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Entretien avec le Chat
Le premier personnage que j’ai rencontré à la Jurifiction était le Chat du Cheshire, et ses apparitions sporadiques ont égayé les moments que j’ai passés là-bas. Il m’a donné beaucoup de conseils. Certains étaient bons, d’autres mauvais, et d’autres encore si incommensurablement incohérents que j’ai la tête qui tourne rien que d’y penser. Et pourtant, pendant tout ce temps, je n’ai jamais su son âge, ni d’où il venait ni où il disparaissait. C’était l’un des mystères mineurs de la Jurifiction.
THURSDAY NEXT
Chroniques de la Jurifiction
— Une visite ! s’exclama une voix derrière moi. Quelle délicieuse surprise !
Je me retournai et vis, à ma stupeur, un gros chat tigré au poil touffu perché sur l’étagère du haut. Il me fixait avec une sorte de démence bienveillante, et il était parfaitement immobile, à l’exception du bout de sa queue qui remuait de temps à autre. Je n’avais encore jamais eu affaire à un chat qui parle, mais, comme le disait mon père, les bonnes manières, ça ne mange pas de pain.
— Bonjour, monsieur le Chat.
Le Chat écarquilla les yeux, et son sourire s’évanouit. Il regarda à droite et à gauche, puis dit :
— Moi ?
J’étouffai un rire.
— Je n’en vois pas d’autre.
— Ah ! fit-il, me souriant à nouveau. C’est parce que vous souffrez d’une forme passagère de cécité envers les chats.
— C’est bien la première fois que j’entends parler de ça.
— C’est très courant, en fait, répliqua-t-il, désinvolte, en se léchant une patte et en la passant sur ses moustaches. Vous avez déjà entendu parler de la cécité verbale, quand on ne voit pas les balles ?
— Plutôt quand on ne peut pas lire, non ?
— C’est du pareil au même.
— Bon, admettons que je souffre de cécité aux chats, hasardai-je. Comment se fait-il alors que je vous voie, vous ?
— Si on changeait de sujet ? rétorqua le Chat, esquissant un geste circulaire de la patte. Que pensez-vous de cette bibliothèque ?
— C’est drôlement grand ici, murmurai-je en regardant autour de moi.
— Trois cents kilomètres dans chaque direction, dit le Chat négligemment en se mettant à ronronner. Vingt-six étages au-dessus du sol, vingt-six au-dessous.
— Vous devez avoir un exemplaire de chaque livre qui ait jamais été écrit, observai-je.
— Chaque livre qui sera jamais écrit, rectifia le Chat, plus quelques autres.
— Combien ?
— Ma foi, je n’ai pas compté, mais il y en a sûrement plus de douze.
Il sourit et cligna ses grands yeux verts. Soudain, je compris où je l’avais déjà vu.
— Vous êtes le Chat du Cheshire, n’est-ce pas ?
— J’étais le Chat du Cheshire, répondit-il d’un air légèrement accablé. Mais depuis qu’ils ont déplacé les frontières du comté, je suis devenu officiellement le Chat de l’Autorité Unitaire de Warrington, sauf que ça ne sonne pas pareil. Au fait, bienvenue à la Jurifiction. Ça va vous plaire ; tout le monde est complètement fou.
— Mais je n’ai nulle envie d’aller chez des fous, protestai-je avec indignation.
— Oh, vous ne sauriez faire autrement, dit le Chat. Nous sommes tous fous ici. Je suis fou. Vous êtes folle.
Je fis claquer mes doigts.
— Attendez une minute ! m’écriai-je. C’est la conversation que vous avez eue dans Alice au Pays des Merveilles, juste après que le bébé s’est transformé en cochon !
— Ah ! repartit le Chat, agacé, en battant de la queue. Vous croyez pouvoir écrire votre propre dialogue, hein ? J’en ai connu qui ont essayé : ce n’est pas joli à voir. Mais faites comme bon vous semble. Qui plus est, le bébé s’est transformé en pochon, et non en cochon.
— C’était bien un cochon, pourtant.
— Un pochon, répéta le Chat, obstiné. Je vais aller vérifier. Et vous aurez l’air maligne, tiens !
