-Qu’a dit le sénateur ? demanda Dean, d’une voix qui était aussi sombre que sa mine.
Lily se brossait les cheveux devant le miroir qui était accroché près du téléphone.
-Le sénateur n’était pas très content, à vrai dire.
-Tu t’attendais à ce qu’il le soit ? En ce moment, il exploite les animaux presque autant que les laboratoires de recherche. Il se sert d’eux, tout comme il se sert de toi.
Il s’approcha et se tint derrière elle, puis observa son visage dans le miroir.
-Cela ne veut pas dire qu’il n’approuve pas ce que nous faisons, répliqua Lily. Tout simplement, il ne peut pas participer ouvertement à quoi que ce soit d’illégal.
-Lily, c’est un politicien, et il ne peut pas participer ouvertement à quoi que ce soit d’illégal ? Tu te fiches de moi !
-Tu dois lui reconnaître un certain mérite, non ? Sans lui, personne ne nous aurait écoutés… ni les médias, ni le Congrès, absolument personne. Et nous n’aurions même pas rêvé d’un projet de loi comme Zapf-Cady, même dans un million d’années. Le vote a lieu dans une semaine, et Zapf-Cady sera adopté. J’en suis sûre.
-Et ton précieux Bryan Cady en retirera toute la gloire ?
-Peu importe qui en retire la gloire. Ce qui compte, c’est que des millions d’animaux auront le droit de vivre.
Dean passa ses bras autour de la taille de Lily et la serra contre lui.
-Okay. Cela veut dire que si j’avais été capable de faire adopter un projet de loi comme Zapf-Cady, tu aurais continué de baiser avec moi, ce que tu fais avec lui ?
Elle essaya de repousser ses mains.
-Lâche-moi, Dean. Ce que Bryan et moi faisons en privé, c’est notre affaire, pas la tienne. Cela ne te regarde pas.
Dean leva ses mains et pressa les seins de Lily à travers sa chemise en laine. Elle se retourna et voulut le gifler, mais il saisit ses poignets et lui rit au visage.
-Tu es une ordure, Dean, lui dit-elle en se dégageant.
-Au moins, je suis une ordure honnête. Au moins, je m’efforce de rendre le monde meilleur, au lieu de le rendre pire.
-Ah oui ? Et me peloter fait partie de tes améliorations au niveau planétaire ?
-Oh ! allons, Lily, bon Dieu ! Tu sais que je ne supporte pas de te voir aduler ce salaud. Je souffre, Lily. Je n’y peux rien !
Lily boutonna sa chemise, puis alla dans le vestibule et prit un blouson kaki imperméable.
-Bon, allons-y. Un animal est enfermé à l’Institut Spellman et il souffre cent fois plus que toi.
Lily ouvrit la porte éraflée et malmenée qui donnait sur la cuisine. Elle fut aussitôt accueillie avec enthousiasme par ses deux bergers allemands. De toute évidence, ils pensaient qu’elle allait les promener.
-Couché, Rudi. Couché, Max. Maman reviendra plus tard.
-Tu devrais peut-être les emmener, fit remarquer Dean. Ce sont les chiens les plus féroces que j’aie jamais vus !
-Je n’ai pas envie qu’il leur arrive quelque chose. Tu n’étais pas venu pour cette manifestation à Denver, hein ? Ron Short avait amené son doberman. Un garde de la sécurité a tiré sur ce pauvre chien. Ses pattes de devant ont été rédui-tes en bouillie. C’était horrible !
Harriet s’essuyait le nez avec un minuscule morceau de Kleenex humide. En même temps, elle levait les yeux vers la photographie qui était accrochée au-dessus de l’âtre. C’était la photographie d’une énorme truie Berkshire dans un enclos à moitié effondré, entourée de six ou sept cochonnets.
-J’ai l’impression que tu as un faible pour les porcs, Lily, déclara-t-elle.
Lily sourit.
-Mon animal préféré, c’est vrai. Les porcs sont intelligents. Ils sont doux. Ils ont une âme comme nous.
Dean consulta sa montre.
-Dix heures vingt-cinq. Nous ne devrions pas mettre plus de vingt minutes pour arriver là-bas.
Ils sortirent de la petite maison en bois et traversèrent la cour en pente vers la route, où la Cherokee maculée de boue de Dean était garée. Ils montèrent dans le véhicule et prirent la direction de l’ouest.
-Je ne peux pas passer par la 76’Avenue. Elle est toujours bloquée à cause de cet accident. Le feu était si important qu’ils ont été obligés de mettre en place une déviation. Je passerai près de l’aéroport.
-J’ai vu ce carambolage aux informations, dit Lily. Ils ont dit que tout un troupeau de porcs s’était échappé.
-Tes animaux préférés, gloussa Harriet.
Ils firent le reste du trajet sans échanger plus de deux ou trois phrases. En dépit de leur bravade, ils étaient tous tendus. L’Institut Spellman avait l’un des services de sécurité les plus sophistiqués de tout l’Iowa, et il avait été renforcé depuis que Lily et ses militants avaient manifesté devant la grille d’en-trée. Ils ignoraient quelles mesures de sécurité avaient été pri-ses concernant Capitaine Black. Ils ignoraient s’il faisait l’objet d’une surveillance constante et ils ne connaissaient pas le nombre exact des gardes de la sécurité.
