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Les Arts Modernes de Swindon 85
Le très irrévérend Joffy Next était ministre du culte de la première église de l’Être Suprême Universel en Angleterre. L’ESU englobait un peu toutes les religions, arguant que, s’il n’y avait qu’un seul Dieu, Il n’aurait que faire des turpitudes matérielles, et la rationalisation de la foi serait tout à fait dans Son intérêt. Les paroissiens allaient et venaient comme bon leur semblait, priaient chacun à sa guise et se mélangeaient librement aux autres adeptes. Le mouvement connut un certain succès, mais ce que Dieu en pensait réellement reste un mystère.
PR. M. BLESSINGTON
L’Être Suprême Universel
Je signai un chèque en bois pour récupérer ma voiture à la fourrière et rentrai chez moi manger un morceau et prendre une douche avant de me rendre à Wanborough, où Joffy avait organisé sa première exposition des Arts Modernes de Swindon. Comme il m’avait demandé une liste de mes collègues pour gonfler le nombre des invités, je m’attendais à y retrouver des gens du boulot. J’en avais même parlé à Cordelia qui, lorsqu’elle n’était pas en mode RP, pouvait être un sacré boute-en-train. L’exposition, qui avait lieu à l’église de l’Être Suprême Universel, avait été inaugurée par Frankie Saveloy une demi-heure avant mon arrivée. Une grande animation semblait régner à l’intérieur. Les bancs avaient été retirés, et les artistes, les critiques, la presse et les acheteurs potentiels grouillaient parmi une collection d’œuvres hétéroclites. J’attrapai au passage un verre de vin sur le plateau d’un serveur, me souvins que je n’avais pas le droit de boire et le reniflai avec nostalgie avant de le reposer. Joffy, très classe en smoking et col d’ecclésiastique, se précipita à ma rencontre avec un énorme sourire.
— Salut, Nounouille ! s’écria-t-il en m’étreignant affectueusement. Content de te voir. Tu connais Mr. Saveloy ?
Et, sans attendre ma réponse, il me propulsa vers un individu bouffi qui se tenait tout seul dans un coin. Il me présenta rapidement et se sauva. Frankie Saveloy était l’animateur de Kézako Quiz et ressemblait plus à un crapaud dans la vie réelle qu’à l’écran. Je m’attendais à moitié à voir jaillir une langue longue et visqueuse pour choper une mouche égarée ; néanmoins, je souris poliment.
— Mr. Saveloy, dis-je en lui tendant la main.
Il l’emprisonna dans sa paluche moite.
— Enchanté, grogna-t-il en lorgnant sur mon décolleté. Je regrette de n’avoir pas pu vous inviter dans mon émission, mais c’est déjà un honneur pour vous de me rencontrer, n’est-ce pas ?
— Je dirais que c’est l’inverse, rétorquai-je en retirant ma main avec force.
— Ah ! fit Saveloy, souriant d’une oreille à l’autre, au point que j’eus peur que sa tête ne se décroche. Ma Rolls est garée dehors… ça ne vous dirait pas d’aller faire un tour ?
— Plutôt manger des clous rouillés.
Nullement désarmé, il s’esclaffa de plus belle.
— Dommage de ne pas profiter d’une aussi belle paire de nichons, Miss Next.
Je levai la main pour le gifler, mais mon geste fut intercepté par Cordelia Flakk, qui avait décidé d’intervenir.
— Tu ne changeras donc jamais, Frankie ?
Saveloy grimaça.
— Va au diable, Dilly… tu me gâches tout le plaisir !
— Venez, Thursday, si vous avez du temps à perdre, il y a plein d’autres crétins dans les parages.
Flakk avait troqué sa tenue rose bonbon contre une teinte plus discrète, mais qui avait toujours de quoi voiler une pellicule à quarante mètres de distance. Elle me prit par la main et m’entraîna vers quelques-uns des objets exposés.
