14
Le Gravitube™
D’ici la fin de la décennie, nous nous proposons de créer un système de transport qui permettrait à un homme ou une femme d’effectuer un aller-retour New York-Tokyo en l’espace de deux heures…
JOHN F. KENNEDY, PRÉSIDENT DES ÉTATS-UNIS
Comme transports en commun à l’échelle planétaire il y eut tout d’abord les chemins de fer et les dirigeables. Le chemin de fer était rapide et pratique, mais ne permettait pas de traverser les océans. Les dirigeables pouvaient couvrir de plus grandes distances, mais ils étaient lents et sujets à des retards dus aux conditions météorologiques. Dans les années cinquante, il fallait compter une dizaine de jours pour se rendre en Australie ou en Nouvelle-Zélande. En 1960, une nouvelle forme de transport vit le jour : le Gravitube. Il promettait de vous conduire dans les délais prévus à n’importe quel point du globe. Quelle que fût la destination – Auckland, Rome ou Los Angeles –, la durée du voyage était la même : un peu plus de quarante minutes. Ce fut sans doute le plus grand exploit du génie civil que l’humanité eût jamais accompli.
VINCENT
DOTT
Le Gravitube : la dixième merveille
du monde
Pickwick tint à couver son œuf pendant tout le trajet jusque chez ma mère, émettant des plock nerveux dès que je dépassais trente kilomètres à l’heure. Je lui confectionnai un nid dans le placard-séchoir et la laissai s’affairer autour de son œuf, pendant que les autres dodos se dévissaient le cou derrière la fenêtre pour voir ce qui se passait. Le temps que maman me prépare un sandwich, je téléphonai à Bowden.
— Vous allez bien ? demanda-t-il. Votre téléphone était décroché !
— Ça va, Bowden. Quoi de neuf au bureau ?
— Tout le monde est au courant.
— Pour Landen ?
— Pour Cardenio. Quelqu’un a vendu la mèche à la presse. Vole Towers est assiégé par les équipes de télévision, à l’heure où je vous parle. Lord Volescamper a engueulé Victor parce qu’il croit que c’est nous.
— Ce n’est pas moi, en tout cas.
— Ni moi. Volescamper a déjà refusé une offre de cinquante millions de livres sterling ; tous les producteurs de la planète brûlent d’acheter les droits pour la première représentation. Au fait, sachez une chose : vous avez été lavée de tout soupçon par OS-1. Dans la mesure où Finnhal a été abattu par les tireurs de OS-14 hier matin, ils pensent que vous aviez peut-être raison.
— Comme c’est magnanime de leur part. Est-ce à dire que mon congé est terminé ?
— Victor aimerait vous voir le plus rapidement possible.
— Dites-lui que je suis malade. Je pars à Osaka.
— Pour quoi faire ?
— Mieux vaut ne pas savoir. Je vous appellerai.
Je reposai le combiné, et maman me servit des toasts au fromage avec une tasse de thé. Elle s’assit à l’autre bout de la table et feuilleta un numéro écorné de Taupe Model, celui qui parlait de moi.
— Tu as des nouvelles de Mycroft et Polly, maman ?
— J’ai eu une carte de Londres disant qu’ils allaient bien, mais qu’ils avaient besoin d’un pot de piccalilli et d’une clé dynamométrique. J’ai déposé tout ça à l’atelier de Mycroft, et ils ont disparu dans l’après-midi.
— Maman ?
— Oui ?
— Tu le vois souvent, papa ?
Elle sourit.
— Presque tous les matins. Il passe me dire bonjour. Parfois même, je lui prépare un casse-croûte…
Elle fut interrompue par un rugissement qui n’était pas sans rappeler un millier de tubas jouant à l’unisson. Le bruit se répercuta à travers la maison et fit trembler les tasses dans le vaisselier.
— Oh, mince ! s’exclama-t-elle. Encore les mammouths !
Et elle sortit en trombe.
C’était bien un mammouth, en chair et en os. Couvert de poils bruns et drus, aussi gros qu’un tank, il avait franchi le mur du jardin et reniflait la glycine d’un air méfiant.
