-Puis-je vous aider ? demanda-t-elle sans lever les yeux.

Puis elle leva les yeux, ôta ses lunettes et considéra ce trio inattendu d’un air désapprobateur non déguisé… Le Témoin, tout particulièrement. Elle plissa les yeux, fronça les sourcils et le fixa comme si elle était capable de l’expédier vers le néant. Et elle en était presque capable, parce que la silhouette du Témoin était imprécise et fluide, et ses yeux étaient suspendus dans l’air tels les caillots de sang dans un oeuf de poule fécondé.

-Je cherche une petite fille, Emily Pearson, déclara Terence. On m’a dit qu’elle était sans doute ici.

-Désolée, je ne peux donner des renseignements qu’à la famille, lui dit la réceptionniste.

-Mais vous pouvez au moins me dire si elle est ici.

-Non, monsieur, je ne le peux pas. Je ne peux donner des renseignements qu’à la famille.

-Je sais. Je suis… l’oncle d’Emily.

-Vous êtes son oncle ? Vous pouvez le prouver ?

-Pas exactement, non.

-Il m’est impossible de vous donner le moindre renseignement concernant Emily Pearson tant que vous n’avez pas prouvé que vous êtes son oncle.

-Donc elle est bien ici ?

La réceptionniste secoua la tête et recommença à pianoter sur son traitement de texte.

-Je vous l’ai dit. Uniquement à la famille !

Le Bretteur se pencha par-dessus le comptoir en Formica. Terence ne vit même pas son geste, mais le Bretteur tenait une dague longue, fine et luisante, et en appuyait légèrement la pointe sur le côté du cou de la réceptionniste. Elle cessa de taper et s’immobilisa, les yeux agrandis par la peur.

-Je pense que, dans votre intérêt, vous feriez mieux de me dire si Emily Pearson est ici ou non, dit Terence.

La réceptionniste déglutit, puis acquiesça.

-Elle est ici, oui. Elle est arrivée hier.

-Très bien, dit Terence. Et où est-elle en ce moment ?

-Les enfants viennent de dîner. Elle est probablement dans la salle de jeux, en train de regarder la télévision.

-Et où se trouve la salle de jeux ?

-Vous continuez jusqu’au bout du couloir, vous montez l’escalier, ensuite, c’est la porte juste devant vous.

Terence jeta un coup d’oeil vers la rue. Puis il dit:

-Vous ne préviendrez pas les flics, n’est-ce pas ?

-Non, non, fit la réceptionniste, et elle baissa les yeux vers la lame que le Bretteur appuyait sur son cou.

-Qu’avez-vous dit ? insista Terence.

-J’ai dit que je ne préviendrai pas les flics. C’est ce que j’ai dit.

-C’est bien ce qu’il me semblait !

Il se tourna vers le Témoin et celui-ci lui fit comprendre d’un signe de la tête qu’ils devaient se rendre à l’arrière du bâtiment et trouver Emily. Terence se tourna vers le Bretteur juste à temps pour voir la pointe de sa dague émerger de la nuque de la réceptionniste… de cinq ou six centimètres seulement… puis disparaître à nouveau. Le Bretteur essuya la lame sur sa manche, remit la dague dans sa gaine. Il n’avait même pas l’air intéressé par ce qu’il avait fait. La réceptionniste resta assise dans son fauteuil quelques instants puis, comme ils s’éloignaient dans le couloir, elle s’affaissa brusquement sur le côté et tomba par terre. Ses épaules étaient couvertes de sang rouge vif.

-Vous étiez obligé de la tuer ? protesta Terence dans un chuchotement furieux. Elle ne vous avait rien fait !

Le Bretteur poussa Terence dans le dos pour indiquer qu’il faisait ce qui lui plaisait, quand cela lui plaisait. Terence tré- bucha, puis continua de s’avancer dans le couloir. Ils passè- rent devant d’autres dessins maladroits. Un grand panneau proclamait: “Nous sommes les enfants McKinley. Nous sommes heureux et aimés ! “

Ils montèrent un escalier et poussèrent une porte battante. La pièce était sombre et remplie d’enfants assis dans des fauteuils délabrés, sur des divans et des coussins. Ils regardaient Indiana Jones et le temple maudit sur un énorme téléviseur anté- diluvien. Ils étaient tellement captivés par la scène du sacrifice humain qu’ils ne se retournèrent même pas lorsque Terence, le Témoin et le Bretteur entrèrent et cherchèrent Emily du regard.

Terence pensa: je vous en supplie, mon Dieu, ne me dites pas qu’elle n’est pas dans cette pièce. Puis une fillette assise sur un coussin près du téléviseur tourna la tête pour voir ce qui se passait, et c’était elle.

Ce fut presque comme un film au ralenti. Les yeux d’Emily s’agrandirent, elle ouvrit la bouche, se leva de son coussin et se mit à courir vers la porte au fond de la pièce. Terence mit ses mains en porte-voix et cria “Emmmmiiilllly~y !!! ” Le Témoin s’élança à travers la pièce et le Bretteur lança sa dague.

La dague tournoya lentement dans l’air et étincela. Durant une fraction de seconde, Terence crut que le Bretteur voulait la tuer, qu’il allait lui transpercer le coeur. Mais la dague traversa la manche de son chemisier rose et la cloua à la porte. Cela fit un bruit sourd, comme le couvercle d’un cercueil que l’on referme. Terence n’aurait pas dû paniquer. Il savait que le Bretteur ne pouvait pas tuer Emily: elle devait s’offrir de son plein gré. Et il savait également qu’il ne la tuerait pas: elle devait offrir la vie de Terence, un cadeau pour son grand-père vorace.

-Papa, dit Emily, le visage blême, terrifiée.

Des enfants se mirent à crier, d’autres à pleurer, mais la plupart demeurèrent silencieux. Terence traversa lentement la pièce. Emily eut un mouvement de recul et jeta un regard éperdu d’un côté et de l’autre, cherchant un moyen de s’échapper. Terence comprenait pourquoi. Il aurait voulu être à même de lui expliquer, mais c’était parfaitement impossible. Il faut que je t’emmène parce que ton grand-père est à moitié un homme, à moitié un buisson, et qu’il a besoin de manger nos intestins afin de se maintenir en vie ? Il faut que je t’emmène parce que des milliers de gens perdront leur gagne-pain si je ne le fais pas, et que des centaines d’autres pourraient bien perdre la vie ?

Il faut que je t’emmène parce que ta vie était promise dès l’instant où tu es née, et tu n’as pas le choix, sinon supporter les conséquences de l’avidité de tes grands-parents et de l’incompétence de ton père ?

-Emily, dit Terence en tendant sa main, ils nous laisseront partir librement. Je n’ai pas l’intention de te faire du mal, mon poussin. Ce n’est plus nécessaire.

Le Bretteur empoigna Terence par l’épaule et pointa un doigt vers la porte pour lui faire comprendre qu’ils devaient emmener Emily et quitter les lieux immédiatement. Puis il s’approcha d’Emily, dégagea sa dague de la manche de son chemisier et la poussa vers Terence comme si elle était un sac de farine.

Terence voulut la prendre dans ses bras, mais Emily se dégagea vivement.

-Non ! chuchota-t-elle.

-Mon poussin, tu ne comprends pas. Tout est changé maintenant !

Elle le regarda et il y avait quelque chose dans ses yeux qu’il ne comprit pas, quelque chose qui le terrifia. Durant un instant, elle ne ressembla pas à Emily. Elle ressemblait à un masque de mummer, comme si quelqu’un d’autre regardait de derrière ses yeux. Il se détourna et lança un regard intrigué au Témoin mais, avec une impatience glacée, le Témoin lui fit signe de sortir de la pièce. Ils franchirent la porte, descendirent l’escalier et passèrent devant le bureau d’accueil.

Terence s’efforça de ne pas regarder le sang, mais ce fut plus fort que lui. Le Bretteur était expert en épées, mais aussi en artères. Il savait où les trouver, et comment les percer pour qu’elles déversent des litres de sang en un rien de temps.

Ils sortirent du bâtiment et traversèrent la rue. Un chauffeur de taxi klaxonna furieusement et leur lança:

-Hé ! Vous avez envie de mourir ou quoi ?

Le Bretteur fit halte, se retourna et le regarda fixement. Le chauffeur de taxi ouvrit lentement la bouche, puis la referma; il redémarra dans un crissement de pneus mouillés et s’éloi-gna à toute allure dans la 10’Rue.

Terence garda la tête baissée et ne dit rien. Le Témoin était à ses côtés. Il poussa Emily vers la ruelle et ouvrit la portière arrière du van.

Emily demanda, d’une petite voix terrifiée:

-Papa, tu ne vas pas me couper la tête, hein ?

-Non, mon poussin, je n’en ai aucunement l’intention, répondit Terence. Mais j’ignore ce qui va se passer maintenant. Ton grand-père est là. Ton vrai grand-père, le Voyageur Vert. Et ce qui va se passer maintenant…, c’est à lui d’en décider.

Le Bretteur et le Témoin montèrent dans le van. Le Témoin remit son masque, se glissa derrière le volant et mit le contact. Le Docteur se retourna; son visage était aussi pâle qu’une lampe.

-Papa, j’ai peur !

-Moi aussi, mon poussin. Mais tentons notre chance. Le Voyageur Vert a promis de nous épargner. Il nous laissera partir, à condition que nous quittions l’Iowa et allions vivre dans une grande ville. Peut-être Cleveland, ou bien Indiana-polis.

-C’est tout ce que nous devons faire ?

-Je crois, OUI.

Emily grimpa dans le van, Terence l’imita, et Lame referma la portière. Terence aurait dû comprendre à ce moment-là que quelque chose avait changé chez Emily. Aucune fillette de onze ans n’aurait accepté aussi facilement de monter dans un van plongé dans l’obscurité, dont un coin était occupé par un buisson sombre et bruissant, et un autre par un personnage encapuchonné aux vêtements graisseux, qui toussait et exhalait l’odeur fétide de la lèpre.

Ils démarrèrent sous la pluie. Nue effleura les mains d’Emily et dit:

-Tu es glacée, ma chérie.

-Je ne suis pas votre chérie, et j’ai toujours les mains froides, répliqua Emily.

-Tu sais pourquoi tu es ici, n’est-ce pas ?

-Oui.

-Quelque chose a mal tourné, Emily. Ce n’était pas de ta faute. Lorsqu’il est né, ton père n’est pas devenu ce qu’il aurait dû devenir, et la même chose vous est arrivée, à toi, Lisa et George.

Ils s’engagèrent sur Mount Vernon Road et se dirigèrent vers le sud-est. Emily coula un regard vers Terence, comme si elle lui demandait de confirmer la vérité de ce que Nue venait de dire, mais Terence détourna les yeux délibérément et fixa la route. Il ignorait ce que le Voyageur Vert leur réservait; il savait seulement que les expiations rituelles n’avaient rien d’agréable et qu’il y avait de fortes chances pour qu’Emily et lui soient tués. Les récoltes étaient toujours plus importantes que les gens qui les faisaient pousser. Dans tout l’est de l’Iowa, le sol était riche en ossements, les ossements des fermiers qui avaient donné leur vie en échange d’une moisson abondante, et qui, pour certains, avaient également donné leur âme.

-Où allons-nous ? demanda Emily.

-Nous retournons chez toi, répondit Nue. Ainsi nous pourrons frapper, comme nous l’avons fait la première fois, et tu nous laisseras entrer.

-Et si je ne vous laisse pas entrer ?

-Tu le feras, affirma Nue, derrière son masque. Les gentilles filles le font toujours.

 

Luke donna de petits coups à la porte et entra dans la pièce où Garth et Nathan lisaient depuis plus d’une heure.

-Alors ? leur demanda-t-il en posant une énorme fesse sur le coin du bureau.

-C’est fascinant, déclara Garth. (Il se frotta les yeux et laissa tomber les derniers feuillets de la traduction effectuée par le professeur Mrstik, sur le buvard devant lui.) Absolument et totalement fascinant. C’est le premier lien concluant entre des personnages mythiques et la génétique que j’aie jamais vu. Quelle sera la prochaine étape ? Peut-être pourrons-nous prouver que les fées existent, qui sait ?

-Alors vous croyez que c’est vrai, tous ces trucs sur le Voyageur Vert ?

-Pas entièrement, dit Garth. Certaines parties de la légende sont plutôt tirées par les cheveux ! Mais elle contient un noyau de vérité. Apparemment, Pearson a vérifié la plupart des cas les plus récents. Et je suis convaincu qu’il y a bien eu une cérémonie à l’origine, au cours de laquelle un homme a été transformé en arbre. Cela apparaît dans sept ou huit récits, publiés à des époques différentes. Cela s’est passé principalement en Dominique, en Haïti et en Guyane britan-nique, mais des cas ont été signalés dans tout l’hémisphère nord, particulièrement en Bohême et en Roumanie.

” Ce qui m’intéresse par-dessus tout, ce sont les preuves génétiques, qui sont très concluantes et très cohérentes. D’ac-cord, les ouvrages que Terence Pearson a étudiés étaient vieux de cinquante, soixante, ou même cent ans. Mais ils sont tout à fait explicites: “Homme et buisson étaient véritablement mélangés, de telle sorte que l’on ne pouvait pas séparer l’un de l’autre.” Nous avons effectué certaines combinaisons de gènes entre animaux et végétaux à l’Institut Spellman. Nous avons notamment obtenu une grenouille dont le dos était lit-téralement couvert de lichen, à la place de la peau. Mais cela peut aller encore plus loin, beaucoup plus loin. Je parle d’animaux qui sont partiellement capables de photosynthèse, et de plantes douées d’une pensée rudimentaire. Tout cela est possible, tout cela est réalisé aujourd’hui !

-Je croyais que vous alliez éclater de rire, dit Luke. Je pensais que vous ne me croiriez pas.

Garth haussa les épaules. Il semblait pâle, fatigué et meurtri.

-Il y a dix ans, ou même cinq ans, je ne vous aurais sans doute pas cru. Mais nous avons fait d’énormes progrès en génétique depuis lors, et nous essayons quelque chose de nouveau pratiquement tous les jours. Regardez Capitaine Black !

-Ce serait avec plaisir, Dr Matthews, si je savais où le trouver.

-Je pense qu’il va rentrer chez lui, intervint David.

-Oh, vraiment ? Et qu’est-ce qui te fait croire ça ?

-Je crois qu’il va rentrer chez lui parce qu’il n’a aucun autre endroit où aller.

-Dr Matthews ? fit Luke.

Garth haussa les épaules.

-Cela semble logique. Vous devriez peut-être faire surveiller la maison des Pearson. On ne sait jamais !

-Très bien. Je vais envoyer deux de mes adjoints là-bas.

