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Le Adrian Lush Show

Chiffres de l’Audimat pour les principales chaînes de télévision anglaises, septembre 1985

KRAPO
Adrian Lush Show (mercredi) (talk-show) 16 428 316
Adrian Lush Show (lundi) (talk-show) 16 034 921
Bonzo le Chien Prodige (thriller canin) 15 975 462
TAUPE TV
Kézako Quiz (jeu de questions-réponses avec une somme d’argent à gagner) 15 320 340
65 rue Morse (série télévisée, 3 352e épisode) 14 315 902
Les psychotiques graves débattent en direct à la télévision (talk-show) 11 065 611
CHOUETTE VISION
Will Marlowe ou Kit Shakespeare ? (jeu littéraire) 13 591 203
Les revoir encore une fois ! (émission consacrée à l’extinction à l’envers) 2 321 820
GOLIATH CÂBLE (chaînes 1 à 32)
C’est qui, le menteur ? (divertissement d’entreprise) 428
Du berceau à la bière : Goliath. Tout ce dont vous aurez jamais besoin. (Publireportage) 9 (à confirmer)
CANAL NEANDERTAL 4
Votre outil électrique en direct 9 032
Raconte-moi une histoire (spécial Jane Eyre) 7 219

WARWICK FRIDGE

La Guerre de l’Audimat

Je n’avais pas demandé à être une célébrité. Jamais je n’avais eu l’intention de paraître dans le Adrian Lush Show. Et que les choses soient bien claires une bonne fois pour toutes : il faudrait que le monde frise une destruction imminente pour que j’accepte de faire un truc débile genre Entraînons-nous avec Thursday Next en vidéo.

Amusant au début, le battage autour de la réécriture de Jane Eyre avait rapidement fini par me lasser. Je fus heureuse de poser pour des séances photo, j’acceptai les interviews dans la presse, participai non sans hésitation à L’Odeur que vous emporteriez dans une île déserte et échappai avec soulagement au ridicule du Kézako Quiz spécial célébrités. Le public, fasciné par la notoriété, avait voulu tout savoir de moi à la suite de mon incursion dans les pages de Jane Eyre, et comme le Service des Opérations Spéciales jouit d’une réputation à la hauteur de celle de Vlad l’Empaleur, les grands pontes crurent utile de se servir de moi pour redorer leur blason défaillant. Bonne fille, je fis le tour de la planète pour prendre part à des signatures, des inaugurations de bibliothèques, des débats et des interviews. Avec toujours les mêmes questions, les mêmes réponses estampillées OpSpecs. Ouvertures de supermarchés, dîners littéraires, foires aux livres. Je rencontrai même l’actrice Lola Vavoum qui m’assura qu’elle adorerait jouer mon rôle dans un film. C’était fatigant, mais surtout… surtout fastidieux. Pour la première fois de ma carrière chez les détectives littéraires, je rêvais de retourner à Milton et à l’authentification de ses œuvres.

Dès la fin de ma tournée, je pris une semaine de congé pour que Landen et moi puissions consacrer un peu de temps à notre vie conjugale. Je déménageai toutes mes affaires chez lui, déplaçai ses meubles, ajoutai mes livres aux siens et présentai à mon dodo, Pickwick, son nouveau foyer. Landen et moi divisâmes cérémonieusement la penderie en deux, décidâmes de partager le tiroir à chaussettes, puis nous disputâmes pour savoir qui allait dormir côté mur. Nous eûmes de longues et délicieusement futiles conversations sur la pluie et le beau temps, promenâmes Pickwick dans le parc, sortîmes dîner, restâmes dîner à la maison, nous dévorâmes des yeux et enchaînâmes les grasses matinées. Le bonheur, quoi.

Le quatrième jour de ma semaine de vacances, juste après le déjeuner chez la maman de Landen et avant la première bagarre mémorable entre Pickwick et le chat du voisin, je reçus un appel de Cordelia Flakk. C’était elle qui dirigeait le service de presse ici, chez les OpSpecs de Swindon, et elle m’annonça qu’Adrian Lush m’invitait dans son émission. Je n’étais pas emballée par la nouvelle… ni par l’émission, du reste. Mais il y avait un bon côté. L’émission avait lieu en direct, et Flakk me promit que c’était le genre d’interview où « tous les coups sont permis », ce qui ne manqua pas de m’intéresser. En dépit de mes nombreuses interventions, la véritable histoire à propos de Jane Eyre restait inconnue du grand public  – et ça faisait un bon moment déjà que j’avais envie de traîner Goliath dans la boue. La promesse de Flakk que ce serait ma dernière apparition dans les médias scella ma décision. Va pour Adrian Lush.