— Va-t’en d’ici ! glapit maman, cherchant des yeux une arme quelconque.
Les dodos s’étaient sagement réfugiés derrière la remise. Abandonnant la glycine, l’animal gratta délicatement le sol du potager avec une longue défense incurvée, puis cueillit les légumes avec sa trompe, les enfourna dans sa bouche et mastiqua, lentement et ostensiblement. Les yeux exorbités de rage, maman était au bord de l’apoplexie.
— C’est la deuxième fois que ça arrive ! hurla-t-elle. Sors de mes hortensias, espèce de… de… chose !
Sans se préoccuper d’elle, le mammouth vida d’un trait tout le contenu de l’étang ornemental et piétina gauchement le mobilier de jardin.
— Une arme, déclara ma mère. Il me faut une arme. J’ai sué sang et eau pour entretenir ce jardin, et ce n’est pas un herbivore réactivé qui va en faire son quatre heures !
Elle s’engouffra dans la remise et reparut avec un balai à la main. Mais le mammouth n’avait pas grand-chose à craindre, même de ma mère. Avec ses cinq tonnes, il avait l’habitude de n’en faire qu’à sa tête. La seule bonne nouvelle, c’était qu’on n’avait pas affaire à tout le troupeau.
— Allez, ouste ! cria maman, levant le balai pour l’abattre sur l’arrière-train de l’animal.
— Ne bougez pas ! fit une voix forte.
Nous fîmes volte-face. Un homme en costume de safari avait sauté par-dessus le mur et accourait vers nous.
— Agent Durrell, OS-13, annonça-t-il, hors d’haleine, montrant son insigne à ma mère. Fessez le mammouth et vous serez en état d’arrestation.
Maman retourna sa fureur contre l’agent des OpSpecs.
— Comme ça, il boulotte mon jardin, et je suis censée ne rien faire ?
— Elle s’appelle Bouton d’Or, rectifia Durrell. Le reste du troupeau est parti à l’ouest de Swindon comme prévu, mais notre Bouton d’Or, elle est un peu rêveuse. Vous ne faites rien, en effet. Les mammouths sont une espèce protégée.
— Franchement ! dit ma mère, indignée. Si vous faisiez votre travail correctement, des honnêtes citoyens comme moi pourraient conserver leur jardin !
Le jardin, autrefois verdoyant, semblait avoir subi un bombardement. Bouton d’Or, sa panse volumineuse remplie de légumes du potager, enjamba le mur et se frotta à un réverbère qui se cassa comme une vulgaire brindille. Le pied atterrit lourdement sur le toit d’une auto dont le pare-brise vola en éclats. Bouton d’Or lâcha un barrissement tonitruant qui déclencha plusieurs alarmes de voiture, et au loin, un écho lui répondit. Elle s’arrêta, dressa l’oreille, puis s’en fut d’un pas alerte le long de la chaussée.
— Il faut que j’y aille, déclara Durrell, tendant une carte à maman. En appelant à ce numéro, vous pouvez réclamer des dommages et intérêts. Profitez-en pour demander notre brochure gratuite « Rendez votre jardin moins appétissant pour les proboscidiens ». Bonne fin de journée !
Il souleva son chapeau et franchit le mur pour rejoindre son coéquipier qui venait d’arriver au volant d’une Land Rover. Bouton d’Or lança un autre appel, et la Land Rover démarra sur les chapeaux de roues, nous laissant ma mère et moi au milieu du jardin dévasté. Les dodos, sentant que le danger était passé, émergèrent de derrière la remise et entreprirent de gratter la terre labourée.
— C’est peut-être le moment d’opter pour un jardin japonais, soupira maman en lâchant le manche du balai. La régénération ! Jusqu’où vont-ils aller ? Il paraît qu’il y a un gastornis sauvage qui vit dans la forêt.
— C’est une légende urbaine, la rassurai-je tandis qu’elle commençait à nettoyer le jardin.
Je consultai ma montre. Il ne fallait pas que je traîne, si je voulais être ce soir à Osaka.