-Vous me préviendrez dès qu’on l’aura repéré, n’est-ce pas ? demanda Garth. Raoul et moi avons consacré la plus grande partie de nos carrières respectives à développer Capitaine Black. Nous avons toujours pensé que son comportement serait sans doute rien moins que raisonnable, une fois que nous lui aurions greffé un fragment de cerveau humain. Mais maintenant nous avons cet élément inattendu dans sa carte génétique: le fait qu’il est peut-être directement apparenté à ce Voyageur Vert qui obsédait tellement Terence Pearson. Franchement, il est impossible de dire si Capitaine Black est un porc ou un petit garçon ou un mummer mythique, ou encore une étrange combinaison des trois !

-J’aimerais savoir une chose, dit Luke. Comment avez-vous pu utiliser un fragment du cerveau de George Pearson sans l’autorisation de Terence ou d’Iris Pearson ?

-Normalement, nous n’avons pas besoin d’une autorisation pour utiliser des quantités infimes de tissus prélevés sur des cadavres, et nous ne la demandons pas, répondit Garth. Par exemple, nous prélevons fréquemment des glandes pituitaires sur des cadavres, et nous les pulvérisons pour en tirer des hormones. Ces hormones sont notamment utilisées pour la préparation de substances favorisant la croissance. D’après les derniers chiffres que j’ai vus, nous prélevons régulière-ment des glandes pituitaires sur environ un million de cadavres par an. Nous prélevons également des tissus cérébraux et nous les utilisons pour diverses interventions en neurochirur-gie, comme la greffe durale.

-Sans que la famille en soit informée ? s’exclama Luke avec surprise.

-Quand vous êtes mort, vous savez…, fit Nathan.

A ce moment, l’officier de police Jean Lehman frappa à la porte qui était ouverte. C’était une rouquine potelée qui ressemblait à Arlene Dahl (d’après Luke). Elle escortait Lily Monarch, qui semblait contusionnée, pâle et déprimée.

-Miss Monarch a demandé à vous voir, shérif. Elle a dit que c’était urgent.

-Bon, très bien, fit Luke. Que puis-je faire pour vous, Miss Monarch ?

Lily déclara, d’une voix très calme:

-Il faut que je vous parle. Il s’agit de Capitaine Black.

-Entendu, trouvons-nous un endroit tranquille.

-Non, non. Cela ne me dérange pas de parler ici. Le Dr Matthews et moi sommes des adversaires, en ce qui con-cerne la vivisection et l’expérimentation animale, mais… ce serait bien qu’il entende ce que j’ai à vous dire. Il pourra peut- être faire quelque chose.

-Pas de problème ! fit Garth. Puis-je vous présenter Nathan Green, du Centre Médical de Mercy ? Et voici son fils David.

Lily leur adressa un bref sourire.

-Je viens de passer mon appel téléphonique, dit-elle.

-Vous pouvez indiquer à mon adjoint le nom de vos avocats, dit Luke.

-Je n’ai pas encore parlé à mes avocats. J’ai téléphoné au sénateur Bryan Cady. Vous savez probablement que le séna-teur est un ami à moi. Ou l’était, du moins.

-Continuez.

-Bryan est furieux après moi parce que j’ai permis à Capitaine Black de s’échapper. Il pense que cela va compromettre ses chances de faire adopter le projet de loi Zapf-Cady par le Congrès, la semaine prochaine. C’est pourquoi il a décidé de capturer Capitaine Black lui-même.

-Vraiment ? Et comment compte-t-il s’y prendre ?

-Il va faire surveiller la maison des Pearson par une équipe de dresseurs d’animaux et de tireurs d’élite. Et il va prévenir les médias, bien sûr ! Il pense que s’il capture Capitaine Black, cela fera de lui un héros.

-Ainsi le sénateur Cady pense, lui aussi, que Capitaine Black va rentrer chez lui ?

-C’est ce que je lui ai dit.

-C’est ce que le jeune David ici présent a également dit. Il a essayé d’imaginer ce qu’un petit garçon de trois ans ferait.

-Et j’ai essayé d’imaginer ce qu’un porc Poland China adulte ferait.

Il y eut une étrange intonation dans sa voix lorsqu’elle dit cela, ce qui n’échappa pas à Luke. Elle essayait de lui dire quelque chose, quelque chose qui était très important pour elle, mais quelque chose qu’elle avait du mal à avouer.

-Comment diable pouvez-vous imaginer ce qu’un porc adulte fera ? lui demanda-t-il.

Elle demeura silencieuse quelques instants, puis dit:

-Peut-être devriez-vous me chercher dans vos dossiers.

-Ah oui ! Et qui devrais-je chercher, plus précisément ?

-La Fille-Porc, répondit Lily. Vous vous souvenez de la Fille-Porc ?

-Je m’en souviens, fit Nathan. Cela remonte à une quinzaine d’années, non ? Cela s’est passé à Prairieburg ou un endroit comme ca. On a découvert une petite fille dans une ferme isolée, élevage de porcs, exact ? Ses parents étaient morts trois ans auparavant mais les porcs l’avaient élevée. Elle était plus un porc qu’un être humain.

-C’est exact, dit Lily. Elle avait appris à communiquer avec eux. Elle comprenait ce qu’ils voulaient, et elle était capable d’imaginer où ils allaient lorsqu’ils étaient seuls, effrayés, et avaient besoin de compagnie.

Luke la regarda d’un air hébété.

-Vous voulez dire que la Fille-Porc… c’était vous ?

Des larmes brillèrent dans les yeux de Lily.

- Oui, la Fille-Porc, c’était moi.

-Mais d’après ce que j’ai entendu dire, cette petite fille était presque devenue un porc ! Il lui a fallu des années de psychothérapie pour être vraiment convaincue qu’elle était un être humain !

-Je suis une thérapie, encore aujourd’hui. Si vous mettez ma parole en doute, vous pouvez appeler le Dr Cohen, à l’Institut Cedar.

-Je le ferai, dit Luke. Ce n’est pas que je ne vous croie pas, mais je pense qu’il est nécessaire que je vérifie. Je n’ai pas envie que vous soyez mêlée à une affaire qui compromet-trait votre thérapie. Le comté pourrait être tenu pour responsable du dommage subi.

Elle raconta brièvement à Garth et à Luke ce qu’elle avait raconté à Bryan Cady… La façon dont ses parents étaient morts, et la façon dont les porcs l’avaient élevée. Ils écoutè- rent en silence, et lorsqu’elle eut fini, ils échangèrent un long regard, émus et impressionnés.

Luke se tapota le front de l’index.

-Ainsi donc… ce que vous dites, Miss Monarch, c’est que, connaissant les porcs comme vous les connaissez, vous devriez être en mesure de prédire ce que Capitaine Black va faire ?

-Je le crois, oui.

Elle s’essuya les yeux avec sa manche.

-Vous lui avez permis de s’échapper. Pourquoi voulez-vous nous aider à le capturer ? Il retournera à l’Institut Spellman, vous savez !

-Je veux vous aider à le capturer parce que j’ai fait une stupide erreur de jugement concernant Bryan… concernant le sénateur Cady. Je ne veux pas que le sénateur Cady retire toute la gloire de cette capture.

Garth fit remarquer:

-Le sénateur Cady a des raisons d’être inquiet. Le fait d’être associé à des gens qui ont effectué un raid dans un institut de recherche scientifique risque de compromettre l’adoption de son projet de loi.

Lily acquiesça.

-Il m’a traitée de tous les noms possibles et imaginables !

-J’en ai d’autres à votre disposition, murmura Garth.

-Maintenant cela m’est égal si Zapf-Cady n’est pas adopté. Je croyais que Bryan était un idéaliste. Je croyais qu’il avait des sentiments généreux. Zapf-Cady devait protéger les animaux, bien sûr, mais c’était purement fortuit. Bryan a pris le train en marche, c’est tout. Zapf-Cady sert sa carrière politique, point final !

-J’ai l’impression que les écailles vous sont tombées des yeux, fit remarquer Garth avec une pointe d’ironie.

Luke consulta sa montre.

-Bon, je pense que nous ferions mieux d’aller voir ce qui se passe chez les Pearson, dit-il. Vous pouvez nous accompagner, Miss Monarch, mais je serai obligé de vous passer les menottes.

-Vous ferez tout votre possible pour capturer Capitaine Black vivant ? demanda Garth.

Luke le considéra et prit son expression sévère et impertur-bable de shérif.

-Allons, dit Garth. Cet animal nous a coûté des millions de dollars. Il est un miracle de la chirurgie xénogénétique. Le Dr Lacouture a sacrifié sa vie, plutôt que de voir ce porc mourir.

-Tout ce que je puis vous dire, c’est que nous devrons y aller au pifomètre, fit Luke.

-Mais, avec un peu de chance, je peux lui administrer des tranquillisants. Vous ne serez pas obligés de le tuer.

-Entendu. Si vous voulez apporter le matériel nécessaire, alors faites-le, pas de problème. Mais je ne vous promets rien.

-Est-ce que je peux venir ? demanda vivement David.

-Ce pourrait être une bonne idée, shérif, dit Garth. David a le chic avec Capitaine Black… ou peut-être avec le jeune George Pearson.

-D’accord, mais David restera dans la voiture et n’en bougera pas, exigea Luke.

Lily s’approcha de Garth et tendit la main.

-Je tiens à vous dire que je regrette la façon dont les choses ont tourné.

Garth lui lança un regard glacial.

-Vous n’avez pas encore compris, hein ? Vous avez mis en danger le travail de toute ma vie pour un idéal à la con ! Bien sûr que je sais que les porcs sont des êtres vivants. Bien sûr que je n’aime pas les faire souffrir. Mais les souffrances humaines qu’ils peuvent soulager sont des millions de fois plus grandes !

Lily retira sa main.

-Néanmoins, je suis toujours désolée.

Le téléphone sonna. Luke décrocha le combiné et dit:

-Oui ? Qu’est-ce que c’est ? Je suis occupé.

-Ici l’adjoint Walsh, shérif. Je viens de recevoir deux rapports… l’un vient de l’aéroport, l’autre du centre-ville.

-De bonnes nouvelles ou des nouvelles merdiques ?

-Hum ! merdiques, je pense. Le pilote d’un hélicoptère privé a aperçu une centaine de porcs en liberté, à l’est de l’aéroport. Ils se dirigeaient nord-nord-est, vers la ville. Apparemment, ce sont les mêmes porcs qui ont provoqué cet accident sur la 76~e Avenue la nuit dernière. La seule différence, c’est qu’ils semblent avoir un chef maintenant… un porc beaucoup plus gros, noir, et sacrément mastoc.

-Capitaine Black, grimaça Luke. On dirait qu’il s’est trouvé un entourage. Et les hélicos de la police ?

-Impossible de décoller, les conditions atmosphériques sont épouvantables. Même l’aéroport est fermé. Nous avons envoyé deux 4x4, mais le terrain est foutrement accidenté.

-Et merde ! Bon, faites de votre mieux. Et l’autre rapport ?

-Vous n’allez pas aimer ça, shérif. Trois hommes ont fait irruption dans le foyer pour enfants McKinley, il y a une vingtaine de minutes. Ils ont tué la réceptionniste, ensuite ils sont allés dans la salle de jeux et ont kidnappé devinez qui.

Luke se couvrit les yeux de sa main potelée.

-Mais c’est pas vrai ! s’exclamat-il. Emily Pearson ?

-En plein dans le mille, shérif.

-Quelqu’un a vu ces types ?

-Plusieurs passants, la plupart des enfants, et un chauffeur de taxi. Deux d’entre eux avaient un visage très blanc, ils étaient de haute taille et avaient une mine plutôt patibu-laire. Le troisième était plutôt maigre, très pâle, avec des cheveux coupés court.

-Terence Pearson, murmura Luke.

-Exact ! Le chauffeur de taxi l’a formellement identifié en regardant les photos du fichier. Il a dit qu’il se souvenait de lui, de toute façon; il avait vu sa trombine dans le journal.

-Et les deux autres ?

-Le chauffeur de taxi n’était pas bien sûr. Il a dit qu’ils semblaient flous, pour une raison inconnue.

-Quelqu’un a vu leur véhicule ?

-Un van Chevrolet dernier modèle, noir, avec des vitres foncées. Pas de plaque d’immatriculation.

-Ils sont partis dans quelle direction ?

-Nord-est. Ils ont pris la Quatrième Avenue et se sont perdus dans la circulation.

Luke reposa le combiné sur son socle. Il ne dit absolument rien.

- Un problème ? demanda Garth.

-Ouais, j’ai l’impression que ça va chier des bulles.

 

Derrière le centre commercial Cedar s’étendait un terrain vague envahi par les mauvaises herbes. Le sol devenait de plus en plus marécageux et finissait par disparaître dans un affluent bourbeux, en crue, de la Cedar River.

Il était seulement quatre heures de l’après-midi, mais les nuages de pluie étaient si bas que toutes les lumières autour du centre commercial avaient été allumées. Elles donnaient un éclat multicolore à la surface du parking balayée par la pluie et se reflétaient dans les flaques d’eau et les mares boueuses du terrain vague derrière les bâtiments.

Capitaine Black se tenait dans l’une de ces mares. Ses puissantes épaules noires étaient voûtées, ses oreilles et son groin dégouttaient d’eau. Les autres porcs tournaient autour de lui, prudemment et respectueusement; de temps en temps, ils grognaient et couinaient.

Capitaine Black savait ce que George Pearson avait su. Les centres commerciaux voulaient dire nourriture. Capitaine Black n’avait rien mangé depuis le milieu de la matinée, et son estomac protestait. Il leva son groin et huma l’air. Le vent venait du nord-est et apportait l’arôme du pain fraîchement cuit d’une boulangerie à l’intérieur du centre commercial, et l’odeur de hamburgers et de frites. Il poussa un grondement rauque et entreprit de traverser lentement le terrain vague vers le centre commercial. Les autres porcs le suivirent, même si nombre d’entre eux étaient affamés, épuisés, et tenaient à peine sur leurs pattes.

Ils trottinèrent sur le parking et leurs pieds produisirent un cliquetis sonore comme si des démons aux pieds fourchus approchaient. Une famille franchissait l’entrée principale, baissant la tête en raison du vent et de la pluie, et poussant des chariots remplis à ras bord. L’un des enfants s’écria: ” Regardez ! Des porcs ! ” et le père et la mère reculèrent, de peur et de surprise: leurs chariots se tamponnèrent avec fracas.

Les porcs surgirent de la pénombre. Leurs yeux brillaient dans la lumière provenant de l’intérieur du centre commercial. Leur peau était tapissée d’une épaisse boue visqueuse et de la bave dégouttait de leurs groins. Les portes en verre automatiques coulissèrent doucement comme ils approchaient de l’entrée. Ils s’engouffrèrent dans le centre commercial, presque une centaine, avant que quiconque puisse les en empêcher.

Il faisait chaud et sec dans le centre brillamment éclairé, et il y avait foule. Le bâtiment était construit en forme de croix de Lorraine, avec une grande allée centrale et deux allées plus petites perpendiculaires. Le sol était dallé de marbre blanc et, tout du long de 15allée centrale, il y avait des palmiers, des jets d’eau et des statues semi-abstraites représentant le patrimoine culturel de Cedar Rapids… des canoës indiens, des cornemu-ses écossaises et de la verrerie tchèque.