Quelques jours plus tard, je me rendis seule aux studios de Krapo ; Landen avait une échéance à respecter et devait garder le nez sur le guidon. Mais je ne restai pas seule longtemps. Sitôt que j’eus pénétré dans le vaste hall d’entrée, une silhouette verdâtre couleur de lait caillé fonça vers moi d’un pas énergique.

— Thursday, chérie ! s’écria Cordelia, faisant cliqueter ses perles. Je suis si heureuse que vous ayez pu venir !

Le règlement interne des OpSpecs stipulait que nous devions nous vêtir « sobrement », mais à l’évidence ils avaient fait une exception pour Cordelia. Elle ressemblait à tout sauf à un agent dans l’exercice de ses fonctions. Mais il ne fallait pas se fier aux apparences. Elle était OpSpec depuis ses talons aiguilles jusqu’au foulard rose et jaune noué dans ses cheveux.

Elle planta deux bises affectueuses à quelques centimètres de mes joues.

— Alors, cette vie de femme mariée ?

— Ça va très bien.

— Formidable, mon chou ! Je vous souhaite, à vous et à… euh…

— Landen ?

— Oui, je vous souhaite, à vous et à Landen, tout le bonheur du monde. Bonté divine, qu’avez-vous fait à vos cheveux ?

— À mes cheveux ? Mais rien.

— Justement ! rétorqua Flakk du tac au tac. C’est vous tout craché. Comment trouvez-vous ma tenue ?

— Difficile de ne pas la remarquer, répondis-je, sournoise.

— On est en 1985, l’avenir est aux couleurs vives. Vous avez vu ce top ? Je l’ai eu en solde, à moitié prix. Un de ces jours, je vous lâcherai dans ma garde-robe.

— Je crois bien que j’ai moi aussi une paire de chaussettes roses quelque part.

Elle sourit.

— C’est un début, mon chou. Dites-moi, vous avez fait un superboulot en matière de communication. Je vous en suis très reconnaissante… et les OpSpecs aussi.

— Cette reconnaissance irait-elle jusqu’à me valoir un poste ailleurs que chez les détectives littéraires ? m’enquis-je avec espoir.

— Ma foi, murmura Cordelia, pensive, chaque chose en son temps. Dès que vous aurez fait cette émission, votre demande de transfert sera examinée avec l’attention la plus véhémente, là-dessus vous avez ma parole.

Je poussai un soupir. « L’attention la plus véhémente », ça sonnait un peu comme « il y a de fortes chances », or j’aurais souhaité quelque chose de plus affirmatif. Malgré ma réussite professionnelle, je voulais encore grimper dans la hiérarchie. Cordelia, qui avait senti ma déception, me prit amicalement par le bras et m’escorta dans la salle d’attente.

— Café ?

— Merci.

— Il paraît que ça chauffe à Auckland.

— L’antenne locale de la Fédération Brontë n’a pas aimé la nouvelle fin de Jane Eyre, expliquai-je.

— Des mécontents, il y en aura toujours, observa Flakk avec un sourire. Du lait ?

— Un nuage.

— Oh, fit-elle en contemplant le pot à lait. Il n’y en a plus. Tant pis. Écoutez, a-t-elle ajouté tout bas, j’aurais été ravie d’assister à l’émission, mais un ballot d’OpSpec-17 a planté par erreur son pieu dans un Goth à Penzance ; côté RP, ça va chier des bulles.

OS-17 était le service d’Élimination de Vampires et de Loups-Garous. Malgré une nouvelle procédure de confirmation en trois points, un débutant nerveux avec un pieu aiguisé pouvait encore causer de très gros dégâts.

— Ici, tout baigne. J’ai parlé à Adrian Lush et aux autres ; il ne devrait donc y avoir aucun souci.

— Tous les coups sont permis, hein ? grimaçai-je.

Mais Flakk ne broncha pas.

— Pour les besoins de la cause, Thursday. Les OpSpecs comptent sur votre soutien en ces temps difficiles. Le président Formby en personne a ordonné une enquête pour savoir si les OpSpecs sont rentables… voire même utiles, en dernier lieu.