Je pris le train jusqu’à la gare internationale de Saknussum située à l’ouest de Londres. Là, je me frayai un passage dans le hall des départs et étudiai le tableau horaire. Le prochain plongeon longue distance pour Sydney était dans une heure. J’achetai un billet, me rendis à la hâte à l’enregistrement des bagages et me farcis pendant dix minutes la kyrielle de questions ineptes dans le cadre de la lutte antiterroriste.
— Je n’ai pas de sac, expliquai-je.
L’employée me regarda bizarrement. J’ajoutai donc :
— Enfin, j’en avais un, mais vous l’avez perdu la dernière fois que j’ai pris le Gravitube. En fait, je crois que je n’ai encore jamais récupéré mes bagages à l’arrivée.
Elle réfléchit un moment, puis demanda :
— Si vous aviez eu un sac que vous auriez préparé vous-même, et que vous n’auriez pas laissé sans surveillance, aurait-il pu contenir un des objets ci-dessous ?
Elle me montra une liste d’articles prohibés, et je secouai la tête.
— Désirez-vous un repas à bord ?
— Quel est mon choix ?
— Oui ou non.
— Non.
Elle aborda le point suivant de son questionnaire.
— À côté de qui préférez-vous être placée ?
— Une bonne sœur ou une mémé tricot, si possible.
— Hmm, fit la fille en scrutant la liste de passagers. Les bonnes sœurs, les mémés et les hommes intelligents et pas dragueurs sont déjà tous pris. Il reste le technopédant, l’avocat, l’ivrogne pleurnichard ou le bébé qui passe son temps à vomir.
— Le techno-pédant et l’avocat, alors.
Elle me marqua sur le plan.
— Il y aura un léger décalage dans la réception de l’excuse pour le retard du plongeon de Sydney, Miss Next. La raison de ce décalage n’a pas encore été établie.
Une collègue vint alors lui murmurer quelque chose à l’oreille.
— On vient de m’informer que la raison de l’excuse pour le retard a été retardée à son tour. Dès que nous aurons déterminé la cause de ce retard, nous vous en avertirons… conformément aux directives gouvernementales. Si la vitesse de la production de l’excuse ne vous convient pas, on vous rembourse 1 % du prix de votre billet. Bon plongeon.
Je reçus ma carte d’embarquement avec l’instruction de me rendre à la porte indiquée, une fois que le plongeon serait annoncé. Je remerciai l’employée, allai me chercher un café et un paquet de gâteaux et m’installai dans un siège. Le Gravitube semblait souffrir de retards chroniques. Tout autour de moi, les passagers avaient l’air de s’ennuyer ferme en attendant le départ. En principe, un plongeon, ça prenait moins d’une heure, indépendamment de la destination, mais malgré la mise au point d’un plongeon accéléré de vingt minutes vers les antipodes, on perdait toujours quatre heures d’un côté comme de l’autre, à attendre les bagages, la douane et Dieu sait quoi encore.
Le haut-parleur revint à la vie.
— Votre attention, s’il vous plaît. Les passagers du plongeon de 11 h 04 à destination de Sydney seront contents d’apprendre que le retard a été dû à un trop grand nombre d’excuses produites par la fabrique d’excuses de la compagnie du Gravitube. En conséquence, nous sommes heureux d’annoncer que, l’excédent d’excuses ayant été épongé, l’embarquement pour le plongeon de 11 h 04 à destination de Sydney aura lieu porte six.
Je terminai mon café et suivis le troupeau vers la navette prête à nous accueillir. J’avais déjà pris le Gravitube, mais jamais pour un plongeon longue distance. Mon récent tour du monde, je l’avais fait par Mantellic, qui ressemble davantage à un train. Je franchis le contrôle des passeports, montai dans la navette et fus conduite à ma place par une hôtesse dont le sourire figé me rappela les compétitions de natation synchronisée. Je m’assis à côté d’un homme avec une tignasse brune, absorbé dans la lecture du magazine Les Histoires Extraordinaires.
— Bonjour, dit-il d’une voix monocorde. C’est votre premier plongeon longue distance ?
— Oui.
— C’est mieux que n’importe quel grand huit, énonça-t-il d’un ton catégorique avant de replonger dans son magazine.