Aussi noir que Satan et aussi immonde que l’enfer, Capitaine Black fit halte au milieu du centre commercial et poussa un cri strident qui couvrit le bruit des conversations, les rires et même la musique sirupeuse que déversaient les haut-par- leurs.

Il poussa plusieurs cris perçants, bientôt imité par le troupeau crotté qui s’était rassemblé autour de lui. Une femme cria, elle aussi, et des enfants se mirent à pleurer. Un homme s’exclama: ” Nom de Dieu ! C’est un putain de monstre ! “

Pour des gens qui avaient été nourris de films comme Des monstres attaquent la ville, La Chose d’un autre monde et Les Dents de la mer, il n’y avait qu’une seule réaction possible, et c’était la panique. Un horrible hurlement de peur collective retentit, semblable à celui de passagers d’un avion convaincus qu’ils vont mourir. Des gens commencèrent à courir dans l’al-lée centrale. Des enfants furent récupérés, des chariots abandonnés, des sacs et des paniers à provisions lâchés.

Capitaine Black vit les gens courir et fit comme eux. Courir était vivifiant. Mais il ne courait pas après eux. Contrairement au troupeau de Berkshires efflanqués et féroces, il n’en était pas encore réduit à manger n’importe quoi et tout ce qu’il pouvait digérer sans trop de difficultés.

Il remonta l’allée centrale et envoya valdinguer des chariots, des chaises et des poussettes d’enfant abandonnées. Il passa en trombe près des palmiers et l’une des sculptures lui érafla le flanc gauche. Du sang coula; il poussa un grondement furieux et cria. Les Berkshires crièrent également.

Les gens se dispersaient dans toutes les directions. Deux ou trois porcs pénétrèrent dans la boulangerie et s’emparèrent des pâtisseries et des beignets. Des miettes et des morceaux de petits gâteaux volaient dans tous les sens. Le gérant italien voulut les chasser en les frappant avec un manche à balai, mais quatre autres porcs s’engouffrèrent dans la boutique. Ils le heurtèrent violemment et le firent tomber par terre. Un instant plus tard, il était allongé sur le dos et des porcs déchiquetaient son tablier et son pantalon.

-Lâchez-moi ! Lâchez-moi ! hurla-t-il, furieux et terrifié.

A ce moment, l’un des Berkshires happa son oreille et l’arracha, ainsi qu’une partie de son cuir chevelu. Du sang gicla aussitôt. Les autres porcs délaissèrent les pâtisseries et se jetè- rent sur le gérant avec des cris de gloutonnerie.

Des porcs firent irruption dans le MacDonald’s, grimpè- rent sur les comptoirs, dévorèrent les petits pains et les cheeseburgers, déchiquetèrent des emballages en polystyrène et des sachets de frites. Un Berkshire tenta d’attraper les hamburgers sur la plaque chauffante. Son groin grésilla. Il poussa un couinement et roula sur lui-même, tout du long de la pla-que chauffante. Ses soies se ratatinèrent et fumèrent; il se mit à hurler de douleur.

Vingt ou trente porcs poursuivirent une demi-douzaine d’enfants à l’intérieur de la boutique ” Le Monde de bébé “. Ils étaient tellement voraces qu’ils se bousculaient et se battaient entre eux pour franchir la porte. Il n’y eut ni survi-vants, ni témoins.

Capitaine Black avait mangé. Trois ou quatre Berkshires lui avaient apporté des pâtés, des saucisses et des jambons, et les avaient déposés devant lui. Il avait tenu son rôle de chef et avait mangé avec dignité. Le centre commercial était presque entièrement désert, et il s’avança lentement dans l’allée centrale. Il poussait des grognements sourds. Je venais souvent ici, je m’en souviens, mais c’était avant…

Avant quoi ? Il ne parvenait toujours pas à comprendre ce qui lui était arrivé, ou qui il était, ou ce qu’il était. Il se sentait fort et puissant, mais il se sentait également terrifié et petit, et il ne comprenait pas pourquoi.

Emily. Emily lui dirait ce qu’il était.

Alors qu’il s’avançait dans l’allée centrale, il entendit une plainte étrange. Cela ne ressemblait pas à des cris de porcs, ou à des cris d’animaux. Cela lui rappela quelque chose d’excitant, mais quoi, il l’ignorait. Il continua de marcher. Dans la devanture d’une boutique près de lui, cinq Berkshires étaient en train de dévorer une jeune fille étendue sur le sol. Ils levè- rent la tête et leurs yeux étaient terrifiants. Du sang ruisselait de leurs mâchoires. Il se détourna. Ils le dégoûtaient. Il trouvait qu’ils étaient faibles et méchants, mais il savait également qu’ils devaient se nourrir.

Il entendit des hommes crier, des portes s’ouvrir. Il vit des lumières rouge et bleu qui clignotaient. Il était presque arrivé au fond du magasin lorsqu’il aperçut sept ou huit hommes entrer précipitamment… des hommes, il savait que c’était leur nom, des hommes. Ils se mirent en ligne au fond de l’allée centrale et crièrent en le voyant.

Celui du milieu criait le plus.

-Jim ! Tu es prêt avec ce fusil pour éléphant ? Si ce salopard fait un pas de plus, tu le descends. Il fera un sacré barbecue ! Rob, commence à inspecter ces boutiques. Tu tires sur tous les porcs que tu vois, et tu tires pour tuer !

Capitaine Black fixa l’homme du milieu et essaya de lui parler. Là bas, dans son enclos, l’homme et le jeune garçon avaient essayé de lui parler. Le jeune garçon lui avait dit un tas de prénoms, et puis il avait dit ” Emily “. Parfois leurs voix l’avaient calmé, mais pas très souvent. La plupart du temps, elles l’avaient rendu fou. Il ne parvenait pas à penser ce que des ” hommes ” étaient. Il ne parvenait pas à penser ce qu’” il ” était.

Mais il savait qu’il n’aimait pas cet homme du milieu, cet homme qui n’arrêtait pas de crier. Il fit trois pas menaçants vers lui, montra les dents, et cria au point de s’assourdir, parce qu’il avait envie de crier.

L’homme du milieu était John Husband, le chef de la police. Il rentrait chez lui après une longue réunion avec le conseil municipal lorsqu’il avait entendu sur sa radio un appel urgent provenant du centre commercial Cedar, une demande de renforts. Il avait immédiatement fait demi-tour et avait été l’un des premiers policiers à arriver sur les lieux.

Il en croyait à peine ses yeux. Il avait vu des photos de Capitaine Black dans les journaux, mais il n’avait jamais cru qu’un porc puisse être aussi énorme… ni aussi laid. Capitaine Black était presque aussi gros qu’un minibus VW; il fit deux ou trois pas en avant; sa peau mouillée et visqueuse fumait littéralement.

-Fous le camp ! lui cria John.

Mais Capitaine Black n’obtempéra pas.

L’un des policiers avait un fusil à pompe. John hurla:

-Kusak… explose-lui la tête ! Vous autres, tirez sur ces putains de porcs !

A cet instant, Capitaine Black se mit à courir vers eux. Ses pieds crissaient sur les dalles de marbre. Ses yeux étaient rivés sur John, comme s’il voulait lui imposer sa volonté. John tint son . 44 Magnum à deux mains, le leva, visa la tête de Capitaine Black et tira. L’oreille gauche de Capitaine Black explosa dans un chaos de sang et de cartilage. La détonation fut assourdissante.

Le sergent Kusak tira, lui aussi, et toucha Capitaine Black à l’épaule gauche. Un énorme pan de peau et de muscles se souleva, et Capitaine Black poussa un hurlement de douleur.

Capitaine Black arrivait à fond de train et était presque sur lui. John tira à nouveau, mais la balle ricocha sur les dalles et brisa l’immense vitrine en verre renforcé de la pharmacie Petrie. John tenta de se jeter de côté, mais sa vieille blessure le trahit à la toute dernière seconde, et sa jambe céda sous lui. Capitaine Black le percuta à plus de 30 km à l’heure et le poussa à travers la vitrine de la parfumerie Denman.

John n’eut même pas le temps de crier. Capitaine Black le poussa sur toute la longueur de la boutique et le projeta contre un immense miroir mural. John sentit que tout se brisait dans son corps, comme si sa poitrine était remplie de coquilles d’oeuf. Ensuite il ne sentit plus rien du tout.

Capitaine Black gronda et recula. John glissa lentement vers le sol et laissa sur le miroir une triple traînée de sang.

Durant un long moment, Capitaine Black se tint immobile parmi les flacons de parfum brisés, les démaquillants et les tubes de rouge à lèvres éparpillés sur le sol. Il regardait fixement son reflet. Il voyait une bête féroce et effrayante, une bête qui le terrifia. Prudemment, grognant sourdement, il recula. Son épaule lui faisait mal, et il savait qu’il devait retrouver Emily de toute urgence.

Le centre commercial retentissait de coups de feu. Les Berkshires étaient acculés et abattus, et ils poussaient des cris stridents de panique. Capitaine Black sortit de la parfumerie et se retrouva devant une demi-douzaine d’hommes armés de fusils à pompe et de pistolets.

Ils levèrent leurs armes et Capitaine Black comprit qu’ils avaient l’intention de lui faire du mal. Il poussa un rugissement furieux et les chargea.

Il entendit le fracas de leurs armes. Il sentit l’impact des balles. Mais cela ne l’arrêta pas. Il courut vers l’entrée latérale du centre commercial, toujours en rugissant. Il se dirigeait vers les lumières, la pluie et le scintillement de la circulation.

-Bloquez cette issue ! cria le sergent Kusak.

Un autre policier actionna l’interrupteur qui verrouillait les portes automatiques.

-Préparez-vous… quand il se retournera… feu à volonté ! ordonna le sergent Kusak.

Ils levèrent leurs armes à nouveau. Mais Capitaine Black ne se retourna pas. Il n’eut même pas un instant d’hésitation. Tout ce qu’il voyait devant lui, c’était le grand air et la liberté. Il percuta la porte vitrée sans même ralentir son allure.

Dans un formidable fracas, trois tonnes de verre explosè- rent en des millions d’éclats étincelants. Durant une seconde, ils semblèrent flotter dans l’air, tel un rideau de diamants. Puis ils tombèrent vers le sol en une averse spectaculaire. Capitaine Black avait déjà disparu dans la pénombre.

 

Le van noir se gara devant la maison des Pearson. Le moteur continua de tourner pendant plusieurs minutes. La rue était mouillée et déserte. En face, chez les Terpstra, il n’y avait pas de lumière aux fenêtres, et le journal du matin gisait toujours sur la pelouse, dans son emballage plastique. Il était clair que personne n’avait encore remarqué que les Terpstra ne s’étaient pas montrés depuis la veille.

Finalement, Nue toucha l’épaule du Témoin et il coupa le moteur.

-Je pense qu’il n’y a aucun danger, dit-elle à Terence. Nous pouvons nous reposer un moment. Le rituel doit toujours avoir lieu à la onzième minute de la onzième heure. Onze était un nombre sacré pour les Bohémiens.

Ils attendirent. Sur les sièges avant, le Témoin et le Docteur finirent par s’assoupir. Puis le capuchon du Lépreux s’inclina en avant et son souffle devint un sifflement épais, malsain. Lame demeura éveillé et, à en juger par les grattements et les bruissements qui provenaient du fond du van, il en était de même pour Janek-le-Vert. La tête de Nue pencha sur le côté, petit à petit, jusqu’à ce que ses cheveux reposent sur l’épaule de Terence.

Du fait de ce mouvement, la bourse en cuir souple qu’elle portait à son cou tomba contre le bras de Terence. Il entendit les pièces tinter dans la bourse. Il attendit dans l’obscurité un long, très long moment. Il écoutait les mummers; tandis qu’ils dormaient, il écoutait les bruits effroyables de Janek-le-Vert.

Puis, avec d’infinies précautions, retenant sa respiration, il avança lentement sa main gauche jusqu’à ce qu’il touche la bourse de Nue. La lanière de cuir fermant la bourse était fortement serrée, mais il parvint à la desserrer petit à petit avec le bout de son index et de son majeur. Lame le regardait fixement, mais il faisait bien trop sombre à l’intérieur du van pour qu’il puisse voir ce que Terence faisait.

Il tint la bourse dans le creux de sa main et la secoua doucement. Trois ou quatre pièces s’en échappèrent et tombèrent sans bruit sur les couvertures qui tapissaient le plancher du van. Terence s’efforça d’en ramasser une, mais elle lui glissa entre les doigts.

Il s’appuya sur le dossier de son siège et essaya de se déten-dre, même s’il tremblait violemment. Il ne serait pas en mesure de recommencer la même opération sur un autre mummer, mais il était possible de tuer l’un d’entre eux, maintenant. Une chance, même incertaine, valait mieux que pas de chance du tout.

 

A onze heures moins le quart, Lame se pencha en avant et secoua Nue par le bras. Elle tenta de repousser sa main, puis elle ouvrit les yeux.

-Combien de temps ai-je dormi ? demanda-t-elle. Je suis si fatiguée.

Terence ne répondit pas, pas plus qu’Emily. Mais Lame leva dix doigts, puis encore un, pour indiquer qu’il était presque onze heures.

-C’est le moment d’y aller, dit Nue à Terence.

Elle semblait irritée, inquiète. Terence savait pourquoi, mais, bien sûr, il ne lui dit pas. Elle ne portait plus sur elle sa part de l’argent de Judas Iscariote, les pièces qui avaient été frappées à partir des frettes des colonnes du temple de l’arche d’alliance. Elle ne vivait plus en retard d’un battement de coeur sur le temps. Elle était de nouveau un être mortel, même si elle ne s’en était pas encore rendu compte.

-Dépêche-toi, tu dois y aller ! exigea Nue.

Terence voulut prendre la main d’Emily, mais elle le repoussa.

-Excuse-moi, dit-il, et il ne voulait pas seulement dire qu’il s’excusait d’avoir voulu prendre sa main.

Lame ouvrit la portière du van. Lame, Nue et le Bretteur accompagnèrent Terence et Emily jusqu’à la porte d’entrée de leur maison.

-Vous savez ce que vous devez faire ? demanda Nue.

Elle ôta son masque et regarda Terence. Son visage était très pâle, presque gris argent, mais elle était très belle, une beauté slave. La pluie scintillait sur ses cheveux emmêlés et sur ses cils, et effleurait ses lèvres.

-Nous devons attendre que vous frappiez à la porte, répondit Terence d’une voix tendue. Ensuite Emily doit vous inviter à entrer.

-Tu sais que ton père t’épargnera, n’est-ce pas ? Il peut se montrer indulgent, quand il le désire. Mais il lui faudra du sang, afin de mener à bien le rituel.

-Beaucoup de sang ?

-Il le prendra dans tes veines. Tu ne t’en apercevras même pas. (Terence inspira profondément, effrayé, puis il toussa.)

-Si c’est la seule façon.

-C’est la seule, crois-moi, l’assura Nue.

Terence alla jusqu’à la porte, se retourna brusquement et laissa échapper un petit rire nerveux.

