19

Je restai plusieurs semaines sans parler à Marilyn. Lorsque je finis par l’appeler, quelques jours après le nouvel an, je m’entendis dire par son assistant qu’elle était partie à Paris.

« Pour combien de temps ?

— Je ne suis pas censé vous le dire. En principe, je n’étais pas censé vous dire non plus qu’elle était à Paris, alors ne répétez pas que ça vient de moi. »

J’imagine que je n’aurais pas dû lui en vouloir, pourtant c’était le cas. J’avais le sentiment d’être la victime, qu’elle n’avait pas le droit d’être blessée ; autant que je sache, j’avais agi avec sa permission. J’eus exactement la même réaction qu’après la mort de ma mère, la même réaction qu’à chaque fois que je m’étais senti – ou qu’on m’avait fait sentir – légitimement honteux. Le narcissisme n’est pas capable de digérer une trop grande dose de culpabilité. Il la régurgite sous forme de rage. Je songeai à toutes les fois où Marilyn m’avait fait du mal ; à toutes les railleries que j’avais encaissées, toute la condescendance que j’avais avalée avec le sourire. Je me rappelai le nombre de fois où elle m’avait traité purement comme un trophée de chasse et à sa façon de s’immiscer dans la gestion de mes affaires. Je repensai au soir où elle m’avait forcé à l’embrasser alors que j’avais la tête comme un tambour à polir. À cette liste de crimes, j’en ajoutai d’autres qui n’avaient rien à voir avec moi ; je la traitai mentalement de briseuse de ménages, de divorcée revancharde, de menteuse, de tyran. J’effaçai ses gentillesses Pour ne retenir que ses cruautés, jusqu’à ce qu’elle me paraisse si méchante, si profondément dépravée que son refus de me passer cette minuscule incartade me semblât le summum de l’hypocrisie. Et juste comme j’en arrivais à la tenir pour responsable du réchauffement climatique et de l’éclatement de la bulle Internet, je mis la main dans la poche de ma veste afin de dégainer mon téléphone et de lui laisser un message lui disant exactement ce que je pensais d’elle, mais au lieu du téléphone je tombai par hasard sur une étiquette qu’un vendeur de chez Barneys avait dû oublier d’enlever. La veste de mon costume avait coûté à Marilyn 895 dollars plus 8,375 % de taxes.

À ma grande surprise, mon e-mail d’excuses fleuve me valut une réponse non moins fleuve… en français. Dans la mesure où Marilyn sait que je ne parle pas français, elle l’avait forcément envoyé en sachant que j’aurais besoin d’une traduction. Dieu seul sait à quel genre de mortification elle entendait m’exposer. J’hésitai donc avant de faire appel à Nat.

« À la mort du roi Louis XIV, la cour quitte Versailles pour s’installer de nouveau à Paris. De vastes demeures sont construites sur le faubourg Saint-Honoré, à la place des marais horticoles », commença-t-il.

Il continua à lire en diagonale.

« Après il est question d’un restaurant… Tu sais ce que c’est ? C’est l’historique de son hôtel. On dirait qu’elle a copié-collé un extrait du site Internet. »

Il releva les yeux vers moi.

« Tu comprends ce que ça veut dire ? Il y a un sens caché qui m’échappe ?

— Ça veut juste dire d’aller me faire foutre. »

 

La tempête de neige contraignit Samantha à retarder son retour, et quand je l’eus au téléphone elle me supplia d’avancer sans elle. Je décidai de mettre ce temps à profit pour approfondir les renseignements que j’avais obtenus à la papeterie. Pendant des semaines, j’avais fait le tour des salles de jeu et des clubs d’échecs et de dames du coin en pensant que Victor avait pu les fréquenter à la recherche de partenaires. Les endroits les plus proches des Muller Courts se trouvaient à Brooklyn, et tous sans exception se révélèrent pleins d’universitaires miteux. Des ados angoissés mal coiffés ; des petits génies au regard terne savourant leur victoire en salivant ou bien assis sur des chaises trop hautes pour eux, balançant leurs jambes dans le vide, agrippés à des sabliers électroniques en attendant un adversaire à leur niveau. Je circulais entre les tables sur la pointe des pieds en essayant de demander si quelqu’un connaissait un certain Victor Cracke, un petit homme avec une moustache, il ressemblait un peu à…

