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Les choses qui ne bougent pas

Des changements mineurs dans les textiles d’ameublement sont les premiers signes d’un dérapage. Rideaux, housses de coussins et abat-jour sont d’excellents indicateurs d’un léger décalage temporel… au même titre que les canaris qu’on utilise dans les mines ou les poissons rouges qui annoncent les tremblements de terre. La moquette, les motifs du papier peint, un changement de ton dans les peintures murales peuvent se révéler également utiles, mais ils requièrent un œil plus exercé. Si vous êtes victime d’un dérapage, vous ne vous rendrez compte de rien, mais si vos lambrequins changent de couleur sans raison apparente, si vos rideaux festonnés se parent de falbalas ou si vos têtières affichent un dessin différent, alors vous pouvez commencer à vous inquiéter. Et si vous êtes le seul à le remarquer, vous pouvez vous inquiéter encore plus. Beaucoup plus…

BENDIX SCINTILLA

Navigation dans le temps à l’usage des aspirants de la ChronoGarde, module IV

L’absence de Landen me préoccupait. Songeant à toutes les raisons possibles pour lesquelles il ne m’aurait pas attendue, je poussai le portail et me dirigeai vers notre porte d’entrée. Il aurait pu perdre la notion du temps, aller chercher sa jambe de course chez le réparateur ou passer dire bonjour à sa maman. Mais je me dupais. Landen avait dit qu’il serait là, or il n’y était pas. Et ça ne lui ressemblait pas. Même pas du tout.

Je m’arrêtai net au milieu de l’allée. Allez savoir pourquoi, Landen avait pris la peine de changer tous les rideaux. Je m’avançai lentement, en proie à un sentiment de malaise grandissant. Devant la porte, je marquai une nouvelle pause. Le paillasson avait disparu. Et ce n’était pas récent  – la cavité avait été cimentée depuis des lustres. Il y avait d’autres changements aussi. Une vasque de tickia orologica rabougrie avait poussé sur la terrasse, à côté d’une béquille rouillée et d’un vélo cassé. Les poubelles étaient en plastique au lieu du métal, et de la boîte aux lettres dépassait le journal le moins aimé de Landen, La Taupe. Le feu aux joues, je cherchai en vain ma clé… ce qui n’avait aucune importance, du reste : la serrure que j’avais utilisée le matin même était recouverte d’une couche de peinture vieille de plusieurs années.

Je devais faire pas mal de bruit car la porte s’ouvrit brusquement sur une réplique plus âgée de Landen, avec brioche, bésicles et crâne dégarni.

— Oui ? s’enquit-il dans le lent baryton des Parke-Laine.

L’accident d’agglomération temporelle de Filbert Snood me revint instantanément  – et désagréablement  – en mémoire.

— Ô mon Dieu. Landen, c’est toi ?

Le vieil homme paraissait aussi stupéfait que moi.

— Moi ? Bon sang, non ! aboya-t-il en essayant de refermer la porte. Il n’y a personne de ce nom ici.

Je glissai mon pied dans l’entrebâillement. J’avais vu faire ça dans les films policiers, mais la réalité était tout autre. J’avais oublié que j’étais en baskets, et la planche à recouvrement m’a écrasé le gros orteil. Je hurlai de douleur et retirai mon pied. La porte me claqua au nez.

— Nom de Dieu ! glapis-je en sautillant sur place.

Je pressai la sonnette de toutes mes forces, mais n’obtins en réponse qu’un « Fichez le camp ! » étouffé. J’allais cogner à la porte quand j’entendis une voix familière derrière moi. Je pivotai et vis la maman de Landen qui me dévisageait.

— Mayson ! m’exclamai-je. Dieu soit loué ! Il y a quelqu’un chez nous et il refuse d’ouvrir… Mayson ?

Elle me regardait sans avoir l’air de me reconnaître.

— Mayson ? répétai-je en esquissant un pas dans sa direction. C’est moi, Thursday !

Elle recula vivement et me reprit d’un ton sec :

— Mon nom est Mrs. Parke-Laine. Qu’est-ce que vous voulez ?

J’entendis la porte s’ouvrir derrière moi. Le Landen âgé qui n’était pas Landen était revenu.

— Elle sonne à la porte, expliqua-t-il. Elle ne veut pas s’en aller.

Il réfléchit un instant et ajouta à voix basse :

— Elle cherche Landen.

— Landen ?

Mayson me fusilla du regard.

— Et qu’est-ce que Landen a à voir avec vous ?

— C’est mon mari.

Il y eut un silence pendant qu’elle ruminait cette information.

— Vous avez un curieux sens de l’humour, ma petite, rétorqua-t-elle avec colère en désignant le portail. Vous feriez mieux de partir.

— Attendez une minute ! protestai-je.

Cette confrontation me donnait presque envie de rire.

— Si je n’ai pas épousé Landen, qui m’a offert cette alliance, hein ?

Je levai la main, mais sans grand effet. Un rapide coup d’œil m’en apprit la raison. Je n’avais pas d’alliance.

