des portes, il entend la voix de son père.
David colle son oreille au battant mais il ne distingue pas la teneur de la conversation. La porte est trop épaisse. Il faut qu’il passe de l’autre côté. Mais comment ? Il se souvient que les deux appartements sont reliés par un corridor intérieur. S’il arrive à pénétrer dans l’un des deux, il pourra se cacher dans ce corridor et écouter. Ce plan ne réussira que s’il choisit le bon côté du premier coup. Sinon il tombera nez à nez avec ses parents et il sera dans un sacré pétrin. Il colle son oreille contre l’autre porte sculptée. Les voix lui semblent plus fortes – mais toujours incompréhensibles –, il en déduit donc qu’il a plus de chances en entrant par les appartements de mère.
Son cœur se met à battre la chamade tandis qu’il pose la main sur la poignée.
La porte est verrouillée de l’intérieur.
Que faire ? David observe le couloir en quête d’une autre solution, et il en trouve une aussitôt : un placard. Il vérifie qu’il tient dedans. Puis il retourne devant la porte de sa mère et appuie sur la sonnette.
Les voix se taisent. Des pas s’approchent. David file dans le placard et s’enferme à l’intérieur. Il attend dans le noir.
« Bon sang ! entend-il son père dire. J’ai donné – le claquement d’un verrou – des consignes – le grincement d’une porte – pour qu’on ne soit pas… »
Silence.
La porte se referme.
David relâche sa respiration. Il compte jusqu’à 50, ressort du placard et s’avance jusqu’à la double porte, priant pour que son père ait oublié de la reverrouiller.
C’est le cas.
David s’engouffre à l’intérieur, traversant l’immense tapis persan à pas furtifs. Depuis le corridor lui parvient par bribes la voix de son père. Les appartements de ses parents sont gigantesques, composés de nombreuses pièces : une chambre à coucher, une salle de bains, un salon, des salles de réception, le bureau de père… et chacune de ces pièces est dix fois plus grande que la chambre de David. Mère a dans sa suite son propre gramophone et sa radio, encastrés dans un même meuble entièrement marqueté en loupe de noyer. David sait ce qu’est la loupe de noyer car il a un coffre à jouets fait de cette matière. Quand Delia lui a dit comment ça s’appelait, il lui a demandé pourquoi les noyés avaient besoin d’une loupe, et Delia s’est moquée de lui. Dans les appartements de mère se trouvent aussi un piano à queue et un petit clavecin peint, pourtant elle ne joue ni de l’un ni de l’autre. Sur une table sculptée sont posés une trentaine d’œufs en verre colorés. Il sait à quoi ils servent : à se rafraîchir les mains. Il en ramasse un et c’est vrai que ça l’aide à soulager ses paumes moites. Il s’avance pieds nus dans le corridor et se laisse guider par les voix jusqu’au seuil du salon de père. Il se met à quatre pattes pour essayer d’apercevoir quelque chose par l’interstice sous la porte. Il ne peut pas voir le visage de mère car elle est cachée derrière un grand vase. Tout ce qu’il parvient à distinguer d’elle est un bras immobile. Père fait les cent pas dans la pièce en agitant les mains dans tous les sens. David n’a jamais entendu des voix comme celles-là : des murmures rageurs, des murmures qui seraient des cris s’ils étaient un tout petit peu plus forts.
«… pour toujours, dit père.
— Je le sais très bien.
— Alors qu’est-ce que vous proposez ? Donnez-moi une meilleure idée et je le ferai.
— Vous savez ce que j’en pense.
— Non. Non ! À paît ça. Je vous l’ai déjà dit, je n’accepterai jamais ça. Jamais, vous m’entendez, jamais. Est-ce que je me fais bien comprendre ?
— Je n’ai pas d’autres suggestions. Je ne sais plus à quel saint me vouer.
— Et moi donc ! Vous vous imaginez que c’est plus facile pour moi que pour vous ?
— Pas du tout. Sincèrement, je crois même que tout ça a été mille fois plus difficile pour vous. Vous êtes beaucoup plus sentimental. »
Père prononce alors un mot que David ne connaît pas.
« Louis. S’il vous plaît.
— Vous ne faites rien pour m’aider.
— Que voudriez-vous que je fasse ?
— M’aider ! »
Père s’immobilise tout d’un coup et regarde dans la direction où doit se trouver le visage de mère. Il paraît à bout de nerfs. Il pointe un doigt vers le plafond.
« Vous ne ressentez donc rien ?
— Cessez de crier.
— Ne me dites pas que vous ne ressentez rien.
— Je n’aurai pas cette conversation avec vous tant que vous êtes dans cet état.
— Répondez-moi.
— Pas si vous continuez à…
— Écoutez, Bertha. Levez les yeux. Regardez ! Vous ne sentez rien ? Dites-moi que si. Je ne peux pas croire que quelqu’un ait si peu de cœur, pas même vous, pour prétendre pouvoir vivre dans cette maison sans être écrasé par ce poids. »
Silence.
« Répondez-moi ! »
Silence.
« Vous n’avez pas le droit de rester là sans rien dire. »
Silence.
« Répondez-moi, nom d’une pipe ! »
Silence.
« Vous ne pouvez pas vous comporter comme ça. Pas après tout ce que je vous ai donné. Je vous ai donné tout ce que vous m’avez demandé, j’ai été tout ce que vous exigiez…
— Pas tout, Louis. Pas exactement, non. »
Silence d’un genre différent : empli de terreur.