« Chhhh ! »

L’avant-dernier endroit de ma liste était le club d’échecs et de dames High Street, situé sur Jamaica Avenue. Le jeudi, d’après le message du répondeur, c’était la soirée dames, début du tournoi à 19 h 30, 5 dollars l’entrée, le vainqueur empoche tout, sodas et chips à volonté.

Avoir appelé le club « High Street » ne pouvait dissimuler le fait que c’était un trou à rats : une pièce unique crado, quatre étages au-dessus d’une agence de cautionnement judiciaire, en haut d’un escalier vertigineux auquel vous pouviez accéder en martelant une porte métallique jusqu’à ce que quelqu’un vienne vous ouvrir. J’étais arrivé un quart d’heure en avance. Un type d’une maigreur maladive vêtu d’une chemise en flanelle et d’un affreux pantalon en velours côtelé descendit et me demanda sèchement si j’avais une invitation.

« Je ne savais pas qu’il en fallait une.

— Nan, je déconne, ouarf, ouarf ! Moi, c’est Joe. Allez, ramène ta fraise. »

Tandis que nous montions les marches, il s’excusa pour le désagrément.

« Notre interphone est cassé », dit-il en soufflant comme un bœuf.

Il avait une légère claudication qui faisait violemment pivoter ses hanches en arrière, comme s’il essayait de s’arracher à son propre corps.

« Les autres, y marchent ; y a que le nôtre qu’est pété. Le proprio s’en tape. On est obligés de refermer à chaque fois parce que y a eu des cambriolages. Quelqu’un a piqué l’extincteur et l’a vidé sur la moquette. Moi, je vois pas ce que ça peut foutre ; un bout de moquette mouillée, ça a jamais fait de mal à personne, ouarf, ouarf ! »

Il sortit un kleenex et se moucha.

« En fait, je voulais vous poser quelques questions sur un de vos membres », dis-je.

Il s’arrêta net, le pied sur la dernière marche. Tout son comportement changea ; je le vis se rétracter.

« Ah ouais ? Et qui ça ?

— Victor Cracke. »

Joe fronça le nez, se gratta la nuque.

« Je connais pas.

— Vous pensez que quelqu’un d’autre pourrait le connaître ? »

Haussement d’épaules.

« Ça ne vous ennuie pas si je demande à ceux qui sont là ?

— Le tournoi va commencer, rétorqua-t-il.

— Je peux attendre que vous ayez fini.

— C’est pas un sport où y a des spectateurs.

— Dans ce cas, je peux revenir après. À quelle heure vous finissez ?

— Ça dépend, fit-il en pianotant sur la rampe. P’t-être dans une heure, p’t-être dans quatre.

— Alors je n’ai qu’à participer.

— Vous savez jouer ? »

Qui ne sait pas jouer aux dames ?

« Ben, oui.

— Z’êtes sûr ?

— À peu près. »

Nouveau haussement d’épaules.

« Bon, d’accord. »

À côté des joueurs du club de High Street, ceux de Brooklyn auraient eu l’air carrément branchés. Sans doute le Queens attirait-il un public plus diversifié : un type nerveux avec une immense coupe afro et des lunettes en cul de bouteille ; un obèse portant un jogging violet et des baskets à scratches ; deux jumeaux adossés au mur du fond, buvant Coca sur Coca et se parlant à mi-voix dans un mélange d’anglais et d’espagnol.

Joe était visiblement le responsable. Il fit quelques annonces, leur rappela le tournoi de Staten Island puis passa dans la pièce pour mettre les gens deux par deux. Il me désigna une petite table pliante bancale à laquelle mon adversaire était déjà installé dans une parka boutonnée jusqu’en haut ; son visage rond luisait comme la lune à l’intérieur de sa capuche.