Pendant que je bouclais ma ceinture, un homme de haute taille vêtu d’un ample costume à carreaux vint s’asseoir à côté de moi. Âgé d’une quarantaine d’années, il arborait une belle moustache rousse et un œillet à la boutonnière.
— Bonjour, Thursday, fit-il d’une voix amicale en me tendant la main. Permettez-moi de me présenter : Sassan LeRoussi.
J’ouvris de grands yeux, et il rit.
— Il fallait qu’on ait un peu de temps pour parler, et je n’ai encore jamais pris cet engin-là. Comment ça marche ?
— Le Gravitube ? C’est un tunnel qui passe par le centre de la Terre. On tombe en chute libre jusqu’à Sydney. Mais… mais… comment avez-vous fait pour me retrouver ?
— La Jurifiction a des yeux et des oreilles partout, Miss Next.
— Parlez-moi normalement, LeRoussi… ou vous risquez d’avoir affaire à la cliente la plus difficile de toute votre carrière.
Il me considéra avec intérêt tandis que l’hôtesse psalmodiait les consignes de sécurité, précisant que l’accès aux toilettes n’était possible qu’avec le retour de la gravité à 40 %.
— Vous êtes dans les OpSpecs, n’est-ce pas ? demanda LeRoussi, une fois que tout le monde fut confortablement installé et que les bagages à main furent placés dans des sacs dotés d’une fermeture éclair.
Je hochai la tête.
— La Jurifiction est une agence interne aux romans, et son rôle est de préserver l’intégrité des œuvres de fiction populaires. Le mot imprimé peut vous paraître solide, mais là d’où je viens, l’expression « caractère mobile » est infiniment plus lourde de sens.
— La fin de Jane Eyre, murmurai-je, comprenant soudain de quoi il retournait. Je l’ai changée, c’est bien ça ?
— J’en ai peur, acquiesça LeRoussi, mais ne l’avouez à personne, sauf à moi. C’est la plus grosse infraction à la fiction commise vis-à-vis d’une œuvre littéraire majeure depuis que quelqu’un a semé la zizanie dans La Gloire aux comités de Thackeray, à un point tel que nous avons été obligés de l’effacer dans son intégralité.
— Le départ est prévu dans deux minutes, annonça une voix dans le haut-parleur. Tous les passagers sont priés de regagner leurs places, d’attacher leur ceinture et de s’assurer que les enfants en bas âge sont bien harnachés.
— Et maintenant, que se passe-t-il ? demanda LeRoussi.
— Vous ne connaissez vraiment pas le Gravitube ?
Il jeta un coup d’œil autour de lui et baissa le ton.
— Je me sens un peu dépaysé dans votre monde, Miss Next. Je viens d’un univers d’imperméables et d’ombres profondes, d’intrigues alambiquées, de témoins effrayés, de parrains de la mafia, de filles à gangsters, de bars miteux et de dénouements spectaculaires six pages avant la fin.
Je devais avoir l’air ahurie car, baissant encore la voix, il siffla :
— Je suis un personnage de fiction, Miss Next. L’un des deux héros de la série policière Perkins et LeRoussi. Vous m’avez lu, je pense ?
— Hélas, non.
— C’est une série à tirage limité, soupira-t-il, mais on a eu de bons échos dans le Digest du Roman policier. J’ai été décrit comme un « personnage drôle et bien étoffé… avec quelques répliques mémorables. » La Taupe nous a mis sur sa liste des « Lectures de la semaine ». Krapo a été moins enthousiaste… mais après tout, qui s’intéresse aux critiques ?
— Vous êtes un personnage fictif ? dis-je finalement.
— Gardez ça pour vous, hein ! Bon, alors, le Gravitube ?
— Eh bien, répondis-je, rassemblant mes idées, dans quelques minutes, la navette va entrer dans le sas pour subir la dépressurisation.
— La dépressurisation ? Pour quoi faire ?
— Pour un voyage sans encombre. On échappe à la résistance de l’air – et un puissant champ magnétique nous évite de frôler les parois. Ensuite, c’est la chute libre sur treize mille kilomètres jusqu’à Sydney.