Sur ce, il disparut.
J’attendis, me demandant si j’allais découvrir des choses plus bizarres encore. Le temps de décider que non, ce n’était pas possible, le Chat commença à se matérialiser – la queue d’abord, puis le corps et, pour finir, la tête.
— Alors ?
— Bon, d’accord, grommela-t-il, c’était un cochon. J’ai des problèmes d’audition ; ça doit être tout ce poivre. L’un dans l’autre, j’ai failli oublier. Vous êtes nommée apprentie auprès de Miss Havisham.
— Miss Havisham ? Celle des Grandes Espérances1 ?
— Pourquoi, vous en connaissez une autre ? Tout se passera bien, vous verrez… à condition de ne pas parler du mariage.
— Je tâcherai de m’en souvenir. Attendez un peu… apprentie ?
— Mais oui. Arriver jusqu’ici n’est que la moitié de l’aventure. Si vous voulez entrer chez nous, il faut apprendre les ficelles. Pour le moment, vous ne savez que vous déplacer. En vous exerçant par vous-même, vous pourriez acquérir de la précision et pénétrer dans un livre à la page désirée. Mais si vous souhaitez vous plonger dans la conception de l’intrigue ou faire une excursion au-delà du texte sur la pochette d’un disque, vous allez devoir suivre une formation. Voyons, quand Miss Havisham en aura terminé avec vous, vous serez capable de visiter sans sourciller les premiers brouillons, les personnages supprimés ou les chapitres coupés qui ne veulent plus rien dire, ou en tout cas pas grand-chose. Qui sait, vous aurez peut-être un aperçu du cœur même du livre, du noyau d’énergie central qui tient tout le roman.
— Vous voulez dire le dos ? demandai-je, pas encore tout à fait dans le coup.
Le Chat agita la queue, exaspéré.
— Mais non, bécasse, l’idée, la notion, l’étincelle. Une fois que vous aurez posé les yeux sur le concept brut d’un livre, tout ce que vous aurez vu ou ressenti jusque-là vous paraîtra aussi passionnant qu’un tapis d’escalier. Essayez d’imaginer un peu : vous êtes assise dans l’herbe par une belle soirée d’été face à un magnifique coucher de soleil ; l’air résonne d’une musique qui vous va droit au cœur, et vous avez un livre merveilleux dans les mains. Vous y êtes ?
— Je crois que oui.
— O.K., imaginez maintenant une grosse soucoupe de crème tiède devant vous et apprêtez-vous à la laper lentement, jusqu’à ce que vos moustaches soient complètement trempées.
Le Chat du Cheshire frissonna voluptueusement.
— Si vous faites tout cela et que vous le multipliez par mille, alors peut-être, je dis bien peut-être, vous aurez une idée de ce dont je parle.
— Je peux passer la crème ?
— Comme vous voudrez. C’est votre rêve, après tout.
Et, avec un tressaillement de queue, le Chat s’évanouit dans les airs. Je me tournai pour explorer mon environnement ; à ma surprise, le Chat du Cheshire était assis sur une étagère à l’autre bout du couloir.
— Vous me semblez un peu vieille pour une apprentie, poursuivit-il en repliant ses pattes et me contemplant avec une intensité troublante. Ça fait presque vingt ans qu’on vous attend. Qu’avez-vous donc fabriqué ?
— Je… je… ne savais pas que je pouvais faire ça.
— Dites plutôt que vous saviez que vous ne pouviez pas… ce qui n’est pas du tout pareil. La question est : Pensez-vous avoir ce qu’il faut pour nous être utile ici, à la Jurifiction ?
— Aucune idée, répondis-je en toute sincérité, en me raccrochant cependant à l’espoir que c’était mon unique chance de revoir Landen un jour.
Mais puisque je ne voyais pas pourquoi il serait le seul à poser des questions, je demandai :
— Et vous, vous faites quoi ?
— Moi, déclara le Chat fièrement, je suis le bibliothécaire.
— C’est vous qui gérez tous ces livres ?
— Absolument. Vous pouvez m’interroger sur n’importe quoi.
