23
Une partie de rigolade avec Spike

LA GAZETTE DE VAN HELSING : Avez-vous capturé un grand nombre d’ESM ?

AGENT STOKER : Oh ! oui. La capture d’Êtres Suprêmes Maléfiques, ou ESM comme on les appelle, était notre pain quotidien, à OS-17. Comment est-il possible qu’il y ait plusieurs Êtres Suprêmes Maléfiques, je n’en ai pas la moindre idée. Chaque ESM que j’aie jamais épinglé se considérait non seulement comme la pire incarnation du mal pur qui ait foulé cette terre, mais comme la seule et unique incarnation du mal pur qui ait foulé cette terre. Ça devait être une surprise  – et pas très agréable, j’imagine  – de se retrouver enfermé avec des milliers d’autres ESM, tous pareils, dans leurs bocaux en verre au Centre de Contention des Abominations. Je ne sais pas d’où ils viennent. Il doit y avoir une fuite quelque part, genre robinet qui goutte (rires). On ferait bien de changer le joint.

AGENT « SPIKE » STOKER, OS-17 (RETRAITÉ)

Interviewé pour la Gazette de Van Helsing, 1996

Les événements que je m’apprête à relater eurent lieu en hiver de l’année 1985, dans une localité dont aujourd’hui encore, par souci des convenances, il serait prudent de taire le nom. Disons simplement que le petit village où je me rendis ce soir-là était désert, et ce depuis un certain temps déjà. Les maisons étaient à l’abandon ; le pub, l’épicerie du coin et la mairie n’étaient plus que des coquilles vides. Tandis que je roulais lentement à travers le village plongé dans l’obscurité, je vis des rats grouiller parmi les détritus, et de petites poches de brouillard se former dans le faisceau de mes phares. Arrivée au vieux chêne à la croisée des chemins, je m’arrêtai, éteignis les phares et scrutai le paysage macabre. On n’entendait rien, pas un souffle de vent dans les arbres, pas le moindre bruit humain à distance pour me réchauffer le cœur. Il n’en avait pas toujours été ainsi. Jadis, des enfants avaient joué ici, des voisins s’étaient interpellés amicalement, des tondeuses avaient vrombi le dimanche après-midi, et des échos d’un match de cricket avaient filtré de la place du village. Tout cela était fini, à présent. Disparu par une nuit d’hiver, cinq ans plus tôt, lorsque les forces du mal s’étaient emparées du village et de tous ses habitants. Je regardai autour de moi. Mon souffle s’échappait sous forme de vapeur dans le soir immobile. À la façon dont la charpente noircie des maisons dévastées trouait le ciel, on aurait dit que le souvenir de cette nuit-là était resté gravé dans le matériau même des ruines. Une autre voiture était garée à proximité et, adossé à la portière, il y avait l’homme qui m’avait entraînée ici. Il était grand et musclé et affrontait des horreurs que, Dieu merci, je n’aurais jamais à combattre. Il le faisait, le cœur empli de courage et de sens du devoir à parts égales, et quand je m’approchai, un sourire éclaira son visage, et il parla.

— C’est un putain de trou perdu, hein, Thurs ?

— Tu l’as dit, bouffi, répondis-je, contente d’avoir de la compagnie. On a tout de suite des tas de trucs flippants qui vous viennent à l’esprit.

— Comment ça va, vous ? Votre homme, il a toujours un problème existentiel ?

— Toujours… mais j’y travaille. Alors, qu’est-ce qui se passe ici ?

Spike joignit les mains et les frotta l’une contre l’autre.

— Ah oui ! Merci d’être venue. C’est un boulot, là, que je ne peux pas faire seul.

