14

Lorsque je repris connaissance dans un lit à l’hôpital Saint-Vincent, mes premiers mots furent :

« Où sont les dessins ? »

Marilyn leva les yeux de son magazine.

« Ah, parfait ! dit-elle. Tu es réveillé. »

Elle sortit dans le couloir et revint avec une infirmière qui entreprit de me soumettre à une batterie d’examens, me fourrant ses doigts et divers instruments dans le nez et la gorge.

« Marilyn. »

En fait, ça donnait plutôt quelque chose comme « Mayawa ».

« Oui, darling.

— Où sont les dessins ?

— Qu’est-ce qu’il dit ?

— Où sont les dessins ? Les dessins. Où sont les dessins ?

— Je ne comprends rien à ce qu’il dit, et vous ?

— Dessins. Dessins.

— Vous ne pouvez pas lui donner un truc pour qu’il arrête d’aboyer ? »

Un peu plus tard, j’émergeai à nouveau.

« Marilyn. Marilyn. »

Elle écarta le rideau qui entourait mon lit, un sourire las aux lèvres.

« Re-bonjour. Tu as fait une bonne sieste ?

— Où sont les dessins ?

— Les dessins ?

— Les Victor Cracke. »

J’avais mal aux yeux, mal à la tête.

« Tu sais, le médecin a dit que tu risquais d’être un peu dans les vapes.

— Les dessins, Marilyn.

— Tu veux reprendre un antidouleur ? »

Je laissai échapper un grognement.

« J’imagine que ça veut dire oui. »

Je vous épargnerai les détails de mon réveil en me contentant d’indiquer que j’avais une migraine épouvantable, que l’agitation régnant dans la salle des urgences ne faisait que l’aggraver et que je fus soulagé lorsque l’on me jugea suffisamment remis pour quitter l’hôpital. Hélas ! Marilyn ne voulait pas me laisser rentrer chez moi et, grâce à son argent ou à ses réseaux, elle m’obtint une chambre privée à l’étage des patients longue durée. Je pouvais, m’assura-t-elle, y rester aussi longtemps que prendrait ma convalescence.

On me transféra donc à l’étage en fauteuil roulant.

« On dirait Étienne, commenta Marilyn.

— Je suis là depuis combien de temps ?

— Environ seize heures. Tu sais, tu n’es vraiment pas marrant quand tu es inconscient. »

Je percevais sous son sarcasme une réelle terreur. J’étais groggy et mal fichu, mais pas au point de ne pas me demander comment elle avait atterri là.

« Ton voisin était sorti promener son chien et, en rentrant, il t’a trouvé sur le trottoir devant chez toi. Il a appelé une ambulance et la galerie. Ruby m’a prévenue ce matin. Et me voilà. Au fait, elle va essayer de repasser dans la soirée.

— De re-passer ?

— Elle est venue tout à l’heure. Tu ne t’en souviens pas ?

— Non.

— Nat et elle, tous les deux. Ils t’avaient apporté une boîte d’éclairs au chocolat que les infirmières ont confisqués, j’imagine pour leur propre consommation.

— Merci », lui répondis-je.

Je remerciai également l’interne qui poussait mon fauteuil, puis je me rendormis.

 

Après ça, je me rappelle assez nettement avoir reçu la visite de deux policiers. Je leur racontai tout ce dont je parvins à me souvenir, depuis le moment où j’avais quitté la galerie jusqu’à celui où j’avais posé le carton sur le trottoir. Ils avaient l’air déçus que je ne puisse leur donner la moindre description de mon agresseur ; en revanche, le récit de mon dîner chez Sushi Gaki sembla les intéresser au plus haut point. Même dans mon état de semi-confusion, l’idée qu’un employé du restaurant ait pu m’agresser pour un carton de dessins me paraissait complètement farfelue. J’essayai de les en convaincre, mais ils revenaient sans cesse sur le fait que j’avais « montré ces trucs à tout le monde ».

« Ce n’était pas pour me faire de la pub, précisai-je. C’est la serveuse qui a demandé à les voir.