— Jane Eyre.
Tout ce que je voulais savoir, c’était son emplacement, mais je me rendis compte en écoutant le Chat qu’un bibliothécaire d’ici était très différent de ce que j’avais connu chez moi.
— Classé 728e œuvre de fiction la plus populaire, récita-t-il à la façon d’un perroquet. Nombre total de lecteurs : 82 581 430 à ce jour. Nombre de lectures en cours : 829 321 – dont 1 421 à l’instant où je vous parle. C’est un bon chiffre, sans doute parce que le livre a récemment fait les gros titres de l’actualité.
— Et quel est le livre le plus lu ?
— Jusqu’à présent ou en général, de tous les temps ?
— De tous les temps.
Le Chat réfléchit un moment.
— Parmi les romans, le plus lu est Mort d’une pie moqueuse de Harper Lee. Pas seulement parce que c’est un sacré bon bouquin, mais parce que de tous les grands classiques vertébrés, c’est le seul qui ait été bien traduit en arthropode. Et si vous arrivez à percer sur le marché des homards – pardon pour le calembour –, vous êtes assuré d’ici un milliard d’années de réaliser un gros chiffre de ventes. Le titre arthropode est tlkîltlilkîxlkilkïkxlklï ou, traduit mot à mot, Le Passé inexistant de l’ange de mer. Atticus Finch est un homard nommé Tklîkï, et il défend un limule appelé Klikïflik.
— Et par rapport à l’original, ça donne quoi ?
— Ce n’est pas trop mal, même si la scène avec les crevettes est un peu pénible. C’est aussi le lectorat crustacé qui a fait le succès de Daphne Farquitt.
— Daphne Farquitt ? répétai-je, étonnée. Mais ses livres sont à vomir !
— Pour nous seulement. Les arthropodes hautement évolués l’idolâtrent jusqu’à la folie. Écoutez, je ne suis pas un fan de Farquitt, mais son mélo à quatre sous, Le Seigneur des Hautes-Bourbes, a déclenché l’une des guerres les plus sanglantes, les plus meurtrières, les plus brise-carapaces que la terre ait jamais connue.
Je commençais à perdre le fil de cette conversation.
— Donc, tous ces livres sont sous votre responsabilité ?
— En effet, répondit le Chat d’un ton léger.
— Et si je veux entrer dans un livre, il suffirait que je le prenne et que je le lise ?
— Ce n’est pas aussi simple. Vous ne pouvez entrer dans un livre que si quelqu’un d’autre a déjà réussi à y accéder et qu’il est ressorti par la bibliothèque. Chaque livre, vous le remarquerez, est relié en rouge ou en vert. Vert pour allez-y, rouge pour stop. C’est facile, en fait… vous n’êtes pas daltonienne, au moins ?
— Non. Bon, alors si je voulais entrer dans… je ne sais pas, moi, prenons un titre au hasard… Le Corbeau…
Mais en m’entendant, le Chat eut un mouvement de recul.
— Il y a des endroits qu’on ne devrait pas fréquenter ! murmura-t-il sur un ton de reproche en battant de la queue. Edgar Allan Poe en fait partie. Ses livres ne sont pas fixes ; ils sont empreints d’une certaine étrangeté. Comme le reste de la littérature gothique, d’ailleurs : Sade, mais aussi Webster, Wheatley et King. Allez là-bas et vous n’en reviendrez peut-être jamais ; ils ont une façon de vous engluer dans l’histoire telle que vous vous retrouvez coincé à votre insu. Tenez, je vais vous montrer quelque chose.
Et voilà que soudain nous étions dans un vaste et sonore vestibule, avec d’immenses colonnes doriques qui soutenaient un plafond haut et voûté. Le sol et les murs, en marbre rouge foncé, me firent penser au hall d’entrée d’un vieil hôtel… en quarante fois plus grand. Il y avait là assez de place pour garer un dirigeable et organiser en même temps une course aérienne. Un tapis rouge menait aux massives portes d’entrée, et les ornements en bronze brillaient comme de l’or.
— C’est ici que nous honorons nos amis boujeumés2, dit le Chat à voix basse.