« Voilà Sal. Sal, je te présente un nouveau. »

Sal me salua en silence.

«« Vous avez qu’à jouer, me dit Joe. Sans vous, on est un nombre impair. C’est 5 dollars. »

Nous sortîmes nos portefeuilles.

« Merci », dit-il en cueillant les billets dans nos mains avant de continuer sa tournée.

Malgré la chaleur grandissante dans la salle, Sal persistait à garder sa parka. Il portait aussi des moufles qui le gênaient pour ramasser mes pions quand il les mangeait, ce qui se produisait à une fréquence consternante. Par courtoisie, je me mis à les lui donner moi-même.

« Comment vous faites… commençai-je.

— Chhhh !

— Comment vous faites quand vous êtes en nombre impair ? chuchotai-je.

— Joe joue contre deux personnes en même temps. Dame ! »

La partie dura environ neuf minutes. C’était l’équivalent en terme de dames d’un nettoyage ethnique. Quand nous eûmes terminé, Sal se redressa sur sa chaise avec un grand sourire. Il essaya de croiser les mains derrière la tête dans une attitude de triomphe désinvolte mais, comme il ne pouvait pas entrelacer ses doigts, il dut se contenter d’appuyer son menton entre ses paumes en contemplant le plateau de jeu désormais libéré de tous ses satanés pions noirs. Les autres participants continuaient à jouer en silence, à part de temps en temps le claquement d’un disque en plastique ou un « Dame ! » occasionnel.

Je tentai d’engager la conversation tout bas.

« Vous avez déjà rencontré un certain…

-Chhhh !»

Je sortis un stylo et une carte de visite au dos de laquelle j’écrivis ma question. Je la tendis à Sal, qui secoua la tête. Puis il m’emprunta mon stylo et rédigea tant bien que mal une réponse de sa grosse paluche.

Non, mais ça fait seulement quelques mois

Il me fit signe de lui donner une autre carte. Je m’exécutai mais il agita la main impatiemment pour m’en réclamer plus et je lui en offris trois autres. Au fur et à mesure qu’il écrivait, il numérotait les cartes dans le coin.

(1) que j’ai commencé à venir donc je ne connais pas le nom

(2) de tout le monde, Joe, lui, il connaît tout le monde, vous saviez

(3) qu’il avait remporté le championnat national

Je sortis une autre carte de visite. Il ne m’en restait plus que trois.

C’est vrai ? notai-je.

(4) Oui, il a été champion en 93, c’est aussi un maître

(5) aux échecs et au backgammon

Sur ma dernière carte, j’écrivis : Impressionnant.

Nous en fûmes alors réduits à un silence gêné, échangeant quelques hochements de tête. Le fait d’avoir tout juste établi un semblant de connexion n’en rendait que plus pénible notre impossibilité à communiquer.

« Changement de partenaire ! » annonça Joe.

Je continuai à jouer et perdis huit autres parties. Le plus près que je fus de la victoire consista à tenir jusqu’au délai des quinze minutes, un exploit que je réussis en grande partie grâce au fait que mon adversaire, un petit vieux avec un sonotone dans chaque oreille, s’était endormi en plein milieu de notre rencontre. À la fin de la soirée, seul Joe était resté invaincu. Quand venait leur tour de l’affronter, les autres joueurs gémissaient comme s’ils avaient reçu un coup de pied entre les jambes. Ma partie contre lui fut ma huitième et dernière. J’avançai un pion vers le centre du plateau.

« Trente-deux vingt-huit, commenta-t-il. Mon ouverture préférée.»

