Interlude : 1962

Bertha est alitée au dernier étage d’une clinique privée dans l’est de Manhattan. Elle a reçu de nombreux bouquets de gens lui exprimant leur sympathie mais, comme elle préfère l’obscurité, les infirmières ont laissé les rideaux tirés et les fleurs ont toutes commencé à faner, dégageant une puanteur écœurante qui s’incruste dans les vêtements. Pourtant, elle refuse qu’on enlève les vases. Elle n’a plus d’odorat ; elle a des tubes dans le nez ; et le réconfort que les fleurs lui procurent a plus d’importance à ses yeux que le bien-être temporaire de ses visiteurs. Les visiteurs vont et viennent, mais, elle, elle est coincée. Et si sa chambre a l’odeur d’un tas de compost, ça ne regarde qu’elle. Qui sont ces gens pour se croire autorisés à avoir un avis ? Pas ses amis. Pas les comités et les conseils d’administration qui lui ont envoyé les fleurs. Ceux-là sont interdits de visite. Elle ne veut pas être vue dans un état de déchéance. C’est déjà avec la plus grande réticence qu’elle a finalement accepté d’être hospitalisée. Elle voulait rester dans sa maison de la 5e Avenue, mais David a réussi à la convaincre : elle ne pouvait pas rester chez elle ; elle allait mourir si elle ne recevait pas des soins convenables dans un environnement convenable. Et alors, qu’y avait-il de mal à cela ? Louis était bien mort à la maison. Mais David lui a expliqué que si elle allait à l’hôpital, elle vivrait peut-être plus longtemps, et n’était-ce pas le but ? Rester en vie, s’accrocher à la vie, enfoncer ses ongles dans sa surface graisseuse ?

Étendue là, elle n’en est plus si sûre.

Hôpital ou pas, elle est quand même en train de mourir. Son corps est une ville et les tumeurs qui le criblent autant de petites poches d’urbanisation populaires infamantes qui éclosent du jour au lendemain dans son foie, ses poumons, son estomac, sa rate, sa colonne vertébrale. Ils ont essayé un traitement. Puis un autre. Rien n’y fait. Alors autant partir dans un lit familier, avec une vue familière, entourée de gens qu’elle connaît et en qui elle a confiance. Pas ces hommes avec leurs écritoires à pince. Pas ces femmes avec leurs seringues et leurs coiffes blanches. Pas perdue dans une jungle de compassion artificielle. Où est son fils ? C’est lui qui l’a amenée ici. Où est-il, son fils adoré ? Elle l’appelle.

« Oui, mère.

— Je veux rentrer à la maison. »

Elle ne peut pas voir sa réaction – il s’est assis légèrement derrière elle en sachant qu’elle ne pouvait se retourner pour le regarder –, mais elle sait ce qu’il est en train de faire : de tirer sur les lobes de ses oreilles. Son père faisait pareil.

« Vous ne pouvez pas rentrer, mère.

— Je peux et je vais rentrer. »

Il ne dit rien.

« David.

— Oui, mère.

— Si c’est une fille, je ne veux pas que vous lui donniez mon nom. C’est morbide.

— C’est un garçon, mère. Nous allons l’appeler Lawrence. Je vous l’ai déjà dit.

— Tu ne m’as rien dit de la sorte. Qu’est-ce que c’est que ce nom, Lawrence ? »

Il soupire.

« Nous en avons déjà parlé.

— Quand ça ?

— À plusieurs reprises.

— Quand ?

— Il y a quelques semaines. Plusieurs fois. Vous m’avez encore posé la question avant-hier.

— Je ne t’ai jamais posé cette question. »

Il se tait.

« Quand les enfants vont-ils venir me voir ?

— Ils sont venus, mère.

— Quand ça ? »

Il ne répond pas.

« Quand sont-ils venus ? répète-t-elle, craignant par avance la réponse.

— Hier, dit-il.