Père renverse une table. Des plats en céramique, une boîte à cigares en bois et des figurines en cristal volent à travers la pièce dans un fracas épouvantable. Le dessus de table en verre se brise. Mère crie. Dans le corridor, David se recroqueville, prêt à bondir. D’un autre endroit de la pièce lui parvient un autre fracas plus petit, et, lorsque le bruit se tasse enfin, il perçoit des sanglots, deux rythmes différents sur deux registres différents.
Il passe en revue les indices dont il dispose. Il lui faut plusieurs jours car il doit attendre d’aller au parc avec Delia pour confirmer son intuition. Alors qu’ils reviennent de promenade, David compte les fenêtres et découvre qu’il s’est trompé. La maison ne fait pas trois étages mais quatre.
Comment cela a pu lui échapper jusqu’à présent, il l’ignore. Mais la maison est grande et il s’est souvent fait gronder parce qu’il pénétrait en territoire défendu. Une aile entière lui demeure interdite et David, généralement perdu dans ses pensées, enclin à de longues périodes de rêvasseries immobiles, n’a jamais été du genre à désobéir, pas avec la menace du fouet.
Cette fois, pourtant, s’il veut avoir le fin mot de l’histoire, il va devoir transgresser les règles.
L’accès à l’aile du fond se fait par la cuisine, une pièce pleine de vapeur et de périls. Il ne s’est jamais aventuré plus loin que l’évier. Quatre jours plus tard, alors qu’il est censé réviser ses leçons d’allemand dans sa chambre, il descend en cachette. Le cuisinier est en train de pétrir de la pâte. David se redresse de tout son long, prend une mine assurée et passe devant lui. Le cuisinier ne relève même pas les yeux.
Après avoir franchi une porte battante, il arrive dans l’arrière-cuisine, où un tas de viande crue gît sur une immense table balafrée. Avec son odeur nauséabonde de gras et de chair, ses murs éclaboussés, ses flaques de sang autour des pieds de la table, cette pièce exerce sur lui une curieuse attraction morbide, et David doit se forcer à continuer, à ne pas s’arrêter pour examiner les lourds ustensiles menaçants pendus aux parois, le ciment maculé de sang…
Il débouche dans un couloir à damier noir et blanc. Il essaie plusieurs portes avant de trouver celle qu’il cherche : un local abritant l’ascenseur de service.
Il monte dedans. Contrairement à l’ascenseur principal, celui-ci possède un bouton pour le quatrième étage.
Alors que la cabine s’élève, David se préoccupe soudain de savoir sur qui il risque de tomber une fois là-haut. Si la fille s’y trouve bel et bien, que va-t-il faire ? Et s’il y a d’autres gens avec elle, un garde par exemple ? Ou un chien de garde ! Son cœur s’affole. Trop tard pour se poser des questions. La cabine s’immobilise dans un sursaut et la porte s’ouvre.
Encore un couloir. Ici la moquette est usée et mal fixée, elle se décolle le long des murs. Au bout du couloir se trouvent trois portes, toutes fermées.
Le vent siffle et David lève les yeux vers une lucarne. Le ciel est couvert, il va sans doute pleuvoir.
Il avance jusqu’au bout du couloir et tend l’oreille. Rien.
Il toque tout doucement à chacune des trois portes. Rien.
Il en essaie une. C’est un placard rempli de draps et de serviettes.
La suivante s’ouvre en grand et une odeur de camphre lui saute au visage. Il réprime une quinte de toux et pénètre à l’intérieur.
La chambre est inoccupée. Il y a un petit lit, soigneusement fait, et en face du lit une armoire peinte en blanc et décorée de chevaux et autres animaux, un joli paysage paisible. Il l’ouvre d’un coup et bondit aussitôt en arrière, prêt à combattre une bête féroce.
Des cintres vides ondulent mollement.
Déçu, David essaie la troisième porte et trouve une salle de bains, également déserte.
Il revient dans la chambre et s’approche de la fenêtre. De là, il a une vue magnifique sur Central Park, peut-être la meilleure vue de la maison. Les arbres verts et soyeux tremblent sous le ciel ardoise. Les oiseaux tournoient en cercles au-dessus du Réservoir. Il aimerait sortir la tête pour en voir plus mais la fenêtre est clouée.
Il s’efforce de recouper ses différentes découvertes, d’organiser tous les indices qu’il possède, mais ça ne donne rien. Peut-être qu’il comprendra quand il sera plus grand. Ou peut-être qu’il se trompe : il n’y a jamais eu de fille, il a imaginé toute cette histoire. Ce ne serait pas la première fois qu’il grefferait accidentellement un de ses fantasmes sur un souvenir réel. Il a pu aussi mal interpréter la dispute entre ses parents. Il ne comprend pas, et il sait qu’il ne comprend pas, ce qui rend son ignorance deux fois plus frustrante.
Découragé, il pivote pour rebrousser chemin. L’espace d’un instant, il espère que quelque chose aura changé. Mais la pièce est toujours aussi vide, le lit toujours aussi muet, le plancher aussi poussiéreux.
C’est alors qu’il aperçoit un objet qui lui avait échappé. Sous le lit, contre le mur, presque invisible ; il s’agenouille, tend le bras, l’attrape et le récupère. C’est une chaussure de fille.