Il s’appliqua alors à me laminer méthodiquement par une série de coups calmes et réguliers. On aurait dit que nous ne jouions pas au même jeu. Et, en un sens, c’était le cas. Moi, je jouais à un jeu d’enfance dans lequel le but est de s’amuser, et mes décisions devaient lui paraître absurdes ou aléatoires, n’ayant pour objet – au mieux – qu’un bénéfice à court terme. Lui, en revanche, était plongé dans une autoanalyse, ce qui est la forme que prend n’importe quelle activité exercée à très haut niveau.

En le regardant, je ressentis une excitation assez similaire à celle que j’avais éprouvée la première fois que j’avais vu les dessins de Victor. Ça va peut-être vous sembler étrange, alors laissez-moi m’expliquer. Le génie peut s’incarner sous bien des formes, et lors du dernier siècle nous avons (peu à peu) admis que la transcendance d’un Picasso pouvait se retrouver en d’autres lieux moins évidents. C’est cet inénarrable provocateur de Marcel Duchamp qui nous l’a démontré quand il a abandonné la création plastique pour partir s’installer à Buenos Aires et se consacrer à plein temps aux échecs. Ils ont, disait-il, « toute la beauté de l’art, et beaucoup plus. Ils ne peuvent pas être commercialisés. Les échecs sont beaucoup plus purs ».

À première vue, Duchamp a l’air de déplorer le pouvoir corrupteur de l’argent. En fait, il est bien plus subversif que ça ; il détruit les frontières conventionnelles de l’art en affirmant que toutes les formes d’expression se valent potentiellement. Toutes. Peindre est pareil que jouer aux échecs, qui est pareil que faire du roller, qui est pareil que se mettre à son fourneau pour préparer une soupe. Et même, chacune de ces bonnes vieilles activités de tous les jours vaut mieux que l’art conventionnel, vaut mieux que la peinture, car elle est accomplie sans la posture moralisatrice de celui qui se considère comme un « artiste ». Il n’y a pas de chemin plus sûr vers la médiocrité ; comme l’a écrit Borges, le désir d’être un génie est « la plus grossière des tentations de l’art ». Selon sa conception, le véritable génie n’est donc pas conscient de lui-même. Un génie doit par définition être quelqu’un qui ne s’arrête pas pour réfléchir à ce qu’il fait, à la façon dont cela sera reçu ni aux conséquences que ça aura sur lui et son avenir ; il se contente de faire. Il exerce son activité avec une obstination qui est par essence malsaine et souvent autodestructrice. Une personne qui pourrait par exemple beaucoup ressembler à Joe. Ou à Victor Cracke.

Je suis le premier à reconnaître que je me pâmais dès que je me trouvais en présence d’un génie, devant l’incandescence par laquelle il s’immolait en sacrifice. J’espérais qu’en me tenant près du bûcher, je le sentirais se refléter sur moi. Et tandis que je regardais Joe manger mon dernier pion et le déposer sur sa pile de victimes – les petits cadavres en plastique de ce qu’avaient été mes soldats –, je me rappelai soudain pourquoi j’avais besoin de Victor Cracke et pourquoi, maintenant que j’avais perdu ma capacité à le créer de toutes pièces, je devais continuer à le chercher : parce qu’il était encore ma plus grande chance, peut-être même ma seule chance, de sentir cette chaleur lointaine, de respirer sa fumée et de me dorer dans sa lueur.

 

La distribution des prix – c’est-à-dire la remise à Joe par lui-même de la somme forfaitaire de 50 dollars – eut lieu sans grande cérémonie. Un des joueurs, éliminé depuis longtemps de la compétition, avait jeté l’éponge après avoir perdu sa sixième partie d’affilée, une bérézina qui me fit me sentir un peu moins seul dans ma nullité, bien qu’au moment où il sortit j’eusse un peu regretté de ne pas pouvoir l’interroger.

Il s’avéra finalement que ça n’avait aucune importance : tous les autres connaissaient Victor. C’était un habitué du club jusqu’à un an plus tôt. Si je voulais vraiment en savoir plus sur lui, me dirent-ils, il fallait que je m’adresse à Joe, c’est celui qui venait le plus souvent. Je trouvais ça curieux, pour ne pas dire plus, vu qu’il m’avait affirmé ne pas le connaître. Lorsque je me retournai pour lui demander pourquoi, je m’aperçus qu’il avait disparu.