— O.K., acquiesçai-je, en dépit du bon sens. Mais c’est bien la toute dernière interview, n’est-ce pas ?

— Tout à fait ! confirma Flakk avec empressement.

Puis, d’un ton théâtral :

— Dieu du ciel, déjà ? Dans une heure, je dois prendre un dirigeable pour Bamstaple. Je vous présente Adie ; elle va s’occuper de vous et… et… (Cordelia se pencha un peu plus près)… n’oubliez pas que vous êtes une OpSpec, mon chou !

Deux autres bises en l’air, un coup d’œil à sa montre, et elle tourna les talons dans un sillage de parfum de luxe.

— Comment pourrais-je l’oublier ? marmonnai-je tandis qu’une fille pleine d’entrain, armée d’un clip-board, qui jusque-là avait attendu à une distance respectueuse, s’approchait de moi.

— Bonjour ! couina-t-elle. Je m’appelle Adie. Très heureuse de vous rencontrer !

Et elle s’empara de ma main en répétant quel honneur extraordinaire c’était.

— Sans vouloir vous embêter, demanda-t-elle timidement, est-ce que Edward Rochester était vraiment archisuperbeau à mourir ?

— Beau, non, répondis-je en regardant Flakk disparaître dans le couloir, mais très certainement séduisant. Grand, voix grave, air ombrageux  – vous voyez le genre.

Adie vira au rose foncé.

— Ça alors !

On m’emmena au maquillage où je fus poudrée, pomponnée, soûlée de paroles et obligée de signer des numéros de Taupe Model dans lesquels on parlait de moi. Je fus très soulagée quand Adie vint me chercher une demi-heure plus tard. Elle annonça dans son talkie-walkie que nous étions « en route », puis, une fois que nous eûmes longé un couloir et franchi des portes battantes, elle questionna :

— C’est comment, travailler chez les OpSpecs ? Est-ce que vous poursuivez des méchants, escaladez des dirigeables en vol, désamorcez des bombes trente secondes avant la détonation, des choses comme ça ?

— Si seulement, répliquai-je avec bonne humeur. Mais en vérité, c’est 70 % de remplissage de formulaires, 27 % de corvées assommantes et 2 % de trouille bleue.

— Et le 1 % restant ?

Je souris.

— C’est ce qui nous aide à tenir.

Les couloirs, interminables, étaient ornés de grandes photos souriantes d’Adrian Lush et d’autres présentateurs-vedettes de Krapo.

— Vous allez bien accrocher avec Adrian, déclara-t-elle, radieuse. Juste une chose : n’essayez pas d’être plus drôle que lui, ça ne cadre pas avec le format de l’émission.

— Ça veut dire quoi, ça ?

Elle haussa les épaules.

— Je n’en sais rien. Je suis censée dire ça à tous ses invités.

— Même à des comiques ?

— Surtout à des comiques.

Je l’assurai que je cherchais tout sauf à être drôle, et bientôt elle m’introduisit dans le studio. Le trac me fit regretter l’absence de Landen. Je traversai le décor familier du Adrian Lush Show. Sauf que Mr. Lush n’était nulle part en vue  – pas plus que son « public live », comme il aimait à le proclamer. À leur place, il y avait un petit groupe de personnages officiels ; ces « autres » dont m’avait parlé Flakk. Quand je vis qui ils étaient, mon moral descendit en flèche.

— Ah, vous voilà, Next ! tonna le commissaire Braxton Hicks avec une bonhomie forcée. Vous avez l’air en forme, fraîche et, euh, dynamique.

Il était mon supérieur hiérarchique à Swindon, mais tout patron des détectives littéraires qu’il était, les mots n’étaient pas vraiment son fort.

— Que faites-vous ici, monsieur ? demandai-je, m’efforçant de masquer ma déception. Cordelia m’a dit que l’interview avec Lush ne serait soumise à aucune espèce de censure.

— Mais bien sûr, mon petit… jusqu’à un certain point, fit-il en caressant sa grosse moustache. Sans une intervention opportune, il risque d’y avoir une grande confusion dans l’esprit du public. Nous préférons donc assister à l’interview et, éventuellement  – le cas échéant  – donner des conseils pratiques sur la façon… euh, de procéder.