— Merde ! balbutiai-je en regardant autour de moi d’un air perplexe. J’ai dû la perdre quelque part…

— Vous ne savez pas ce que vous dites, fit Mayson, plus apitoyée que furieuse.

Elle voyait bien que je n’étais pas dangereuse  – juste folle à lier.

— Vous voulez qu’on appelle quelqu’un ?

— Je ne suis pas folle, déclarai-je en m’efforçant de reprendre la situation en main. Ce matin, non, il y a moins de deux heures, Landen et moi habitions ici même, dans cette maison…

Je m’interrompis. Mayson était venue se placer à côté de l’homme sur le pas de la porte. En les voyant ensemble, visiblement liés par de longues années de vie commune, je compris qui il était : c’était le père de Landen. Le défunt père de Landen.

— Vous êtes Bathyr, murmurai-je. Vous êtes mort en essayant de sauver…

Ma voix se brisa. Mon mari n’avait pas connu son père. Bathyr Parke-Laine avait péri en tirant Landen, alors âgé de deux ans, d’une voiture submergée. C’était il y a trente-huit ans. Une explication se fit jour dans mon esprit, et mon cœur cessa de battre. Quelqu’un avait éradiqué Landen.

Je tendis la main pour me retenir, puis m’assis sur le muret du jardin et fermai les yeux. Ma tête s’était remise à palpiter. Non, pas Landen, pas aujourd’hui…

— Bathyr, fit Mayson, tu devrais appeler la police…

— NON ! criai-je en rouvrant les yeux. Vous n’y êtes pas retourné, n’est-ce pas ? dis-je lentement, la voix chevrotante. Vous ne l’avez pas sauvé ce soir-là. Vous avez survécu, et lui…

Je m’attendais à un éclat de sa part, mais Bathyr se contenta de me regarder avec un mélange de pitié et de confusion.

— J’ai voulu le faire, dit-il tout bas.

Je ravalai mon émotion.

— Où est Landen maintenant ?

— Si on vous le dit, répondit Mayson sur un ton de dame patronnesse, vous promettez de partir et de ne plus jamais revenir ?

Prenant mon silence pour de l’assentiment, elle poursuivit :

— Il est au cimetière municipal de Swindon… et vous avez raison, notre fils s’est noyé il y a trente-huit ans.

— Merde ! m’exclamai-je, me demandant fébrilement qui pouvait bien être le responsable.

Bathyr et Mayson eurent un mouvement de recul.

— Mais non, pas vous. Nom d’un chien, on me fait chanter !

— Vous devriez alerter les OpSpecs.

— Ils ne me croiront pas plus que vous…

Je réfléchis un instant.

— Mayson, je sais que vous avez une bonne mémoire ; quand Landen était là, on était super-copines, vous et moi. Quelqu’un a enlevé votre fils, mon mari, et faites-moi confiance, je le ramènerai. Écoutez, je ne suis pas folle et je peux vous le prouver : il est allergique aux bananes, a un grain de beauté dans le cou… et une tache de vin en forme de homard sur le postérieur. Comment saurais-je tout ça, à moins de… ?

— Ah oui ? fit Mayson en me dévisageant avec un intérêt croissant. Quelle fesse, la tache de vin ?

— La gauche.

— Vue de devant ou vue de derrière ?

— Vue de derrière, rétorquai-je sans hésiter.

Il y eut un silence. Ils se regardèrent, me regardèrent et, à ce moment-là, comprirent. Lorsque Mayson se remit à parler, ce fut d’une voix radoucie et teintée de tristesse :

— Que… que serait-il devenu ?

Elle pleurait, de grosses larmes roulant librement sur ses joues, des larmes de chagrin et de regret.

— Il était merveilleux, l’assurai-je, reconnaissante. Grand, généreux, intelligent, spirituel… vous auriez été très fière de lui !

— Et que faisait-il dans la vie ?

— Il était romancier. L’an dernier, il a remporté le prix Armitage Shanks pour son roman Mauvais couchage. Il a perdu une jambe en Crimée. Nous nous sommes mariés il y a deux mois.

— Nous y étions ?

Je les regardai tous les deux sans rien dire. Mayson avait été là, bien sûr, versant des larmes de joie… mais Bathyr, eh bien, Bathyr avait donné sa vie pour sauver celle de son fils et avait fini au cimetière municipal de Swindon. Nous restâmes là pendant quelques minutes, à déplorer la disparition de Landen. Mayson rompit le silence la première.

— Je pense qu’il vaudrait mieux pour tout le monde, dit-elle doucement, que vous partiez maintenant. Et, s’il vous plaît, ne revenez plus.

— Attendez ! Y avait-il quelqu’un sur place, quelqu’un qui vous aurait empêché de lui porter secours ?

— Ils étaient plusieurs, répliqua Bathyr. Cinq ou six, dont une femme. L’un d’eux s’est assis sur moi…

— N’y avait-il pas un Français dans le tas ? Grand, beaucoup de prestance ? Du nom de Lavoisier ?

— Je ne sais pas, dit-il tristement. Ça s’est passé il y a si longtemps…

— Il faut vraiment que vous partiez maintenant, répéta Mayson sans détour.

