11

Aposteriori, j’étais bien content qu’elle n’ait pas entendu ma question, que j’avais posée par réflexe et qui n’appelait pas de réponse. Je n’avais pas besoin qu’elle me dise ce qui s’était passé ; je savais ce qui s’était passé. Je l’avais vu arriver sous mes yeux depuis un mois et demi.

Comme elle ne m’avait pas précisé l’adresse de la cérémonie, j’employai le reste de ma journée à démarcher les églises une par une en demandant timidement des renseignements sur les obsèques d’un certain Lee McGrath. Je finis par trouver le bon endroit, une église dans le quartier de Maspeth, et louai une voiture pour le vendredi.

J’avais toujours entendu dire que les funérailles de policiers étaient de grandes et pompeuses affaires, mais peut-être n’est-ce le cas que lorsqu’un flic tombe dans l’exercice de ses fonctions. À celles de McGrath, il y avait un certain nombre d’uniformes, mais en apparence aucun haut gradé, et en tout cas personne du bureau du maire.

La messe commença. Il y eut des prières, des chants. Ne sachant ce qu’il fallait faire – les Muller n’ont pas la fibre religieuse –, je restai en retrait près de l’entrée, les mains dans le dos, m’efforçant de voir ce qui se passait devant, là où Samantha avait la tête posée sur l’épaule d’une femme ; sans doute sa mère.

 

Parole du Seigneur.

Nous rendons grâce à Dieu.

 

Le frère de McGrath prononça une oraison funèbre, ainsi que la sœur aînée de Samantha, dont j’avais oublié le nom. McGrath me l’avait-il dit ? Je ne savais plus. Nous avions passé ensemble des moments d’une étrange intimité, pourtant presque tout chez lui demeurait un mystère pour moi. Je croyais avoir une idée de qui il était – un sens de l’humour empreint d’ironie, un désir assoiffé de justice –, mais que pouvais-je bien savoir en réalité ? Je balayai la marée de têtes devant moi en essayant de mettre des noms sur les gens : son ancien coéquipier ? Le fameux Richard Soto ? Je repérai en tout cas Annie Lundley et, soulagé de reconnaître un visage familier, je faillis lui faire coucou de la main.

« Je doute que quiconque ici puisse penser à lui autrement qu’en policier. C’est ce qu’il était, c’est ce qu’il a toujours été, et il le faisait bien. Je me rappelle quand j’étais petite et qu’il m’emmenait faire un tour en voiture. Il mettait la sirène juste pour quelques secondes et les gens nous regardaient passer. Et je me rappelle que je me disais : “C’est mon papa. Ils regardent mon papa.” J’étais tellement fière de lui. Papa, je suis fière de toi. On l’est tous, et on sait combien tu t’es investi dans ta vie, combien tu t’impliquais auprès des gens que tu aidais. Tu n’as jamais cessé d’être l’homme dont j’étais fière. »

L’eucharistie. Le vin, l’hostie.

 

Entre vos mains, Père des miséricordes, nous confions notre frère Leland Thomas McGrath.

 

Six costauds pour porter le cercueil.

Le cortège fut court, seulement quelques pâtés de maisons. Je le suivis à pied, au rythme de la morne file de 4 x 4 et de Lincoln Town Car. L’air était frais, la lumière dure, comme si le soleil avait éteint ses phares en signe de deuil.

Pendant l’enterrement, je ne quittai pas Samantha des yeux. Elle se tenait à l’écart ; elle n’était plus aux côtés de sa mère, qui à la place était au bras d’un homme affublé d’une moustache à la gauloise. Il portait un blazer bleu clair qui détonnait au milieu d’un océan de noir, et je perçus très nettement des ondes d’antipathie à son égard venant de Samantha. Sa sœur ne semblait pas lui porter autant d’animosité, elle lui prit même la main à un moment.

Je passai en revue mentalement plusieurs explications possibles, ne retenant pour finir que la plus évidente : cet homme était le deuxième mari de la mère. Manifestement, l’échec du mariage de leurs parents avait plus affecté Samantha que sa sœur. Peut-être l’aînée avait-elle déjà quitté le toit familial, laissant la cadette assister à l’agonie du ménage.

 

Seigneur, entendez nos prières.