Je soupirai. Mon histoire inédite était bien partie pour le rester. Adrian Lush, le soi-disant apôtre de la liberté d’expression, l’homme qui avait osé diffuser à l’antenne les griefs des Neandertals, le premier à avoir mentionné publiquement les « défaillances » du groupe Goliath, allait bel et bien se faire rogner les ailes.

— Le colonel Flanker, vous le connaissez déjà, poursuivit Braxton sans reprendre son souffle.

Je considérai l’homme avec méfiance. Je le connaissais, oui. Il faisait partie d’OS-1, la police des OpSpecs. Il m’avait interrogée au sujet de la soirée où je m’étais attaquée pour la première fois au criminel de haut vol, Achéron Hadès  – soirée au cours de laquelle Snood et Tamworth avaient trouvé la mort. Il fit plusieurs tentatives pour sourire, puis renonça et finit par me tendre la main.

— Et voici le colonel Rabone, continua Braxton, chef de liaison des Forces Réunies.

Je serrai la main au colonel.

— C’est toujours un honneur de rencontrer un détenteur de la Croix de Crimée, dit-elle en souriant.

— Et là, enchaîna Braxton d’un ton jovial, visiblement destiné à me mettre à l’aise  – ce en quoi il échoua lamentablement  –, c’est Mr. Maird-Haas du groupe Goliath.

Maird-Haas était un individu grand et maigre dont les traits pincés semblaient se disputer une place centrale au milieu de la figure. Il avait une façon de pencher la tête sur la gauche qui me fit penser à une perruche curieuse, et ses cheveux bruns étaient soigneusement coiffés en arrière. Il me tendit la main.

— Ça vous ennuie si je refuse de la serrer ? lui demandai-je.

— Ma foi, oui, répondit-il, essayant de paraître affable.

— Tant mieux.

L’emprise pernicieuse que Goliath exerçait sur le pays n’était pas du goût de tout le monde, et moi j’avais une bien meilleure raison de les détester : le dernier employé de Goliath auquel j’avais eu affaire était un odieux personnage du nom de Jack Maird. Nous l’avions enfermé dans un exemplaire du poème d’Edgar Poe, Le Corbeau, où j’espérais qu’il ne pourrait nuire à personne.

— Maird-Haas, tiens, dis-je. Auriez-vous un lien quelconque avec Jack ?

— C’était… c’est mon demi-frère, fit Maird-Haas lentement, et croyez-moi, Miss Next, il ne travaillait pas pour nous quand il a envisagé de prolonger la guerre de Crimée afin de créer la demande pour les armes de notre fabrication.

— Et vous n’avez jamais su qu’il s’était associé avec Hadès, j’imagine ?

— Bien sûr que non, rétorqua Maird-Haas d’un ton offusqué.

— Si vous l’aviez su, l’auriez-vous accepté ?

Maird-Haas se renfrogna et ne dit rien. Braxton toussota poliment.

— Et voici Mr. Chesterman de la Fédération Brontë.

Chesterman cilla d’un air incertain. Les changements que j’avais opérés dans Jane Eyre avaient divisé la fédération. J’espérais qu’il était de ceux qui préféraient l’heureux dénouement.

— Derrière, c’est le capitaine Marat de la ChronoGarde, reprit Braxton.

Marat, à cet instant de son existence, était un écolier d’une douzaine d’années. Il me regarda avec intérêt. La ChronoGarde était un département des OpSpecs chargé des Anomalies Ondulatoires du Temps. Mon père en avait fait partie, en faisait partie ou allait en faire partie, tout dépendait du point de vue.

— On s’est déjà rencontrés ? m’enquis-je.

— Pas encore, répondit-il gaiement, se replongeant dans son journal.

— Bien ! déclara Braxton en tapant dans ses mains. Je pense qu’on a fait le tour. Next, je veux que vous fassiez comme si on n’était pas là.

— De simples spectateurs, hein ?

— Absolument. Je…

Il fut interrompu par un remue-ménage dans les coulisses.

— Les salopards ! glapit une voix aiguë. Si la chaîne ose remplacer mon créneau du lundi par le retour de Bonzo le chien prodige, je leur ferai cracher jusqu’au dernier penny !

Un homme de haute taille âgé d’une cinquantaine d’années avait pénétré dans le studio, accompagné d’un essaim d’assistants. Il avait un beau visage aux traits ciselés et une abondante crinière blanche qu’on aurait dite moulée dans du polystyrène. Il portait un costume impeccablement coupé, et ses doigts étaient chargés de lourdes bagues en or. En nous voyant, il s’arrêta net.