— C’est un mensonge ! »

Elle s’agrippe à ses draps, terrorisée. Comment se fait-il qu’elle arrive à se remémorer des événements, des visages, des histoires et des conversations entières d’il y a trente ans et pas ses petits-enfants hier ? Ce n’est pas possible. Sa mémoire est impressionniste : plus c’est proche, plus elle a du mal à accommoder ; le nez contre la toile, elle ne voit plus que des points et des taches. Et son esprit a encore de pires tours que ça dans son sac, bien pires. De vieux souvenirs n’arrêtent pas de surgir hors de propos. Il lui arrive d’appeler David par le prénom de son père. Elle l’entend discuter du président avec le docteur et elle donne son opinion sur Roosevelt, mais les deux hommes la dévisagent et David dit : « C’est Kennedy, mère. » Le médecin est un jeune juif, un certain Waldenberg, Waldenstein, Steinbergwald ou Bergswaldstein. Il est chauve et sans joie, et elle n’a pas confiance en lui. Elle réclame à David le Dr Fetchett et on l’informe qu’il est mort depuis 1957. Ça n’a pas de sens ! Fetchett était là à l’instant. Il vient tous les jours lui prendre sa température. Il se tient au pied de son lit avec un air apitoyé. Chère Bertha, vous êtes si pâle. Voulez-vous un verre de whisky ? Un genre de don de double vue s’est emparé d’elle ; avant sa maladie, elle n’aurait jamais été capable de le voir aussi nettement. Son front filigrané de veines bleutées, les énormes pores de sa peau, ses narines humides comme celles d’une vache. Pas un bel homme, ce Dr Fetchett… Pourtant, elle voit les fleurs en train de faner et elle ne se rappelle pas qui les lui a envoyées ; elle exige sans cesse de savoir pourquoi elle ne peut pas rentrer chez elle.

Pire que le ramollissement de son cerveau, il y a la conscience de ce ramollissement. Jusque-là, elle pensait qu’un des rares réconforts de la sénilité serait son autonégation ; elle perdrait peut-être la tête, mais elle ne s’en rendrait pas compte. Sauf qu’elle voit bien comment les gens lui parlent. Ils emploient ce ton lénifiant qu’on réserve habituellement aux animaux et aux enfants. Ils la forcent à manger. Ils lui font signer des papiers par lesquels elle renonce à son autorité. Ils l’amadouent et la cajolent mais elle les congédie car ils n’ont pas ses intérêts à cœur. Elle refuse de parler affaires avec eux tant qu’ils s’obstinent à la traiter avec condescendance. Pourtant ils continuent à venir, tous ces avocats, avec leurs stylos, leurs notaires, leurs contrats, leurs testaments, leurs procès et leurs emprunts immobiliers. Elle les envoie tous à David mais ils continuent à venir. Ils sont rusés. Ils attendent que David soit parti pour se glisser dans la chambre. Il y a de quoi rendre folle une pauvre mortelle.

Bertha n’a jamais été du genre à succomber à la colère ; toute sa vie a été une démonstration de sang-froid. Elle n’est pas devenue une Muller – ni restée une Muller –, elle n’a pas sauvé le nom Muller de l’extinction en perdant la tête. Elle est peut-être malade mais elle n’est pas encore morte, et tant qu’elle respirera elle restera convaincue que tous les problèmes ont une solution ; qu’il n’est pas de rebondissement, aussi funeste soit-il, qui ne puisse rebondir à nouveau, être transformé en avantage, le canon du fusil retourné contre le tireur. Sa mémoire a décidé de faire des siennes ? Très bien. Qu’à cela ne tienne. Elle n’arrive peut-être plus à se rappeler quel jour on est mais elle est capable de se remémorer son enfance avec une netteté saisissante. Elle va s’amuser un peu. Elle ouvre l’album de souvenirs et se souvient.