Je suivis son regard jusqu’à l’église délabrée et le cimetière qui la flanquait. L’endroit était sinistre, même pour un OpSpec-17 qui avait tendance à considérer n’importe quel décor simplement glauque comme un cadre idéal pour faire la fête. Il était entouré d’une double barrière de barbelés ; personne ne l’avait franchie depuis l’époque des « troubles ». Les esprits errants des âmes damnées piégées dans le cimetière avaient anéanti toute forme de vie végétale, non seulement dans l’enceinte du lieu, mais dans le court périmètre alentour : l’herbe s’était rabougrie à deux mètres de la clôture ; les arbres se dressaient, inanimés, au clair de lune. En vérité, les barbelés étaient là autant pour interdire l’accès aux curieux et aux inconscients, que pour empêcher les morts vivants de prendre le large. Dans un cercle de bois d’if calciné, juste avant la clôture extérieure, se trouvait l’ultime ligne de défense contre les morts vivants qu’ils ne pouvaient traverser, et pourtant ce n’était pas faute d’avoir essayé. De temps à autre, un membre de la légion des âmes perdues du Seigneur des Ténèbres réussissait à passer la clôture intérieure. Là, il tombait sur les détecteurs de mouvement disposés à trois mètres d’intervalle. Les morts vivants faisaient peut-être d’excellents serviteurs pour le Seigneur des Ténèbres, mais en matière d’électronique ils étaient d’une nullité crasse. Le fuyard errait généralement entre les deux clôtures jusqu’à ce que le soleil matinal ou le lance-flammes d’un OS-17 réduise en cendres sa carcasse sans vie et délivre l’âme tourmentée pour qu’elle puisse poursuivre en paix son périple à travers l’éternité.

Je contemplai l’église en ruine, les tombes éparses du cimetière profané, et frissonnai.

— Qu’est-ce qu’on doit faire ? Mettre le feu aux carapaces ambulantes des zombies ?

— Euh, non, dit Spike, gêné, se dirigeant vers le coffre de sa voiture.

Il l’ouvrit et me tendit un chargeur avec des balles en argent. Je rechargeai mon arme et fronçai les sourcils.

— Alors quoi ?

— Les forces des ténèbres sont en marche, Thursday. Un autre Être Suprême Maléfique est en train d’arpenter la terre.

— Un autre ? Comment est-ce arrivé ? Il s’est échappé ?

Spike soupira.

— On a eu des restrictions budgétaires ces dernières années, et le transport des ESM est assuré aujourd’hui par une entreprise privée. Il y a trois mois, ils se sont emmêlé les pinceaux et, au lieu de le conduire direct au Centre de Contention, ils l’ont laissé à la maison de retraite de St Merryweather.

— D’après TNN, c’était la légionellose.

— C’est ce qu’on dit toujours dans ces cas-là. Enfin, bref, il y a un imbécile qui a ouvert le bocal, et ça s’est mis à barder grave. J’ai réussi à le coincer, mais transférer l’ESM dans son bocal est une opération délicate… c’est là que je vais avoir besoin de vous.

— Est-ce que ça implique d’aller là-dedans ?

Je lui montrai l’église. Comme pour mieux illustrer mon propos, deux chats-huants surgirent sans bruit du beffroi et passèrent au ras de nos têtes.

— J’en ai bien peur. Mais ça devrait aller. Cette nuit, c’est la pleine lune, or ils évitent de se balader dès qu’il y a le moindre soupçon de clarté  – vous verrez, ça va être du gâteau.

— Que faut-il que je fasse ? demandai-je, mal à l’aise.

— Je ne peux pas vous l’expliquer car il risque de m’entendre, mais restez à côté de moi et faites exactement ce que je vous dis. Vous avez compris ? Quoi qu’il arrive, vous devez faire exactement ce que je vous dis.

— O.K.

— Promis ?

— Je vous le promets.

— Non, il faut me le promettre sérieusement.

— D’accord… je vous le promets sérieusement.

— Parfait. Je vous nomme officiellement OpSpec-17. Prions, voulez-vous ?

Se laissant tomber à genoux, Spike marmonna une courte prière dans sa barbe  – à propos du fait de nous délivrer du mal, et qu’il espérait que sa mère serait en tête de liste d’attente pour le remplacement de la prothèse de la hanche, et que Cindy ne le jetterait pas comme une vieille chaussette en apprenant comment il gagnait sa vie. Pour ma part, je dis ce que je disais d’habitude, en ajoutant cependant que si Landen me voyait, pouvait-il, s’il vous plaît, garder un œil sur moi.

Spike se leva.

— Prête ?

— Prête.