-Je n’ai pas la clé. Comment pouvons-nous vous inviter à entrer si nous ne pouvons pas entrer nous-mêmes ?

Sans un mot, le Bretteur s’avança et sortit sa dague luisante de sa gaine. Il en enfonça la pointe dans le côté de la porte puis donna un coup sur le pommeau avec le plat de sa main. Le bois vola en éclats, le Bretteur donna un coup de pied, et la porte s’ouvrit en vibrant.

-Maintenant, entrez et allumez les lumières, dit Nue. Rendez la maison accueillante.

-Dans combien de temps frapperez-vous ?

-Cela dépend de ton père. Mais ce ne sera pas long, crois-moi.

Terence et Emily entrèrent; Terence alla de pièce en pièce et alluma les lumières. La maison paraissait froide, humide et abandonnée. Terence était certain de sentir encore l’odeur de la mort. La mort est une puanteur dont il est très difficile de se débarrasser. Elle s’accroche à votre âme aussi bien qu’à votre maison.

Emily fit halte au milieu du séjour. Les mains timidement jointes devant elle, elle jeta un regard à la ronde.

-Cela ne ressemble plus à notre maison, déclara-t-elle.

-Ce n’est plus notre maison, pas vraiment. Le Voyageur Vert s’est présenté à notre porte, et tout a changé.

-Maintenant je sais pourquoi tu as tué Lisa et George, et pourquoi tu voulais me tuer.

Terence alla jusqu’au petit bar à côté du téléviseur et se servit un bourbon. Sa main tremblait et le goulot de la bouteille fit tinter le verre. Il but d’un trait, toussa, puis s’en versa un autre.

-Tu es capable de comprendre, dit-il. Mais es-tu capable de pardonner ?

Emily lui lança un regard étrange.

-Pourquoi désires-tu que je te pardonne ?

-Je suppose que, lorsque quelqu’un fait du mal à d’autres personnes, il désire le pardon.

-Nous avons un sang impur, n’est-ce pas ? demanda Emily.

-Nous avons le sang de Janek, oui. Janek est mon père et ton grand-père, et il nous a tous conçus afin de se nourrir de nous.

-Tu crois qu’il va essayer de se nourrir de nous maintenant ?

-Je ne sais pas. Il a promis de ne pas le faire. La légende dit qu’il n’est pas obligé de se nourrir de ses enfants, s’il ne le désire pas. Une fois, il n’y a pas si longtemps que ça, il est tombé amoureux de l’un de ses enfants, une jeune femme, et il n’a pas mangé ses viscères. Une autre fois, au dixième siècle, il a laissé la vie sauve à sept enfants parce que leurs parents lui avaient donné les trente pièces d’argent que Judas avait reçues pour trahir Jésus, et ces pièces lui ont permis, lui et ses serviteurs, de vivre pendant des centaines d’années.

” Cependant, même si ce n’est pas de l’argent, il veut toujours quelque chose… un morceau de peau, un doigt, un orteil, une tresse de cheveux, ou du sang. Il te prend toujours quelque chose. Il a donné une partie de sa vie, tu comprends, afin de faire pousser la récolte de tes parents… il doit prendre un morceau de vie en retour.

Emily sembla pensive, presque sournoise.

-Qui était la jeune femme dont il a épargné la vie ?

-Qu’est-ce que ça change ? Cela s’est passé en 1947 ou en 1948, juste après la Seconde Guerre mondiale, dans l’Illinois, il me semble.

-Qui était la jeune femme dont il a épargné la vie ? répéta Emily.

Terence fronça les sourcils et posa son verre.

-Pourquoi tiens-tu à le savoir ?

-C’est important.

-Je ne sais pas. C’est indiqué dans l’un de mes livres, dans ma chambre… si la police ne l’a pas emporté, bien sûr.

-Trouve ce livre. Dis-moi quel était son nom.

-Emily…

-Trouve-le ! exigea Emily.

Sa voix était soudain gutturale et voilée.

-Entendu, si c’est ce que tu veux, mais je ne te garantis pas que…

-Trouve-le !

Terence s’apprêtait à sortir du séjour lorsqu’on frappa avec insistance à la porte de derrière.

-Ce sont eux, déjà ! s’exclamat-il.

-Trouve d’abord le nom de la jeune femme, insista Emily.

-Tu ne les invites pas à entrer ?

-Seulement lorsque tu auras trouvé le nom.

Les coups ne s’arrêtaient pas. Le Bretteur frappait à la porte. Le Docteur frappait à la porte. Le Lépreux frappait à la porte, ainsi que Lame et Nue. Mais le plus terrifiant de tous, le Voyageur Vert était là, lui aussi; il frappait et frappait, et attendait que Emily l’invite à entrer.

Terence monta l’escalier. Il avait l’impression que les mus-des et les os de ses jambes s’étaient changés en eau. Les coups semblaient aussi bruyants et insistants à l’étage. Il remonta le couloir, prit la clé posée sur le linteau et ouvrit la porte. Il se retourna, mais Emily ne l’avait pas suivi. Il hésita, puis il alluma la lumière et traversa la pièce jusqu’à ses rayonnages.

Le Bureau du shérif avait emporté ses dossiers et ses carnets, mais il avait laissé la plupart de ses livres, y compris les Bibles. Le livre qu’il voulait était toujours là: La Mythologie rurale dans l’Amérique d’aujourd’hui, de Holzberger et Wendt. Il le prit et chercha Jack-le-Vert dans l’index.

Les coups continuaient et troublaient tellement Terence qu’il avait le plus grand mal à lire. Mais, petit à petit, il suivit les mots du bout de son index, tout en déglutissant de terreur, et parvint à déchiffrer ce qu’ils disaient.

” On dit que Jack-le-Vert est arrivé en Amérique au début du dix-huitième siècle, mais de quelle façon lui et ses mummers ont-ils traversé l’Atlantique, les récits different et sont même contradictoires…

” L’une de ses dernières apparitions a eu lieu à Millersburg dans l’ouest de l’Illinois, au printemps 1947. A ce que l’on raconte, il arriva dans une petite ferme afin de proposer son marché habituel, mais il s’aperçut que l’épouse du fermier était l’une de ses descendantes.

” Cette femme était une immigrante tchèque qui pouvait faire remonter sa famille à l’une des filles de Jack-le-Vert, qu’il avait engendrée au milieu du dix-septième siècle alors qu’il parcourait la Bohême. Il avait aimé cette fille passionné- ment et lui avait fait un enfant incestueux dans l’espoir de perpétuer sa beauté, siècle après siècle, fille après fille, afin de ne jamais la perdre…

” Ils avaient été séparés par des guerres et des milliers de kilomètres, mais Jack-le-Vert reconnut immédiatement la jeune femme…

” Le mythe moderne prétend que, en échange d’une bonne récolte, Jack-le-Vert fit un enfant incestueux à l’épouse du fermier de Millersburg, et que la lignée incestueuse des filles et des petites-filles de Jack-le-Vert persiste en Amérique, dans le MidWest, encore de nos jours.

” Il est intéressant de noter que les versions médiévales de la légende de Jack-le-Vert contiennent toutes un avertissement: le fait d’aimer sa propre image, comme Narcisse, le perdra et, un jour, la chair de sa chair se dressera contre lui. “

Les coups à la porte étaient si insistants que Terence avait l’impression que le Voyageur Vert lui martelait le crâne. Il appuya sa main gauche contre son oreille, afin de ne plus entendre le vacarme, mais il était obligé de se servir de sa main droite pour tourner rapidement les pages du livre, à la recherche d’un nom. Trouve le nom, avait insisté Emily. Et il savait qu’il devait absolument le trouver.

Aucun nom n’était mentionné, mais il consulta Sources et Appendices, et chercha la page 243, où étaient décrites les relations incestueuses de Jack-le-Vert.

Journal-Star de Peoria, 17 mars 1947: LA FEMME D’UN FERMIER ATTAQUÉE PAR UN HOMME-BUISSON ! La femme d’un fermier de la petite communauté de Millersburg, Ill., a déclaré au shérif, mercredi dernier, qu’elle avait été agressée par un homme portant un déguisement fait de feuilles et de branches. Mrs Karolina O’Neill, arrivée en Illinois il y a moins d’un an après avoir fui Prague et la Tchécoslovaquie, a dit que l’homme avait frappé à sa porte au petit matin et qu’elle l’avait invité à entrer, croyant que c’était un voyageur qui demandait son chemin ou avait besoin d’aide. “

Terence sauta deux ou trois paragraphes et lut la dernière ligne de la note en bas de page. Elle énonçait simplement:

” Mrs O’Neill était bien connue des membres de la communauté tchèque de Peoria sous le nom de Miss Karolina Ponican, avant son mariage. “

Il referma le livre. Il resta tout à fait immobile et écouta les coups assenés à la porte. Le Voyageur Vert ne partirait pas. Il continuerait de frapper et de frapper jusqu’à ce qu’Emily l’in-vite à entrer. Mais pourquoi Emily ne l’invitait-elle pas à entrer ? Emily était la petite-fille du Voyageur Vert, après tout, et les petits-enfants du Voyageur Vert ne suppliaient-ils pas toujours leurs parents de le laisser entrer ? Il est sacré, laissez-le entrer.

Mais peut-être ne le laissaient-ils pas entrer s’ils étaient différents. Peut-être ne le laissaient-ils pas entrer s’ils étaient bien trop semblables à lui. S’ils étaient consanguins, s’ils étaient étranges, si leur sang était impur. Les caractères héré- ditaires sont affaiblis et altérés génétiquement par des incestes répétés, et le moment était peut-être venu pour Janek-le-Vert de payer le prix pour avoir perpétué le seul visage qu’il aimait vraiment, à part le sien.

Karolina Ponican était la soeur de Leos Ponican, et c’était de cette façon que Leos avait compris quelles souffrances l’attendaient, si jamais le Voyageur Vert s’en prenait à lui. Mais Karolina Ponican était également Karolina O’Neill, et Terence connaissait très bien Karolina O’Neill: c’était sa belle-mère, Carol O’Neill.

Iris était la fille de Janek-le-Vert, tout comme lui, Terence, était le fils de Janek-le-Vert. Ils étaient demi-frère et demi-soeur, et ils avaient mis au monde trois enfants dont le grand-père paternel était également leur grand-père maternel, et qui, génétiquement, était d’une étrangeté inconcevable.

On continuait de frapper à la porte. Mais Emily n’ouvrait toujours pas. Terence redescendit au rez-de-chaussée et retourna dans le séjour. Elle était là, les poings serrés, le visage crispé. Elle le regarda fixement.

-Comment as-tu su ? lui demanda-t-il.

-Comment ai-je su quoi ?

-Comment as-tu su que ta maman et moi étions frère et soeur ?

Elle esquissa un sourire.

-Je ne le savais pas. Je l’ai senti. C’est comme d’être deux personnes, l’une sur l’autre. Non, ce n’est pas ça. Je suis autre chose, je ne suis pas du tout Emily. Je suis ” Emily “.

-Je pouvais te tuer. Je pouvais te couper la tête !

-Tu ne l’as pas fait, c’est tout ce qui compte.

-Qu’as-tu l’intention de faire ? Tu vas les inviter à entrer ?

Emily acquiesça mais ses yeux disaient non.

-Il m’aime mais il sait que j’ai quelque chose d’anormal. Il ne comprend pas pourquoi. Il m’aime, mais il va essayer de me tuer, j’en suis sûr. Je lui fais peur.

-Tu lui fais peur, toi ?

Toc-toc-toc-tocc-toccc-toccc …

-Il va finir par réveiller tous les voisins !

-J’espère bien. Alors il ne lui restera plus beaucoup de temps.

-Pourquoi n’a-t-il pas essayé de te tuer avant ? Quand il a tué tante Mary ?

Emily secoua la tete.

-Il ne le pouvait pas, parce qu’il devait te tuer d’abord, tu étais son fils, et tu sais très bien qu’il ne pouvait pas te tuer sans y être invité.

-Tu vas l’inviter à me tuer maintenant ?

Emily eut un haussement d’épaules étrange, désinvolte.

-Je ne sais pas. Tu penses que je devrais le faire ? Tu as dit que tu désirais le pardon.

-Le pardon venant de toi, pas de lui.

-Je ne te pardonne pas. Pourquoi le ferais-je ? Les enfants ne devraient jamais pardonner à leurs parents. Ils n’en ont pas le droit. De plus, ce n’est pas nécessaire.

Les coups étaient si forts que Terence avait l’impression d’être sourd.

-Tu vas le laisser entrer ou quoi ?

Emily tendit le bras, saisit la main de Terence et la serra. Sa propre main était glacée et légèrement visqueuse, comme si elle avait manipulé un poisson.

-Je crois que je vais le laisser entrer.

Elle marcha, elle glissa vers la porte de derrière. Elle l’ou-vrit. Un courant d’air pluvieux s’engouffra dans la maison et des dizaines de feuilles de laurier virevoltèrent sur le sol.

-Entrez, dit-elle.

Nue fut la première à entrer. Elle avait remis son masque mais, en voyant son attitude, Terence devina l’expression de son visage. Arrogante, amusée et belle. Puis Lame entra, et le Docteur, et le Lépreux à la respiration sifflante. Ensuite Janek-le-Vert apparut. Il fit une entrée théâtrale; une pluie de feuilles tombait autour de lui. Terence ne l’avait encore jamais vu sous une lumière aussi vive, et il fut choqué par la façon dont la partie végétale de son corps avait ravagé la partie humaine. Son visage était toujours dissimulé par un masque, mais les racines sinueuses qui en sortaient de tous les côtés révélaient un homme qui était en train de perdre sa bataille contre les forces de la Nature.

Après lui entrèrent le Bretteur et le Témoin. Le Témoin referma la porte.

-Vous nous avez fait attendre, dit Nue.

-Oui, reconnut Terence. Je suis désolé, mais…

Emily l’interrompit en levant la main.

-Sois le bienvenu, grand-père, dit-elle.

Janek-le-Vert produisit un bruissement inquiet.

-Qu’attendez-vous de nous ? demanda Emily.

-Un rituel, déclara Nue. Le rituel du partage du sang, afin que Janek puisse boire la vigueur de son rejeton et continuer de croître sainement, et vivre pour toujours.

- C’est tout ce que vous voulez ? Vous le jurez ?

- Nous le jurons, dit Nue en pressant sa main sur sa poitrine.

Le Bretteur tira cinq épées de son fourreau, une à une, et les entrecroisa bruyamment.

-Finissons-en avec tout ça, d’accord ? dit Terence.

-Très bien, fit Nue.

Elle s’approcha, releva la manche de la chemise de Terence et découvrit son poignet. Terence ne put s’empêcher de remarquer cette forte odeur de fourrures d’animaux mouil-lées, de fleurs et de sperme, comme si elle venait de faire l’amour. C’était à la fois excitant et terrifiant.

Janek-le-Vert s’avança lentement et tendit sa main: un mélange inextricable de doigts verdâtres et de brindilles d’au-bépine cassées. Le bout de leurs doigts se touchèrent, le père et le fils, l’inceste surnaturel entre la plante et l’être humain.