Il pointa la patte en direction d’un imposant monument de granité, de la taille de deux voitures retournées. On aurait dit un gros livre, ouvert au milieu, avec une silhouette pénétrant dans la page de gauche et se couvrant de texte au fur et à mesure qu’elle avançait. La page d’en face comportait des rangées de noms. Un maçon était en train d’en graver délicatement un nouveau, à l’aide d’un burin et d’un maillet. Il souleva respectueusement son chapeau et se remit au travail.
— Ce sont les agents secrets du contre-espionnage de la prose effacés ou disparus en mission, expliqua le Chat, perché au sommet du monument. Nous appelons cela le Boujeumorial.
Je désignai un nom sur la page de droite.
— Ambrose Bierce était un agent de la Jurifiction ?
— Un des meilleurs. Cher, cher Ambrose ! Un prosateur de génie, mais un peu trop impétueux. Il est allé – seul – dans La Vie littéraire de Thingum Bob, une nouvelle de Poe qui, à première vue, ne recelait aucun danger.
Le Chat soupira avant de continuer :
— Il cherchait à pénétrer par la petite porte dans les poèmes de Poe. Nous savons qu’on peut passer de Thingum Bob dans Le Chat noir par le biais d’un verbe instable au troisième paragraphe, et du Chat noir à La Chute de la maison Usher en louant simplement un cheval aux écuries de Nicée ; à partir de là, il espérait utiliser le poème à l’intérieur d’Usher, Le Palais hanté, comme tremplin pour accéder au reste de l’œuvre poétique de Poe.
— Et qu’est-il arrivé ?
— On n’a plus jamais entendu parler de lui. Deux collègues textplorateurs sont partis à sa recherche. L’un a perdu son souffle, et l’autre, ce pauvre Achab, a complètement disjoncté – il s’est cru poursuivi par une baleine blanche. Nous pensons qu’Ambrose a été soit emmuré avec une barrique d’amontillado, soit enterré vivant, soit qu’il a subi un autre sort innommable. Et il a été décidé de classer Poe en zone interdite.
— Alors, Antoine de Saint-Exupéry a disparu en mission, lui aussi ?
— Pas du tout, il s’est écrasé lors d’une sortie de reconnaissance.
— C’est une mort tragique.
— Et comment, rétorqua le Chat. Il me devait quarante francs et il m’avait promis de m’apprendre à jouer Debussy au piano uniquement avec des oranges.
— Des oranges ?
— Des oranges. Bon, allez, je vous laisse. Miss Havisham vous mettra au courant. Retournez par cette porte-là dans la bibliothèque, prenez l’ascenseur jusqu’au quatrième étage, première à droite, et les livres seront à une centaine de mètres sur votre gauche. Les Grandes Espérances est relié en vert, il ne devrait donc y avoir aucun problème.
— Merci.
— Mais de rien.
Et, avec un geste de la patte, le Chat commença à s’évanouir, tout doucement, à partir du bout de la queue. Il eut tout juste le temps de me demander de lui rapporter des boîtes de Grosminet au thon la prochaine fois que je rentrerais chez moi, avant de disparaître complètement. Je me retrouvai seule devant le Boujeumorial. Le toc-toc discret du maillet résonnait sous les hauteurs majestueuses du vestibule de la bibliothèque.
J’empruntai l’escalier de marbre et m’engouffrai dans l’un des ascenseurs en fer forgé ; puis je longeai le couloir jusqu’à ce que je tombe sur les étagères avec les romans de Dickens. Il y avait, notai-je, vingt-neuf éditions différentes des Grandes Espérances, depuis le premier brouillon jusqu’à l’édition finale personnellement revue par l’auteur. Je sortis le volume le plus récent, l’ouvris au chapitre un et entendis le bruissement du vent dans les arbres. Tandis que je le feuilletais, les sons changeaient d’une scène à l’autre, d’une page à l’autre. Je repérai la première mention de Miss Havisham, trouvai le bon endroit pour commencer et me mis à lire tout haut, m’efforçant de faire vivre les mots. Car ils étaient bel et bien vivants.