 

La cérémonie se termina et les gens se dispersèrent par groupes de deux ou trois. Je m’avançai vers Samantha pour lui présenter mes condoléances mais fis demi-tour en la voyant se disputer tout bas avec sa mère, leurs têtes tendues vers l’avant et leurs mains agitées. La mère et la fille avaient en commun la même bouche légèrement insolente, les mêmes hanches saillantes. L’ex-Mme McGrath arborait un bronzage maladif, celui de quelqu’un qui passe trop de temps sous les lampes à UV ; en comparaison, le teint blafard de Samantha était celui de quelqu’un qui essayait désespérément de ne pas ressembler à sa mère.

« Vous voulez partager un taxi ? »

Derrière moi se tenait Annie.

« Il y a une petite réception à la maison », ajouta-t-elle.

Je lui répondis qu’on pouvait plutôt partager ma voiture de location.

« Sans frais ! précisai-je.

— J’espère bien ! »

Je profitai du trajet pour lui soutirer quelques informations sur la dynamique de la famille McGrath. La plupart des conclusions auxquelles j’étais parvenu tout seul étaient justes : la femme bronzée aux UV était effectivement l’ex-épouse de Lee, et l’homme à la moustache son second mari. Il y avait cependant une subtilité : M. Moustache était également l’ancien coéquipier de McGrath.

Je fouillai ma mémoire pour retrouver le nom qui figurait sur la transcription de l’interrogatoire.

« Gordan ? tentai-je.

— Je crois qu’il s’appelle Jerry, répondit Annie.

— C’est ça. J. Gordan. Jerry.

— Si vous le dites.

— Ça doit être un peu tendu, non ?

— Vous croyez ?

— Et moi qui pensais être l’intrus.

— Oh non, vous êtes loin du compte !

— C’est quoi, l’histoire ?

— Pas très difficile à comprendre. McGrath est un malade de boulot. Sa femme se sent seule. Envoyez le générique. Enfin, c’est vrai qu’elle a quand même tapé là où ça fait mal. »

Une phrase du discours de la sœur de Samantha me revint en mémoire : Je doute que quiconque ici puisse penser à lui autrement qu’en policier. Au départ, j’avais pris cette remarque pour un compliment. À présent, je l’entendais plus comme un reproche. Que Samantha ait décidé de faire carrière dans la justice me semblait une façon de prendre parti pour son père. Alors pourquoi n’avait-elle pas prononcé un discours d’adieu, défendu son point de vue ?

« Vous êtes proches, toutes les deux ? demandai-je à Annie.

— Très. »

Elles s’étaient rencontrées dans un congrès de la police scientifique, lors d’une séance de formation commune pour policiers et représentants du ministère public.

« On s’est tout de suite bien entendues. Comme des sœurs.

— Et sa sœur… comment elle s’appelle, déjà ?

— Julie. Elle vit en Caroline du Nord.

— Un-hun. Merci de m’avoir donné les dessous de l’histoire, en tout cas.

— Vous êtes intéressé ?

— Intéressé comment ?

— Par elle. »

J’éclatai de rire.

« J’ai déjà une petite amie.

— Dommage. Elle aurait bien besoin de quelqu’un comme vous.

— Comme moi dans quel sens ?

— Riche, dit-elle en riant.

— Qu’est-ce qui vous fait penser que je suis riche ?

— Vos chaussures.

— Mes chaussures ? »

Toujours en riant, elle haussa les épaules.

« Et puis de toute façon je croyais qu’elle avait un copain », ajoutai-je.

Annie me regarda bizarrement.

« Ils ont rompu ? risquai-je.

— Il était pompier, lâcha-t-elle.

-Ah !»

Et la conversation s’arrêta là. Elle comme moi nous rappelâmes soudain d’où nous arrivions et où nous nous rendions. Annie se tourna légèrement vers la vitre pour regarder le paysage. J’en fis autant. Le trajet me parut interminable.

 

Des plateaux de fruits coupés et de sandwichs ramollis avaient remplacé les flacons de médicaments sur la table du salon. Samantha avait disparu de la circulation ; je ne voyais pas non plus sa sœur ni sa mère. La plupart des convives s’étaient regroupés autour du bar et, après qu’Annie et moi nous fûmes égaillés dans différentes directions, je fus abordé par un type trapu à la tignasse grise et frisée. Il me serra la main et se présenta comme Richard Soto.