Terence vit que sa propre main tremblait, mais il ne pouvait absolument rien y faire. Il était terrifié.

Le Bretteur s’approcha d’eux. Il avait ôté son masque et il fixa Terence. Terence ne lut absolument rien dans ses yeux. Pas de pitié, pas d’espoir, pas même de la colère. Juste une cruauté terriblement affûtée…

Le Bretteur saisit le poignet de Terence et l’incisa d’un geste si rapide que Terence ne vit même pas la lame. Du sang coula en diagonale sur sa peau et tomba goutte à goutte sur la moquette. Le Bretteur leva légèrement son bras et le tint dans cette position, afin que le Voyageur Vert puisse tendre l’un de ses doigts branchus et l’enfoncer dans la veine de Terence. Cela lui fit très mal, et il poussa un cri.

Le Bretteur maintint sa prise implacable. Il serrait chaque poignet et massait vigoureusement celui de Terence afin que le sang s’écoule plus vite. Le Voyageur Vert frissonnait et reniflait derrière son masque… des reniflements secs et bruyants.

Emily attendait et regardait. Nue se tenait à ses côtés et regardait, elle aussi.

-Vous deviez accomplir un rituel, dit Emily. Un rituel comporte des chants, des gestes, un tas de choses.

Nue sourit.

-Le fait est, Emily, que cela ne nous intéresse guère. Faire saigner ton père est une autre façon de l’affaiblir, tout simplement. Nous aurons ses intestins, ma chérie, tout aussi sûrement que nous aurons les tiens.

-Vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Emily.

Elle ôta ses lunettes et les lança de côté, un geste d’une force inattendue.

-Oh ! si, nous le pouvons, répliqua Nue. Tu nous as conviés.

-Vous ne savez donc pas qui je suis ? fit Emily, jetant un regard anxieux au poignet de Terence.

-Nous le savons, bien sûr. Tu es celle dont le visage a toujours été adoré. Mais nous sommes parfois obligés de sacrifier ce que nous adorons afin de survivre, et ton grand-père a été contraint de prendre cette décision. Il reconnaît sa propre folie. Tu devrais avoir du respect pour lui, non ?

Emily s’écarta de Nue, un pas, puis un autre. L’éclairage dans le séjour était mat et cru, et ils ressemblaient aux personnages d’une dramatique des années cinquante, guindés et monochromes. Ils paraissaient même plus nets parce qu’ils ne vivaient plus dans le passé. Ils n’étaient plus protégés de la mort par un décalage dans le temps, par un intervalle d’un battement de coeur.

Terence commençait à ressentir une immense faiblesse. Auparavant, ses jambes étaient flageolantes; maintenant, elles semblaient fondre complètement. Il avait accepté de donner au voyageur Vert un peu de son sang, afin de lui échapper, mais il lui semblait que l’on vidait toutes ses veines et toutes ses artères, comme si sa vie s’écoulait de son corps, sang, rêves et souvenirs, tout mélangé.

-Arrêtez, croassa Emily.

Ils ne l’entendirent pas, ou ne comprirent pas ce qu’elle disait.

-Arrêtez, répéta Emily, du même croassement rauque.

Le Bretteur comprit certainement, parce qu’il leva le pentagone formé par les lames de ses épées et le tint au-dessus de la tête de Terence, comme une auréole.

-Arrêtez, dit Emily, pour la troisième fois.

Elle ouvrit la bouche de plus en plus largement, la distendit. Ses yeux furent soudainement emplis de vert… tels des verres à liqueur remplis jusqu’au bord de chartreuse verte. Ses lèvres se retroussèrent et découvrirent ses gencives. Ses gencives étaient également d’un blanc-verdâtre. Un énorme serpent gonflé sortit de sa bouche. Il était couvert de mucosités et faisait soixante-dix ou quatre-vingt-dix centimètres de long. Il se tendit, se dressa et se déroula. Il entraînait à sa suite un cordon poisseux de feuilles repliées, tels des fanions verts. La chose continua de sortir et de se dérouler. Puis elle tomba et s’entassa sur la moquette, des monceaux et des monceaux et des monceaux.

La pièce était envahie par la puanteur du liquide amnioti-que et de la chlorophylle. Emily se vidait et se retournait comme un gant, littéralement. Sa bouche s’étirait de plus en plus largement. Son cuir chevelu se déroula sur son crâne comme un bonnet de bain en caoutchouc vert, et sa mâchoire se décrocha afin qu’une cage thoracique étroite et bombée puisse s’extirper de sa bouche. Des intestins luisants suivirent, puis un bassin qui avait la forme d’une pelle de fos-soyeur.

Il y eut un dernier bruit de succion, et la véritable Emily se tint devant eux, une hideuse concaténation d’humain et de végétal, l’enfant incestueuse de la cupidité, du besoin et de la génétique mystique. Au début, elle ressembla à une mante religieuse parcourue de frémissements, puis ses feuilles séchè- rent et se déployèrent. Des racines émergèrent de ses bras et de ses jambes, et commencèrent à se tortiller. Ils comprirent qu’elle était bien la fille de son père.

Elle laissa échapper un cri qui ne ressemblait à aucun cri que Terence ait jamais entendu, humain ou animal. Elle oscilla, bougea, puis frappa Nue avec un bras qui était moitié une griffe, moitié une racine. Nue esquiva le coup, mais ” Emily ” la frappa à nouveau. Cette fois, sa griffe l’atteignit à la joue, la cingla comme du fil de fer barbelé, et arracha de la chair. Nue poussa un hurlement. Elle n’avait encore jamais connu une douleur comme celle-là, parce qu’elle avait toujours été en retard d’un battement de coeur sur la douleur, et préservée de tout châtiment.

Emily ” s’approcha dans un bruit sec d’os et de racines enchevêtrés. Elle cingla Nue à plusieurs reprises. La veste de fourrure de Nue s’éparpilla en de gros morceaux de peaux de renard, de lapin et de coyote. Sa chevelure devint rouge de sang, et des lambeaux de peau se détachèrent de ses cuisses. Nue hurlait et hurlait, puis elle cessa brusquement de hurler et ce fut encore pire.

Le Voyageur Vert retira son doigt branchu de la veine de Terence. Des brindilles accrochèrent la peau. Terence chancela et voulut s’affaisser sur le côté, mais le pentagone du Bretteur enserrait son cou à présent. Il sentait les lames gla-cées, tranchantes comme des rasoirs, contre sa pomme d’Adam, et il s’efforça de se redresser, de se tenir bien droit.

Il n’y avait personne pour lui parler, personne pour lui accorder le pardon, personne pour lui dire quel péché il avait bien pu commettre, du seul fait de sa naissance. Les mummers ne parlaient pas, Nue était fouettée à mort, et sa propre fille était devenue ce qu’il était, une victime impuissante et haineuse de son ascendance.

Il ouvrit les yeux, juste une fois, et dit ” Pardonnez-moi “, mais personne ne le fit. Le pentagone du Bretteur coulissa, se referma et lui trancha le cou. Tandis que sa tête basculait de ses épaules, il pensa distinctement: Ils m’ont tué, je suis mort, et ensuite il le fut.

 

” Emily ” et le Voyageur Vert se faisaient face. Le Lépreux se dirigea d’un pas traînant vers la porte de derrière. Lame l’imita, une main levée pour protéger son visage. Dans le lointain, des sirènes retentirent; ils entendirent également des hélicoptères s’approcher.

La créature semblable à une mante, ” Emily “, chercha à frapper Janek. Puis elle hésita et baissa les yeux vers le corps décapité qui avait été Terence. Une large mare de sang luisant se répandait sur le parquet et s’écoulait insidieusement le long de la plinthe. En cet instant, ” Emily ” ne savait pas si elle était ” Emily ” ou Emily, si elle était un être humain ou une plante, si elle voulait la paix et le sommeil ou bien une activité forcenée.

Alors qu’elle hésitait, le Voyageur Vert se mit à bouillonner de vie. Ses feuilles s’animèrent et s’envolèrent, ses mains ressemblèrent encore plus à des branches, les griffes d’un arbre haineux. Les lumières du salon baissèrent et clignotèrent; un vent se leva. Le sol trembla. Des vases et des bibelots s’entrechoquèrent dans leurs vitrines.

” Emily ” poussa un cri qui était en partie le cri d’une petite fille et en partie celui d’une plante femelle… Le même cri de douleur qu’émettent les mandragores femelles lorsque les fermiers les arrachent encore vivantes du sol.

Le Voyageur Vert laissa échapper un cri, lui aussi, mais le sien ressemblait davantage à un grondement de tonnerre. Le grondement fut suivi d’un bruit violent, et le Voyageur Vert fut enveloppé d’un blizzard de feuilles de laurier. Bientôt, il fut presque entièrement caché aux regards. Il se mit à grandir, à pousser des branches. Il s’étendait et craquait. La pièce fut plongée dans l’obscurité, illuminée de temps à autre par un éclair aveuglant de lumière verdâtre. La maison trembla sur ses fondations. Des fenêtres tombèrent avec fracas de leur chambranle, des bardeaux glissèrent du toit, la cheminée de brique bascula et s’écrasa dans la cour.

Dans la cuisine, le réfrigérateur se renversa dans un bruit retentissant, et des placards se descellèrent des murs. Toutes les casseroles en cuivre d’Iris tombèrent également, tel un carillon discordant.

A travers les bourrasques de feuilles de laurier, ” Emily ” leva sa tête pâle, d’un vert glutineux. Elle laissa échapper un horrible gémissement. Elle voulait mourir; elle ne voulait pas vivre de cette façon. Elle n’était plus du tout Emily. Elle était seulement Emily “… La parodie grotesque d’une petite fille, torturée par la souffrance. Chacun de ses nerfs hurlait, en proie au martyre de la métamorphose. C’était comme de naî- tre une seconde fois, excepté que c’était encore pire que cela. C’était comme de naître inversée: chaque muscle était tordu, chaque terminaison nerveuse mise à nu.

Elle avait fait ce qu’elle devait faire: elle avait montré au Voyageur Vert que ses descendants étaient dénaturés génétiquement, de façon irrëmédiable, et que tout ce qui l’attendait, c’était d’être recouvert petit à petit par les racines qui poussaient en lui, jusqu’à ce que la dernière lueur d’humanité soit étouffée pour toujours.

Elle n’eut à attendre que quelques secondes pour recevoir son absolution. Le Bretteur dégaina une épée à la longue lame et la leva en l’air. Puis il taillada, hacha et trancha. Parfois, la lame hachait des feuilles aussi bien que de la chair. Des doigts, des os et des fragments de feuille volaient de tous côtés.

” Emily ” accepta son exécution en silence. Elle n’essaya pas de se défendre. Elle s’affaissa, se replia sur elle-même, se recroquevilla. Sa chair verte se contracta comme des feuilles de chou plongées dans l’eau bouillante; des brindilles étaient brisées, des racines dénudées. La fille de la fertilité était tail-lée en pièces, découpée en sang, os et branches.

Mais le Bretteur s’acharna. Il ne s’arrêta que lorsque le sol fut jonché de branches, d’organes humains tronçonnés, de masses informes, de filaments et de choses qui étaient moitié humaines et moitié végétales, et luisaient de mucosités.

Le Voyageur Vert quitta en trombe la pièce, sortit de la maison et s’élança vers l’obscurité. Des éclairs crépitaient, le tonnerre grondait. Là-bas, au-dessus de Hiawatha, le ciel était rouge sang.

Le Bretteur hésita, puis il empoigna l’épaule du Docteur, et celle du Témoin. Durant un moment, ils se tinrent enlacés, en une camaraderie silencieuse, que seuls des mummers pouvaient comprendre. Personne d’autre n’avait voyagé aussi longtemps qu’ils l’avaient fait. Ensemble, ils avaient parcouru des milliers de kilomètres de steppes balayées par la neige, franchi des montagnes, traversé des plaines et des régions plus désolées que la lune. Ils avaient vu Wenceslas, gisant sur son lit de parade, et entendu jouer Mozart. Ils avaient erré dans les rues de Londres ravagée par la Peste Noire, masqués et encapuchonnés, et traversé l’Atlantique dans la cale d’un navire transportant des immigrants au dix-neuvième siècle.

Ils ne disaient rien, mais ils savaient qu’ils étaient arrivés à un moment critique de leur vie… un moment où la camaraderie ne suffirait peut-être pas. Ils hésitèrent un instant encore, puis ils sortirent rapidement dans la nuit.

Ils traversèrent la cour ruisselante de pluie. Brusquement, des projecteurs furent allumés et les éclairèrent. Ils se figèrent sur place. Un hélicoptère surgit dans le ciel et décrivit des cercles au-dessus d’eux.

Ils coururent vers la droite, une sirène retentit, des lumiè- res scintillèrent. Ils coururent vers la gauche.

Luke s’extirpa de sa voiture, puis il se tourna vers Nathan et David, et dit:

-Vous ne bougez pas d’ici, c’est compris ? J’ai eu suffisamment de morts comme ça !

-Entendu, shérif, répondit Nathan. Pas de problème.

Lily était assise à l’arrière avec l’adjoint Lehman. Elle demeura silencieuse.

Luke ne s’était attendu à rien, pas même à voir Capitaine Black. Et voilà qu’il se retrouvait face aux salopards qu’il cherchait… Les individus qui avaient écumé l’Europe, l’Angleterre et le MidWest des États-Unis pendant des centaines d’années, proposant des parties de dés, des babioles et des récoltes abondantes en échange de vies humaines. Les serviteurs de Janek, les mummers, enfin acculés ! Ils traversaient la pelouse brillamment éclairée devant la maison des Pearson, un homme en blanc, un homme à la bure de moine, un homme portant des épées sur son dos. La pluie scintillait sur l’herbe. Il voyait leur haleine. Il entendait leurs halètements.

-On ne bouge plus, police ! hurla-t-il, mais ils ne s’arrê- tèrent pas.

Deux autres voitures de patrouille surgirent dans un hurlement de sirènes, gyrophares allumés. L’hélicoptère survola la rue puis revint vers eux.

-On ne bouge plus ! cria Luke.

Le boucan de l’hélicoptère couvrait sa voix, mais ils avaient certainement compris qu’il leur disait de s’arrêter.

Lame ouvrit la portière arrière du van. Le Docteur et le Lépreux grimpèrent à l’intérieur. Le Témoin fit le tour du véhicule et ouvrit la portière côté conducteur. Luke s’avança d’un pas, son pistolet levé, et cria:

-Arrêtez ! On ne bouge plus ! Mains sur la tête !

Ils l’ignorèrent. Le Témoin claqua la portière et mit le contact. Le van noir démarra dans un nuage de fumée; de la vapeur s’élevait en tourbillons de ses pneus. Luke n’avait pas envie de faire ça. Il aurait pu tirer et le manquer délibérément. Mais s’il n’agissait pas d’une façon décisive maintenant, d’au-tres policiers pouvaient se faire tuer demain, ou après-demain, ou à un autre moment de l’année. C’est pourquoi il tira et atteignit sa cible, le réservoir d’essence.