— Vous m’avez menée en bateau, Thursday, déclara-t-elle avec humeur. Je ne vous demande que dix minutes de votre temps pour mes invités.
— Désolée, Dilly. J’ai été un peu bousculée. Où sont-ils ?
— Ils étaient tous les deux censés jouer dans Richard III au Ritz.
— Censés ?
— Ils sont arrivés en retard et, du coup, ont manqué le lever du rideau. Pouvez-vous, s’il vous plaît, leur accorder un petit moment demain ?
— Je vais essayer.
— Parfait.
Nous nous approchâmes d’une petite cohue : un des exposants était en train de présenter sa dernière œuvre à un public attentif composé principalement de critiques d’art ; vêtus de costumes noirs sans col, ils griffonnaient des notes sur leurs catalogues.
— Alors, fit l’un d’eux en contemplant l’œuvre à travers ses demi-lunes. Racontez-nous tout, Mr. Duchamp2924.
— Je l’ai intitulée Au-dedans du Ça, répondit le jeune homme d’une voix douce, fuyant les regards et joignant les bouts de ses doigts.
Il portait une longue cape noire et des favoris tellement pointus qu’en tournant brusquement, il risquait de crever un œil à quelqu’un.
— À l’instar de la vie, mon œuvre reflète les nombreuses couches qui nous enveloppent et nous entravent dans la société d’aujourd’hui. La couche externe – qui représente et contrebalance en même temps l’exosquelette rigide que nous sécrétons tous – est dure, mince et cependant friable ; juste en dessous se trouve une couche plus souple, qui a la même forme et presque la même taille. En creusant, on découvre les différentes carapaces, chacune plus petite et pourtant guère plus malléable que la précédente. Le voyage est porteur de larmes, et une fois qu’on a atteint le cœur, on s’aperçoit qu’il n’y a presque rien là-dedans, et que la ressemblance avec la croûte externe est, en un sens, illusoire.
— C’est un oignon, dis-je à voix haute.
Il y eut un silence stupéfait. Plusieurs critiques d’art me regardèrent, regardèrent Duchamp2924, puis l’oignon.
J’espérais une réaction du genre : « Merci d’avoir attiré notre attention là-dessus. Nous avons failli nous couvrir de ridicule. » Mais pas du tout. Ils se contentèrent de demander :
— C’est vrai ?
Ce à quoi l’artiste rétorqua que c’était vrai de facto, mais faux d’un point de vue figuratif et comme pour illustrer son propos, il tira de sa poche une botte d’échalotes.
— J’ai ici une autre pièce que j’aimerais vous montrer. Elle s’intitule Au-dedans du Ça II (Groupé). Il s’agit d’un ensemble de formes concentriques tridimensionnelles réunies autour d’un noyau central…
Pendant que les critiques se démanchaient le cou avec un regain d’intérêt, Cordelia me traîna à l’écart.
— Vous m’avez l’air bien remontée ce soir, dit-elle avec un sourire. Venez, je voudrais vous présenter quelqu’un.
Elle me conduisit auprès d’un jeune homme au costume et aux cheveux bien coupés.
— Voici Harold Flex. Harry est l’agent de Lola Vavoum et une grosse pointure dans l’industrie du film.
Flex me serra la main avec reconnaissance et m’assura de l’extraordinaire respect que je lui inspirais.
— Il faut absolument qu’on porte votre histoire à l’écran, Miss Next. D’ailleurs, Lola est emballée.
— Oh non, répondis-je précipitamment, l’ayant senti venir. Non, non. Jamais de la vie.
— Thursday, vous feriez bien d’écouter Harry, implora Cordelia. C’est le genre de personnage capable de vous décrocher un contrat en or, de faire une promo du tonnerre pour les OpSpecs et de veiller à ce qu’on suive vos souhaits et recommandations à la lettre.
— Un film ? demandai-je, incrédule. Vous êtes cinglée ou quoi ? N’avez-vous pas vu le Adrian Lush Show ? Goliath et les OpSpecs réduiront le pitch à sa plus simple expression.