Habituellement, Lily et Dean préparaient leurs manifesta-tions dans les moindres détails et ne laissaient rien au hasard, mais la sécurité chez Spellman était tellement hermétique qu’il leur avait été impossible d’obtenir des renseignements précis. Ils avaient trouvé un plan des lieux sommaire, joint au rapport annuel de l’institut, et ils savaient approximative-ment où se trouvait la porcherie. Ils allaient essayer de franchir la clôture d’enceinte le plus près possible de la porcherie, mais il y avait très peu de terrain couvert de ce côté de l’institut, et ils savaient qu’ils n’avaient probablement pas la moindre chance de s’introduire dans le bâtiment sans être repérés par une caméra de surveillance.
Tout à fait indépendamment de cela, il était très possible qu’un porc aussi important que Capitaine Black ait été conduit dans un autre bâtiment, pour éviter tout risque de maladie contagieuse.
Néanmoins, réfléchit Lily, même s’ils ne parvenaient pas à délivrer Capitaine Black, le seul fait qu’ils aient tenté de le libérer ferait les gros titres de tous les journaux. Et elle ne sous-estimait pas sa propre valeur médiatique. Cela la dégoû- tait, mais elle était également réaliste, et elle savait très bien que si elle défaisait les boutons de sa chemise, ses chances d’avoir une photographie en première page seraient multipliées par cinquante à chaque bouton défait.
Bryan Cady lui en avait fait la démonstration un jour. Il lui avait demandé de mettre une robe très décolletée et de traverser la pièce où il avait une réunion très importante pour les élections avec vingt membres de son équipe. Pas un seul d’entre eux-même les femmes-ne se rappelait un traître mot de ce que Bryan leur avait dit. Il avait déclaré par la suite: ” L’homme politique le plus éloquent du monde ne fera jamais le poids avec le soutien-gorge d’une femme. “
Sous un ciel noir ardoise, ils quittèrent la route à la hauteur du panneau qui indiquait ESERVE NATURE D’AMAN mais, au lieu de suivre le chemin qui conduisait directement à la grille d’entrée de l’Institut Spellman, ils se dirigèrent vers le sud et empruntèrent un petit ravin en pente douce, envahi de chardons et d’herbes folles aplaties par la pluie. Puis ils gravirent un versant escarpé pour arriver en haut de la colline qui dominait le périmètre de l’institut au sud-ouest. Le terrain était accidenté, et les fortes pluies de ces derniers jours n’arrangeaient pas les choses. La Cherokee gémissait et peinait; Dean fut obligé de rétrograder et de rouler de plus en plus lentement, à tel point qu’ils gravirent péniblement la dernière pente raide à moins de 5 km à l’heure.
-Nous arriverons à temps ? demanda Lily.
Dean consulta sa montre.
-Ouais, pas de problème. Mais ce sera juste !
Les pneus de la Cherokee couinèrent comme ils essayaient d’adhérer sur la végétation glissante et la terre détrempée. Les essuie-glace balayaient le pare-brise en une samba monotone et sans fin. Dean emballa son moteur à plusieurs reprises et grommela:
-Allez, salope ! Tu peux le faire. Allez, encore un effort !
Pendant presque dix secondes, la Cherokee resta où elle était, inclinée en haut de la pente. Ses roues patinaient fréné- tiquement, et Lily pensa qu’ils n’y arriveraient pas. Le véhi-cule allait glisser vers le bas de la pente et se retourner. Mais Dean grinça des dents, passa brutalement la première et appuya sur l’accélérateur sans relâche. Finalement, la Cherokee franchit le haut de la pente et roula sur le pré ondulé qui s’étendait au-delà.
-Ouf ! fit Harriet. J’ai bien cru que nous allions être obli-gés de faire demi-tour et de rentrer chez nous.
-Tu peux encore le faire, si tu veux, dit Lily.
Harriet secoua la tête.
-Je n’approuve pas cette action, c’est vrai, mais je n’ai pas l’intention de vous laisser vous en attribuer tout le mérite !
-Que préférerais-tu faire ? Laisser ce porc continuer de souffrir ?
Dean ricana.
-Harriet préférerait se brûler la cervelle et l’offrir à Spellman pour leurs recherches.
-Tu es une ordure, Dean, répliqua Harriet.
-C’est ce qu’on n’arrête pas de me dire.
La Cherokee cahota et brinquebala à travers le pré, roulant vers un bosquet de chênes qui leur offrait le couvert le plus proche de la clôture d’enceinte, du côté sud de l’institut. Ils s’agrippaient aux poignées pour ne pas être projetés d’un côté et de l’autre. Sur leur gauche, de temps en temps visibles à travers la pluie, ils apercevaient les toits luisants des laboratoires Spellman, et les flèches hérissées des antennes radio.
-Et voilà ! Nous sommes arrivés ! s’écria Dean joyeusement.
Ils pénétrèrent dans le bois; des brindilles et des branches cinglèrent furieusement les vitres. Ils roulèrent sur des racines, des pierres et des branches tombées sur le sol, et atteignirent finalement la limite des arbres, à moins de soixante-dix mètres de la clôture d’enceinte. L’institut avait fait débroussailler le terrain afin de décourager le genre d’intervention que Lily et ses amis tentaient en ce moment.
Dean coupa le moteur et ils restèrent silencieux quelques instants. Ils s’efforçaient d’évaluer les difficultés de la tâche qui les attendait. La clôture d’enceinte faisait quatre mètres de haut; le grillage était solide, surmonté de sept rangées de fils de fer barbelés. Trois mètres cinquante plus loin, il y avait un second grillage, également surmonté de barbelés. Par intervalles, il y avait des écriteaux représentant une tête de mort et un éclair.