Elle se souvient : les promenades en forêt, lesKirschkuchen délicieusement acidulés, l’odeur de levure de son père, celle de savon de sa mère. Les bains dans un petit baquet fabriqué avec une moitié de tonneau. Un soldat de bois qui tapait des mains quand vous tiriez une ficelle dans son dos, une toupie peinte qui dessinait dans l’air des cercles orange vif. La gouvernante lui avait appris à coudre jusqu’à ce qu’on le lui interdise, si bien que Bertha n’était jamais allée plus loin que le point de devant. Le jour où ses parents lui avaient annoncé qu’ils partaient en Amérique, elle avait couru en pleurant chez sa meilleure amie, Elisabeth, mais personne n’était venu lui ouvrir et, dans ce terrible moment de détresse, elle s’était sentie plus seule que jamais. À la maison, elle avait sangloté dans les bras de sa mère, qui lui avait fait une promesse : « Nous resterons toujours ensemble, je m’occuperai toujours de toi. Le voyage sera long mais tu verras des tas de choses que les filles de ton âge ne voient jamais. » Bertha était inconsolable.

Le port de Hambourg, l’énorme gueule du paquebot qui crachait dans un grondement si fort qu’elle en tremblait dans ses chaussures. Les serveurs en longs manteaux noirs qui l’appelaient « Mademoiselle ». Dans la grande salle de restaurant, elle avait mangé des escargots ; ils avaient le goût de beurre et de caoutchouc. Elle n’avait pas le mal de mer. Sa mère, oui. Elles prenaient des bains de soleil sur leur terrasse privée. Sa mère lui lisait un livre de contes en prenant une voix différente pour chaque personnage : les princes étaient nobles, les princesses suaves et les sorcières grinçantes, exactement comme il se doit. Tandis qu’ils naviguaient vers le couchant, elle repensait à son village et elle écrivit de nombreuses lettres à Elisabeth qu’elle comptait poster dès leur arrivée mais qui lui sortirent totalement de la tête lorsqu’elle vit la dame verte au milieu de la mer.

Elle se souvient de la première fois qu’elle a vu Central Park, depuis la fenêtre de leur hôtel. Elle était déçue. Elle s’attendait à ce que ce soit plus grand. Ça n’avait rien à voir avec les parcs et les bois qu’elle connaissait. Il était plein de brouettes, de tranchées, de terre retournée. Ce n’était pas un parc, c’était un chantier. Elle pleura, et pour la consoler son père lui donna un paquet de pastilles à la menthe qu’elle mangea une par une jusqu’à s’en rendre malade.

Elle se souvient de l’école. Elle se souvient qu’on se moquait d’elle. Elle se souvient du précepteur. Elle n’a jamais compris pourquoi Natacha n’avait pas attaché son chat.

Au grand magasin Bloomingdale’s, les couturières lui plantèrent des épingles partout. Elle n’aimait pas les étapes préparatoires, mais au bout du compte la robe arriva. Tout le monde la couvrit de compliments. Elle n’avait pas attendu leur confirmation pour s’en rendre compte toute seule : elle avait du talent. Enroulée dans des mètres de soie verte, elle éclipsait même Lady Liberty. Alors, debout devant le miroir à trois faces de sa mère, elle décida qu’il serait terriblement ingrat de sa part de ne pas se servir de ses dons naturels pour devenir quelqu’un d’important.

Elle se souvient de son premier bal. Tous les regards tournés vers elle, pas seulement ceux des hommes mais aussi des femmes, que ce soit par jalousie, par embarras ou par folle admiration. Elle se souvient d’avoir descendu l’escalier sur un nuage, sa tiare maintenue en place par tant d’épingles à cheveux qu’elle avait l’impression que sa tête allait tomber et rouler par terre. La danse, le Champagne, les mains moites des garçons glissées dans les siennes les unes après les autres. Sa mère lui montrant de loin un jeune homme dans une veste cintrée. C’est Louis Muller, de la famille Muller.

Et son mariage.