— Nous présenterons ça comme une fiction, Miss Next, expliqua Flex. On a même le titre : L’Affaire Jane Eyre. Qu’en pensez-vous ?
— Je pense que vous avez tous les deux pété un fusible. Excusez-moi.
Laissant Cordelia et Mr. Flex à leurs messes basses, j’allai rejoindre Bowden plongé dans la contemplation d’une corbeille à papier remplie de gobelets en plastique.
— Comment peut-on faire passer ça pour de l’art ? questionna-t-il. Ça ressemble à une poubelle !
— C’est une poubelle. C’est pourquoi on l’a placée à côté du buffet.
— Oh ! fit-il.
Puis :
— Comment c’était, la conférence de presse ?
Il écouta mon récit et dit :
— Kaine cherche à récolter des voix. Forcément. Avec cent millions, il y a de quoi s’offrir pas mal de temps d’antenne, mais remettre Cardenio dans le domaine public, ça peut faire basculer le vote shakespearien – et ces électeurs-là, on ne les achète pas.
Je n’avais pas songé à ça.
— Autre chose ?
Bowden déplia une feuille de papier.
— Oui. J’essaie d’établir un programme pour mon numéro comique de ce soir.
— Ça dure combien ?
— Dix minutes.
— Faites voir.
Il m’avait choisie comme cobaye, malgré mes protestations que je n’étais peut-être pas la personne idéale pour ce type d’exercice. Lui-même ne trouvait pas les blagues drôles, même s’il comprenait le procédé utilisé.
— Je commencerais par les pingouins sur la banquise, suggérai-je pendant que Bowden prenait des notes. Ensuite, j’enchaînerais sur le mille-pattes domestique. Puis le cheval blanc dans le pub, et si ça marche, faites la tortue agressée par une bande d’escargots… mais n’oubliez pas la voix. Après, je verrais bien les chiens dans la salle d’attente du véto, et vous terminez par la rencontre avec le gorille.
— Et le lion et le babouin ?
— Bonne question. Essayez ça à la place du cheval blanc, si le mille-pattes fait un flop.
Bowden écrivit :
— Le mille-pattes… fait… un flop. Compris. Et celle de l’homme qui part chasser l’ours ? Je l’ai racontée à Victor, et il a recraché son Earl Grey par les deux narines.
— Gardez-la pour un rappel. Elle dure trois minutes, mais ne vous pressez pas… ménagez votre effet. D’un autre côté, si votre public est plutôt d’âge mûr et un peu vieux jeu, je laisserais tomber l’ours, le babouin et les chiens et opterais pour le lévrier et la course de chevaux… ou alors celle des deux Rolls.
— Un canapé, chérie ? demanda maman en me tendant le plateau.
— Il en reste aux crevettes ?
— Je vais voir.
Je la suivis dans la sacristie où elle et plusieurs autres membres de la Fédération des Femmes préparaient de quoi approvisionner le buffet.
— Maman, maman…
Je la rejoignis là où Mrs. Higgins, qui était sourde comme un pot, disposait des napperons sur des assiettes.
— Il faut que je te parle.
— Je suis occupée, trésor.
— C’est très important.
Elle interrompit sa tâche et m’emmena dans un coin de la sacristie, à côté d’une effigie en pierre élimée, probablement un disciple de St Zvlkx.
— Qu’est-ce qui est plus important que les canapés, ô fille-ma-fille ?
— Tu te rappelles, commençai-je, ne sachant pas trop comment lui présenter la chose, tu m’avais dit un jour que tu rêvais d’être grand-mère ?
— Ah, ça ! rit-elle. Je sais depuis un petit moment déjà que tu as un polichinelle dans le tiroir… je me demandais simplement quand est-ce que tu allais me l’annoncer.