— Alors, que la lumière soit.

Il sortit de la voiture un fourre-tout vert et un fusil à pompe. Nous approchâmes du portail rouillé, et je sentis un souffle glacé dans mon cou.

— Vous sentez ? s’enquit Spike.

— Oui.

— Il n’est pas loin. Nous le rencontrerons ce soir, je vous le garantis.

Il déverrouilla le portail qui s’ouvrit en grinçant : les gonds n’avaient pas été huilés depuis un bon moment. D’ordinaire, les agents utilisaient leur lance-flammes à travers les barbelés ; personne ne prenait la peine de pénétrer là-dedans, à moins d’avoir une mission particulière à accomplir. Spike verrouilla le portail derrière nous, et nous traversâmes le no man’s land des morts vivants.

— Et les détecteurs de mouvement ?

Un biper retentit dans sa voiture.

— Je suis à peu près le seul à recevoir le signal. Helsing est au courant ; si jamais ça tourne mal, il viendra remettre de l’ordre demain matin.

— Merci de me rassurer.

— Vous inquiétez pas, répliqua Spike avec un sourire. Tout se passera bien.

Nous atteignîmes le second portail. Une odeur de moisi, l’odeur de cadavres depuis longtemps ensevelis, me monta aux narines. Le temps l’avait atténuée, ça sentait presque les feuilles mortes à présent, mais on ne pouvait pas s’y tromper. Une fois à l’intérieur, nous franchîmes rapidement le porche à moitié écroulé. Le cimetière était dans un triste état. Toutes les tombes avaient été retournées, et les restes de ceux qui étaient là depuis trop longtemps pour pouvoir être ressuscités jonchaient le sol. Ceux-là avaient eu de la chance. Les morts plus récents avaient été enrôlés de force au service du Seigneur des Ténèbres  – et ce n’est pas quelque chose qu’on a envie de mettre sur son CV, à supposer qu’on en ait encore un.

— Ce qu’ils peuvent être bordéliques, ces gens-là, murmurai-je tandis que nous nous frayions un chemin parmi les ossements humains vers la lourde porte en chêne.

— J’ai écrit un poème à Cindy, dit Spike tout bas en fourrageant dans sa poche. S’il m’arrive malheur, vous le lui donnerez, hein ?

— Donnez-le-lui vous-même. Il ne vous arrivera rien… je l’ai entendu de votre propre bouche. Et ne dites pas de choses comme ça, ça me file les chocottes.

— C’est vrai, fit Spike en remettant le poème dans sa poche. Désolé.

Il inspira profondément, posa la main sur la poignée, la tourna et poussa la porte. Dedans, il faisait moins noir que je ne l’aurais cru ; le clair de lune filtrait par les vitraux brisés et les brèches dans la toiture. Malgré la pénombre, on y voyait à peu près. L’église n’était guère en meilleur état que le cimetière. Les bancs avaient été balancés pêle-mêle et cassés en mille morceaux. Le lutrin gisait à terre, et tout l’édifice portait les traces d’un vandalisme sans nom.

— On fait comme à la maison, Votre Malfaisance ? lança Spike avec un rire jovial.

Passant derrière moi, il ferma la porte massive, tourna la grosse clé métallique dans la serrure et me la remit pour plus de sécurité.

Je jetai un œil alentour, mais ne vis personne. La porte de la sacristie était fermée à clé. Je regardai Spike.

— Il n’a pas l’air d’être là.

— Oh si, il est bien là… il suffit de le débusquer. Le mal est capable de se dissimuler dans toutes sortes de recoins. Ce qu’il faut, c’est le bon fox-terrier pour le faire sortir de sa tanière… métaphoriquement parlant, bien sûr.

— Bien sûr. Et où est-elle, cette tanière métaphorique ?

La mine sévère, Spike pointa le doigt sur sa tempe.

— Là-dedans. Il croyait pouvoir me dominer de l’intérieur, mais je l’ai isolé quelque part dans les lobes frontaux. J’ai un certain nombre de souvenirs déplaisants qui m’aident à dresser une barrière entre lui et moi… l’ennui, c’est que je n’arrive plus à le déloger.