« Ah, c’est vous la nouvelle marotte de Lee ? rétorqua-t-il lorsque je lui dis mon nom.

— Si vous voulez, oui.

— Alors je vous dois un verre, déclara-t-il en m’entraînant vers une desserte couverte de bouteilles.

— Pourquoi ?

— Pour m’avoir débarrassé de ce dingo. Avant de vous rencontrer, il m’appelait pour m’emmerder toutes les cinq minutes. Whisky, annonça-t-il en me tendant un verre que je pris poliment. Vous lui avez vraiment fait beaucoup de bien. Vous êtes un brave type. Allez, cul sec ! »

Tandis qu’il engloutissait son whisky, je vidai discrètement le mien sur le tapis. Après quoi, je levai mon verre en grimaçant.

« Le prochain descendra tout seul, dit-il en redébouchant la bouteille.

— Et maintenant, qu’est-ce qui va se passer ? demandai-je.

— Comment ça ?

— Avec l’enquête. Merci. »

Il but à nouveau d’un trait et je réitérai mon manège.

« C’est de la bonne came, commenta-t-il.

— C’est vous qui allez la reprendre ? »

Soto me dévisagea d’un air absent.

« De quoi ?

— L’enquête.

— Ben quoi, l’enquête ?

— Vous allez la reprendre ? Il y a encore beaucoup de boulot. J’ai dit à Annie que je lui fournirais une liste de toutes les personnes ayant pénétré dans l’appartement, mais j’ai du mal à joindre le syndic de l’immeuble, il a l’air d’être parti en vacances. Je pensais y faire un saut la semaine prochaine. Je dois aussi amener Annie au garde-meuble, parce que quand les résultats reviendront du labo… »

Tout en parlant, je vis le regard de Soto glisser par-dessus mon épaule en direction d’un groupe de policiers qui plaisantaient bruyamment en portant des toasts. Une lueur mauvaise s’alluma dans son œil et il me dit :

« Excusez-moi une seconde. »

Je le suivis et me mêlai au groupe. Jerry Gordan monopolisait la parole. À travers son épaisse moustache, je distinguai ce qui l’avait sans doute conduit à la laisser pousser au départ : un gros grain de beauté au-dessus de la lèvre supérieure. Rougeaud et transpirant, il parlait du bon vieux temps avec son copain Lee McGrath. Les autres flics s’échangeaient des petits sourires narquois.

« Hé, Jerry, toi et Lee, vous étiez vachement proches, non ?

— Comme les deux doigts de la main.

— Tous pour un et une pour tous, pas vrai, Jerry ? »

Cette réplique déclencha quelques ricanements, mais Gordan ne sembla pas relever.

« C’était un mec bien, dit-il d’une voix pâteuse.

— Hé, Jerry, est-ce qu’il était honnête ? demanda Soto.

— Arrête, tu le sais très bien.

— Je veux te l’entendre dire : Lee McGrath était un homme honnête.

— Le type le plus honnête de tout le comté du Queens : Lee McGrath.

— Tu le jures ?

— Sur la tête de ma mère.

— Suffisamment honnête pour vous deux, hein, Jerry ?

— Oh que oui !

— Tu m’étonnes. Et partageur, aussi, pas vrai ? Un type généreux, hein ? »

Gordan eut un petit rire méprisant.

« N’est-ce pas, Jerry ? insista Soto. Il partageait tout ce qu’il avait. Chacun sa part. Oui ou non ? »

Nouveaux ricanements.

Je n’aimais pas beaucoup le ton de cette conversation, aussi me détachai-je du groupe et me frayai-je un chemin parmi les autres convives. Je voulais aller voir le carton consacré à l’enquête, m’assurer qu’il était toujours là et me trouver une raison d’être venu.

La pièce du fond était fermée à clé. Je ne toquai pas, mais mes tentatives pour tourner la poignée finirent par faire apparaître dans l’entrebâillement une Samantha aux yeux rougis.

« Ah ! dit-elle en s’essuyant le visage. Je ne savais pas que vous étiez là. »

Elle me barrait l’accès de la pièce, mais j’aperçus derrière elle sa sœur affalée dans le fauteuil jaune, une serviette humide posée sur le front.

« Je suis venu avec Annie », répondis-je.

J’avais dit ça en guise d’explication, mais elle le prit comme une façon de lui demander de sortir de sa cachette.