— Attends une minute ! protestai-je, me sentant subitement flouée. Tu es censée être toute surprise et émue.
— C’est déjà fait, ma chérie. Serait-ce indélicat de demander qui est le père ?
— Mon mari, j’espère… et avant que tu ne me poses la question, la ChronoGarde l’a éradiqué.
Elle me serra longuement dans ses bras.
— Ça, je peux le comprendre. Est-ce que tu as l’occasion de le voir comme je vois ton père ?
— Non, répondis-je d’un air malheureux. Il n’existe que dans mes souvenirs.
— Mon pauvre canard ! s’exclama ma mère en m’embrassant. Mais à quelque chose malheur est bon… au moins, tu te souviens de lui. La plupart des gens ne gardent qu’une vague impression de ce qui aurait pu être. Il faut que tu viennes avec moi un soir aux Éradications Anonymes. Crois-moi, les disparus sont bien plus nombreux que tu ne l’imagines.
Je n’avais jamais vraiment parlé de l’éradication de papa avec ma mère. Toutes ses amies étaient convaincues que mes frères et moi étions les fruits de ses frasques de jeunesse. Pour ma mère qui était une femme à principes, ç’avait été presque aussi douloureux que la disparition de papa. N’étant pas moi-même une grande fan des « Anonymes » quels qu’ils soient, je préférai changer de conversation.
— Comment as-tu su que j’étais enceinte ?
Elle posa sa main sur la mienne et me sourit tendrement.
— Ça saute aux yeux, voyons. Tu manges comme quatre et tu passes ton temps à couver les bébés du regard. Quand Henry, le petit cousin de Mrs. Pilchard, est venu à la maison la semaine dernière, tu n’as pas arrêté de le tripoter.
— Je ne suis pas comme ça, d’habitude ?
— Certainement pas. Et ton décolleté s’est étoffé… cette robe te va mieux que jamais. C’est pour quand, juillet ?
À l’idée de cette maternité inéluctable, une vague de découragement me submergea. Au moment où j’avais appris la nouvelle, Landen avait été là, et tout m’avait semblé beaucoup plus facile.
— Maman, et si je me plante ? Je ne connais strictement rien aux bébés. J’ai passé ma vie d’adulte à courir après des criminels. Je sais démonter une mitraillette les yeux fermés, changer le moteur d’un blindé léger et toucher huit fois sur dix une pièce de deux pence à trente mètres de distance. Je ne suis pas sûre qu’un berceau au coin du feu soit ma tasse de thé.
— Moi non plus, je n’en étais pas sûre. Ce n’est pas un hasard si je cuisine comme un pied. Avant de rencontrer ton père, j’étais OS-3. Ça m’arrive encore de travailler pour eux, à l’occasion.
— Tu ne l’as pas connu au cours d’une excursion à Portsmouth ? fis-je lentement, incertaine de vouloir en entendre davantage.
— Pas du tout. Ça s’est passé tout à fait autrement.
— OS-3 ?
— Tu ne me croiras jamais, si je te le dis… alors, j’aime autant m’abstenir. Mais le fait est que j’ai été très heureuse d’avoir des enfants, le moment venu. Malgré vos disputes incessantes quand vous étiez petits et votre grogne d’ados, ç’a été une aventure merveilleuse. La mort d’Anton a obscurci notre ciel, mais l’un dans l’autre, ça en valait la peine – c’était beaucoup mieux que les OpSpecs.
Elle marqua une pause.
— Mais j’étais exactement comme toi, je ne me sentais pas prête, je craignais d’être une mauvaise mère. Comment tu trouves que je m’en suis sortie ?
Elle me sourit avec affection.
— Tu t’en es très bien sortie, maman.
Je l’embrassai à mon tour.
— Je t’aiderai de mon mieux, mon cœur, mais ne compte pas sur moi pour changer les couches ou lui apprendre la propreté, et d’autre part, les mardis et jeudis soir, c’est niet.
— OS-3 ?