— Ah ! lâcha Adrian Lush avec dédain. Des OpSpecs !

Son entourage s’affairait autour de lui avec beaucoup d’énergie mais très peu d’à-propos. Ils semblaient être suspendus à ses lèvres, et soudain je me sentis très soulagée de n’être pas dans le milieu du spectacle.

— J’ai eu souvent affaire à vous autres dans le passé, expliqua Lush en s’installant confortablement sur son traditionnel canapé vert, qu’il devait considérer comme un lieu de retraite sûr. C’est moi qui ai lancé l’expression « SpecOups » chaque fois qu’on commet une erreur… pardon, un imprévu opérationnel, c’est comme ça que vous les appelez, non ?

Mais Hicks ignora sa question et me présenta comme on offre en mariage sa fille unique.

— Mr. Lush, voici l’agent du Service des Opérations Spéciales, Thursday Next.

Lush bondit sur ses pieds et se précipita pour me serrer la main avec effusion. Flanker et les autres s’assirent ; ils paraissaient tout petits au milieu du studio vide. Ils n’allaient pas partir, et Lush ne le leur demanderait pas : je savais que la chaîne appartenait à Goliath et commençais à douter qu’il puisse avoir une quelconque maîtrise de cette interview.

— Bonjour, Thursday ! s’écria-t-il. Bienvenue dans mon émission du lundi… la deuxième émission la plus suivie de toute l’Angleterre. La première étant mon émission du mercredi !

Il rit à gorge déployée, et je souris, gênée.

— Bon, eh bien, aujourd’hui ce sera jeudi1, dis-je, histoire de détendre l’atmosphère.

Il y eut un silence de mort.

— Vous allez faire ça souvent ? demanda Lush en baissant la voix.

— Quoi donc ?

— Des blagues. Voyez-vous… prenez un siège, chérie. Voyez-vous, normalement c’est à moi de faire des blagues dans cette émission, et bien que ça ne me dérange nullement que vous en fassiez aussi, je vais être obligé de payer quelqu’un pour en écrire de plus drôles, or notre budget, comme les scrupules de Goliath, est plutôt du genre microscopique.

— Puis-je dire quelque chose ? retentit une voix dans le public réduit.

C’était Flanker qui continua sans attendre la réponse :

— Notre métier est une chose sérieuse et devrait transparaître comme tel dans votre interview. Next, je pense qu’il faut laisser les blagues à Mr. Lush.

— Ça vous va ? demanda Lush, rayonnant.

— Mais oui, opinai-je. Y a-t-il autre chose que je ne dois pas faire ?

Le regard de Lush alla de moi aux spectateurs du premier rang.

— Alors ?

Ils se concertèrent en marmonnant pendant quelques secondes.

— Je pense, reprit Flanker, que nous… pardon, vous devriez réaliser l’interview, et qu’on en discutera après. Miss Next pourra dire ce qu’elle veut, du moment que ça ne porte pas préjudice aux intérêts des OpSpecs ou du groupe Goliath.

— … ou de l’armée, ajouta le colonel Rabone, désireuse de faire partie du lot.

— Ça vous convient ? demanda Lush.

— Allons-y, répliquai-je, pressée d’en finir.

— Excellent ! Je vais donc vous présenter hors caméra, puis le régisseur vous fera signe d’entrer. Vous saluerez la salle d’un geste de la main et, une fois que vous serez installée, je vous poserai des questions. À un moment donné, je vous offrirai peut-être des toasts, vu que nos sponsors, le Comité pour la Promotion des Tartines Grillées, aiment bien une petite piqûre de rappel, de temps à autre. Y a-t-il quelque chose là-dedans qui ne vous semble pas clair ?

— Non.

— Parfait. On y va.

Tout le monde s’agita autour de lui, qui pour arranger sa coiffure, qui pour vérifier son maquillage, qui pour rajuster son costume. Après un coup d’œil hâtif dans ma direction, on m’escorta dans les coulisses ; il y eut un long moment d’inaction, puis finalement le régisseur entama le compte à rebours. Sur un signal, Lush se tourna vers la caméra numéro un et afficha son plus beau sourire.