Le van roulait à plus de 50 km à l’heure lorsqu’il explosa. La déflagration comprima les tympans de Luke comme lors-qu’on remonte la vitre d’une automobile lancée à grande vitesse. Des débris embrasés tournoyèrent dans Vernon Drive. Le van fut projeté quinze mètres plus loin sur la chaus-sée, telle une charrette des condamnés en flammes. Ses pneus projetaient du feu comme des soleils. Il s’immobilisa contre le trottoir et oscilla d’un coté et de l’autre, continuant de flamber.

Les vitres teintées du van se craquelèrent et explosèrent: des flammes voraces jaillirent des ouvértures et léchèrent le toit. Luke apercevait les mummers à l’intérieur du van, enveloppés de flammes, et il les voyait bouger. Ils ne bougeaient pas d’une façon hystérique, ne gesticulaient pas frénétiquement, comme le font la plupart des gens quand ils sont en train de cramer. Ils semblaient bouger très calmement, tandis qu’ils essayaient d’ouvrir les portières du van.

Ils étaient immortels. Chacun d’eux portait sur lui les piè- ces d’argent qui les préservaient de leur destin, le temps d’un battement de coeur. Ils n’étaient pas touchés par ce qui pouvait leur arriver… ils étaient indemnes, sains et saufs, comme la femme qui saute du toit d’un immeuble de soixante étages, une fraction de seconde avant de s’écraser sur le trottoir, excepté que leur fraction de seconde durait pour toujours.

La portière côté passager s’ouvrit, et du feu en jaillit, en d’ardentes langues orange. Durant un moment, Luke pensa que les mummers allaient réussir à sortir du van et à s’échapper.

Puis il entendit quelqu’un crier. Un hurlement horriblement inhumain qui devint encore plus horrible à chaque seconde. Il avait déjà entendu des gens hurler de cette façon. Des gens pris au piège dans des immeubles en feu, des gens coincés dans des voitures en flammes. C’était le hurlement de la souffrance absolue, tandis que les couches de peau et les ganglions nerveux étaient brûlés et calcinés, et que le feu transformait un être humain en un morceau de viande à vif, carbonisée.

Un autre cri s’éleva, puis un autre. Les mummers étaient en train de brûler. Les mummers étaient vraiment en train de brûler ! Luke se protégea les yeux de la chaleur et regarda en spectateur impuissant tandis qu’ils dansaient une dernière danse de souffrances à l’intérieur de la carcasse embrasée de leur van.

La chaleur, pensa-t-il. Bien sûr, c’est ça. La chaleur !

L’argent résiste à n’importe quel degré de froid. L’argent s’oxyde mais il ne rouille jamais. A tous égards, l’argent est éternel. L’ennui, c’est que l’argent fond à une température de 961,5 degrés Celsius et qu’il a le coefficient de conductibilité le plus élevé de tous les métaux.

Attisée par l’orage, alimentée par le vent, la chaleur à l’inté- rieur du van avait fait fondre les pièces des mummers et changé les pièces d’argent en des gouttes de minerai fondu. Qui n’étaient plus symboliques, ni efficaces, ni bénies.

Deux adjoints arrivèrent en courant avec des extincteurs, mais Luke aboya:

-Arrêtez ! Laissez-les brûler ! C’est un ordre !

Les adjoints hésitèrent, puis s’éloignèrent.

Nathan sortit de la voiture de Luke et claqua la portière. Il resta là à regarder l’épave dévorée par les flammes.

-Bon Dieu ! murmura-t-il.

Luke renifla et remit son pistolet dans son étui.

-Nous n’avons pas encore trouvé ce que nous étions venus chercher ici, déclara-t-il.

-Je n’avais encore jamais vu une chose pareille, dit Nathan.

-Et vous n’en verrez jamais plus, si Dieu est avec vous, répliqua Luke.

Le vent soufflait avec une violence accrue, et il était obligé de tenir son chapeau. Des éclairs crépitaient de nuage en nuage, comme un générateur Van der Graaf.

Luke se dirigea vers la maison. L’un de ses adjoints courut vers lui. C’était un jeune homme blond au visage rouge vif.

-Fouillez la cour de derrière, lui ordonna Luke. Je veux des barrages routiers sur Mount Vernon Road, à l’est et à l’ouest, sur la Cinquième Avenue à Wellington, sur Grande à Fairview, et sur Washington à l’intersection de la 35’Rue.

-Qu’est-ce que nous cherchons ? voulut savoir l’adjoint.

-Un type déguisé en feuilles.

-Pardon ?

-C’est si difficile à comprendre que ça ? Un type vêtu de feuilles !

-Des feuilles, répéta l’adjoint, complètement abasourdi.

Le van flambait hideusement. L’air était chargé de fumées d’essence et de la puanteur de viande avariée et carbonisée. Le vent poussait la fumée vers lui en des spirales foncées, aveuglantes, et Luke se rendit compte qu’il respirait ceux qu’il venait de tuer.

 

Il pénétra dans la maison des Pearson et alla dans le séjour. Les ambulanciers étaient déjà là, ainsi que le médecin légiste.

Il vit un homme sans tête, une jeune femme à la veste de fourrure en lambeaux, et un amas sanglant de petit bois et de viande qui ressemblait à un barbecue qui a explosé. Il y avait tellement de sang et de tissus humains sur le parquet qu’il fut obligé de rester à l’entrée de la pièce, pour éviter de marcher dessus.

Néanmoins, il reconnut la pauvre Emily Pearson, ou ce qu’il en restait. Son visage était maculé de sang mais il était quasiment intact. Il ressemblait au masque mortuaire d’une jeune sainte, encadré de mèches de cheveux cuivrés.

Le médecin légiste ôta ses lunettes et haussa les épaules.

-Ne me demandez pas ce qui s’est passé, shérif, dit-il. Je n’en sais foutrement rien !

-Ca changera, pour une fois, répliqua Luke.

-Mais nous avons des monceaux de feuilles, poursuivit le médecin légiste, et il brandit une feuille de laurier tachée de sang. Le laurus nobilis a encore frappé ! Nous avons également une autre matière végétale. On dirait du tofu, ou un truc comme ça, mais je n’avancerai aucune hypothèse… pour le moment.

Luke s’accroupit afin de mieux voir Nue. Son visage, ses épaules et sa nuque avaient été lacérés par quelque chose qui était peut-être un fouet, ou du fil de fer barbelé, ou encore des roses garnies d’épines. A partir des oreilles, son corps avait été mis en lambeaux. Son visage gisait dans une mare de sang mais, comme Emily, elle avait une expression paisible, comme si elle dormait. Elle était également très belle, et elle lui rappela quelqu’un qu’il avait connu, il y avait très longtemps de cela, peut-être pas dans cette vie, peut-être dans aucune vie. Peut-être le genre de jeune femme qu’il avait rencontrée uniquement dans ses rêves. Son sang réfléchissait son visage splendide.

Luke se redressa. Il se sentait infiniment las. Tellement de gens avaient été tués depuis le jour où Terence Pearson avait massacré deux de ses enfants. Et Luke avait très vite deviné pourquoi. Il avait du flair, il avait beaucoup d’expérience. Depuis l’âge de sept ans, il avait cru à l’incroyable, et il avait vu juste, tout le temps. Pourtant il n’avait pas été capable de sauver la vue de Norman Gorman, ni la vie de Mary van Bogan, ni Leos Ponican, ni aucun de ses adjoints tués, ni Terence Pearson, ni Emily Pearson, ni ce pauvre Frank Johnson, l’éleveur de porcs.

Et il y avait John Husband, et toutes ces personnes innocentes qui avaient trouvé la mort au centre commercial Cedar. La police de l’État avait pris les choses en main, mais Luke savait qu’il devrait se rendre là-bas dès qu’il aurait capturé Capitaine Black.

Il avait l’impression d’être le greffier officiel de la mort elle-même, celui qui inscrit les noms dans le livre des épitaphes.

Il sortit de la maison des Pearson et affronta les bourrasques de vent. La presse était arrivée, ainsi qu’une limousine Cadillac gris anthracite et un pick-up Toyota rouge bourré d’hommes à l’air coriace avec des carabines de chasse, des blousons matelassés et des lassos.

Luke alla jusqu’à la limousine et donna de petits coups sur la vitre arrière. La vitre s’abaissa en bourdonnant et révéla le beau visage crispé du sénateur Bryan Cady.

-Je suis désolé, sénateur, mais vous ne pouvez pas vous garer ici. Nous enquêtons sur un homicide.

-Qui est mort ? voulut savoir Bryan.

-Je ne peux pas vous le dire pour le moment, sénateur. Nous n’avons pas encore fait une identification formelle.

-Mais vous avez bien une idée ?

-Non. Je suis désolé. Il faut que vous partiez.

Bryan sembla troublé.

-Écoutez… j’ai amené tous ces hommes…

-Je le vois bien, et dans une minute nous allons vérifier leurs permis de port d’arme.

-Vous ne comprenez pas. Vous avez entendu parler de ce porc qui s’est échappé de l’Institut Spellman ? Celui qui a tué tous ces gens au centre commercial Cedar ?

-Vous voulez dire ce porc que des militants Pour les Droits des Animaux ont fait sortir de l’Institut Spellman ?

-Hum ! si vous voulez.

-Bien sûr que je le connais, sénateur, fit Luke d’un ton sévère. C’est pour cette raison que je suis ici… pour le capturer. Il a tué l’un de mes meilleurs amis, John Husband, le chef de la police, et je puis vous assurer qu’il ne s’en tirera pas comme ça !

-Je veux vous aider à le capturer, dit Bryan. On l’a fait sortir de l’institut au nom des droits des animaux, d’accord ? Mais je pense également qu’il y a une limite aux droits des animaux, lorsqu’ils empiètent sur les droits des êtres humains. Il faut que ce porc soit capturé, pour la sécurité de tous, et pour sa propre protection.

-Ne vous inquiétez pas, sénateur, nous nous en char-gerons.

Bryan leva les yeux vers Luke. Il l’avait rencontré de nombreuses fois, et il savait que Luke était une fine mouche. Lui raconter des salades ne servirait à rien.

-Jouons cartes sur table, shérif, dit-il. J’ai consacré énor-mément de temps et énormément d’argent à la cause des animaux et de leurs droits. Zapf-Cady sera le texte législatif le plus important depuis le Quatorzième Amendement.

-Lequel amendement accorde le droit de citoyenneté à toute personne, si je ne m’abuse ? fit Luke.

-C’est exact, shérif. Mais on pourra dire désormais à toute personne ou à tout animal “.

-D’accord, sénateur, dit Luke patiemment. Néanmoins, je vous demande de ne pas rester ici. Nous avons affaire à un carnage, les choses sont plutôt moches, et je suis de très mauvaise humeur.

A ce moment, l’un des adjoints de Luke s’approcha et demanda:

-Je peux vous parler, shérif ?

Il prit Luke à l’écart et dit:

-La police de l’État vient de le confirmer. Tous les porcs en liberté ont été abattus ou capturés, excepté Capitaine Black. On l’a repéré il y a une vingtaine de minutes. Apparemment, il perdait beaucoup de sang, mais il continuait de courir, et il venait dans cette direction.

-Merci, fit Luke. (Puis :) Cette limousine… c’est la limousine du sénateur Bryan Cady. Et ce pick-up Toyota, c’est celui de ses hommes de main, des chasseurs et des dresseurs d’animaux. D’une manière ou d’une autre, le sénateur Cady en est venu à croire ce que nous croyons, à savoir que Capitaine Black va rappliquer ici. Je veux que le sénateur et ses hommes de main foutent le camp d’ici, et vite. Com-prendo ?

-Reçu cinq sur cinq, shérif !

Luke rebroussa chemin vers sa Buick. John est parti pour toujours, lui répétait constamment son esprit, John est mort.

-Que se passe-t-il ? lui demanda Nathan. Que signifie toute cette agitation ?

Garth arriva à son tour. Il boitait et s’appuyait sur une canne en bois d’ébène.

-Des nouvelles de Capitaine Black ?

-Nous avons sur les bras plusieurs homicides très moches. Ils sont peut-être liés à Capitaine Black ou peut-être pas. Mais on vient de m’apprendre qu’il est probablement en route pour ici. Il est devenu fou furieux, ainsi qu’un troupeau d’autres porcs, au centre commercial Cedar. Beaucoup de gens ont été tués, j’en ai peur.

-Oui, j’ai entendu les flashes d’information sur la radio de ma voiture, confirma Garth.

-C’est affreux, dit Nathan. Je me sens responsable de chacune de ces morts.

-Dr Greene, fit Luke, d’après ce que vous m’avez dit, je ne pense pas que ce qui est arrivé soit de votre faute. D’ac-cord, vous avez prélevé un fragment de cerveau sur un cadavre sans l’autorisation de vos patrons. Mais j’ai l’impression que c’est une pratique courante dans l’industrie pharmaceuti-que, non ?

-Tout à fait, renchérit Garth. Ce que Nathan a fait était peu judicieux, pour ne pas dire plus. Mais il faut voir les choses en face, Nathan ! Peut-être que ce fragment de cerveau a rendu Capitaine Black fou furieux, et peut-être pas. Mais songe à ce que font certains laboratoires très connus. Ils n’hé- sitent pas à utiliser une glande malade pour leurs produits à base d’hormones. Ils peuvent finir par contaminer des milliers de doses, et ces doses sont injectées à des femmes et à des enfants qui ne savent foutrement pas ce qu’on leur injecte. Alors sens-toi coupable si tu en as envie, mais ne te sens pas coupable à ce point. Tu n’es pas le seul !

Nathan secoua la tête.

-Tu as sans doute raison, mais je suis malgré tout un tueur en série, comme les autres.

Garth dit quelque chose, mais un hélicoptère couvrit sa voix. Son projecteur les éclaira un moment, puis l’appareil s’éloigna rapidement.

Des flashes scintillèrent dans la maison des Pearson, tels des éclairs de chaleur. Les photographes de la police prenaient des clichés des corps. La tête de Terence Pearson, sous la desserte. Le cou béant de Terence Pearson. Des petits tas de feuilles de laurier, poissées de sang. Nue, jeune comme le péché, fixant son propre reflet. Le visage d’Emily Pearson.

-Bon sang, cette limousine est encore là ? hurla Luke.

Puis il entendit quelqu’un pousser un cri, comme le jappement d’un chien à qui on a marché sur la queue. Il tourna la tête et vit quelque chose tout au bout de Vernon Drive, à la hauteur de Ridgeway. Une énorme forme noire venait lentement dans leur direction, sous la pluie, une forme tellement colossale que Luke n’arrivait pas à croire qu’elle était vivante et réelle.

A la manière d’un drame antique, l’apparition de Capitaine Black aurait dû être annoncée par des roulements de tambours, des sonneries de trompettes, des bannières noires comme la mort. Tous se tenaient immobiles et regardaient avec crainte tandis qu’il s’avançait sur Vernon Drive, un porc d’une tonne et demie, au faciès de démon et aux yeux luisants d’un mummer vieux de mille ans. La pluie balayait la rue et ruisselait sur son groin. Personne ne bougeait, personne ne parlait; tout le monde l’observait avec un profond respect.