— Non, répondit-elle, bridge et bowling.
Elle me tendit un mouchoir et je m’essuyai les yeux.
— Tout ira bien, mon cœur.
— Merci, maman.
Marmonnant qu’elle avait un million de bouches à nourrir, elle retourna à ses occupations. Je la suivis du regard en souriant. Je croyais connaître ma mère, mais je me trompais. Au fond, les enfants savent très peu de choses sur leurs parents.
— Thursday ! dit Joffy lorsque j’eus émergé de la sacristie. À quoi sers-tu si tu ne te mêles pas à la foule ? Tu veux bien te charger de présenter à ce nanti de Flex Zorf, le peintre neandertal ? Je t’en serai éternellement reconnaissant. Bonté gracieuse ! lâcha-t-il en fixant le portail de l’église. C’est Aubrey Jambe.
En effet. Mr. Jambe, le capitaine de l’équipe de croquet de Swindon, malgré sa récente incartade avec le chimpanzé, continuait à fréquenter les manifestations mondaines comme si de rien n’était.
— Je me demande s’il est venu avec le chimpanzé, observai-je.
Joffy me lança un regard noir et repartit jouer les maîtres de cérémonie. Je trouvai Cordelia et Mr. Flex en train de discuter des mérites d’un tableau minimaliste du peintre gallois Tegwyn Wedimedr… tellement minimaliste qu’il n’était même pas là. Ils contemplaient un mur blanc avec un crochet fiché dans le plâtre.
— Qu’est-ce que ça vous évoque, Harry ?
— Ça évoque… rien, Cords, mais d’une manière très particulière. Quel est son prix ?
Cordelia se pencha pour lire l’étiquette.
— Ça s’appelle Au-delà de la satire et ça vaut mille deux cents livres, une bagatelle. Tiens, Thursday ! On a changé d’avis, pour le film ?
— Nan. Avez-vous rencontré Zorf, le peintre neandertal ?
Je les escortai vers l’endroit où il exposait. Quelques-uns de ses amis étaient là, et j’en reconnus un : c’était Stiggins de OS-13.
— Bonsoir, Stig.
Il inclina poliment la tête et me présenta à un Neandertal plus jeune, vêtu d’un bleu de chauffe maculé de taches de peinture.
— Bonsoir, Thursday. Voici notre ami Zorf.
Le jeune Neandertal me serra la main, et j’expliquai qui étaient Harry et Cordelia.
— Ma parole, c’est une œuvre très intéressante, Mr. Zorf, dit Harry en examinant la masse de vert, de jaune et d’orange sur une toile de deux mètres sur deux. Qu’est-ce que ça représente ?
— N’est-ce pas évident ? répliqua le Neandertal.
— Mais oui, bien sûr, fit Harry, tournant la tête dans tous les sens. Ce sont des jonquilles, n’est-ce pas ?
— Non.
— Un coucher de soleil ?
— Non.
— Un champ d’orge ?
— Non.
— Je donne ma langue au chat.
— Vous n’y êtes pas du tout, Mr. Flex. Si vous posez la question, c’est que vous ne comprendrez jamais. Pour un Neandertal, un coucher de soleil n’est qu’une journée qui se termine. Les Blés jaunes de Van Gogh n’est que le pauvre rendu d’un champ. Les seuls peintres parmi les sapiens que nous comprenons vraiment sont Pollock et Kandinsky : ils parlent notre langage. Notre peinture n’est pas faite pour vous.
Je regardai le petit groupe de Neandertals qui contemplaient, émerveillés, les tableaux abstraits de Zorf. Mais Harry, qui n’en était pas à une boulette près, n’avait pas complètement renoncé.
— Je peux essayer encore une fois ? demanda-t-il à Zorf, qui hocha la tête.
Il scruta la toile en plissant les yeux.
— C’est…
— L’espoir, fit une voix à proximité. C’est l’espoir. Espoir en l’avenir des Neandertals. C’est un fervent désir… d’enfant.