Elle se souvient des premiers étés à Bar Harbor, les bateaux à voiles d’une blancheur aveuglante, ses robes impeccables et toujours sèches, même dans la chaleur étouffante. Elle se changeait quatre fois par jour : après le petit déjeuner, après le déjeuner, dans l’après-midi avant le thé et enfin pour le dîner. Tous ces repas, ces ribambelles de plats américains rustiques auxquels elle ne s’habituerait jamais tout à fait, le pain de maïs traditionnel du Sud que son beau-père adorait mais qui pour elle avait le goût de nourriture pour animaux. Elle mangeait peu. Tandis que les autres femmes parlaient de maigrir, elle portait des costumes de bain qui soulignaient son buste. C’était la créature la plus divine de la côte Est. Du moins à en croire son beau-père. Ce cher Walter. Il l’appelait sa petite rose bavaroise ; et tant pis si sa famille venait de Heidelberg. Il avait toujours été un peu amoureux d’elle, raillant ouvertement l’indifférence de son fils. Quel bon parti Louis avait décroché là, quel éclat, quel esprit, quel charme, quel talent ! Elle jouait du piano. Combien de filles avaient une silhouette comme la sienne ? On pouvait les compter sur les doigts d’une main. Et est-ce qu’aucune d’entre elles jouait du piano ? On pouvait aussi les compter sur les doigts d’une main. Si vous lui coupiez tous les doigts… mais alors elle ne pourrait plus jouer du piano, ha, ha, ha ! Walter laissait toujours entendre que si les caprices du destin ne les avaient pas fait naître à autant d’intervalle… Mais c’est avec Louis qu’elle avait fini. Oh, Louis ! Cher Louis. Elle a envie d’être indulgente avec lui. Elle décide d’évoquer son souvenir avec tendresse.