Le type à la coupe afro me conseilla d’attendre.

« Il va revenir.

— Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?

— Il doit fermer à clé. »

J’attendis. Les autres joueurs s’en allèrent un à un. De la fenêtre, je les regardais avancer sur le trottoir, courbés en deux pour marcher dans la neige ou courir après le Q36. Seuls deux s’attardèrent, continuant à jouer jusqu’à 11 heures et demie, après quoi il ne resta plus que moi au milieu des tables et des chaises, dans le bourdonnement des néons, les yeux rivés sur un paquet éventré de sablés Lorna Doone.

Il était minuit passé lorsque Joe réapparut. Il était obligé de revenir. Je le savais non seulement parce que l’homme à la coupe afro me l’avait dit, mais aussi parce qu’aucun génie véritable ne laisserait jamais l’objet de son obsession en désordre. J’entendis la clé tourner dans la porte métallique en bas, puis je l’entendis monter l’escalier en soufflant. Il entra dans la pièce comme si je n’étais pas là et se mit à empiler les chaises. Je me levai pour l’aider. Nous travaillâmes en silence. Il me tendit un rouleau de Sopalin, un vaporisateur de lave-vitre et nous entreprîmes de nettoyer les tables.

« Je vous ai vu dans le journal, finit-il par dire en fermant un sac-poubelle avec un nœud élaboré. C’est vous qui avez organisé l’exposition. Pas vrai ?

— C’est en partie pour ça que je voudrais parler à Victor. J’ai de l’argent pour lui.

— En partie pour quoi d’autre ?

— Pardon ?

— C’est quoi, l’autre raison pour laquelle vous voulez lui parler ?

— Je veux être sûr qu’il va bien.

— C’est sympa de votre part. »

Je ne répondis pas.

« Combien d’argent ? demanda-t-il.

— Une jolie somme.

— Ça fait combien, une jolie somme ?

— Pas mal.

— On peut savoir pourquoi vous voulez pas me répondre ?

— Au moins je ne vous mens pas. »

Il sourit, puis transféra le sac-poubelle de sa main droite à sa main gauche, le dos toujours aussi voûté. Il se tenait affreusement mal et son visage avait tendance à s’affaisser en une grimace quand il ne parlait pas ; on aurait dit que son état normal était l’inconfort.

Dehors, la neige s’était remise à tomber. Joe jeta le sac dans la ruelle et se dirigea vers l’arrêt de bus. J’avais l’impression qu’il boitait encore plus qu’avant, presque par spasmes. Il me paraissait aussi plus gros, comme s’il lui avait poussé une couche de graisse supplémentaire. Un coup de vent écarta son manteau et en révéla un deuxième en dessous, sous le col duquel en dépassait un troisième.

« Vous voulez que je vous dépose ? » proposai-je.

Il me dévisagea.

« Je vais m’appeler un taxi, précisai-je. Je peux faire un détour pour vous raccompagner. »

Au coin de la rue, le bus tournait. Il le suivit des yeux avant de me regarder à nouveau.

« Vous savez quoi ? dit-il. J’ai surtout faim. Pas vous ? »

 

Nous échouâmes dans une cafétéria ouverte vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Personnellement, je voulais juste un déca mais, quand j’annonçai que c’était moi qui payais, Joe commanda des œufs au plat, du bacon, des pommes de terre sautées et un milk-shake. Rien que de l’entendre, j’en avais la nausée. Alors que la serveuse repartait, il la rappela pour ajouter des beignets d’oignons et une salade verte.

« Toujours des légumes », dit-il.