Zorf et les autres Neandertals se tournèrent vers la personne qui avait parlé. C’était mamie Next.
— Exactement ce que j’allais dire, déclara Flex.
Mais nul ne fut dupe, sauf peut-être lui-même.
— Madame fait preuve d’un discernement peu commun chez son espèce, dit Zorf avec un petit grognement que je supposai être un rire. Voulez-vous ajouter votre touche à notre tableau ?
Ça, c’était un honneur. Mamie Next s’avança, prit le pinceau que Zorf lui tendait, confectionna un mélange subtil dans les tons turquoise et traça plusieurs traits fins dans la partie gauche. Il y eut des exclamations étouffées parmi les Neandertals ; les femmes du groupe se voilèrent prestement le visage tandis que les hommes – Zorf y compris – levaient la tête et, les yeux au plafond, se mettaient à fredonner doucement. Mamie se joignit à eux. Flex, Cordelia et moi échangeâmes un regard déconcerté. Au bout d’un moment, le fredonnement cessa, les femmes relevèrent leurs voiles, s’approchèrent lentement de mamie, reniflèrent ses habits et touchèrent son visage avec leurs grosses mains. En quelques minutes, tout fut terminé ; les Neandertals regagnèrent leurs places et se replongèrent dans la contemplation des œuvres de Zorf.
— Bonsoir, petite Thursday, fit mamie, se tournant vers moi. Viens, on va trouver un coin tranquille pour causer.
Nous nous éloignâmes en direction de l’orgue de l’église et nous assîmes sur deux chaises en plastique dur.
— Qu’est-ce que tu as peint sur son tableau ? demandai-je.
Ma grand-mère me gratifia de son plus beau sourire.
— Quelque chose de controversé et cependant d’amical. J’ai travaillé autrefois avec des Neandertals et je connais leurs us et coutumes. Comment va ton petit mari ?
— Il est toujours éradiqué, répondis-je, morose.
— Ce n’est pas grave, dit mamie, me soulevant le menton pour m’obliger à la regarder. Il y a toujours de l’espoir. Tu verras, comme moi en mon temps, à quel point ça peut être rigolo, la vie.
— Je sais. Merci, mamie.
— Ta mère sera un rempart pour toi, sois-en certaine.
— Elle est là, si tu veux la voir.
— Non, non, dit mamie à la hâte. Elle doit être occupée. Pendant qu’on y est, poursuivit-elle dans le même souffle, tu n’aurais pas idée de livres susceptibles de faire partie des « dix classiques les plus ennuyeux » ? Je me sens prête à partir.
— Mamie !
— Fais-moi plaisir, petite Thursday.
Je soupirai.
— Que dirais-tu du Paradis Perdu ?
Mamie poussa un gémissement.
— Quelle horreur ! J’ai eu du mal à tenir debout pendant une semaine… il y a de quoi vous dégoûter définitivement de la religion !
— Ivanhoé ?
— Pas terrible, mais il y a des moments qui rachètent le reste. Je ne le compte pas dans les dix premiers.
— Moby Dick ?
— Suspense et action ponctués de passages d’un ennui incommensurable. Je l’ai lu deux fois.
— À la recherche du temps perdu ?
— En anglais ou en français, on s’endort autant.
— Pamela ?
— Ah, enfin on parle de choses sérieuses. J’ai dû me le farcir dans mon adolescence. Ç’avait peut-être trouvé un écho en 1741, mais aujourd’hui, le seul écho provient des ronflements de malheureux qui commettent l’erreur de s’y atteler.
— Et Le Voyage du pèlerin de John Bunyan ?
Mais mamie n’écoutait plus.
— Tu as de la visite, ma chère. Regarde là-bas, derrière le calmar empaillé dans le piano, juste à côté de la Fiat 500 sculptée dans du dentifrice gelé.