Il vint vers eux puis il fit halte. Il cherchait Emily, mais personne ne le savait. Il était épuisé, trempé, et ses blessures le brûlaient comme du feu. Mais il était revenu chez lui, et s’il était chez lui, sa mère prendrait soin de lui, sa mère veillerait à ce que la maison soit chaude et confortable, et elle calmerait ces douleurs cuisantes.

Lily sortit de la foule et marcha vers lui. Menottes aux poignets, elle était complètement sans défense, mais elle s’approcha de lui et elle n’avait pas peur.

-Miss Monarch ! lança Luke. Ne restez pas là ! Il est dangereux !

Lily ne se retourna même pas pour le regarder. Elle dit:

-Capitaine Black ? Est-ce que tu m’entends, Capitaine Black ?

Mais elle ne dit pas cela en anglais. Elle le dit dans une autre langue… un langage qu’il comprenait parfaitement. C’était un langage de chaleur, d’affection et de sécurité: un langage qui lui rappelait la paille, la nourriture et le bien-être, les flancs de sa mère, la forme sombre et puissante de son père.

-Tu ne crains rien, dit Lily. Est-ce que tu me comprends ? Tu ne crains rien.

Ceux qui regardaient cette scène avaient l’impression que Lily le cajolait, qu’elle lui chantait une berceuse.

Capitaine Black rejeta sa tête en arrière et la pluie lui picota les yeux. Il tenta de crier ” Emily ! Emily ! ” mais sa gorge était incapable de former son prénom, et il souffrait trop.

Lily fit un pas en avant, puis un autre. Les appareils photos de la presse crépitèrent, les projecteurs des équipes télé furent allumés. Càpitaine Black fut illuminé sous la pluie dans toute son effrayante splendeur, ainsi que Lily.

Pour Bryan Cady, c’en était trop. Il voyait déjà les journaux de demain, avec Lily et Capitaine Black à la une, dans le monde entier. Il poussa une exclamation de rage, descendit de sa limousine, arracha une carabine des mains de l’un de ses sbires et courut vers Capitaine Black. Les équipes télé le suivirent précipitamment, cameramen, preneurs de son et éclairagistes. Haletant, Bryan fit halte à trois ou quatre mètres de Capitaine Black. Il arma la carabine, la leva et visa Capitaine Black.

-Non ! lui cria Lily. Il a eu son compte ! Ne tire pas, Bryan !

Bryan hésita et se tourna vers elle. Et comprit qu’il avait fait une sacrée boulette. Capitaine Black était tout à fait immobile, il se contentait de le regarder, et lui, que s’apprê- tait-il à faire ? Bryan Cady, le plus ardent défenseur des droits des animaux en Amérique, allait abattre de sang-froid un ani-mal blessé, qui ne l’attaquait même pas ? Tandis qu’il se tenait sous la pluie, sa carabine levée, il écrivait les gros titres dans son esprit: LE SÉNATEUR LUTTANT POUR LES DROITS DES ANIMAUX MASSACRE UN PORC SANS DEFENSE. Et pour quel motif ? Pour sauver Lily, qui, de toute évidence, n’avait pas peur ?

Il abaissa sa carabine, tourna le dos à Capitaine Black et fit un large sourire aux caméras de télévision.

-Je pense qu’il a décidé de se tenir tranquille, dit-il.

A ce moment, Capitaine Black fit quatre pas rapides vers lui et le frappa violemment avec sa patte de devant. Bryan fut projeté sur la chaussée.

-Non, Capitaine Black ! Non ! s’écria Lily, et elle lui lança un ordre dans le langage des porcs.

Mais Capitaine Black était blessé et son esprit était un mélange confus de rage, de douleur et de terreur enfantine. Il happa la veste de Bryan avec ses dents, et arracha la manche.

Bryan se tourna sur le flanc, laissa échapper sa carabine, la récupéra.

-Non ! hurla Lily.

Mais Capitaine Black fut bien trop rapide. Il marcha sur le visage de Bryan Cady. En livres par centimètre carré, son pied crotté avait suffisamment de force pour faire un trou dans la portière d’une automobile. Il traversa le nez, la mâchoire, le palais et la boîte crânienne. Un craquement aigu retentit. De la cervelle d’un jaune crémeux gicla des oreilles de Bryan comme du cérumen liquide. Bryan tressauta, se contorsionna et agita les bras, mais personne ne pouvait le regarder parce que tout le monde savait qu’il était déjà mort.

-Feu ! cria Luke.

-Non ! Ne lui faites plus de mal ! hurla Garth.

Sa voix fut aussitôt recouverte par le fracas assourdissant des fusils à pompe, des pistolets et des fusils semi-automati- ques. Des lambeaux de chair volèrent du dos de Capitaine Black, et son énorme ventre tressauta sous l’impact des balles. Le feu roulant sembla continuer, encore et encore. Lorsqu’il cessa finalement, Capitaine Black fit trois pas en avant, ruisselant de sang mais toujours en vie. Il rejeta sa tête en arrière et poussa un cri.

Lily s’approcha de lui à nouveau.

-Miss Monarch ! cria Luke. Éloignez-vous tout de suite ! Vous allez vous faire tuer !

Lily se retourna et secoua la tête. Luke vit qu’elle était parfaitement calme et sûre d’elle. Elle savait ce qu’elle faisait.

Capitaine Black se tint la tête baissée, ruisselant de sang, tandis que Lily le calmait et lui chantait quelque chose d’une voix étrangement aiguë.

Luke s’approcha de Lily. L’odeur de sang et de porc était si forte qu’il faillit avoir des haut-le-coeur.

-Vous lui parlez ? demanda Luke.

-Oui, répondit Lily. Je lui dis que je l’aime et que tout va s’arranger.

-Vous pensez qu’il va se montrer docile ?

-Je pense qu’il est en train de mourir.

Capitaine Black secoua la tête et poussa un grognement sourd, modulé.

-Il vous parle ? s’enquit Luke.

-D’une certaine façon. C’est le cri que poussent les porcs lorsqu’ils cherchent leur famille. Je pense que, dans le cas présent, il cherche sa soeur.

Luke se tourna vers la maison. Un adjoint armé d’un fusil à pompe était posté devant la porte. Luke lui lança:

-Dites-leur d’amener la fille ! La jeune, pas celle à la veste de fourrure ! Mettez-la sur une civière et amenez-la ici !

-Plus facile à dire qu’à faire, répliqua l’adjoint. Elle est éparpillée dans toute la pièce !

-Dites au médecin légiste de ramasser avec une pelle tout ce qu’il peut récupérer et de mettre ça dans une housse, du moment qu’il y a un visage dessus. Et grouillez-vous !

L’adjoint eut l’air plutôt pâle.

-Compris, shérif. Très bien, shérif.

Capitaine Black restait où il était; sa respiration sifflait dans ses poumons perforés. Quelques minutes plus tard, deux ambulanciers sortirent de la maison. Ils poussaient une civière. Une housse à cadavre était posée sur la civière; elle tressautait à chaque cahot.

-Par ici ! les appela Luke.

Ils s’approchèrent prudemment et arrêtèrent la civière devant Capitaine Black. Lily toucha le groin de Capitaine Black, lui caressa l’oreille, et commença à chanter doucement. Capitaine Black regardait fixement Emily et reniflait, et même Luke comprit que c’était l’instant où les éléments étranges et contradictoires de sa personnalité s’assemblaient… porc, petit garçon et mummer mythique.

Brusquement, la pluie redoubla d’intensité. Des éclairs cré- pitèrent et claquèrent à moins de quinze cents mètres de distance. Le tonnerre s’abattit sur eux dans un formidable fracas.

-Où est le type de l’Institut Spellman ? Le Dr Matthews. Il était censé anesthésier cet animal !

Le tonnerre gronda à nouveau et la pluie tombait à torrents, mais Luke entendit un autre bruit… Le crissement vif et précipité de feuilles sèches. Il releva la tête et vit que l’air était empli de tourbillons de feuilles de laurier, des millions de feuilles de laurier, telle une gigantesque nuée de saute-relles.

Des officiers de police et des adjoints poussèrent des cris d’avertissement. Les feuilles s’abattirent sur eux en un blizzard furieux; elles leur fouettaient le visage et cinglaient leurs mains. Il y avait tellement de feuilles que certains chancelè- rent et tombèrent à genoux. Une voiture de patrouille essaya de reculer et percuta un break garé contre le trottoir. Deux autres voitures de patrouille se tamponnèrent. L’air devint noir, du fait des feuilles, et même les lumières des maisons environnantes étaient occultées.

Luke mit ses mains en visière et plissa lès yeux pour voir ce qui se passait. Nathan et David restèrent à ses côtés, ainsi que Lily, mais elle se cachait le visage dans les mains. Les feuilles les cinglaient et les lacéraient avec une telle violence que Luke sentit du sang couler du dos de ses mains.

Capitaine Black poussa un puissant cri de douleur et de désespoir, mais son cri exprimait autre chose. C’était si net que Luke se tourna vers Lily et lui cria:

-Qu’est-ce qu’il dit ? Vous savez ce qu’il dit ?

Lily écarta les mains de son visage et lui cria en retour:

-Grand-père !

-Quoi ?

-Les porcs ont des sons pour père, signifiant leur père, et pour grand-père, signifiant grand-père. C’est ce qu’il dit ! Grand-père !

Capitaine Black poussa un autre cri. Presque trente secondes s’écoulèrent, puis quelque chose de sombre et d’énorme apparut devant eux, à proximité du van calciné. C’était une concentration intense d’orage, de feuilles et de déchaînement de la Nature. C’était le pouvoir de la planète Terre elle-même, son énergie, sa croissance, son mysticisme, sa force explosive consumant toute chose. Saturne dévorait peut-être ses enfants, mais la Terre dévorait ses enfants et les enfants de ses enfants, et c’était de cette façon qu’elle procédait.

La nuit était un déluge aveuglant de feuilles et de pluie. Le tonnerre grondait à n’en plus finir. L’air était étouffant et chargé d’une odeur d’ozone, de laurier et de tombes fraîchement ouvertes.

La forme colossale s’approcha, telle une tornade au lent tourbillon. La chaussée asphaltée parut se rétracter sous les pieds de Luke, comme sous l’effet de la peur.

-Bordel de merde, murmura Luke, plus pour lui-même que pour quelqu’un d’autre. Janek-le-Vert, en personne !

L’homme qui avait été jadis Janek avait définitivement perdu sa bataille contre les racines qui avaient été plantées dans son corps. A présent que son entourage avait péri dans les flammes et que son sol natal avait été stérilisé par le feu, il ne lui restait nulle part où aller. Des siècles de croissance contenue avaient explosé, en une seule nuit, et ce n’était plus qu’un ouragan de branches, de feuilles et d’épines cinglantes. Luke apercevait les fragments d’un homme au milieu de la végétation: un visage très pâle, semblable au visage d’un saint, aux yeux noirs mi-clos, enfermé dans une cage de ron-ces; des cuisses à la chair à vif, sanguinolente; et deux pieds émaciés de martyr.

Le cliquetis de culasses de fusils à pompe que l’on action-nait retentit, mais Luke beugla:

-Ne tirez pas !

Il était terrifié, mais il était également fasciné. Il voulait voir ce Voyageur Vert vivant; il voulait voir ce qu’une telle créature pouvait bien être. De plus, sur quoi auraient-ils tiré ? Sur des branches ? Sur des ronces ? Sur une averse de feuilles ?

La tornade noire de feuilles de laurier se rapprochait de plus en plus. Le tumulte était assourdissant. A ce moment, Capitaine Black cria à nouveau, un appel strident qui se termina dans un grognement rauque.

Lily saisit la main de Luke et la serra avec force.

-Il dit, tuez-moi. J’ai déjà entendu ce cri, lorsqu’un porc était grièvement blessé, ou gravement malade. C’est le même cri. Tuez-moi.

David avait entendu.

-Non, ne le tuez pas ! s’écria-t-il. Il va se rétablir ! C’est un petit garçon !

Luke se tourna vers l’adjoint au teint rubicond et cria:

-Emmenez ce gosse, bon sang !

Mais avant que l’adjoint puisse l’empoigner, David se pré- cipita vers Capitaine Black. Il courut à travers la tornade de feuilles et hurla:

-Ne le tuez pas ! Ne le tuez pas ! C’est un petit garçon !

-Et merde ! s’exclama Luke, et il se lança à sa poursuite.

Les feuilles emplissaient l’air en des tourbillons tellement compacts que c’était à peine s’il pouvait respirer, encore moins discerner quelque chose. Sa bedaine ballottait, son coeur battait la chamade. Il se cogna brusquement contre David et le flanc couvert de sang de Capitaine Black.

-David, il faut foutre le camp d’ici ! Nous ne pouvons absolument rien faire ! Viens, mon garçon, on s’arrache, nom de Dieu !

Des projecteurs striaient les feuilles et la pluie. Le sol trembla et tangua sous leurs pieds. Luke entendait des officiers de police crier, Capitaine Black grogner.

Un éclair brilla soudainement, et David poussa un hurlement. Juste devant eux, à moins d’un mètre de distance, si près qu’ils pouvaient la sentir, se dressait une énorme tête difforme, ruisselante d’eau de pluie. C’était la gigantesque parodie d’une tête humaine; elle faisait plus de deux mètres depuis le crâne jusqu’au menton. Elle avait des yeux vert lai-teux, des pommettes vert pâle et une bouche béante, avec de longues épines recourbées à la place des dents. Du crachat de coucou dégouttait de ses lèvres. Le visage était recouvert d’un genre de barbe, faite de vrilles luisantes, de plantes grimpantes et de feuilles infestées de limaces.

C’était le visage de Janek, ce visage que Luke avait vu sur la gravure de Terence Pearson, un visage d’autrefois, sournois, démesuré. Les gènes des végétaux l’avaient emporté sur sa nature humaine et l’avaient transformé en ceci… un être vivant, en proie à des souffrances indicibles, fait de fibres végétales et de chair.

La tête de Janek oscillait de gauche à droite, supportée par une corde épaisse de tissus végétaux. Ses paupières s’abaissè- rent, puis se rouvrirent, et ses mâchoires s’écartèrent largement. A cet instant, les lumières clignotèrent, l’éclair mourut et la tête fut plongée dans l’obscurité.

-Cours ! rugit Luke, son visage cinglé par les feuilles.

-Je ne peux pas ! cria David.

-Cours ! Ne pense plus à Capitaine Black ! Cours !

-Je ne peux pas ! Quelque chose m’a empoigné !

Luke se retourna, voulut sortir son pistolet de son étui, mais quelque chose heurta son épaule avec la violence et la puissance d’un pare-chocs d’automobile. Il chancela, perdit l’équilibre, chancela à nouveau et parvint à se redresser. Mais quelque chose lui cingla le visage et déchira sa chemise, comme si on l’avait frappé avec des fils de fer barbelés.