— Ce soir, nous avons une invitée pas comme les autres. Décorée d’une croix de guerre pour son héroïsme, elle est la détective littéraire dont l’intervention nous a non seulement restitué le roman Jane Eyre, mais qui plus est en a amélioré la fin. À elle seule, elle a vaincu Achéron Hadès, mis un terme à la guerre de Crimée et audacieusement piégé le groupe Goliath. Mesdames et messieurs, à l’occasion d’une interview sans précédent d’un agent des OpSpecs dans l’exercice de ses fonctions, je vous demande d’accueillir chaleureusement Thursday Next du département des détectives littéraires de Swindon !

Un projecteur aveuglant se braqua sur la porte par laquelle je devais faire mon entrée. Adie sourit et me tapota le bras. Je m’avançai à la rencontre de Lush, qui se leva pour me saluer avec enthousiasme.

— Excusez-moi, fit une voix, venant du petit groupe assis au premier rang de la salle vide.

C’était Maird-Haas, le représentant de Goliath.

— Oui ? dit Lush, glacial.

— Il va falloir laisser tomber l’allusion au groupe Goliath, déclara Maird-Haas d’un ton sans réplique. Elle n’a aucun intérêt, sinon de ternir l’image d’une entreprise qui fait de son mieux pour améliorer la vie de chacun.

— Je suis d’accord, dit Flanker. Et vous éviterez toutes les références à Hadès. Il est toujours catalogué comme « porté disparu, fervemment présumé mort », si bien que toute spéculation non autorisée pourrait avoir de fâcheuses conséquences.

— O.K., murmura Lush, gribouillant une note. Autre chose ?

— Toute mention de la guerre de Crimée et du fusil à plasma, fit le colonel, pourrait être considérée comme déplacée. Les pourparlers de paix à Budapest en sont encore à un stade délicat ; les Russes risquent de saisir le moindre prétexte pour quitter la table. Nous savons que votre émission est très populaire à Moscou.

— La Fédération Brontë n’est pas très chaude pour parler d’une fin améliorée, glissa le petit Chesterman à lunettes, et évoquer des personnages que vous auriez rencontrés dans Jane Eyre peut susciter des crises de Xplkqulkiccasie chez certains téléspectateurs.

La pathologie en question, inconnue jusqu’à mon incursion dans Jane Eyre, était si grave que l’ordre des médecins avait inventé un terme particulièrement imprononçable pour la désigner.

Lush me regarda, les regarda, eux, puis regarda son script.

— Et si j’annonçais juste son nom ?

— Ce serait formidable, approuva Flanker, à condition peut-être de préciser aux spectateurs que cette interview n’a été soumise à aucune censure. Tout le monde est d’accord ?

Ils acquiescèrent avec empressement. Je sentais que l’après-midi serait long et assommant.

L’entourage de Lush revint pour procéder à de microréajustements. On me reconduisit à ma place et, après une nouvelle attente qui parut durer dix ans, il recommença :

— Mesdames et messieurs, dans une interview libre et franche, Thursday Next parle sans entraves de son travail chez les OpSpecs.

Comme personne ne dit rien, j’entrai, serrai la main à Lush et m’assis sur le canapé.

— Bienvenue dans l’émission, Thursday.

— Merci.

— Nous allons en venir à votre carrière en Crimée dans un moment, mais tout d’abord…

Avec un panache de prestidigitateur, il retira une serviette de la table placée en face de nous, dévoilant un plat de tartines grillées avec un assortiment de garnitures.

— … laissez-moi vous offrir une tartine.

— Non, merci.

— Savoureuses et nourrissantes !

Il sourit à la caméra.

— Parfaites pour les petites faims, voire même pour un repas léger, avec des œufs, des sardines ou même…

— Non, merci.

Le sourire figé, Lush marmonna entre ses dents :

— Prenez… une… tartine.

Trop tard. Le régisseur parut sur le plateau pour annoncer que le réalisateur invisible avait crié : « Coupez ! » Le sourire plaqué en permanence sur le visage de Lush s’évanouit, et sa petite armée de maquilleurs s’affaira une fois de plus autour de lui. Le régisseur eut une conversation unilatérale avec son oreillette avant de se tourner vers moi, l’air soucieux.

— Le directeur des investissements aimerait savoir si vous accepteriez de manger un bout de tartine, quand on vous en propose.

— J’ai déjà mangé.

Il se détourna pour expliquer à l’oreillette :

— Elle dit qu’elle a déjà mangé ! Je sais… Oui… Et si… Oui… Mmm… Que voulez-vous que je fasse ? Que je m’asseye sur elle et que je le lui enfonce dans la gorge ?!! Ouiii… Mmm… Je sais… Oui… Oui… O.K.