Cent mètres plus loin, et à quatre mètres à l’intérieur de la double clôture, il y avait un grand poteau métallique, en haut duquel une caméra de surveillance tournait lentement d’un côté et de l’autre, surveillant le périmètre à la manière d’un des Martiens de La Guerre des mondes.
Dean chronométra la rotation de la caméra de surveillance sur la trotteuse de sa montre. Il la chronométra une seconde fois, puis il dit:
-Trente-sept secondes, d’un côté à l’autre. Cela signifie que nous avons un peu plus d’une demi-minute pour sortir du bois, courir jusqu’à la clôture, découper le grillage, attein-dre la seconde clôture, découper le grillage, et parcourir une vingtaine de mètres à l’intérieur de l’enceinte.
-C’est impossible, affirma Lily.
-Je suis foutrement rapide avec les pinces coupantes, dit Dean.
-D’accord, mais nous sommes cinq. Nous n’y arriverons jamais. Écoute… ils vont nous repérer à un moment ou à un autre, c’est inévitable. Mais plus nous gagnerons de temps avant qu’ils donnent l’alarme, plus nous aurons de chances de libérer Capitaine Black.
-Et que proposes-tu ?
Lily jeta un regard à la ronde.
-La visibilité n’est pas très bonne, d’accord ? Et les ora-ges ont arraché pas mal de branches. Je vais attacher une grosse branche sur mes épaules, courir vers la clôture et me jeter à terre lorsque j’aurai compté jusqu’à 37. Avec un peu de chance, l’opérateur de la caméra ne verra que des feuilles.
Dean voulut protester, puis il haussa les épaules.
-Ce n’est pas une mauvaise idée, tout compte fait. La plupart du temps, ces types de la sécurité ne prennent même pas la peine de regarder leurs moniteurs, de toute façon. Mais je pense que c’est moi qui devrais y aller, pas toi.
-J’irai, intervint Harriet. Je suis la plus petite.
-Tu es capable de couper les fils de fer ? demanda Dean.
-Je l’ai fait aux laboratoires des Cosmétiques Maybelle, non ? Et les fils étaient tout en haut, sur le toit.
-C’est juste, reconnut Dean. Qu’en penses-tu, Lily ?
Lily réfléchit un moment. Il y avait de bonnes raisons pour laisser Harriet couper les fils de fer. Elle avait eu du mal à la calmer, à lui faire partager ses idées. Lorsque Lily s’était asso-ciée avec Bryan Cady, elle avait petit à petit renoncé au terrorisme, préférant le battage médiatique et la fréquentation des hommes politiques. Les filles comme Harriet voulaient jeter de la peinture rouge sur les manteaux de vison. Elles voulaient lancer des cocktails Molotov sur les boucheries industrielles, faire sauter les laboratoires de recherches médicales, et assassiner les gens qui fabriquent du rouge à lèvres.
Lily savait qu’un projet de loi comme Zapf-Cady accompli-rait infiniment plus de choses que n’importe quel nombre d’actes de terrorisme, mais elle ne voulait pas perdre ses partisans, même les partisans les plus extrémistes… jusqu’à l’adoption définitive de Zapf-Cady, en tout cas.
Pour le moment, les médias l’adoraient. Mais Bryan l’avait prévenue: les médias se retournaient très facilement contre ceux qu’ils avaient encensés et, au moindre signe de faiblesse, ils la mettraient en pièces avec le plus grand plaisir.
Dean consulta sa montre à nouveau.
-Nous ferions mieux de nous décider. Il est midi moins dix.
Harriet peut y aller, dit Lily. C’est d’accord.
Alléluia ! grimaça Harriet, et elle donna à Dean une tape méprisante sur le dos.
Ils descendirent de la Cherokee et, après une brève recherche parmi les broussailles, ils trouvèrent exactement ce qu’il leur fallait: une branche de chêne récemment tombée, faisant un peu plus d’un mètre soixante de long, et recouverte d’un feuillage abondant. Ils l’attachèrent sur le dos d’Harriet avec du fil de nylon, puis ils lui donnèrent des pinces coupantes et une paire de gants isolants.
-Tu ressembles à un buisson ambulant, ricana Dean, tan-dis que Harriet se dirigeait vers l’orée du bois.
-Souviens-toi de Macbeth et de la Forêt de Birnam ! intervint Henry.
-Tu sais quel est ton problème, Henry ? répliqua Dean. Tu es bien trop instruit. Et l’instruction, c’est mauvais pour le cerveau. Ça empêche d’avoir les idées claires.
Ils firent halte à la limite des arbres et attendirent midi. Ils battaient la semelle pour se réchauffer et regardaient la pluie tomber sur le terrain en pente qui menait à la porcherie. Dean n’arrêtait pas de consulter sa montre et de marmonner:
-Grouille-toi, John, bordel de merde !
Il était presque midi passé d’une minute lorsqu’ils entendirent le sifflement strident d’une fusée blanche, tout là-bas, de l’autre côté de l’institut. Ils l’entrevirent fugitivement: elle scintilla dans la pluie, puis s’éteignit. Dean chronométra la rotation de la caméra de surveillance et commença à compter à haute voix:
-33… 34… 35… 36… Okay, Harriet, fonce !
Courbée en deux, traînant la branche derrière elle, Harriet traversa rapidement le terrain accidenté entre le bois et la clôture. Lily retint son souffle et pria le ciel pour que Harriet ne trébuche pas. Dean continua de compter tandis que la caméra de surveillance exécutait lentement sa rotation de 180 degrés puis pivotait immédiatement dans l’autre sens.
Harriet était arrivée à la première clôture. Elle s’était déjà accroupie et s’activait avec ses pinces coupantes.