Il n’y a qu’à voir le plaisir qu’il prenait à lui offrir des cadeaux ; il adorait la couvrir de bijoux. Dans les coussins de la maison, elle a perdu des diamants qui valaient la rançon d’un roi. Et puis il l’emmenait partout. Après la naissance de David, elle était emplie de tristesse ; une tristesse qui ne venait de nulle part mais lui rongeait la tête. Elle restait des nuits entières sans dormir ; se lever de son lit le matin était devenu une torture. Pour lui remonter le moral, Louis lui acheta une villa à Portofino. Désormais, ils y passeraient un mois chaque été, laissant l’enfant à une nourrice, Louis promettant de ne pas travailler du tout. Ils faisaient de bons repas, buvaient des vins délicieux et se promenaient sur la côte, descendant jusqu’à Rome ou remontant vers Monaco, où le prince en personne les accompagnait au casino. Ils jouaient avec des jetons en or massif. Des domestiques leur apportaient coupe de Champagne sur coupe de Champagne et des serviettes humides pour se rafraîchir la nuque. Ensuite, pendant la guerre, lorsque les voyages devinrent impossibles, Louis lui acheta une autre maison, un ranch de 15 000 hectares dans le Montana. Elle s’en lassa vite. Il la revendit à perte pour en acheter une autre à Deal. Il faisait tout ce qu’elle voulait. C’était un bon mari. Maintenant elle ne peut pas repenser à lui sans que ça lui déchire le cœur. Oh, comme c’est émouvant ! C’était un brave homme, après tout. Elle était contente qu’il soit parti sans souffrir. Son cœur s’était arrêté quelques mois avant la naissance du premier enfant de David. Comment s’appelle-t-elle, déjà ? Amelia. L’espace d’un instant, elle a failli l’oublier, mais elle a réussi à s’en souvenir par la seule force de sa volonté. Amelia, oui. Et son petit frère, Edgar. L’année après la naissance d’Edgar, c’est sa vieille amie Elisabeth qui est morte. Le mari d’Elisabeth avait été officier SS et, à la fin de la guerre, on s’en était pris à lui : le stress le tua d’abord lui, puis elle. Quel hasard. Quelle coïncidence. Chaque fois que David a un enfant, quelqu’un meurt. Une femme ordinaire aurait pu lui enjoindre d’arrêter de faire des enfants. Il avait un fils et une fille, ça suffisait, inutile de continuer à tuer ceux qui restaient. La prochaine personne sur la liste, c’était elle. Mais elle se réjouit lorsque Yvette tomba enceinte, quelles qu’en soient les conséquences. Bertha était prête à se sacrifier pour la cause car Yvette ferait une bonne mère, bien meilleure que la première femme de David, que Bertha n’avait jamais aimée ni admise, même si Louis et elle jouaient le jeu pour la façade. Ils avaient d’ailleurs payé plus que leur part sur la facture du mariage. David trouvait qu’ils auraient dû payer la totalité ; ce n’étaient pas les moyens qui leur manquaient, franchement. Ils se disputèrent. David avait alors 25 ans et Bertha commençait à s’inquiéter qu’il soit toujours célibataire ; peut-être avait-il les mêmes tendances que son père. Si elle n’avait jamais douté de sa propre capacité à gérer Louis, comment pouvait-elle être sûre que sa future belle-fille aurait la même force et la même détermination ? On ne pouvait pas faire confiance aux femmes. On ne pouvait faire confiance à personne. Il fallait tout faire soi-même, par les temps qui couraient. Dieu merci, David avait fini par se marier ! Un soulagement, d’un côté ; mais, d’un autre, elle se méfiait de la fille qu’il avait choisie. Son père possédait des boutiques de vêtements dans le Midwest et elle détestait New York. Comment pouvait-elle se permettre d’être aussi bêcheuse, elle qui venait de Cleveland ? Quelle que soit l’opinion de Bertha sur les changements qui ont affecté la ville depuis son arrivée des décennies plus tôt, elle pense sincèrement que personne ne devrait s’arroger le droit d’émettre une opinion s’il habite là depuis moins d’un mois. Quelle vilaine fille. Bertha pourrait très bien se souvenir de son nom mais elle préfère l’oublier. Elle cherchait la bagarre avec David pour un oui, pour un non, elle lui faisait des scènes constamment. Les dîners glaciaux où personne ne disait un mot. Bertha se remémore tout ça, et soudain deux séries de souvenirs se mélangent : le silence, les couverts en argent sur la porcelaine, le cristal sur la nappe… et des silences, et… et… et des petits mots passés de la main à la main, des mots du Dr Fetchett. Non, ce n’est pas ça. Ça ne s’est pas passé à ce dîner-là. Elle s’emmêle dans la chronologie et il y a certaines choses auxquelles elle n’a pas envie de repenser. Au prix d’un effort considérable, elle parvient à tourner la page et à en trouver une autre, une page pleine de bons souvenirs, un autre soir, une occasion heureuse… Retour sur son mariage. Penser à son mariage. Penser aux grooms en livrée, au son tonitruant des cuivres, aux légions d’invités dansant en son honneur. Penser à son gâteau de mariage, cette spectaculaire pyramide de crème au beurre, la plus grande pièce montée jamais réalisée ; ils en avaient publié une photo dans le journal, à côté d’une photo d’elle. Les noces de M. L. I. Muller et de Mlle Bertha Steinholtz furent sans conteste l’événement le plus extraordinaire de la saison. La mariée portait une robe en taffetas d’une élégance époustouflante, et le marié un costume noir classique. La cérémonie fut célébrée à la Trinity Church par le révérendissime J. A. Moffett, et les festivités se poursuivirent… Ils parlaient de conte de fées, et pour une fois ils ne s’étaient pas trompés. Elle a réellement eu une vie magique.

Mais maintenant elle est vieille et alitée et on est en 1962. Il y a des choses qui restent cachées. Elles ne devraient plus la déranger, à présent, pas après tout ce temps. C’est du passé. Mais la mémoire, cette sale bestiole, revient sans cesse à la charge.