— Je connais ça, répondis-je, songeant à Hadès qui avait fait irruption dans ma mémoire, alors que je prenais le thé avec Landen.

— Ah oui ? Eh bien, voilà, ça ne va pas être facile de l’éjecter. Je pensais que la vue de son cadre naturel le ferait réémerger spontanément, mais ça n’en a pas l’air. Attendez un peu, je vais tenter le coup.

Spike s’appuya contre un reste de banc, grogna et poussa pendant quelques minutes, en faisant de drôles de grimaces tandis qu’il cherchait à expulser l’esprit du mal. On aurait dit qu’il voulait faire sortir une boule de bowling par sa narine gauche. Finalement, épuisé par l’effort, il abandonna.

— Salopard, va. C’est comme essayer d’attraper une truite dans un torrent de montagne avec un gant de boxe. Tant pis. J’ai un plan B qui devrait fonctionner.

— Le fox métaphorique ?

— Exactement. Thursday, sortez votre arme.

— Et maintenant ?

— Tirez sur moi.

— Où ça ?

— Dans la tête, dans la poitrine… qu’est-ce que vous croyez ? Dans le pied ? Le coup doit être fatal.

— Vous plaisantez !

— Pas le moins du monde.

— Et ensuite ?

— Bonne question. J’aurais dû commencer par là.

Il ouvrit le fourre-tout, et je vis un aspirateur.

— Il marche sur piles, m’expliqua Spike. Dès que son esprit pointe le bout de son nez, vous l’aspirez.

— Aussi simple que ça ?

— Aussi simple que ça. Pour capturer un ESM, il ne faut pas avoir inventé la poudre, Thursday… il faut juste avoir le cœur bien accroché. Allez, tuez-moi.

— Spike… !

— Quoi ?

— Je ne peux pas faire ça !

— Mais vous avez promis  – promis sérieusement.

— Si j’avais su ce que ça voulait dire, rétorquai-je, exaspérée, jamais je n’aurais accepté.

— Le travail d’un OpSpec-17 est tout sauf une partie de plaisir, Thursday. J’ai eu ma dose et, croyez-moi, avoir ce machin logé à l’intérieur de mon crâne n’est pas aussi facile qu’il y paraît. Je n’aurais jamais dû le laisser entrer en premier lieu, mais ce qui est fait est fait. Maintenant, vous êtes obligée de me tuer, et me tuer pour de bon.

— Vous êtes fou !

— Incontestablement. Mais regardez autour de vous. Vous m’avez suivi jusqu’ici. Lequel est le plus fou de nous deux ? Le fou ou la folle qui le suit ?

— Écoutez…, commençai-je. Qu’est-ce que c’est ?

Un coup sourd venait d’être frappé à la porte de l’église.

— Malédiction ! s’exclama Spike. Les morts vivants. Pas nécessairement dangereux, et cette façon de marcher en se dandinant est plutôt un handicap… mais si on se fait coincer, on risque quelques ennuis. Une fois que vous m’aurez abattu et que vous aurez capturé ce guignol, vous serez peut-être forcée de tirer dans le tas pour pouvoir sortir. Prenez mes clés ; ça, c’est pour les portails intérieur et extérieur. Les serrures sont un peu grippées ; il faudra tourner la clé vers la gauche…

— Je vois le tableau.

Un autre coup fit écho au premier. On entendit un fracas à la sacristie, et une silhouette passa derrière une fenêtre basse.

— Ils sont en train de se rassembler ! dit Spike d’un ton lugubre. Vous feriez bien de vous dépêcher.

— Je ne peux pas !

— Si, vous pouvez, Thursday. Je vous pardonne. J’ai eu une belle carrière. Saviez-vous que sur trois cent vingt-neuf OpSpecs-17 qui ont jamais existé, deux seulement sont arrivés à l’âge de la retraite ?

— On vous l’a dit, ça, quand vous avez postulé pour ce poste ?

Il y eut un bruit de pierre contre pierre : une dalle funéraire sur le sol de l’église s’écarta lentement. Le mort vivant qui cognait à la porte fut rejoint par un deuxième, puis par un troisième larron. Dehors, on les entendait qui s’éveillaient. Malgré la pleine lune, l’esprit du mal appelait ses serviteurs, et ils accouraient… en titubant.