-… 28… 29…
Elle coupa un maillon du grillage à environ un mètre quarante au-dessus du sol, puis entreprit de cisailler les maillons vers le bas, un par un. Ils entendaient le bruit sec des pinces résonner dans le bois derrière eux. Les fils de fer étaient certainement de grosse épaisseur, parce qu’elle devait se colleter avec chaque maillon.
-… 35… 36…
Harriet se jeta à plat ventre sur l’herbe et resta totalement immobile. On aurait pu la prendre pour une branche tombée sur le sol. Le regard inquisiteur de la caméra passa au-dessus d’elle puis pivota dans l’autre sens.
-Youpie ! s’exclama Kit. Nous les avons eus !
Harriet commençait à avoir le coup de main. Cette fois, elle parvint à couper les maillons tout du long jusqu’à l’herbe avant que le retour de la caméra de surveillance l’oblige à se jeter à plat ventre de nouveau.
Elle cisailla quelques maillons le long du faîte du grillage, puis recourba le grillage afin de créer une porte ” suffisamment large pour qu’ils puissent s’y glisser tous les cinq, mais aussi pour que Capitaine Black puisse sortir par là… s’ils réus-sissaient à le libérer.
La caméra revint. Harriet se laissa tomber sur l’herbe entre la clôture extérieure et la clôture intérieure, et resta immobile.
-Espérons qu’ils ne remarqueront pas le trou dans le grillage, dit Lily.
Ils entendirent le crépitement d’autres fusées, de l’autre côté de l’institut, et la plainte de sirènes; il y avait de fortes chances pour que les gardes de la sécurité de Spellman ne fassent pas très attention aux mouvements d’une branche de chêne tombée sur le sol, du côté sud du périmètre, même si ces mouvements étaient tout à fait anormaux.
Harriet courut vers la seconde clôture et s’agenouilla.
-Les gants ! lui cria Lily.
Harriet se retourna et lui fit signe qu’elle avait entendu. Elle enfila les gants isolants et entreprit de couper les maillons comme elle l’avait fait avec la clôture extérieure. A cha-que coup de pinces, Lily apercevait des gerbes de petites étincelles blanches, ce qui voulait dire que toute la clôture était électrifiée.
-… 36… 37…, compta Dean, et Harriet se jeta à terre encore une fois.
Elle avait fini de cisailler les maillons verticalement lorsque Henry tira brusquement Lily par la manche.
-Merde ! Regarde ! chuchota-t-il.
C’était quelque chose qu’aucun d’entre eux n’avait prévu. Un garde de la sécurité venait dans leur direction, à l’exté- rieur de la clôture d’enceinte. Il portait un ciré bleu foncé et tenait un doberman en laisse. Il était déjà si près d’eux qu’ils entendaient le chien haleter et sa chaîne tinter.
Harriet l’avait certainement vu au même moment, parce qu’elle se jeta à plat ventre, alors que Dean avait compté seulement jusqu’à 17. Le chien poussa un jappement et s’élança; le garde se mit à courir au petit trot vers le trou béant dans la clôture. Il enroula la chaîne du chien deux fois autour de sa main gauche et glissa sa main droite sous son ciré pour sortir son pistolet.
-Hé, vous ! cria-t-il. Sortez de là tout de suite, les mains sur la tête ! Je vous vois ! Sortez de là, c’est compris !
Harriet ne bougea pas et se blottit sous sa branche de chêne. Le garde s’approcha prudemment du trou dans la clô- ture extérieure, et se baissa pour se faufiler par l’ouverture. Son chien tirait si violemment sur sa laisse qu’il s’étranglait presque. Lily entendait sa respiration rauque tandis qu’il essayait de s’échapper et de se jeter sur l’intrus, comme tout chien dressé à attaquer.
Le garde de la sécurité se pencha vers Harriet et pointa son pistolet sur sa tête. Lily le voyait distinctement maintenant. Il paraissait incroyablement jeune et avait un visage replet et une petite moustache à la Burt Reynolds. Il avait le plus grand mal à calmer son doberman et à l’empêcher de faire des bonds et des pirouettes.
-Bon, ça suffit maintenant ! dit-il à Harriet. Levez-vous, en laissant vos mains bien en évidence ! Et pas de mouvements brusques !
Presque dix secondes s’écoulèrent. La pluie continuait de tomber, la caméra continuait de pivoter lentement, et le doberman haletait, bavait et griffait le sol. Puis, très lentement, ses mains bien en évidence, Harriet se mit debout et fit face au garde de la sécurité. Son visage crotté arborait une expression de défi crispée. Elle défit la corde de nylon passée autour de sa taille et fit tomber la branche d’arbre de son dos. Elle dit quelque chose au garde, mais Lily ne comprit pas ce qu’elle disait.
-Bon, c’est râpé ! dit-elle en touchant l’épaule de Dean. Tirons-nous d’ici en vitesse.
-Non, je ne crois pas, répliqua Dean.
Quelque chose dans son intonation amena Lily à se retourner. Elle vit qu’il sortait de l’une des poches de son blouson de cuir un automatique, un Browning 9 mm nickelé. Dean lui avait déjà montré l’automatique, à deux reprises. La pre-mière fois, lorsqu’elle lui avait dit que c’était fini entre eux, et qu’il avait menacé de la tuer et de se tirer une balle dans la tête. La seconde fois, alors qu’ils s’apprêtaient à s’introduire par effraction dans les locaux de la Schuyler Frankfur-ter Company, et qu’ils savaient que le service de sécurité ne plaisantait pas. A chaque fois, elle lui avait dit de ranger son pistolet. Les armes n’avaient rien à faire avec l’amour ou avec l’absence d’amour, ni avec le fait de vouloir sauver la vie d’animaux innocents.