-David ! cria-t-il vers l’obscurité grondante. David, fous le camp bordel de merde, fous le camp !

David hurlait, mais Luke ne le voyait pas. Les feuilles étaient trop compactes, la nuit trop sombre. Il se palpa la poitrine et sentit quelque chose de chaud et de poisseux. Il comprit qu’il était blessé. Sa chemise et son maillot de corps avaient été mis en lambeaux, sa poitrine lacérée. Même sa poche de poitrine avait été à moitié arrachée.

Dans cette poche, il sentit le sachet en plastique, qui contenait la pièce d’argent de Judas. Au même instant, David hurla à nouveau et un éclair brilla. Il aperçut David pris au piège dans des ronces inextricables, et la tête grotesque de Janek-le-Vert. Il écartait ses mâchoires de plus en plus largement, à tel point que ses tendons craquèrent.

Les dents-épines de Janek étaient encore plus redoutables que les dents d’un grand requin blanc, des rangées de crocs recourbés. Une sève liquide tombait goutte à goutte du palais aux nervures vertes de sa bouche.

Luke pensa: Seigneur, pardonnez-moi pour ce que je vais faire et il ouvrit le sachet de plastique avec le pouce et l’index.

Il tint la pièce dans la paume de sa main et la serra fortement. Il ressentit une étrange secousse à retardement. Il avait la sensation très étrange d’être ici, au milieu de cette tempête de vent, de pluie et de feuilles de laurier, et pourtant de ne pas être ici, non plus. Il fit trois grands pas vers David, l’empoigna et le dégagea des ronces. Janek poussa un cri strident, il ouvrit les yeux, et des ronces cinglèrent violemment l’épaule gauche de Luke. Mais cette fois, les ronces traversè- rent ses muscles de part en part, sans même le toucher. A cet instant, Luke n’était pas encore là.

L’obscurité. Les feuilles. Et le vent.

Luke roula sur l’asphalte mouillé. Il serrait David contre lui. Il roula plusieurs fois sur lui-même. Soudain la lueur de torches électriques troua les feuilles, et des voix résonnèrent:

-Shérif ! Shérif, vous n’êtes pas blessé ?

Il lâcha David et chercha à reprendre son souffle. David se remit debout. Nathan tendit la main et aida Luke à se relever.

-Que s’est-il passé ? hurla-t-il dans le grondement de l’orage.

-Fusil à pompe ! exigea Luke.

-Quoi ? cria son adjoint au teint rubicond.

-Donnez-moi un fusil à pompe ! répéta Luke.

-Shérif, vous êtes blessé ! intervint Lily. Regardez-vous ! Votre chemise est couverte de sang !

-Fusil à pompe ! rugit Luke. Je suis le seul qui puisse faire ça !

Son adjoint lui lança un calibre 12. Il l’attrapa au vol et repartit vers l’obscurité et la tempête de feuilles.

Le vent hurlait tel un choeur d’un millier de religieuses torturées. Les feuilles de laurier tournoyaient avec une telle violence qu’elles lui lacérèrent la joue. L’orage s’était éloigné: les éclairs scintillaient vers le sud-ouest maintenant; aussi l’oeil de cette tornade-là était-il plus sombre, et encore plus terrifiant. Luke s’avança lentement. Il tenait son fusil à pompe dans sa main droite et serrait sa pièce d’argent dans sa main gauche.

Et gésus dit: ” Pardonne-leur, Seigneur, parce qu’ils ne savent pas ce qu’ils font. “

Il vit Capitaine Black, immobile au milieu du tourbillon de feuilles. Il vit Janek, se dressant au-dessus de lui. Il était encore plus énorme, encore plus grotesque, tandis que des siècles d’énergie génétique réprimés se répandaient dans son corps. Dans la pâle lumière des éclairs lointains, Luke voyait deux créations hideuses que seul l’homme avait pu concevoir, en se mêlant de sa propre création.

Il s’avança péniblement jusqu’à Capitaine Black, fit halte près de lui, et cria:

-Janek ! Janek-le-Vert !

La tête de Janek se balança, se tourna, et posa sur Luke un regard dénué de tout sentiment.

Luke leva le fusil à pompe et visa soigneusement le crâne difforme de Janek. Il aurait voulu trouver quelque chose à dire, comme: Allez, fais-moi plaisir “, mais il n’était pas l’inspecteur Harry, et il était tellement épuisé, meurtri et furieux, qu’il fut seulement capable de hurler à pleine gorge.

Janek-le-Vert le frappa rageusement, avec des ronces, des plantes grimpantes et des épines épaisses comme des nerfs de boeuf. Luke leva instinctivement le bras pour protéger son visage, mais ce n’était pas nécessaire. Elles passèrent à travers lui, comme s’il n’était pas là.

Il tira. Le premier coup de feu fit voler un énorme morceau de boîte cranienne verdâtre du côté de la tête de Janek. Puis ce fut l’obscurité complète. Luke tira, actionna la culasse du fusil à pompe, tira à nouveau. Dans la lueur intermittente des détonations, il entrevoyait les yeux de Janek, les dents de Janek, les mâchoires distendues de Janek.

Tandis qu’il tirait, il hurlait, n’arrêtait pas de hurler.

Durant un moment, il crut que les feuilles allaient le recouvrir et l’étouffer. Elles se prenaient dans ses cheveux, dans sa chemise, lui rentraient dans la bouche. Il rechargea son arme et tira une fois encore. Cette fois, la lueur de la détonation n’éclaira rien du tout, excepté l’obscurité.

Il entendit un bruit de succion tout à fait extraordinaire. Il eut l’impression que le monde entier implosait. Il ne voyait absolument rien, seulement quelques lumières brouillées, mais il sentait des feuilles voler rapidement près de lui, comme si toute chose était aspirée vers Janek-le-Vert, comme si Janek-le-Vert était un vacuum total, plutôt qu’un être vivant.

Le bruit de course tumultueuse continua et continua; le blizzard de feuilles devint de plus en plus violent. Brusquement, un claquement assourdissant retentit, comme si on claquait les portes d’une cathédrale. La nuit parut se comprimer en un carré d’un noir absolu. En cet instant, Luke pensa qu’il comprenait presque Dieu, qu’il était sur le point de comprendre la signification fondamentale du temps et de l’histoire, et pourquoi la race humaine avait lutté et combattu pendant tellement de siècles contre elle-même, et contre la Nature.

Le claquement se répercuta, mais les échos devinrent de plus en plus faibles, et la nuit s’éclaira. Même l’air parut se détendre. Le vent emportait les feuilles en des volutes bruyantes. Puis elles disparurent, la rue fut éclairée; l’orage s’éloignait vers le sud-ouest, vers Iowa City.

Nathan s’approcha et regarda autour de lui avec stupeur.

-Que s’est-il passé ? Un instant plus tôt, c’était la nuit totale; et maintenant, la lumière est revenue !

Luke toussa et s’essuya le front du dos de la main.

-C’est ce que nous appelons le maintien de l’ordre !

A ce moment, Capitaine Black se retourna et poussa un cri rauque, pitoyable. Il semblait épuisé, à bout de forces, comme une locomotive bonne pour la casse.

-Ce cri, que signifie-t-il ? demanda Luke à Lily.

Lily avait les larmes aux yeux.

-Il veut mourir, shérif. Il souffre, et il en a assez. J’ignore ce qui s’est passé ici, ce qu’était cette créature… mais c’était sa toute dernière chance. Je vous en prie, shérif ! Tout est fini pour lui. Je vous en prie !

-Non, shérif, pas ici, intervint Garth. Nous pouvons le remmener à l’institut.

Lily se tourna vers Garth et le foudroya du regard.

-Pour une fois dans votre vie, Dr Matthews, faites preuve d’humanité et laissez tomber vos expériences à la con !

Garth s’apprêtait à lui répondre vertement, mais David dit:

-Je vous en prie, ne le maintenez pas en vie plus longtemps. C’est aussi un petit garçon !

Capitaine Black fit trois pas chancelants en arrière. Il gro-gna et secoua la tête. Du sang vola de son groin. Il s’ensuivit un moment d’hésitation. Tout le monde se tenait immobile, formant le plus étrange des tableaux, et se demandait ce qu’il fallait faire. Les officiers de police regardaient Luke, attendant qu’il donne l’ordre d’ouvrir le feu. Luke regarda David, puis Nathan, puis Garth; son regard se posa finalement sur Lily.

-C’est un être vivant, non ? lui demanda-t-il. Il est exactement comme vous et il est exactement comme moi. C’est ce que vous avez toujours soutenu. En vertu de quel droit puis-je tuer un autre être vivant ?

Mais Lily dit:

-Il sait que tout est fini pour lui. Il est seul maintenant, il sait qu’il va mourir.

-Il vous l’a dit ?

-Shérif, s’il y a une chose que j’ai apprise en vivant avec des porcs, c’est bien que la plupart des animaux vivraient en harmonie avec les êtres humains, à condition de pouvoir leur faire confiance.

Capitaine Black commença à s’éloigner d’eux, forme gigantesque et tragique. La chaussée était luisante de pluie et de sang. Luke comprit qu’il n’y avait qu’une seule façon de met-tre fin à ce carnage et sa décision fut rapide.

-Je veux que tous les officiers de police viennent ici, tout de suite ! hurla-t-il. Toute la puissance de feu disponible !

Leurs chaussures et leurs bottes martelèrent l’asphalte. Ils s’approchèrent de Capitaine Black et formèrent un cercle autour de lui. Capitaine Black fit halte à nouveau. L’hélicop-tère gronda et s’éloigna, puis gronda et revint vers eux.

Luke s’avança vers Capitaine Black, accompagné de Lily. Lily voulut s’approcher de Capitaine Black, mais Luke la retint par le bras.

-Je sais que vous pouvez le comprendre. Je suppose qu’il peut vous comprendre, lui aussi. Mais il a causé de sacrés dégâts aujourd’hui, il a tué des gens. Je n’ai pas besoin d’une victime de plus.

Lily appela Capitaine Black… un cri perçant, un ululement qui fit se dresser les poils sur la nuque de Luke. Le cri devint de plus en plus aigu, puis il retomba et mourut.

Capitaine Black ne réagit pas. Il se tenait immobile, attendait et soufflait des bulles de sang.

-Qu’est-ce que vous lui avez dit ? demanda Luke.

Lily se détourna, ses yeux étaient remplis de larmes.

-Je lui ai dit qu’il était en sécurité maintenant… et que je l’aime.

Luke fit un pas en arrière et leva un bras.

-A mon commandement, feu à volonté ! lança-t-il.

Il se tourna pour regarder Lily. Lily hocha la tête et forma avec ses lèvres les mots ” Merci beaucoup “.

Garth tourna le dos à la scène et se signa, en souvenir de Raoul Lacouture.

Trente officiers de police se mirent à tirer et balancèrent tout ce qu’ils avaient. Cela fit un bruit de tonnerre. Du sang et de la chair giclèrent de tous les côtés. Capitaine Black s’affaissa lentement sur la chaussée. Pourtant ils continuèrent de tirer sur lui. De la fumée sortait de sa gueule béante. Finalement, Luke cria:

-Arrêtez de tirer ! C’est terminé !

Les officiers de police s’éloignèrent lentement de la carcasse ensanglantée qui gisait sur le flanc.

Nathan s’approcha de Luke.

-Vous savez comment toute cette histoire a commencé ? dit-il.

Luke sortit son mouchoir de sa poche et s’épongea le visage. Puis il se moucha.

-Cela a commencé par un service rendu, déclara Nathan.

Luke le regarda, puis il lui donna une tape dans le dos.

-La plupart des ennuis commencent de cette façon, non ?

La pluie s’atténua petit à petit. L’épave calcinée du van noir gisait sur le bas-côté de la route. Capitaine Black, déchiqueté et silencieux, gisait sur la chaussée, les pattes raidies, les yeux vitreux. De Janek-le-Vert, il ne restait que des feuilles emportées par le vent. Luke prit dans sa poche la pièce gravée des mots La Vie dans la Mort et la laissa tomber parmi les feuilles.

-Remboursement intégral, murmura-t-il.

Puis il se dirigea vers sa voiture, suivi de ses adjoints, de caméras de télé et de journalistes qui se bousculaient.

Rick Clark joua des coudes et le rejoignit.

-Alors, cela a été fructueux ? demanda-t-il. Ce truc sur la mythologie tchèque.

-J’ignore de quoi vous voulez parler, Rick, répondit Luke. Nous avons eu à régler un problème de circulation rou-tière. Nous avons eu à nous occuper d’un porc devenu fou furieux. C’est tout.

-J’ai vu autre chose. Et je ne suis pas le seul !

Luke s’arrêta et le dévisagea.

-Non, nous n’avons rien vu, dit-il doucement. Nous n’avons absolument rien vu.

Il monta dans sa voiture et claqua la portière. Rick Clark le regarda à travers le pare-brise zébré par la pluie. Puis il leva les mains en signe de reddition, avec un sourire. Luke mit le contact et comprit que c’était bel et bien terminé.

 

Carl Drimmer, l’assistant personnel du regretté sénateur Cady, téléphona à William Olsen le même soir et dit:

-Vous avez appris la nouvelle ?

Nina Olsen, qui prenait toujours toutes les communica-tions, répondit:

-Oui, et je ne peux pas dire que je suis désolée.

-Je n’aime pas dire du mal d’un mort, surtout d’un mort de fraîche date, poursuivit Carl, mais il aurait pu choisir une fin moins controversée. C’est stupide… il avait encore toutes ses chances pour la Maison Blanche.

-Avez-vous des idées lumineuses à proposer ? demanda Nina.

-Moi ? J’en ai des milliers ! La plupart des idées de Bryan étaient les miennes.

Il y eut un silence. William donnait à manger à Pallas… de la crépine de porc. Le bec de l’oiseau la déchiquetait en de minces lambeaux peu appétissants.

-Venez me voir, dans ce cas, dit Nina. Nous pourrions peut-être faire quelque chose ensemble, vous, William et moi. Surtout vous et moi.

 

Iris était allongée sur son lit d’hôpital et regardait les lumières des avions qui tournaient dans le ciel au-dessus de Cedar Rapids. La pluie avait cessé et c’était une nuit claire.

Elle se sentait étrangement reposée, comme si tous ses ennuis étaient terminés. Il ne lui restait plus qu’à attendre la naissance de son bébé.

 

Postface

 

Toutes les procédures médicales et xénogénétiques décrites dans ce livre ont déjà été menées à bien ou peuvent l’être dès à présent. Je remercie tout particulièrement les directeurs et l’équipe de l’Institut Spellman de Recherche génétique, Amana, Iowa, pour leur amabilité et leur générosité. Je remercie également le Bureau du shérif du comté de Linn, la police de Cedar Rapids, la Gazette de Cedar Rapids, le Centre Médi-cal de Mercy et le Musée Tchèque et Slovaque.

Enfin, il suffit de consulter les archives du Congrès pour apprendre que Zapf-Cady, présenté à la Chambre des Repré- sentants quinze jours plus tard, fut repoussé à une écrasante majorité, en première lecture.