— Allez-y ! fit Spike d’un ton pressant. Hâtez-vous, avant qu’il ne soit trop tard.

Je levai mon arme et la pointai sur lui.

— Allez-y !

J’accentuai la pression sur la détente au moment même où une silhouette chancelante émergeait de la tombe béante derrière lui. Du coup, je braquai mon arme sur la créature  – la pauvre, elle était tellement desséchée qu’elle tenait à peine debout  –, mais elle sentit notre présence et trébucha dans notre direction.

— Ne tirez pas sur lui, tirez sur moi ! s’écria Spike, alarmé. On a un boulot à faire, Thursday, s’il vous plaît !

Sans m’occuper de lui, j’appuyai sur la détente. Le percuteur retomba avec un schlock inoffensif.

— Hein ? fis-je en réarmant mon pistolet.

Mais Spike me devança : son coup de feu désintégra la tête du monstre qui s’effondra en un tas de peau parcheminée et de poussière d’os. Les grattements à la porte s’intensifièrent.

— Bordel de Dieu, Next, pourquoi n’avez-vous pas fait ce que je vous ai dit ?

— Quoi ?

— J’ai fait exprès de placer cette balle à blanc au début de votre chargeur, espèce d’idiote.

— Pourquoi ?

Il se tapota la tête.

— Pour obliger l’autre guignol, là, à sortir  – il ne va pas parasiter un hôte qui est sur le point de claquer. Vous tirez à blanc, il sort, Spike n’est pas mort, on l’aspire… CQFD.

— Pourquoi ne me l’avez-vous pas dit ? demandai-je avec humeur.

— Vous étiez censée vouloir me tuer ! Il incarne peut-être tout le mal que recèle le cœur des hommes, mais ce n’est pas un crétin.

— Oups.

— Comme vous dites, tête de pioche ! Bon, allez, on se tire d’ici.

— Il n’y a pas de plan C ? hasardai-je tandis que nous gagnions la sortie.

— Bon sang, non, répondit Spike en tâtonnant avec la clé. Je ne suis pas allé au-delà de B.

Une autre créature était en train de se dresser derrière une table renversée qui jadis avait servi à exposer les attributs de la fête des moissons ; je l’atteignis avant même qu’elle ne soit complètement debout. Puis je me tournai vers Spike qui avait glissé la clé dans la serrure en marmonnant qu’il aurait mieux fait de travailler à SommeWorld™.

— Écartez-vous de la porte, Spike.

Alerté par mon ton sérieux, il se retourna et se trouva face au canon de mon automatique.

— Eh, oh, doucement, Thursday, c’est le bout qui mord.

— La fête est finie, Spike.

— C’est une blague, n’est-ce pas ?

— Pas du tout. Vous avez raison, Spike. Je dois vous tuer, c’est la seule solution.

— Euh… du calme, Thursday, vous semblez prendre cette affaire un peu trop à cœur, non ?

— L’Être Suprême Maléfique doit être arrêté, vous l’avez dit vous-même.

— D’accord, j’ai dit ça, mais on peut revenir demain avec un plan C.

— Il n’y a pas de plan C, Spike. C’est fini, terminé. Fermez les yeux.

— Attendez !

— Fermez-les !

Il ferma les yeux ; je pressai la détente et bougeai la main en même temps. La balle traversa trois couches de vêtements, lui érafla l’épaule et se logea dans le bois vermoulu de la porte. Cela produisit l’effet escompté : avec un gémissement inhumain, une entité diaphane comme un nuage de fumée jaillit des narines de Spike et se coagula en une version éthérée d’un vieux torchon crasseux.

— Beau travail ! murmura Spike, l’air infiniment soulagé.

Et, reculant d’un pas, il fouilla dans le sac qui contenait l’aspirateur.

— Ne le laissez pas s’approcher de vous.

Je m’écartai de l’ectoplasme qui se déplaçait dans ma direction.

— Floué ! fit une voix basse. Floué par un simple mortel, comme c’est déprimant !