Il mangeait très lentement, mastiquant chaque bouchée au moins cinquante fois jusqu’à ce qu’elle n’ait sans doute plus aucun goût à part celui de sa propre salive. Suivaient de longues gorgées de milk-shake, le nez tellement enfoncé dans son verre qu’il en ressortait avec de la mousse au bout. Il s’essuyait alors le visage avec une serviette en papier, la froissait et la jetait par terre. Pendant tout ce temps, on aurait dit que ses yeux jouaient à la marelle, sautant nerveusement de case en case : la porte, le bar, moi, la table, la serveuse, le juke-box. Il avait le bout des doigts à vif à force de se ronger les peaux.

Il me demanda depuis combien de temps je n’avais pas joué aux dames.

« Peut-être vingt-cinq ans.

— Ça se voit.

— Je n’ai jamais dit que j’étais bon.

— Victor est un bon joueur de dames. Il serait encore meilleur s’il ralentissait un peu. »

Cette remarque m’intrigua car – j’ignore pourquoi – je m’étais toujours figuré Victor comme quelqu’un de contemplatif, du moins quand il ne dessinait pas. Je confiai à Joe qu’il y avait dans ses œuvres un fort effet de quadrillage, surtout quand on les assemblait. Il haussa les épaules soit par désapprobation, soit par apathie, et se remit à manger.

« Vous habitez dans le coin ? m’enquis-je.

— Ouais. Parfois. »

Je ne compris pas tout de suite, et quand il vit que j’avais enfin saisi il éclata de rire.

« Je pourrais t’inviter à dormir chez moi, un jour. T’aimes le grand air ? Ouarf, ouarf ! »

Je souris poliment, ce qui le fit rire de plus belle.

« Tu sais la tronche que tu fais ? Tu fais une tronche comme si je venais de chier sur la moquette de ton salon et que t’essayais de faire semblant d’avoir rien remarqué. Mais je déconne, allez ! Je vis pas vraiment dans la rue… Ça va mieux maintenant ?

— Non.

— Pourquoi ? Tu me crois pas ?

— Je…

— Bon, ben si, alors. Je dors dans le parc. Mais non, c’est pas vrai. Si, c’est vrai. Non, c’est pas vrai. À ton avis ?

— Je n’en sais rien. »

Il sourit, avala la fin de son milk-shake et agita son verre vide à l’intention de la serveuse.

« Au chocolat, s’i’ou plaît. »

Il lui restait encore quelques beignets d’oignons ainsi que toute sa salade verte, intacte. Muni de son nouveau milk-shake, il reprit le processus – mâche, mâche, mâche, mâche, avale, gloup, gloup ! essuie – et j’eus la sensation qu’il obéissait à un étrange rituel, qu’il avait besoin de finir ses plats et sa boisson pile au même moment. Je nous vis assis là jusqu’au petit matin, passant commande après commande jusqu’à ce qu’une heureuse coïncidence lui donne la permission d’arrêter.

Soit ça, soit il avait simplement très, très faim.

« Tu vois ça ? » me lança-t-il.

Le bout chocolaté de son nez pointait en direction d’une église non éclairée de l’autre côté de la rue.

« Ils ont un foyer, dit-il. Mais ils ferment les portes à 21 heures, alors les soirs de tournoi on finit trop tard. »

Je me gardai bien de lui demander pourquoi il préférait les échecs ou les dames à un lit ; ç’aurait été lui faire insulte.

« Où avez-vous appris à jouer ? » dis-je à la place.

Il s’essuya la bouche avec une serviette d’une saleté repoussante. Je lui en tendis une autre et il s’essuya de nouveau, froissa, jeta.

« À l’asile. »

Cette fois encore, je souris poliment, ou du moins j’essayai.

« Ouarf, ouarf, ouarf ! j’ai chié sur la moquette, ouarf, ouarf ! »

Il piqua quelques feuilles de salade dégoulinantes au bout de sa fourchette et les leva dans la lumière avant de se les fourrer dans la bouche.

« J’adore les légumes verts, dit-il en mastiquant.

— Vous y étiez quand ?