-Dean ! Non ! s’écria-t-elle.
Mais il tint l’automatique à deux mains et visa le garde de la sécurité avec une détermination totale. Il ne le prévint pas et il n’hésita pas: il pressa la détente et tira.
Il y eut un léger craac !, comme si une branche se brisait, et un petit nuage de fumée. Le garde de la sécurité s’affaissa lourdement sur le sol.
Aussitôt, le doberman bondit en poussant un fort jappement, et arracha la laisse de sa main. Il se jeta sur Harriet, la mordit au bras. Harriet hurla et essaya de le repousser, mais le chien était fou de terreur et de colère. Il revint à l’attaque.
-Dean ! cria Lily. Dean ! Tue-le !
Elle se mit à courir vers la clôture d’enceinte sans se préoccuper de la caméra de surveillance. Dean hésita, puis il courut à sa suite.
-Dean, tue-le ! glapit-elle, presque hystérique.
Elle voyait du sang gicler, elle voyait les bras d’Harriet s’agiter frénétiquement.
Dean la rattrapa et brandit son automatique. Mais il était trop tard. Harriet parvint à se relever, le visage en sang, son T-shirt en lambeaux. Le doberman virevolta et se jeta sur elle avec toute la souplesse et la puissance effroyable dont était capable un chien dressé à tuer.
Cette fois, Harriet ne cria pas, mais l’élan du chien la projeta en arrière, contre la clôture électrifiée. Il y eut un crépitement à crever le tympan. Harriet leva les bras et exécuta une danse saccadée, écoeurante. Des étincelles recouvrirent ses épaules tel un manteau de fée. Ses cheveux s’enflammèrent brusquement, pour lui donner une couronne. Elle ouvrit la bouche pour hurler, mais ses muscles étaient bloqués par un spasme dû à l’électrocution, et il n’en sortit qu’une lumière tremblotante et un filet de fumée.
Le doberman bondit sur elle à nouveau, et heurta la clôture de plein fouet. Il y eut une autre gerbe d’étincelles; le chien fut projeté huit mètres plus loin. Il resta étendu sur le dos, les pattes raides, secoué de soubresauts. Ses poils étaient calci-nés; de la fumée sortait de sa gueule, de ses oreilles et de son anus.
Ils arrivèrent près d’Harriet, mais il était évident qu’elle était morte. Son visage était tout noir. Elle était trop brûlante pour qu’ils puissent la toucher. Lily se releva; des larmes coulaient sur ses joues.
-Pourquoi as-tu apporté ce putain de flingue ? hurla-t-elle après Dean. Espèce de connard !
-Hé, calme-toi, Lily ! C’était pour nous protéger !
-Nous protéger ? Nous protéger de quoi ? Il a fallu que tu apportes ce putain de flingue, trou du cul ! Tu ne sais donc pas à quel point les hommes ont l’air stupide lorsqu’ils portent une arme ? Ils portent une arme uniquement parce que la loi leur interdit de se promener la braguette ouverte, et que les gens hurleraient de rire s’ils le faisaient !
-Et merde, Lily, ce type braquait son pistolet sur Harriet !
-Parce que c’était un trou du cul, comme toi, et parce que nous sommes tous des trous du cul, en permettant aux gens de se balader avec des armes ! Mais tu as été le plus grand trou du cul de tous, parce que tu t’es servi de ton flingue et tu l’as tué, et tu as également tué Harriet !
Dean se mit à tourner en rond. Il était confus et furieux.
-D’accord, d’accord. J’ai tout gâché.
Lily l’empoigna par son blouson et le gifla avec une telle violence qu’il poussa un cri. Elle marqua un temps, puis elle le gifla à nouveau, et encore une autre fois.
-Tu n’as pas tout gâché parce que je ne te laisserai pas tout gâcher ! cria-t-elle. C’est enregistré, quelque part dans le petit pois qui te sert de cerveau ? Je vais faire en sorte que Harriet ne soit pas morte pour rien ! On continue ! Nous entrons, nous faisons sortir Capitaine Black, et tu vas nous aider !
Dean leva les mains en signe de soumission.
-Les gardes de la sécurité nous ont certainement repérés à présent, dit Lily. Ils vont rappliquer à toute allure. Mais on le fait quand même !
Durant un moment, elle crut que Dean allait la laisser tom-ber et foutre le camp. Mais lorsqu’il la regarda bien en face, elle comprit en voyant son regard qu’il en était incapable. Même s’il ne la verrait plus jamais nue, même s’il ne pouvait plus la prendre dans ses bras et l’embrasser, il n’était pas encore prêt à renoncer définitivement à elle. Un jour viendrait où il ne penserait plus à elle, plus du tout, mais ce jour-là n’était pas encore arrivé.
-Henry, Kit, dit-il. Allons-y.
Il ramassa les gants isolants et les pinces coupantes que Harriet avait jetés par terre, et il cisailla rapidement les derniers maillons de la clôture électrifiée. Une pluie d’étincelles tomba sur l’herbe. Il se glissa par l’ouverture et lança à Lily:
-Allez, viens. Tu l’as dit toi-même. Nous devons faire vite.
-Le pistolet, Dean, dit Lily.
Il secoua la tête.
-Je garde le pistolet. J’ai tué un homme. J’en ai besoin pour me protéger.