Ces deux-là, qui avaient l’air totalement déplacés, étaient à n’en pas douter des OpSpecs, mais pas Moran et Sursis. Visiblement, OS-5 avait connu un nouveau bouleversement. Je demandai à ma grand-mère si je pouvais la laisser seule et allai à leur rencontre. Je les trouvai en train de fixer d’un œil dubitatif un tuba aplati intitulé L’indivisible triplicité de la mort.
— Qu’en pensez-vous ? dis-je.
— Je ne sais pas, fit le premier agent nerveusement. Je… je… ne suis pas vraiment porté sur l’art.
— Même si vous l’étiez, ça ne vous avancerait pas à grand-chose, ironisai-je. OpSpecs-5 ?
— Oui, comment avez-vous…
Il s’interrompit et tâtonna à la recherche d’une paire de lunettes noires.
— Enfin, non. Jamais entendu parler d’OpSpecs, et encore moins d’OpSpecs-5. Ça n’existe pas. Oh, zut. Je crois que je ne suis pas très doué pour ça.
— Nous cherchons quelqu’un qui se nomme Thursday Next, fit sa coéquipière dans un murmure sonore, ajoutant, au cas où je n’aurais pas capté le message : C’est officiel.
Je poussai un soupir. À l’évidence, OS-5 était à court de volontaires. Cela ne m’étonnait guère.
— Que sont devenus Moran et Sursis ?
— Ils ont été…, commença le premier agent.
Mais l’autre lui planta son coude dans les côtes.
— Jamais entendu parler d’eux.
— Je suis Thursday Next, leur dis-je, et à mon avis, vous courez un danger dont vous ne semblez pas avoir conscience. D’où sortez-vous ? OS-14 ?
Ils ôtèrent leurs lunettes noires et me regardèrent avec appréhension.
— Je viens de OS-22, répondit le premier. Mon nom est Bush. Et elle, c’est Rye ; elle est de…
— … OS-28, dit la femme. Merci, Blake, je sais parler – laissez-moi faire. Vous n’êtes pas capable d’ouvrir la bouche sans mettre les pieds dans le plat.
Bush s’enferma dans un silence boudeur.
— OS-28 ? Vous êtes inspecteur des impôts ?
— Et alors ? rétorqua Rye avec défi. Il faut bien prendre des risques pour obtenir de l’avancement.
— À qui le dites-vous.
Je les escortai vers un coin tranquille, à côté d’une allumette géante entièrement fabriquée avec des morceaux du Parlement.
— Du moment que vous savez dans quoi vous vous embarquez. Qu’est-il arrivé à Moran et Sursis ?
— Ils ont été réaffectés, expliqua Bush.
— Vous voulez dire morts ?
— Non ! s’exclama-t-il, décontenancé. Je veux dire réa… O Seigneur ! C’est ça que ça signifie ?
Je soupirai. Ces deux-là n’allaient pas faire de vieux os.
— Vos prédécesseurs, camarades, sont morts tous les deux… et ceux d’avant aussi. Quatre agents disparus en moins d’une semaine. Et les notes de travail de Moran, où sont-elles ? Elles ont été détruites par accident ?
— Ne soyez pas ridicule ! rit Bush. Quand on les a récupérées, elles étaient parfaitement intactes ; c’est après qu’elles ont été placées dans la déchiqueteuse par un nouveau membre du personnel qui l’a confondue avec un photocopieur.
— Vous n’avez rien du tout pour mener votre enquête ?
— Sitôt qu’il a compris que c’était une déchiqueteuse, je… pardon, il l’a arrêtée, et nous nous sommes retrouvés avec ceci.
Il m’a tendu deux documents réduits à l’état de moignons. Le premier était une photo d’une jeune femme sortant d’un magasin, les bras chargés de paquets. Comme par hasard, son visage avait été détruit par la déchiqueteuse. Je retournai la photo. Au dos, quelqu’un avait crayonné : « A.H. quitte Dorothy Perkins après avoir fait ses courses avec une carte de crédit volée. »
— A.H. signifie Achéron Hadès, expliqua Bush d’un ton assuré. On a été autorisés à lire une partie de son dossier. Il est capable de mentir en pensée, parole et action.