« C’est gentil. C’est vraiment gentil à vous deux. J’arrive dans une minute.

— Vous n’êtes pas obligée.

— Si, si, j’arrive. Attendez-moi. Ne partez pas avant que je vienne.

— D’accord.

— Promis ?

— Promis.

— D’accord. J’en ai pour une minute », dit-elle avant de refermer la porte.

J’attendis dans un coin, mâchouillant du céleri et saluant de la tête des gens que je ne connaissais pas. Je voulais simplement présenter mes condoléances à Samantha et rentrer chez moi, mais au bout de quarante minutes elle n’était toujours pas ressortie et je me rapprochai du groupe de policiers, désormais tous cramoisis et volubiles. Ils n’avaient même pas remarqué mon absence, s’adressant à moi comme si j’étais resté avec eux tout du long, m’absorbant dans leur cercle et me tendant des verres que je vidais en douce dans une plante avoisinante. Une fois assurée sa mort imminente par empoisonnement, je m’éclipsai dans la cuisine où je tombai sur une armada de femmes munies de gants en caoutchouc qui s’efforçaient de tenir le rythme face à l’avalanche de verres sales.

Je finis par renoncer. En quittant la maison, je fis un détour par la plage.

Samantha se tenait pieds nus devant le monument aux morts du 11 Septembre. Ses escarpins gisaient sur le flanc à la frontière entre le béton et le sable. Je gardai mes distances, regardant le vent faire des serpentins dans ses cheveux, luttant contre l’envie soudaine de venir l’enlacer par-derrière. Penchée sur le côté, une main sur la hanche, elle paraissait chétive, comme McGrath à la fin de sa vie, et bizarrement je craignis qu’elle ne fût à son tour en train de mourir. Le vent redoubla. Elle tressaillit.

Alors que je m’apprêtais à repartir, elle me vit et me salua de la main. Je fis mine de retirer mes chaussures et elle m’y encouragea d’un hochement de tête. Après que je l’eus rejointe, nous contemplâmes tous les deux le monument.

« Je suis désolée de m’être sauvée, dit-elle. Je voulais vraiment vous dire bonjour. Vraiment.

— Ça ne fait rien.

— Je n’ai pas la force de retourner à la maison tout de suite.

— Rien ne vous y oblige. »

Une bourrasque de vent se leva à nouveau et elle frissonna. Je lui donnai mon manteau.

« Merci. Vous vous êtes fait de nouveaux amis ? s’enquit-elle.

— Ouais, on va tous sortir faire la fête ensemble dès qu’on en aura fini avec ce pensum. »

Elle eut un sourire triste.

Un temps.

« Je suis tellement fatiguée, reprit-elle en me regardant. Vous voyez ce que je veux dire ?

— Après l’enterrement de ma mère, j’ai dormi pendant une semaine. Les gens ont pensé que j’étais malade, ils m’ont emmené à l’hôpital.

— Je ne savais pas que vous aviez perdu votre mère. Vous aviez quel âge ?

— 5 ans.

— Je peux vous demander de quoi elle est morte ?

— Cancer du sein.

— Ça a dû être terrible.

— Vous trouvez ça réconfortant ?

— Un peu, oui.

— D’accord.

— Pourquoi, ça vous embête ?

— Pas du tout.

— Tant mieux, fît-elle, mais elle ne posa plus de question.

— Vous êtes peut-être narcoleptique », suggérai-je.

Elle me sourit.

Un temps. La mer tirait des salves d’écume pétaradantes.

« Ils sont restés toute la nuit à le veiller, dit-elle. Les flics. Ils ont fait la fête, comme si c’était son anniv. Je sais bien que ça partait d’un bon sentiment, mais, eux, ils peuvent retourner bosser demain, c’est moi qui vais devoir gérer la suite à partir d’aujourd’hui. »

Elle me montra un nom sur le monument.

« Je le connaissais, déclara-t-elle.

— Je sais. »

Elle me dévisagea.

« Annie m’en a parlé, dis-je.

— Ah bon ? Elle n’aurait pas dû.

— Je suis désolé.

— Ce n’est pas votre faute.

— Je suis désolé quand même.

— Qu’est-ce que vous voulez ? C’est comme ça. »

Je ne dis rien.

« C’est lui, là.