Je soupirai, les remerciai, et ils s’engouffrèrent dans la maison en traînant les pieds.

 

Je franchis le portail et allai m’asseoir dans ma voiture, essayant de contenir mon émotion pour arriver à y voir clair. Je pantelais ; mes mains agrippaient le volant avec une telle force qu’elles en avaient blanchi aux jointures. Comment les OpSpecs avaient-ils pu me faire ça, à moi ? Était-ce le moyen qu’avait trouvé Flanker pour m’obliger à parler de mon père ? Bricoler le flux temporel était un crime puni avec une brutalité quasi inimaginable. Je voyais mal Flanker risquer sa carrière  – et sa vie  – sur un coup de tête.

J’inspirai profondément et me penchai pour appuyer sur le bouton du starter. Ce faisant, je jetai un œil dans le rétroviseur latéral et aperçus une Packard garée en face. Une silhouette bien connue se tenait appuyée contre l’aile, fumant nonchalamment et regardant dans ma direction. C’était Maird-Haas. Il semblait sourire. Soudain, le tableau m’apparut dans toute sa clarté. Jack Maird. De quoi Maird-Haas m’avait-il menacée, déjà ? L’impatience de la direction ? Mon sang ne fit qu’un tour.

Marmonnant « Salaud ! » entre mes dents, je descendis d’un bond et me dirigeai d’un pas rapide et énergique vers Maird-Haas qui se raidit légèrement à mon approche. Je ne prêtai aucune attention à l’automobile qui freina dans un crissement de pneus à quelques centimètres de moi et, quand Maird-Haas fit un pas en avant, je plaquai mes deux mains sur ses épaules et le poussai violemment contre la voiture. Il perdit l’équilibre et tomba pesamment ; je l’attrapai par les revers de son veston et levai le poing. Mais le coup ne partit pas. Aveuglée par la rage, je n’avais pas remarqué la présence de ses acolytes, Chalk et Cheese, qui firent leur boulot admirablement, efficacement et, je l’avoue, douloureusement. Je me débattis comme une diablesse et, dans la mêlée, réussis à placer un coup de pied dans la rotule de Maird-Haas… à ma satisfaction, il lâcha un cri strident. Mais ma victoire fut de courte durée. Je devais peser le dixième de leur poids combiné, et ma lutte se révéla futile. Ils me maintinrent solidement, et Maird-Haas s’approcha avec un sourire déplaisant sur ses traits pincés.

Mon premier réflexe fut de lui cracher à la figure. Je n’avais encore jamais fait ça, mais le résultat me combla : je l’atteignis à l’œil. Il leva la main pour me frapper, mais je ne bronchai pas. Je le dévisageai, le regard brûlant de haine. Il interrompit son geste, baissa la main et s’essuya avec un mouchoir empesé.

— Il va falloir apprendre à vous maîtriser, Next.

— Mon nom, c’est Mrs. Parke-Laine.

— Plus maintenant. Si vous cessiez de gigoter, on pourrait peut-être discuter raisonnablement, entre adultes. On devrait parvenir à un accord, vous et moi.

J’arrêtai de me tortiller, et les deux hommes relâchèrent leur emprise. Je rajustai mes vêtements et fixai un œil meurtrier sur Maird-Haas qui se frottait le genou.

— Quel genre d’accord ? ripostai-je.

— Un échange. Jack Maird contre Landen.

— Ah oui ? Et comment savoir si je peux vous faire confiance ?

— Ça, ce n’est pas possible, répondit-il simplement. Mais c’est la meilleure offre que je puisse vous faire.

— Mon père m’aidera.

Maird-Haas rit.

— Votre père est un has been rangé des horloges. Je crois que vous surestimez ses chances  – et ses capacités. D’autre part, nous avons condamné l’accès à l’été 1947 tant et si bien que même un moucheron transtemporel ne pourrait y pénétrer à notre insu. Sortez Jack du Corbeau, et vous récupérerez votre cher et tendre époux.

— Et comment suis-je censée m’y prendre ?

— Vous êtes une femme intelligente et pleine de ressources… je suis sûr que vous y arriverez. Marché conclu ?

Je le toisai, tremblant de fureur. Puis, presque sans réfléchir, je pressai mon automatique contre son front. J’entendis deux déclics derrière moi. Les associés Chalk et Cheese avaient la détente rapide.

Nullement impressionné, Maird-Haas me sourit d’un air hautain.

— Vous ne me tuerez pas, Next, fit-il lentement. Ce n’est pas dans vos habitudes. Vous vous sentirez mieux peut-être, mais ça ne vous rendra pas votre Landen, et Mr. Chalk et Mr. Cheese que voici veilleront à ce que vous soyez morte bien avant d’avoir touché l’asphalte.

Maird-Haas était fort. Il avait appris sa leçon et m’avait jugée à ma juste mesure. J’étais prête à tout pour retrouver Landen, et il en était conscient. Je rengainai mon pistolet.

— Formidable ! s’exclama-t-il. Nous aurons de vos nouvelles incessamment, j’imagine, hmm ?