— Elle sait ce que vous faites dans la vie ?

— Je n’en sais rien. Je ne crois pas, non. J’en ai peut-être parlé à un moment ou un autre. Mais elle doit peser 40 kilos, sans déconner !

— On ne dit pas que c’est forcément elle. »

Ils continuèrent leur interrogatoire dans ce sens jusqu’à ce que ma migraine m’oblige à fermer les yeux. Lorsque je les rouvris, les policiers étaient partis et Marilyn revenue. Elle m’avait apporté des éclairs pour remplacer ceux piqués par le personnel soignant.

« Tu ne me mérites pas, déclara-t-elle.

— Tu as raison. Marilyn ?

— Oui, darling.

— Je sens un truc sur mon visage. »

Elle sortit son poudrier et orienta le miroir dans ma direction.

Je fus atterré.

« C’est rien du tout, me rassura-t-elle.

— Ça n’a pas l’air de rien du tout.

— Juste un gros pansement. Tu n’auras même pas de cicatrice.

— J’ai perdu une dent ?

— Deux.

— Comment j’ai fait pour ne pas m’en rendre compte avant ? m’étonnai-je en passant ma langue sur les trous.

— Ils t’ont filé pas mal de sédatifs. J’en ai pris quelques-uns moi aussi », ajouta-t-elle en tapotant son sac à main.

Ruby arriva.

« Désolée de ne pas avoir pu passer plus tôt, j’ai eu une journée de folie. On sera prêts, ne t’en fais pas.

— Prêts pour quoi ? demandai-je.

— Tu as un vernissage ce soir, m’informa Marilyn.

— Ah bon ? De qui ?

— Alyson.

— Merde ! »

Je laissai échapper un soupir.

« Elle te passe le bonjour, enchaîna Ruby. Elle viendra te voir demain.

— Dis-lui de ne pas venir. Je ne veux voir personne. Merde !

— Ça va aller. On s’est occupés de tout, affirma Ruby.

— Je t’octroie une augmentation, lui rétorquai-je. Et à Nat aussi.

— C’est le moment de négocier une couverture maladie, lui souffla Marilyn.

— Ils ont déjà une couverture maladie.

— Alors un jet de fonction.

— En fait, répliqua Ruby, on aurait bien besoin d’un nouveau minibar. L’ancien fait un bruit pas possible.

— Depuis quand ?

— Quelques semaines.

— Je n’avais pas remarqué. »

Ruby eut un haussement d’épaules, dont le sens était relativement clair. Bien sûr que je n’avais pas remarqué : je ne mettais quasiment plus les pieds à la galerie.

« Allez-y, lui dis-je. Achetez tout ce qu’il vous faut. Et passe-moi un coup de fil après le vernissage.

— Merci. »

Une fois qu’elle fut partie, je confiai à Marilyn :

« J’espère qu’ils s’en tirent.

— Ils se débrouillent très bien. D’ailleurs, d’après ce que j’en vois, ton absence ne fait que prouver à quel point tu ne sers à rien. »

 

Une grave commotion cérébrale combinée à la prise d’analgésiques à volonté n’est pas terrible pour la notion du temps. Je crois que c’est le matin du troisième jour que je me réveillai et constatai que Marilyn, assise dans le fauteuil en vinyle pourpre en train de lire le tabloïd Us Weekly, n’était plus Marilyn mais Samantha.

Je trouvai la blague assez minable de la part de mon inconscient, à qui je dis :

« Arrête tes conneries. »

Samantha/Marilyn releva les yeux. Elle posa son magazine et s’approcha de moi.

« Salut », lança-t-elle.

Sa main tiède me donna froid par contraste. Je frissonnai.

« Ça va ? demanda-t-elle.

— Arrête tes conneries…

— Je vais chercher l’infirmière.

— C’est ça, Marilyn ! Va chercher l’infirmière ! »

Du coup, je m’attendais à ce que l’infirmière aussi ait le visage de Samantha. Mais elle était noire.

« Très drôle, dis-je.