— Ian ? »

Elle acquiesça, s’essuya le visage, laissa échapper un rire bref.

« C’est un peu con, non ? Je commençais à peine à surmonter ça… et maintenant ça. Attendez, c’est une blague ou quoi ? »

Elle rit à nouveau. Je lui passai un bras autour des épaules et elle se laissa aller contre moi. Nous restâmes ainsi jusqu’à ce que le vent devienne intenable et que nos pieds soient engourdis.

 

Le peu de gens qui restaient avaient leur manteau sur le dos. Jerry Gordan était parti, tout comme la sœur de Samantha. Cette dernière me demanda de monter l’attendre à l’étage, mais avant que j’en aie le temps sa mère émergea de la cuisine, une tasse dans une main et un torchon dans l’autre.

« Où t’étais passée ? lança-t-elle à sa fille.

— J’avais besoin de prendre l’air.

— Et, moi, j’avais besoin de toi. Julie a dû emmener Jerry aux… »

Elle s’interrompit en me voyant. Elle regarda Samantha, me regarda et affecta un sourire épouvantable.

« Bonjour. Vous êtes… ?

— Ethan Muller. J’étais un ami de M. McGrath. »

Elle ricana.

« Monsieur McGrath ?

— Maman !

— Je n’ai jamais entendu personne l’appeler comme ça.

— Maman.

— Qu’est-ce qu’il y a, chérie ? Quel est le problème ? »

Samantha fixait un point sur le sol, les poings serrés.

« Ça devait lui faire plaisir que vous l’appeliez comme ça, me dit la mère. Ça devait l’emballer. Le respect ! »

Au début, elle m’avait paru simplement en colère, mais à présent je me rendais compte qu’elle était très soûle. La tasse manquait constamment de lui échapper des mains, elle ne la rattrapait qu’au dernier moment.

« Qu’est-ce qui s’est passé avec Jerry ? demanda Samantha.

— Ta sœur a dû l’emmener aux urgences. Ne fais pas cette tête, il va bien. Il a juste besoin de quelques points de suture.

— Qu’est-ce qui s’est passé ?

— Un de ces connards de copains de ton père… »

Elle s’interrompit à nouveau et me toisa comme pour évaluer si ce qu’elle s’apprêtait à dire risquait d’écorcher mes tendres oreilles.

« Oh, et puis après tout, on est entre amis, pas vrai ? »

Je hochai prudemment la tête.

« Richard l’a frappé, poursuivit-elle. Il lui a balancé son poing dans la gueule au milieu d’une conversation.

— Oh, mon Dieu !

— Je les ai tous foutus dehors, cette bande de dégénérés. Ils lui ont ouvert la lèvre. J’avais besoin de toi. T’étais où ?

— Je t’ai dit, je suis sortie faire un tour. »

Sa mère la regarda fixement le temps d’enregistrer l’information. Puis elle se tourna soudain vers moi avec un grand sourire.

« Et vous, vous sortez d’où ?

— Je suis marchand d’art.

— Dis donc, dis donc ! Je ne savais pas que Lee s’intéressait à l’art. Pardon : Monsieur McGrath.

— Je l’aidais à réexaminer une ancienne affaire. »

Pour la mère de Samantha, ce fut le déclic : elle éclata de rire.

« Ben voyons ! fit-elle. Quelle affaire ça pourrait bien être ?

— Maman.

— C’est juste une question, Samantha.

— Pourquoi vous ne montez pas m’attendre là-haut ? me suggéra Samantha.

— En fait, je crois que je vais rentrer chez…

— Oh, Lee ! Jusqu’au bout, hein. C’est pas vrai, quelle blague !

— Je peux te parler une seconde, maman ? »

Samantha attira brusquement sa mère dans la cuisine, j’hésitai un instant et finis par monter sans bruit.

Pendant tout le temps que j’avais passé chez McGrath, je n’avais jamais vu l’étage de la maison et, arrivé en haut des marches, je me trouvai face à deux possibilités : une chambre jaune et marron portant encore les traces de la maladie – une canne, un seau pour vomir ; l’autre chambre avait des lettres en bois collées sur la porte :

 

ch bre

de julie

et sam

 

À l’intérieur, il y avait un lit superposé avec deux couettes assorties, boulochées et sentant la poussière. Les montants étaient décorés d’autocollants de petites filles. Par terre gisait un sac de sport orné du logo du bureau du procureur du Queens dont dépassaient quelques vêtements emportés à la hâte, un déodorant, une basket.