À nouveau, il pivota vers moi.

— Et que diriez-vous de la confiture à la place de la marmelade ?

— Je n’aime pas trop les tartines grillées.

Ce qui était partiellement vrai… même si, pour être tout à fait honnête, j’avais envie de jouer les trouble-fête à cause de Braxton et de son entourage.

— Quoi ?

— J’ai dit que je…

— Elle dit qu’elle n’aime pas les tartines grillées ! énonça le régisseur, exaspéré. Qu’est-ce qu’on va faire, nom de nom ?!!

Flanker se leva.

— Next, mangez-la, cette satanée tartine, voulez-vous ? J’ai une réunion dans deux heures.

— Et moi, un tournoi de golf, ajouta Braxton.

Je soupirai. J’avais cru avoir mon petit mot à dire dans l’émission, mais je m’étais trompée.

— Est-ce que la marmelade, ça entre dans vos plans, monsieur ? demandai-je à Braxton qui grogna en signe d’assentiment et se rassit. O.K., alors pain complet avec marmelade, et doucement sur le beurre.

Le régisseur sourit comme si je venais de sauver son job  – ce qui était probablement le cas  –, et nous reprîmes depuis le début.

— Voulez-vous une tartine ? demanda Lush.

— Merci.

Je mordis dedans. Tout le monde me regardait, je décidai donc de ne pas les faire mariner plus longtemps.

— C’est très bon.

Je vis le régisseur lever les pouces à mon intention et s’éponger le front avec un mouchoir.

— Bien, soupira Lush. Allez, on continue. Pour commencer, je voudrais vous poser une question qui est dans tous les esprits : Comment avez-vous fait pour pénétrer dans le livre Jane Eyre ?

— C’est facile à expliquer. Mon oncle Mycroft a inventé un appareil appelé Portail de la Prose…

Flanker toussa. Je pressentais déjà ce qu’il allait dire ; quelle pomme d’avoir cru que le Adrian Lush Show ne serait pas censuré ! J’étais OpSpec, pourtant.

— Miss Next, vous l’ignorez peut-être, mais votre oncle est toujours sous le coup de l’arrêté confidentiel daté de 1934. Il serait donc plus prudent de ne pas parler de lui… ni du Portail de la Prose.

Le régisseur hurla :

— On coupe !

Lush réfléchit un instant.

— Peut-on raconter comment Hadès a volé le manuscrit de Martin Chuzzlewit ?

— Je vais vous dire ça, répondit Flanker.

Puis, après une pause infinitésimale :

— Non.

— Il ne faut pas que les citoyens s’imaginent…, déclara Marat si soudainement que plusieurs personnes sursautèrent.

Jusqu’à présent, il n’avait pas ouvert la bouche.

— Pardon ? fit Flanker.

— Non, rien, dit le ChronoGarde qui maintenant avait l’allure d’un sexagénaire. En vieillissant, j’ai un peu tendance à anticiper les arguments.

— Peut-on parler du retour de Jane dans son livre ? demandai-je avec lassitude.

— Je vous renvoie à ma réponse précédente, grommela Flanker.

— Et la fois où mon coéquipier Bowden et moi-même nous sommes trouvés pris dans une anomalie temporelle sur l’autoroute ?

— Il ne faut pas que les citoyens s’imaginent que c’est une chose facile, dit Marat  – âgé d’une vingtaine d’années à présent  – avec un regain d’enthousiasme. Si le public croit que le travail de la ChronoGarde ne pose pas de problèmes particuliers, cela risque d’ébranler sa confiance.

— Très juste, opina Flanker.

— Peut-être que vous aimeriez la faire, cette interview ? lui demandai-je.

— Dites donc ! riposta Flanker, se levant et pointant un doigt dans ma direction. Pas la peine de faire la maligne avec nous, Next. Vous êtes ici pour faire votre boulot en qualité d’agent des OpSpecs. Vous n’êtes pas là pour raconter votre version personnelle des faits !

Lush me regarda, gêné. Je levai les sourcils et haussai les épaules.

— Écoutez, lança-t-il d’une voix stridente, si je dois interviewer Miss Next, il faut que je pose des questions qui intéressent le public !