— Je sais. C’est moi qui l’ai rédigé. Mais là, ce n’est pas Hadès. Achéron n’impressionne pas la pellicule.
— Alors qui recherche-t-on ? s’enquit Rye.
— Aucune idée. Qu’y a-t-il sur l’autre document ?
Ce n’était qu’une simple page écrite à la main où Moran avait consigné le résultat de leurs observations.
« … 9 h 34 : contact avec la cible aux soldes de Camp Hopson. 11 h 03 : pause jus de carotte et galette d’avoine – part sans payer. 11 h 48 : Dorothy Perkins. 12 h 57 : déjeuner. 14 h 45 : continue à faire les magasins. 17 h 20 : se dispute avec directeur de Tammy Girl pour une paire de jambières rendues. 17 h 45 : perte de contact. 21 h 03 : contact rétabli à la discothèque le HotBox. 23 h 02 : A.H. quitte le HotBox en compagnie d’un homme. 23 h 16 : perte de contact… »
J’abaissai la feuille.
— Ce n’est pas vraiment ce que je qualifierais d’actes de grand banditisme.
— C’est vrai, acquiesça Rye d’un air sombre.
— Quels sont vos ordres ?
— C’est top secret, annonça Bush qui commençait à assimiler les ficelles du métier juste quand il ne fallait pas.
— Ne pas vous lâcher d’une semelle, dit Rye qui, elle, comprenait la situation bien mieux que son collègue. Et envoyer un rapport au siège toutes les demi-heures par trois moyens différents.
— On vous utilise comme un appât vivant. Si j’étais vous, je prendrais mes jambes à mon cou et retournerais vite fait à OS-22 et 28.
— Et rater tout ça ? riposta Rye.
Elle remit ses lunettes noires ; avec ça, elle avait tout à fait la tête de l’emploi. OS-5 était la fonction la plus élevée à laquelle ils pourraient jamais accéder. Je leur souhaitais seulement de vivre assez longtemps pour en profiter.
Le vernissage se termina vers dix heures et demie. Je mis ma grand-mère, endormie et un peu pompette, dans un taxi. Saveloy essaya de m’embrasser, mais j’étais trop rapide pour lui, et Duchamp2924 réussit à vendre une installation nommée Au-dedans du Ça VII – dans un bocal, mariné. Zorf refusa de vendre ses tableaux à quiconque ne voyait pas ce qu’ils représentaient, mais il en fit cadeau aux Neandertals qui en avaient saisi le sens, arguant que le lien entre une peinture et son propriétaire ne devait pas être terni par une chose aussi bassement triviale que l’argent de l’homo sapiens. Le tuba aplati trouva également preneur ; l’acquéreur demanda à Joffy de le lui déposer à la maison et, s’il n’était pas là, de le glisser sous la porte. Je rentrai chez moi, après être passée chez maman pour récupérer Pickwick, qui n’était pas sortie du séchoir pendant tout le temps que j’étais à Osaka.
— Elle tenait à ce qu’on la nourrisse là-dedans, expliqua ma mère, et je ne te raconte pas les ennuis avec les autres dodos ! Tu en laisses entrer un, et tout le monde veut suivre.
Elle me remit l’œuf de Pickwick enveloppé dans un torchon. Pickwick elle-même sautillait sur place d’un air extrêmement contrarié, et je dus lui montrer l’œuf, histoire de la rassurer. Puis nous reprîmes la route, toujours à la même vitesse vertigineuse de trente kilomètres à l’heure ; une fois à la maison, l’œuf fut placé dans le placard à linge, et Pickwick se percha dessus, de fort méchante humeur : elle en avait assez d’être trimballée à droite et à gauche.