Les coups, de plus en plus forts, provenaient maintenant de la porte de la sacristie ; les gonds commençaient à céder dans le mortier friable.

— Continuez à le faire parler ! hurla Spike en sortant l’aspirateur.

— Un aspirateur, railla la voix. Spike, vous me vexez.

Sans répondre, Spike déroula le tuyau et mit l’appareil en marche.

— Jamais un aspirateur ne pourra me contenir, se moqua la voix. Croyez-vous vraiment pouvoir m’enfermer dans un sac comme un tas de poussière ?

Sur ce, Spike aspira le petit esprit en un clin d’œil.

— Il n’avait pas l’air d’avoir très peur, soufflai-je tandis qu’il tripotait les boutons de sa machine.

— Ce n’est pas un aspirateur comme les autres, Thursday. James, du bureau d’études, l’a conçu pour moi. Voyez-vous, contrairement à un aspirateur traditionnel, celui-ci fonctionne selon le principe du double cyclone qui piège la poussière et les esprits malins grâce à une puissante force centrifuge. Dans la mesure où il n’y a pas de sac, il n’y a pas de déperdition d’énergie ; on peut donc utiliser un moteur de faible puissance. Il y a un tuyau, et une petite brosse pour les tapis d’escalier.

— On trouve des esprits malins dans les tapis d’escalier ?

— Non, mais mon tapis d’escalier a besoin d’être nettoyé aussi.

Je regardai le récipient en verre où une vapeur blanchâtre tournoyait à toute vitesse. Avec dextérité, Spike plaça le couvercle sur le bocal et le détacha de l’appareil. Il le leva : dedans, furieux et passablement étourdi, il y avait un esprit du mal, pris au piège en bonne et due forme.

— Comme je l’ai dit, poursuivit Spike, pas besoin d’avoir inventé la poudre. Quoique, vous m’avez fait peur… j’ai cru que vous alliez me tuer pour de bon.

— Ça, rétorquai-je, c’était le plan D.

— Spike… espèce de… de… de… salopard ! fit la petite voix à l’intérieur du bocal. Vous souffrirez les pires tourments de l’enfer pour ça.

— Mais oui, c’est cela, répondit Spike, plaçant le bocal dans le fourre-tout.

Il mit le sac en bandoulière, remplaça la cartouche usagée dans son fusil à pompe et ôta la sécurité.

— Venez, ces macchabées commencent à me taper sur les nerfs. Celui qui en descend le moins est une lavette.

La porte s’ouvrit à la volée, et une foule de cadavres surpris dégringola à l’intérieur, en un enchevêtrement de torses putréfiés et de membres décharnés. Spike tira le premier, et après avoir expédié toute la bande, nous nous ruâmes dehors, esquivâmes les plus lambins des morts vivants et fauchâmes les autres sur le chemin du portail.

— La question Cindy, dis-je tandis que la tête d’une carcasse depuis longtemps trépassée explosait sous le feu du fusil à pompe. Avez-vous suivi mes conseils ?

— Et comment, répondit Spike en balayant un autre cadavre ambulant. Pieux et crucifix dans le garage, et tous les vieux numéros de la Gazette de Van Helsing au salon.

— Elle a reçu le message ? demandai-je, surprenant un zombie planqué derrière une pierre tombale.

— Elle n’a rien dit, fit-il, décapitant deux corps desséchés, mais ce qui est drôle, c’est que je trouve maintenant des numéros de Sniper magazine dans les toilettes… et dans la cuisine, je suis tombé sur un bouquin intitulé Les meilleurs tueurs à gages de la pègre.

— Peut-être qu’elle cherche à son tour à vous dire quelque chose ?

— Oui, acquiesça Spike, mais quoi ?

 

Je liquidai dix morts vivants ce soir-là, et Spike, seulement huit… ce fut donc lui, la lavette. Nous partageâmes une soupe de poisson avec du pain fraîchement cuit dans un routier et plaisantâmes sur les événements que nous venions de vivre, pendant que l’ESM nous insultait depuis son bocal. Je touchai mes six cents livres sterling, et mon propriétaire ne réussit pas à me prendre Pickwick. L’un dans l’autre, je n’avais pas perdu ma soirée.