— Toutes les villes sont donc reliées entre elles ?
— Non, seulement Londres et New York avec Sydney et Tokyo. Si vous voulez aller de Buenos Aires à Auckland, vous devez d’abord prendre le Mantellic jusqu’à Miami, puis changer pour New York, embarquer dans le Gravitube de Sydney et reprendre un Mantellic jusqu’à Auckland.
— Et ça circule à quelle vitesse ? s’enquit LeRoussi avec une pointe d’appréhension.
— La vitesse maximum est de vingt-deux mille kilomètres à l’heure, répliqua mon voisin de derrière son magazine. Nous allons tomber avec une célérité croissante, mais une accélération décroissante jusqu’au centre de la Terre, stade auquel nous serons parvenus à notre célérité maximale. À partir de là, notre célérité va décroître jusqu’à notre arrivée à Sydney, où elle aura atteint le point zéro.
— Et c’est sans risque ?
— Tout à fait, le rassurai-je.
— Et s’il y a une autre navette qui arrive en sens inverse ?
— Impossible. Il n’y a qu’une seule navette par tube.
— Ce que vous dites est vrai, renchérit mon pédantesque voisin. Le danger pourrait provenir uniquement d’une défaillance du système de contrôle magnétique qui empêche le tube céramique, et nous avec, de fondre dans le noyau liquide de la Terre.
— Ne l’écoutez pas, LeRoussi.
— Est-ce probable ? demanda l’avocat.
— Ça n’est encore jamais arrivé, rétorqua l’autre lugubrement, et de toute façon, on ne nous le dirait pas.
LeRoussi rumina cette réponse pendant quelques instants.
— Dix secondes, annonça le haut-parleur.
Tout le monde dans la cabine se tut, entamant inconsciemment le compte à rebours. Le plongeon lui-même rappelait un peu le fait de franchir à toute allure un pont en dos d’âne, mais l’inconfort du départ – ponctué par les grognements des passagers – céda la place à une étrange et curieusement réjouissante sensation d’apesanteur. Bon nombre de gens voyagent en Gravitube pour cette raison seulement. Je me tournai vers LeRoussi.
— Ça va ?
Il hocha la tête et réussit à esquisser un pâle sourire.
— C’est un peu… bizarre, fit-il enfin en regardant sa cravate flotter devant ses yeux.
— Alors comme ça, je suis accusée d’infraction à la fiction ?
— Infraction à la fiction classe II, rectifia LeRoussi, déglutissant avec effort. Ce n’est pas comme si vous aviez agi avec préméditation. Même si on pouvait arguer de manière convaincante que vous avez amélioré la trame de Jane Eyre, il n’est pas possible d’échapper à une action en justice. Vous imaginez des gens faisant irruption dans Les Quatre Filles du Dr March pour essayer de sauver Beth ?
— Et pourquoi pas ?
— C’est hors de question. Pourtant, ce ne sont pas les tentatives qui manquent. Quand vous serez devant le juge, niez tout en bloc et jouez les imbéciles. Je m’efforce de faire ajourner le procès en raison du fort soutien du lectorat.
— Et ça va marcher ?
— Ç’a marché la fois où Falstaff est passé illégalement dans Les Joyeuses Commères de Windsor pour arranger l’histoire à sa sauce. Nous pensions qu’on le renverrait manu militari dans Henri IV, 2e partie. Mais non, son acte a été approuvé. Le juge était amateur d’opéra : ceci explique peut-être cela. Il n’y a pas eu d’opéra écrit sur vous par Verdi ou Vaughan Williams, eh ?
— Non.
— Dommage.
Le sentiment d’apesanteur ne dura pas longtemps. La décélération progressive nous rendit notre poids en douceur. À 40 % de la gravité normale, les voyants de bord s’éteignirent ; nous avions maintenant le droit de circuler dans la cabine.
Le techno-pédant à ma droite revint à l’attaque.