J’entendais des hurlements au rez-de-chaussée.

Je regardai les livres posés sur le bureau. Un raccourci dans le temps. L’Attrape-cœurs. Dieu, tu es là ! C’est moi Margaret. Julie avait des « amies pour la vie », à en croire le cadre photo. Le dossard en papier de Samantha pour le marathon de New York 1998 était punaisé à un tableau en liège.

Les hurlements redoublèrent. Une porte claqua.

Quelques minutes plus tard, Samantha entra dans la chambre et referma derrière elle.

« Quelle grosse conne. »

Elle resta un moment le visage enfoui dans les mains. Lorsqu’elle releva la tête, son expression était calme et déterminée. Elle fixa un point imaginaire sur le mur d’en face tout en déboutonnant son chemisier, qu’elle retira et laissa tomber par terre.

« Vous voulez bien m’aider ? » demanda-t-elle en me présentant son dos.

 

« Tu préfères que je me mette sur le lit du haut ?

— Non, ça va.

— Je ne crois pas qu’ils soient faits pour les gens de ta taille.

— Sans doute pas.

— Tu mesures combien, d’ailleurs ?

— 1,90 mètre.

— Tu ne dois pas être bien, je vais monter.

— Non, reste.

— Tu es sûr ?

— Oui.

— Bon, d’accord. Ça tombe bien, parce que je n’ai pas envie de monter là-haut. C’est celui de Julie. »

Un temps. Je devinai son sourire.

« Alors, ça fait quel effet de profiter d’une femme vulnérable ?

— Fabuleux.

— Ce n’est pas vraiment mon genre.

— Le chagrin nous fait faire des choses étranges.

— Au pieu.

— Oui.

— Non : au pieu. Tu n’as jamais joué à ce jeu ?

— Quel jeu ?

— Le jeu de l’horoscope chinois.

— Ça ne me dit rien.

— Tu lis ton horoscope sur l’emballage des biscuits chinois et ensuite tu rajoutes “au pieu”. Tu n’as jamais fait ça ?

— J’ai l’impression que tu essaies de me dire que je parle comme un horoscope.

— En tout cas, tu viens de le faire.

— Quand ça ?

— Quand tu as dit : “Le chagrin nous fait faire des choses étranges.”

— C’est la vérité.

— D’accord, mais c’est quand même débile de dire des phrases comme ça. »

Mon premier instinct aurait été de me vexer, mais alors je vis la façon dont elle me souriait et je ne pus m’empêcher d’en faire autant. Pendant des années, Marilyn m’avait répété de me détendre. J’imaginais son agacement si elle avait su qu’il suffisait de me faire une tête rigolote.

« Vos numéros porte-bonheur sont le 5, le 9, le 15, le 22 et le 30, dis-je.

— Au pieu.

— Au pieu. Je ne me rappelle même pas la dernière fois que j’ai lu un horoscope.

— Au bureau, on commande du chinois deux fois par semaine. C’est dégueulasse mais c’est quand même mieux que les crackers au beurre de cacahuète.

— Je pourrais peut-être t’inviter à déjeuner, un de ces quatre.

— Oui, ça pourrait être sympa.

— Ben d’accord, alors.

— D’accord. »

Un temps.

« Non, mais vraiment, reprit-elle. Ce n’est pas du tout dans mes habitudes.

— J’ai bien compris.

— Je ne sais pas ce qui s’est passé. Qu’est-ce qui s’est passé ? me demanda-t-elle en se tournant sur le coude.

— J’en sais rien, répondis-je, et elle éclata de rire. Quoi ?

— Tu aurais dû voir ta tête !

— Quoi ?

— Tu étais genre : “Oh, merde, maintenant elle croit que je suis son petit copain. Qu’est-ce que j’ai fait, putain ?” »

Elle se laissa retomber sur le dos en riant.

« C’est pas ce que je me disais.

— D’accord.

— Vraiment pas.

— D’accord, je te crois. C’est juste que tu faisais une tête bizarre.

— Si tu le dis », concédai-je en souriant.

Elle finit de rire et s’essuya les yeux.

« Je me sens beaucoup mieux maintenant.