— De 72 à 76. Là-bas, tu peux apprendre ce qui te chante. C’est pas le temps libre qui manque. Moi, j’dis c’est la meilleure fac du monde ! J’ai passé ma maîtrise, ouarf, ouarf ! Si t’es pas fou avant qu’on te mette là-dedans, l’ennui te rend fou à tous les coups. »

Il rit, but, recracha un peu de son milk-shake et s’essuya le menton.

« Sal m’a dit que vous aviez été champion du monde.

— J’aurais pu, ouais. C’est vrai que je me suis fait pas mal de blé. Maintenant y a plus de blé à se faire aux échecs, ils ont un ordinateur que personne peut battre. L’être humain est devenu obsolète. »

Il se laissa aller en arrière et se tapota l’estomac. J’avais du mal à croire qu’il ait pu ingurgiter toute cette nourriture. Il ne restait plus sur la table qu’un fond de milk-shake, que Joe lorgnait d’un air méchant.

« Tu veux savoir des trucs sur Victor, paye-moi un dessert. »

Je fis signe à la serveuse. Joe lui demanda un gâteau à la crème de coco.

« On n’en a plus. »

Il se tourna vers moi :

« Je veux un gâteau à la crème de coco.

— Pourquoi pas à la fraise ? suggérai-je.

— Tu trouves que c’est pareil, toi ?

— Ben…

— Et un gâteau aux poils ? » lança-t-il à la serveuse.

Elle le regarda, me regarda, secoua la tête et s’en alla.

« Y a vraiment plus de service ! lui cria Joe avant d’ajouter à mon intention : Je vais prendre un brownie avec une boule de glace. »

Je me levai pour aller passer commande.

Joe resta prostré à fixer la table d’un air renfrogné jusqu’à ce que son dessert arrive. Une fois servi, il n’y toucha pas.

« Victor était aussi à l’asile, dit-il.

— Avec vous ?

— Mais nan, ricana-t-il. Tu l’as jamais rencontré, pas vrai ?

— Non.

— Il est beaucoup plus vieux que moi. On s’est connus seulement quand il a commencé à venir au club.

— Et c’était quand ?

— Juste après que je me mette à faire de la pub pour le tournoi. 83, donc. Je faisais des tracts et je les collais sur les poteaux téléphoniques. Il s’est pointé avec un des tracts à la main comme si c’était son ticket d’entrée. Je me souviens de ce soir-là, on n’était que trois : Victor, moi et Raul, qui a cassé sa pipe y a quelques années. Tous les deux, on jouait toujours ensemble parce qu’on était les seuls réguliers. J’ai su que Victor se démerdait pas mal quand il a écrasé Raul.

— Et vous, il vous a déjà battu ? »

Il attaqua sa glace.

« J’ai dit qu’il était bon. »

Je lui fis mes excuses.

« Moi, je m’en fous, rétorqua-t-il. Mais si tu voulais les faits, voilà les faits.

— Est-ce qu’il vous a dit où il avait été interné ?

— Dans le nord de l’État de New York.

— Il vous a dit le nom ?

— C’est une information confidentielle. »

Il n’ajouta plus rien jusqu’à ce qu’il eut terminé son brownie, raclant le fond de la coupelle avec sa cuillère afin d’en récolter les dernières miettes. Puis il laissa échapper un grognement, prit une profonde inspiration et lâcha :

« L’école new-yorkaise de redressement et de rééducation. C’est comme ça que ça s’appelait. »

Je le notai.

« Près d’Albany, ajouta-t-il.

— Merci. »

Il hocha la tête, s’essuya la bouche et jeta la serviette par terre au moment où passait la serveuse. Elle leva les yeux au ciel et il lui souffla un baiser. Puis il me dit :

« Tu m’excuses, je dois aller tirer un bock. »

Je réglai l’addition et attendis qu’il revienne.

Il ne revint jamais. Il était sorti par la porte de derrière, et, le temps que je m’en rende compte, ses traces de pas étaient déjà effacées par la neige.