— De quoi il parle ? s’enquit Samantha/Marilyn.

— Aucune idée. »

C’est alors que Marilyn arriva en personne, avec à la main deux gobelets de café pris au distributeur. En voyant l’infirmière me prendre la tension, elle s’inquiéta.

« Qu’est-ce qui se passe ?

— Il m’a appelée par votre prénom.

— Ah ! fit Marilyn/Marilyn. C’est quand même mieux que s’il m’avait appelée par le vôtre. »

Je me rendormis.

 

Une heure plus tard, je me réveillai avec les idées beaucoup plus claires. Marilyn et Samantha étaient encore là toutes les deux, engagées dans une discussion animée qui, Dieu merci, n’avait rien à voir avec moi ; Marilyn alimentait sa légende de self-made-woman en lui racontant l’époque où elle était sans le sou et volait des fruits à la réception du Plaza Hôtel. Je laissai échapper un gémissement et elles se tournèrent vers moi. Puis elles se levèrent et vinrent se placer de part et d’autre de mon lit.

« Tu as fait une bonne sieste ? demanda Marilyn.

— Oui, je me sens beaucoup plus réveillé.

— Je vais te dire pourquoi. Je trouvais que tu avais l’air un peu ensuqué, et puis tu t’es mis à appeler tout le monde “Marilyn”, alors on est allées chercher le médecin et il a diminué le débit de ta perfusion. C’est mieux ?

— Oui, merci.

— Je dois reconnaître que j’étais assez flattée que ce soit moi que tu voies partout. »

Je souris faiblement.

« Samantha était en train de me parler de votre enquête, reprit Marilyn. Il y a beaucoup plus de choses que ce que tu m’avais dit. Tous ces petits détails croustillants. Les flocons d’avoine ?

— C’est juste une hypothèse, répondis-je.

— Bon, je vais vous laisser jouer aux Sherlock Holmes. Moi, je rentre. J’ai besoin d’une douche. Ravie de vous avoir rencontrée. Occupez-vous bien de lui. »

Samantha rapprocha une chaise de mon lit.

« Tu ne m’avais pas dit que tu avais une copine.

— Notre relation ne fonctionne pas vraiment comme ça, rétorquai-je.

— Ah bon ? Et elle fonctionne comment, alors ? Sincèrement.

— Ça ne la dérangerait pas si elle l’apprenait. Je peux le lui dire tout de suite, si tu veux. Va la rattraper avant qu’elle monte dans l’ascenseur et ramène-la. »

Samantha roula des yeux.

« De quoi vous avez parlé, toutes les deux ?

— De fringues, essentiellement.

— Ça, elle a de quoi en parler pendant des heures.

— C’est ce que j’ai cru comprendre.

— Et c’est tout ? insistai-je. De fringues ?

— Je ne lui ai rien dit, si c’est ça qui t’intéresse. Tu n’es pas étonné de me voir ?

— Un peu.

— Y a de quoi. Moi-même, je suis assez étonnée d’être là. Tu sors quand ?

— Bientôt, j’espère. Peut-être demain ou vendredi.

— Très bien. En attendant, je vais finir de recueillir des échantillons d’ADN auprès de toutes les personnes ayant pénétré dans l’appartement. J’ai retrouvé la liste que tu avais faite. J’ai aussi appelé le labo. On aura des résultats d’ici trois semaines sur le sperme et les taches de sang. Tu penses à autre chose ?

— Les autres affaires.

— Quelles autres affaires ?

— Ton père voulait reprendre les dossiers de vieilles affaires pour voir s’il n’y en avait pas qui colleraient avec le profil. C’est l’inspecteur Soto qui était censé s’en charger.

— D’accord. Je vais lui passer un coup de fil. Toi, tu te reposes, et on se reparle quand tu sors. »

Elle se leva avant d’ajouter :

« Tu sais, tu m’as vraiment fait culpabiliser à mort pour mon père.

— Je suis désolé.

— Trop tard, rétorqua-t-elle en haussant les épaules.

— Désolé quand même.

— Pas autant que moi », dit-elle.