Pas la fille. Elle arrive à penser à la fille sans flancher. Elle n’a jamais douté de ses décisions et elle n’en doute toujours pas. Il y avait trop à perdre. Louis n’en a jamais eu conscience. Un jour, il lui a dit qu’elle n’avait pas de cœur, mais ça ne faisait que montrer à quel point il se méprenait sur le monde, à quel point il se méprenait sur elle. Elle avait agi ainsi non parce qu’elle manquait de cœur mais parce qu’elle ne savait que trop combien les gens pouvaient s’avérer cruels. Elle se souvenait des moqueries qu’elle avait subies, des sanglots nocturnes, des oreillers trempés, des années de lutte avant qu’elle s’épanouisse enfin et qu’on ne puisse l’ignorer plus longtemps. Parce qu’elle était belle, et que la beauté ne peut être ignorée.

Mais pour la fille ? Une éternité d’impairs. Elle était condamnée à souffrir. Ce que Louis ne comprenait pas, c’est que Bertha avait précisément agi par compassion.

Pour le dixième anniversaire de David, elle avait organisé un grand déjeuner-concert et ouvert la salle de bal. Après le dessert, David avait joué du violon pour les invités, dont la plupart étaient des adultes, des amis à elle ; à cette époque, il n’avait pas beaucoup d’amis. Un très bel après-midi, dans l’ensemble, jusqu’à ce que Louis quitte la pièce précipitamment. Elle l’avait retrouvé assis sur le bord de son lit, le visage enfoui dans un mouchoir. Ça la révulsait : cette subtile cruauté qu’il avait le culot d’appeler de la compassion. Il ne savait pas ce qu’était la véritable compassion. Il n’avait jamais souffert, lui. On l’avait chouchouté, flatté, on lui avait passé les pires transgressions. Alors, naturellement, il s’imaginait que le monde en ferait autant avec la fille. Mais Bertha ne s’y trompait pas. Elle avait connu la honte. Tout ce qu’elle voulait, c’était épargner la même chose à la fille.

Elle aurait envie d’évoquer le souvenir de Louis avec tendresse mais une certaine amertume s’insinue malgré elle. Le sort de la fille avait commencé comme un point de discorde pour devenir, au fil des années, un obstacle majeur entre eux deux, un mur d’épines de plus en plus dru, jusqu’à ce qu’ils finissent par se perdre de vue complètement.

Il serait aisé pour un romancier d’écrire : « Et bien qu’ils aient continué à vivre sous le même toit, ils ne se parlèrent plus jamais. » Cela serait aisé mais faux. Car la vérité est qu’elle avait conservé une certaine affection pour Louis, et elle sentait que lui aussi avait le vague désir d’être dans ses bonnes grâces. En quarante ans de mariage, ils avaient ri souvent, partagé beaucoup de plaisirs – bien que rarement sexuels – et élevé un fils.

À la mort de Louis, tout était sorti au grand jour. Le garçon avait alors 11 ans. 11 ans ! À vivre comme un ermite. Seule une vieille femme s’en occupait. Dieu sait quelles sortes de perversions s’exerçaient entre eux. Il parlait à peine. La femme, une certaine Mme Greene, disait qu’il n’avait jamais été très bavard. Bertha lui rétorqua de se taire jusqu’à ce qu’on lui demande son avis.

Elle voulait expédier l’enfant aussi loin que possible, en Europe ou en Australie, mais le Dr Fetchett le lui déconseilla et, dans un rare moment d’égarement, elle consentit à l’envoyer à l’autre bout de l’État de New York. Le problème était de nouveau réglé. Cette fois de façon définitive.

Mais maintenant qu’elle gît là, bourrée de calmants, reliée de partout à des appareils électroniques, elle se demande si tous ses efforts n’auront pas été vains. Les factures lui sont adressées directement ; elle les règle à partir d’un compte personnel. Que se passera-t-il quand les paiements cesseront ? Ils essaieront de la retrouver, ils contacteront David. Horrifiée, elle se rend compte qu’ils l’ont peut-être déjà fait.