Durant un instant, Lily faillit ne pas le suivre. Mais, malgré la mort d’Harriet-ou peut-être à cause de sa mort-, elle se sentait dangereuse, exaltée et inondée d’adrénaline. Peut- être voulait-elle également prouver quelque chose à Bryan. Elle lui appartenait, oui. Cela lui était égal. En fait, cela lui plaisait d’être possédée sexuellement. C’était peut-être dû à la façon extraordinaire dont elle avait été élevée, ou peut-être était-ce dans sa nature, mais la pensée de devoir écarter les jambes chaque fois que Bryan avait envie d’elle était terriblement excitante. Toutefois, elle était indépendante et avait une force de caractère qui lui était propre, et rien ni personne ne l’empêcherait jamais de s’exprimer.
-Très bien, dit-elle d’une voix frémissante. Garde ce putain de flingue. Mais que la dernière putain de balle soit pour toi, parce que c’est tout ce que tu mérites.
Une sirène retentit dans le lointain. Ils entendirent des cris et des véhicules qui démarraient. Tous les quatre dévalèrent la pente impeccablement fauchée qui amenait à la porcherie.
Ils avaient presque atteint le bâtiment lorsque Lily sentit cet arôme douceâtre, reconnaissable entre tous, cet arôme qui l’avait toujours excitée. A ses côtés, Dean suffoquait.
-Palpitations, dit-il en s’essuyant le front du dos de la main.
-Pressons le mouvement, haleta Lily.
Ils entendirent des haut-parleurs mugir et résonner autour des bâtiments principaux. Il était impossible de comprendre ce qui se disait, mais ce n’était pas difficile d’en deviner la teneur. La clôture d’enceinte, côté sud, avait été cisaillée. On avait découvert un garde de la sécurité tué par balle. Une militante pour les droits des animaux avait été trouvée à proximité, électrocutée. Des intrus se trouvaient dans le périmè- tre de l’institut.
Ils remontèrent l’allée qui conduisait à l’entrée de la porcherie. Dean se plaqua contre le mur, façon Rambo, puis poussa la porte de la main.
-Ça alors, c’est pas croyable ! s’exclama Kit. Elle n’est même pas verrouillée !
Capitaine Black était resté dans le recoin le plus sombre de son enclos toute la matinée, mais Garth était toujours con-fiant.
-Il boude, c’est tout. Il se conduit comme un gosse de trois ans que l’on a privé de ses M&M’s.
Nathan regarda Garth avec une certaine surprise. Il ne comprenait pas comment celui-ci pouvait être aussi indulgent, après ce que Capitaine Black avait fait à Raoul Lacouture et à lui-même. Mais cela n’avait peut-être rien à faire avec l’indulgence ou le pardon. Vous ne vous attendez pas à ce que Dieu vous présente ses excuses lorsqu’il vous prend brutalement votre femme et votre fils. Peut-être ne vous attendez-vous pas à ce que des créatures de Dieu vous présentent leurs excuses, lorsqu’elles tuent vos amis et vous bousillent des côtes.
-Et si nous lui disions quelques prénoms ? suggéra Jenny. Il réagira peut-être à d’autres prénoms, comme il a réagi à ” Emily “.
-Cela fera un bon point de départ, reconnut Garth. Faisons un essai.
Les ingénieurs électriciens de l’institut avaient installé un microphone émetteur-récepteur et un système de haut-par- leurs afin que Garth puisse parler à Capitaine Black sans le moindre danger. La fenêtre d’observation en perspex de l’en-clos avait été nettoyée et grattée, et ils voyaient distinctement chaque recoin de son enclos.
-Est-ce qu’il a eu un comportement non porcin ? demanda Nathan. Je veux dire quelque chose qu’un petit garçon ferait, plutôt qu’un porc ?
-Son rythme de sommeil semble s’être modifié, répondit Jenny. Apparemment, il a besoin de beaucoup plus de sommeil, et beaucoup plus régulièrement. Mais il est encore trop tôt pour dire si cela a une quelconque signification. Il est toujours sous antibiotiques, et il a mis pas mal de temps à récupérer, après tous les anesthésiques que nous lui avions administrés.
-Autre chose ?
-Oui… une activité inhabituelle du canal lacrymal.
David observait Capitaine Black, tout à fait fasciné.
-Qu’est-ce que cela veut dire ? voulut-il savoir.
-Hum ! disons qu’il pleure beaucoup.
David hocha la tête.
-Je pense que je pleurerais, moi aussi, si j’avais trois ans et que je me retrouvais coincé à l’intérieur d’un énorme porc.
Garth donna de petites tapes sur le micro, et cela produisit une série de détonations sèches. Capitaine Black grogna et se retourna. Nathan aperçut ses yeux luisants au sein des ombres grotesques de son faciès de loup-garou.
-Essai de micro, dit Garth. A comme Adam, Alan, Arthur et Abigail, B comme Bob, Bill, Betty et Bert.
Capitaine Black se mit à trottiner et à décrire un cercle, comme s’il trouvait le son de la voix amplifiée de Garth extrê- mement agaçant. Il secoua la tête comme un chien mouillé et poussa un grognement perçant.
-Il n’a pas l’air d’aimer beaucoup le haut-parleur, hein ? fit remarquer Jenny.
-S’il a le cerveau d’un enfant, il préfererait peut-être entendre la voix d’un enfant, suggéra David.
Garth approuva d’une grimace, Nathan soupçonna que c’était ce qu’il avait espéré entendre de la part de David depuis le début.
-D’accord, dit Garth, faisons un essai. Dis tous les pré- noms qui te viennent à l’esprit… mais pour le moment, ne dis pas Emily.