— Tant mieux. »

Elle hocha la tête puis me fixa d’un air sévère.

« Je n’ai pas vraiment envie de réfléchir à ça pour l’instant. Tout ce que je veux, c’est arrêter de pleurer. »

Je dodelinai de la tête.

« Très bien, approuva-t-elle. Je suis contente qu’on ait évacué la question. »

Je dodelinai de nouveau, pas très sûr de comprendre de quelle question elle parlait.

« Tu avais l’air de bien t’entendre avec mon père.

— Je l’aimais bien. Il me faisait penser à mon père, mais en moins salopard.

— Ça pouvait être un salopard aussi.

— Je n’en doute pas.

— C’est quoi le problème avec ton père ?

— Pas mal de choses.

— Tu ne veux pas me le dire ?

— Non.

— D’accord, fit-elle, avant d’ajouter : Je sais qui c’est. »

Je la dévisageai.

« Je t’ai googlisé. Tu traînais avec mon père, je voulais vérifier que tu n’étais pas un de ces types qui arnaquent les vieilles personnes.

— D’après ce que j’ai vu de lui, Lee McGrath n’était pas trop du genre à se faire arnaquer.

— On n’est jamais trop prudent.

— C’est vrai. Donc tu sais qui je suis.

— J’en sais un petit bout. Assez pour ne pas avoir peur que tu essaies de piquer la retraite de mon père. »

J’éclatai de rire.

« Si tu crois que je suis aussi riche que mon père, tu te fourres le doigt dans l’œil.

— Et merde !

— Quoi ?

— Ben, je sais pas, j’espérais recevoir par la poste un cadeau du lendemain. Une rivière de diamants ou un truc comme ça.

— Je peux t’offrir une litho.

— Voilà, j’ai même pas droit à un original.

— Seulement pour les clients de marque.

— Va te faire foutre, lâcha-t-elle.

— Dis donc, ta mère ne t’a pas interdit de dire des gros mots ?

— Tu parles, c’est elle qui me les a tous appris. »

Elle marqua une pause avant d’ajouter :

« Je regrette de l’avoir traitée de grosse conne. C’est pas vrai. On est tous un peu sur les nerfs, en ce moment.

— C’est compréhensible.

— Elle était fâchée que je t’aie amené ici.

— Je peux lui présenter mes excuses, si tu veux.

— Tu plaisantes ? Il n’en est pas question.

— Si ça peut aider, ça ne me dérange pas.

— Ce n’est pas après toi qu’elle en a. C’est après moi. Et, tu sais, en fait, ce n’est même pas après moi. Elle ne boit jamais. C’est la première fois de ma vie que je la vois dans cet état. Elle ne supportait pas que mon père boive.

— Je ne savais pas qu’il buvait.

— Tu ne l’as connu qu’à la toute fin. Il fumait, aussi. On ne se chope pas un cancer de l’œsophage à 61 ans à moins d’y avoir mis beaucoup du sien. »

Je m’abstins de tout commentaire.

« Je ne les comprendrai jamais, reprit-elle. Elle était amoureuse de lui. Je ne crois pas qu’elle ait jamais cessé de l’être. Tu sais ce qu’elle a dit, un jour ? C’est Julie qui me l’a raconté. Ma mère était allée lui rendre visite à Wilmington. Elles étaient en voiture, et ma mère lui sort : “Mis à part que c’est un crétin fini, Jerry est plutôt un bon mari.” »

Elle remua un peu. Je sentis qu’elle souriait contre mon bras.

« Tu le crois, toi ? me lança-t-elle.

— Sans problème.

— Ça pourrait m’énerver, mais, au fond, je suis d’accord avec elle.

— Tu ne t’entends pas avec Jerry ?

— On n’a strictement rien à se dire.

— C’est ce que j’ai cru comprendre.

— Ça aussi, c’est Annie qui te l’a dit ? demanda-t-elle en souriant.

— Non, je m’en suis aperçu tout seul. Mais elle m’avait parlé de ta mère et de Jerry, oui.

— Elle t’a vraiment bien rancardé, dis donc. »

Elle se tourna sur le côté et nos visages se touchèrent presque. Je lui écartai une mèche de cheveux des yeux.

« Il y a encore des choses que tu ne sais pas ? murmura-t-elle.

— Des tas », répondis-je avant de me remettre à l’embrasser.