« David ?

— Oui, mère.

— Je suis là depuis combien de temps ?

— À l’hôpital, vous voulez dire ? Six semaines. »

Six semaines, c’est largement plus qu’il n’en faut pour qu’une facture soit considérée comme impayée. Dans ce cas, la crise est ouverte. David va tout apprendre. L’histoire va se savoir et tout le monde sera au courant. Il faut qu’elle lui fasse comprendre l’importance de garder le secret. Mais il est d’une autre génération ; ils ont l’arrogance de se dire « éclairés » alors qu’ils n’ont aucune idée de la vitesse à laquelle la vie peut vous briser en deux. Il a hérité de la mollesse de son père. Elle doit trouver une solution. Elle réfléchit. Son esprit trébuche en faisant des allers-retours entre le passé et le présent. Elle parle à son mari et à sa gouvernante. Elle parle à la télévision. La chambre que David lui a choisie ressemble moins à un hôpital qu’à un hôtel. Les murs sont lambrissés de bois ; une fenêtre en forme d’étoile brille doucement. Elle se presse la cervelle de toutes ses forces et la réponse lui vient : elle va payer les frais dès maintenant, par avance. Elle n’a qu’à créer une fondation. Elle l’a déjà fait : à Harvard, à Columbia, à Barnard, des gens étudient et apprennent grâce à sa générosité. Elle a donné de l’argent à des œuvres de toutes sortes, elle a été honorée par des hommes politiques de tous bords… elle presse plus fort. Un problème ? Elle va le résoudre. Elle va appeler le directeur de l’école à Albany et lui verser une somme exorbitante. Où est son chéquier ? Où est le téléphone ?

« Mère ? »

Ils la tiennent par les bras.

« Mère ?

— Appelez le docteur. »

Non, n’appelez pas le docteur. Le docteur est mort. Il est mort en 1857. Il est mort en 1935. Il est mort en 1391, il ne reste de lui qu’un tas d’os, de sa chair qu’un amas de souvenirs, et elle peut le carboniser en un battement de cils. Les souvenirs sont volatiles. Les souvenirs ont le goût de fumée. Ils ont le goût du Kirschkuchen. Tout s’atrophie et se transforme en os. Walter est un tas d’os. Louis est un tas d’os. Elle aussi, bientôt, sera un tas d’os. Il suffit de donner assez d’argent pour que les problèmes se transforment en os. Elle les réduira en poudre et les dispersera sur l’eau ; son souvenir demeurera à jamais dans la tête de gens qui ne l’ont jamais connue ; elle vivra dans leurs têtes de la même façon que les souvenirs vivent dans la sienne, avec la même acuité qu’elle se rappelle l’inondation qui a détruit leur cave ; les éclairs aperçus depuis la proue d’un paquebot ; les douleurs de l’enfantement ; les douleurs de l’enfantement ; la monotonie des relations sexuelles ; les hommes qui ont tenté de la courtiser après la mort de Louis, vous vous rendez compte, elle, une vieille femme ridée, et des hommes de trente ans de moins qu’elle qui lui offrent des roses ; elle se souvient, se souvient, se souvient, et ce n’est pas tant un flash de sa vie qu’une cascade, des événements qui se superposent et le temps qui joue au Yo-Yo, des inconnus qui se serrent la main, des conversations cristallines il y a une seconde qui maintenant pétillent et rugissent comme le bruit des vagues, la charpente de son esprit qui craque et s’affaisse de partout, un puits de mine, des rivières de boue qui dévalent les pentes vers l’obscurité.

« Madame Muller ?

— Mère ? »

Madame Muller.

Mère.

Oui, elle s’appelle Mme Muller. Elle a un mari. Oui, elle est mère. Elle a un fils.