— … mais le plus beau dans tout ça, c’est la simplicité même du Gravitube, entonna-t-il. Puisque la force gravitationnelle reste invariable quelle que soit l’inclinaison du tunnel, le trajet jusqu’à Tokyo prendra autant de temps que celui jusqu’à New York… et il en serait de même pour Carlisle, s’il n’était pas plus rationnel d’utiliser le chemin de fer. Remarquez, poursuivit-il, si on pouvait recourir à un système d’induction des ondes pour maintenir l’accélération jusqu’à l’autre bout de l’écorce terrestre, on dépasserait les onze kilomètres à la seconde qui équivalent à la vitesse de libération.
— Bientôt, vous me direz qu’on va aller sur la lune, rétorquai-je.
— C’est déjà fait, chuchota mon voisin d’un air de conspirateur. Le gouvernement a construit une base secrète sur la face cachée de la lune, où des émetteurs contrôlent nos actes et pensées depuis le sommet de l’Empire State Building grâce aux communications interstellaires de formes de vie extraterrestres qui cherchent à dominer le monde avec l’accord explicite du groupe Goliath et d’une cabale de dirigeants mondiaux connue sous le nom de SPORK.
— Sans parler du gastornis qui vit dans la forêt, ajoutai-je.
— Comment le savez-vous ?
Je ne pris pas la peine de répondre et, trente-huit minutes seulement après notre départ de Londres, nous débarquions délicatement à Sydney. Un très léger déclic se fit entendre lorsque les verrous magnétiques se refermèrent sur la navette pour l’empêcher de retomber en arrière. Une fois les voyants de sécurité éteints et le sas pressurisé, nous gagnâmes la sortie, fuyant le technopédant qui tentait d’expliquer autour de lui que le groupe Goliath était responsable de l’épidémie de variole.
LeRoussi, qui semblait avoir pris un plaisir sincère à ce voyage, m’accompagna à la livraison des bagages, consulta sa montre et dit :
— Eh bien, voilà. Merci pour la compagnie. Il faut que j’aille défendre Tess pour la énième fois. Dans la première version du roman de Hardy, elle doit s’en tirer. Vous-même, essayez donc de trouver des circonstances atténuantes à vos actes. Si vous n’y arrivez pas, tâchez d’inventer un gros bobard. Plus c’est gros, mieux c’est.
— C’est ça, votre meilleur conseil ? Me parjurer ?
Il toussota poliment.
— Un avocat avisé a plus d’une corde à son arc, Miss Next. Ils ont convaincu Mrs. Fairfax et Grace Poole de témoigner contre vous. Ça ne se présente pas très bien, mais une cause n’est jamais perdue tant qu’elle n’est pas perdue. On disait que je n’arriverais pas à faire relaxer Henri V quand il avait ordonné le massacre de prisonniers de guerre français, mais j’y suis parvenu… idem quand Max de Winter a été accusé de meurtre. Personne ne s’attendait à ce qu’il s’en sorte. Personne. Tiens, au fait, pourriez-vous remettre cette lettre à notre ravissante petite Flakk ? Je vous en serais éternellement reconnaissant.
Il me tendit une lettre froissée de sa poche et tourna les talons.
— Attendez ! l’interpellai-je. C’est quand et où, l’audience ?
— Je ne vous l’ai pas dit ? Désolé. La partie civile a choisi le juge d’instruction du Procès de Kafka. Je n’y suis pour rien, croyez-moi. Demain, 9 h 25. Vous parlez l’allemand ?
— Non.
— Dans ce cas, on veillera à ce que ce soit une traduction anglaise. Présentez-vous à la fin du chapitre deux : nous passons après Herr K. Rappelez-vous ce que je vous ai dit. Allez, à demain !
Et il disparut avant que je lui demande comment diable j’allais pouvoir pénétrer dans le chef-d’œuvre kafkaïen de l’inextricable et frustrante bureaucratie.
Une demi-heure plus tard, je montai dans le Mantellic à destination de Tokyo. Il était presque vide, et je sautai dans un aérotrain en direction d’Osaka, arrivant dans le quartier des affaires à une heure du matin, quatre heures après avoir quitté Saknussum. Je pris une chambre d’hôtel et passai la nuit assise, à contempler les lumières scintillantes et à penser à Landen.