Garth s’éloigna du micro d’un pas raide et s’assit sur le fauteuil roulant qui avait été mis à sa disposition par l’Institut Spellman. Sa cheville était plâtrée, mais elle était encore très sensible: il lui suffisait d’appuyer légèrement dessus pour qu’il ait l’impression que Capitaine Black l’écrasait toujours de tout son poids et refusait de bouger.
Nathan passa ses bras autour des épaules de David et dit:
-Bon, allons-y, faisons cet essai.
David se pencha vers le microphone et dit d’une petite voix:
-Capitaine Black ? Est-ce que tu m’entends, Capitaine Black ? C’est moi, David. On s’est déjà vus, tu te rappelles ? J’ai caressé tes oreilles. C’était avant ton opération.
Capitaine Black grogna, mais ne montra pas d’autres signes qu’il reconnaissait la voix de David.
-Capitaine Black, je vais te dire des prénoms, d’accord ? Tu hoches la tête de haut en bas si tu te souviens de l’un de ces prénoms, et tu secoues la tête si cela ne te dit rien. Bon, on commence. Adam, comme dans Adam et Eve. Adam. Est-ce que tu te souviens de ce prénom ?
Il s’ensuivit un long silence. Capitaine Black demeura immobile, énorme et noir, mais il ne quitta pas David des yeux, à aucun moment.
-D’accord, tu ne te souviens pas d’Adam. Et Billy, tu te souviens de Billy ?
A nouveau, pas la moindre réaction. Jenny intervint:
-Je ne crois pas que cela va nous mener très loin. Nous devrions peut-être sauter la phase ” langage ” et lui faire pas-ser un scanner, sans plus attendre.
-Non, non, c’est fascinant, dit Garth. Je veux voir si je parviens à provoquer un ensemble de réactions qui soient absolument identifiables comme étant celles de George. Ou d’un être humain, au moins. Ou des réactions anormales pour un porc, à tout le moins !
-Et Chris ? demanda David. Christopher, Chris ? Chris-tine ? Carole ? Chip ? Charles ?
Capitaine Black n’inclina pas la tête et ne secoua pas la tête, mais il manifesta des réactions. Il se mit à pousser un grognement grave, caverneux, un grondement sonore qui continua et continua, devint de plus en plus fort, comme un tremblement de terre imminent.
-Daniel ? Dick ? Drew ? David ?
Capitaine Black trottina lentement vers la fenêtre d’observation en perspex. Ses oreilles étaient dressées d’une manière agressive, et ses soies hérissées. David fit un pas en arrière, mais Nathan le tint par les épaules pour le rassurer, et dit:
-Tout va bien. Il ne peut pas sortir de son enclos. Impossible.
-Il est super ! s’exclama David. Regarde-le, il est énorme !
-On dirait qu’il attend quelque chose, fit remarquer Garth.
-Peut-être de la nourriture ? Des friandises ? suggéra Nathan.
-On vient de lui donner à manger, dit Jenny. Il mange beaucoup, mais seulement ce qui lui est nécessaire, et puis il s’arrête de manger. Les porcs ne quémandent pas des restes, comme le font les chiens.
-Alors, quoi ? demanda Nathan. Il attend quelque chose, c’est évident. Regardez-le.
Garth s’extirpa péniblement de son fauteuil roulant et s’approcha de la cloison en perspex, mais Capitaine Black l’ignora. Capitaine Black avait les yeux fixés sur David.
-Il attend que David fasse quelque chose, déclara Nathan.
-Oui, mais quoi ?
-George Pearson avait trois ans, dit Garth. Est-ce qu’il connaissait l’alphabet ?
Nathan secoua la tête.
-Il avait peut-être appris les quatre ou cinq premières lettres de Muppet Show, mais c’est tout. Habituellement, les enfants ne connaissent pas toutes les lettres de l’alphabet avant l’âge de cinq ans.
-Il n’a pas besoin de connaître toutes les lettres de l’alphabet, dit Garth. Du moment qu’il sait que E vient après D.
-Je ne te suis pas.
-Je pense qu’il attend que David dise ” Emily “.
David lui lança un regard.
-Est-ce que je dois le dire ?
-Essaie d’autres prénoms qui commencent par E. Ensuite dis-le.
-D’accord. Eddie. Edwina. Ellie. Erica.
Les oreilles de Capitaine Black étaient toujours dressées, son groin légèrement levé, ses dents à moitié découvertes. Il n’avait pas bougé, même d’un centimètre, mais la tension en lui était presque palpable. Des tonnes de muscles et d’os, tendues à se rompre, comme une horloge à poids que l’on a trop remontée… attendant que les cellules du cerveau d’un petit garçon réagissent à un seul prénom.
-Seigneur, c’est impressionnant, murmura Garth.
-Edgar, dit David. Esther, Egbert.
-Maintenant, dit Garth, et Nathan serra l’épaule de David.
-Emily.
Capitaine Black réagit avec une violence extrême. Il se pré- cipita vers la cloison en perspex et la heurta de plein fouet. Il la percuta avec une telle force qu’un pan de deux mètres de l’armature en aluminium se détacha sur le côté et tomba avec fracas sur le sol. Il recula et chargea à nouveau. Cette fois, il parvint à fissurer la paroi de son enclos.
-Il est devenu fou furieux à nouveau ! s’écria Jenny. Il faut que je lui fasse une injection !
Elle prit sa mallette métallique de vétérinaire, la posa sur une chaise et l’ouvrit.