— Mais certainement ! acquiesça Flanker, conciliant. Demandez-lui tout ce que vous voulez. La liberté de parole est garantie par la Constitution, et ni les OpSpecs ni Goliath ne sont là pour exercer une quelconque pression sur vous. Nous sommes ici seulement pour observer, commenter et éclairer.

Lush savait ce que Flanker entendait par là, et Flanker savait que Lush savait. Je savais que Flanker et Lush le savaient, et tous deux savaient que je le savais également. Lush semblait agité et nerveux. Les belles paroles de Flanker n’étaient rien d’autre que des paroles. Un mot à Krapo de la part de Goliath, et il finirait présentateur du Monde des brebis sur Lerwick TV. Or il ne voulait pas ça. Mais alors pas du tout.

Pendant le silence qui suivit, Lush et moi cherchâmes un sujet qui serait en dehors de leurs vastes paramètres.

— Et un commentaire à propos de la taxe ridiculement élevée sur le fromage ? proposai-je.

Je plaisantais, mais Flanker et Cie n’étaient pas très experts en matière de plaisanterie.

— Pas d’objection, murmura Flanker. Et vous ?

— Moi non plus, dit Maird-Haas.

— Ni moi, ajouta Rabone.

— Moi, j’ai une objection, intervint une femme qui jusque-là s’était tenue tranquille dans un coin du studio.

Elle s’exprimait avec l’accent pointu des beaux quartiers de Londres et portait une jupe en tweed, un twin-set et un rang de perles.

— Permettez-moi de me présenter, poursuivit-elle d’une voix sonore et haut perchée. Mrs. Jolly Hilly, mandataire du gouvernement auprès des chaînes de télévision.

Elle prit une grande inspiration.

— La soi-disant « charge fiscale léonine sur le fromage » est un sujet très controversé à l’heure actuelle. La moindre allusion là-dessus pourrait être considérée comme un acte séditieux.

— 587 % de taxe sur les fromages à pâte dure et 620 % sur les pâtes molles ? demandai-je. Le cheddar Classique Original Or à 9,32£ la livre… le brie Moléculairement Instable de Bodmin à presque 10£ ! Comment vous expliquez ça ?

Les autres, soudain intéressés, se tournèrent vers Mrs. Hilly. L’espace d’un bref instant, le seul et unique probablement, nous étions tous d’accord.

— Je comprends votre inquiétude, répondit la spécialiste ès justifications. Mais vous allez vous apercevoir que le prix du fromage, une fois entré dans une spirale positive, a en fait baissé comparé à l’indice des prix à la consommation de ces dernières années. Tenez, regardez ça.

Et elle me tendit la photo d’une charmante vieille dame avec des béquilles.

— De vieilles dames semblables à la comédienne sur cette photo devront se passer d’une prothèse de la hanche et endurer d’atroces souffrances si vous réclamez égoïstement la baisse du prix du fromage.

Elle marqua une pause pour mieux nous laisser digérer cette information.

— Le Maître des Additions estime que ce n’est pas au public de dicter la politique économique, mais il est prêt à faire un geste à l’adresse des plus démunis sous forme de bons de réduction à portée territoriale.

— Donc, fit Lush, souriant, pour la taxe sur le fromage, c’est râpé ?

— Ou alors, il pourrait relever l’impôt sur la crème anglaise, ajouta Mrs. Hilly qui n’avait pas saisi le trait d’humour. Le lobby des desserts est moins… comment dirais-je ?… moins militant.

— C’est râpé, répéta Lush pour tous ceux qui n’auraient pas compris. Râ… oh, et puis zut, je n’ai jamais entendu un pareil charabia. J’ai l’intention de faire une émission spéciale sur la taxation absurde du fromage.

S’empourprant légèrement, Mrs. Hilly choisit ses mots avec soin.

— S’il y avait une nouvelle révolte du fromage à la suite de votre émission, nous pourrions porter une très grande attention à la recherche des responsabilités.

En disant cela, elle regarda le représentant de Goliath. L’allusion n’échappa ni à Maird-Haas ni à Lush. J’en avais entendu assez.

— Eh bien, je ne parlerai pas de fromage non plus, soupirai-je. De quoi pourrais-je parler, voyons ?

Le petit groupe de spectateurs échangea des regards perplexes. Flanker fit claquer ses doigts ; il venait d’avoir une idée.

— Vous avez bien un dodo, non ?


  1. Thursday signifie jeudi. (N.d.T.)