Nathan éloigna doucement David de l’enclos de Capitaine Black. Le porc avait chargé une troisième fois, puis il s’arrêta. Il y avait du sang sur la fenêtre d’observation; il avait certainement fait sauter quelques-uns de ses points de suture.
-Il connaît le prénom de sa soeur, j’en suis sûr ! dit Garth triomphalement. Il connaît le prénom de sa soeur !
-Et que comptes-tu faire maintenant ? demanda Nathan.
-Je vais les faire se rencontrer !
Capitaine Black percuta la cloison à nouveau; il l’aspergea de sang et de bave épaisse et visqueuse.
-Tu es complètement dingue ! s’exclama Nathan.
-Non, je ne crois pas, sourit Garth. Je pense que nous sommes sur le point d’accomplir quelque chose de tout à fait incroyable. Nous avions pensé aux avantages que cela repré- senterait pour la médecine et la psychiatrie. Mais allons jus-qu’à la conclusion logique de cette découverte. Si un être cher meurt, tu auras la possibilité de faire greffer sa personnalité sur ton animal de compagnie, ton chien ou ton chat. Ainsi tu ne le perdras pas, pas totalement.
-Tu parles sérieusement ? lui demanda Nathan.
-Je ne sais pas. Peut-être pas entièrement. Mais des cho-ses plus étranges se sont produites, tu sais.
Capitaine Black tamponna la cloison à nouveau.
-Jenny, ça vient, ce métho ? demanda Garth d’un ton sec.
Jenny hocha la tête, referma sa mallette, et s’approcha avec un pistolet à fléchettes chargé.
-Ouvrez la porte très vite et visez sa poitrine !
Garth approcha son fauteuil roulant le plus près possible de la porte et pianota la combinaison. Jenny tourna la poignée et s’apprêtait à ouvrir la porte lorsqu’une voix stridente cria:
-Arrêtez ! Pas un geste !
Ils se retournèrent avec stupeur. Ils virent une jeune femme grande et blonde en jean et bottes, deux jeunes types crottés, et un autre homme plus grand, au teint basané, qui portait un blouson de cuir-tous les quatre se dirigeaient rapidement vers eux dans l’allée centrale du bâtiment. L’homme au blouson de cuir pointait un pistolet sur eux.
-Qu’est-ce que cela signifie ? s’exclama Garth avec colère. Qui êtes-vous ? Que voulez-vous ? Ceci est une pro-priété privée !
Nathan reconnut la jeune femme tout de suite. Comme elle s’avançait et traversait la mare la plus proche de lumière fluo-rescente, Garth la reconnut à son tour. La dernière fois qu’il l’avait vue, c’était sous les projecteurs d’un plateau de télévi-sion, et elle lui avait dit carrément qu’il était un boucher et un sadique.
-Tiens, tiens, dit-il. Nous nous rencontrons à nouveau. C’est un grand honneur. C’était donc ça, toutes ces sirènes et ce remue-ménage ?
-En partie, répondit Lily. (Son visage semblait empourpré et crispé par la surexcitation.) Mais la principale raison de notre présence ici, c’est lui.
Elle montra du doigt Capitaine Black. Garth jeta un regard à Capitaine Black, puis se retourna vers Lily.
-Je ne suis pas sûr de vous comprendre.
-C’est très simple, déclara Lily. Nous sommes venus le délivrer. Nous sommes venus lui rendre sa dignité et son droit de vivre paisiblement, sans servir de terrain d’expé- rience. Nous sommes venus le libérer.
Le regard de Garth se posa sur Nathan, sur Jenny, puis revint se poser sur Lily. Il était bouche bée.
-Vous êtes venus le libérer ? J’espère que c’est une plaisanterie !
-Je ne suis pas d’humeur à plaisanter, Dr Matthews, répliqua Lily. Une jeune femme, membre de notre mouvement, a trouvé la mort il y a quelques instants, alors qu’elle essayait de franchir la clôture d’enceinte.
-C’est ce qui arrivera à d’autres personnes si vous faites sortir ce porc de son enclos. Voyez par vous-même, Miss Monarch. J’ai des côtes cassées, une cheville cassée, des muscles déchirés, des contusions multiples, des maux de tête épouvantables, et j’en passe ! C’est Capitaine Black qui m’a fait tout ça, en quelques minutes. Et certains ont eu moins de chance que moi !
-Ouvrez l’enclos, répéta Lily. Nous sommes venus le libérer.
-Miss Monarch, Capitaine Black est un animal très dangereux. Vous ne pouvez pas le libérer.
-Ouvrez l’enclos, exigea Lily.
Cette fois, Dean s’avança. Il tenait son automatique à deux mains, le chien relevé. Il le pointa sur la tête de Garth, en silence.
-Garth, fit Nathan. Nous ferions mieux d’ouvrir l’enclos.
-Il va nous tuer, répliqua Garth, regardant Lily dans les yeux. Bon sang, vous voyez bien qu’il est déjà surexcité !
Lily se pencha en avant et Garth sentit son parfum (Red, de Giorgio, mélangé à une odeur de boue, de pluie et de sueur due à la panique.) Elle avait une autre odeur, une odeur masculine, comme si elle avait fait l’amour très récemment.
-Ouvrez… ce… putain… d’enclos, chuchota-t-elle.
Garth se tourna vers Jenny et dit:
-Ouvrez l’enclos, Jenny. Ensuite écartez-vous et ne bou-gez surtout pas ! Nathan, David, faites la même chose. Met-tez-vous contre le mur et ne bougez plus.
Dean s’approcha de Jenny et tint son automatique à deux centimètres seulement de sa tête. Elle ferma les yeux et déglu-tit. Puis elle abaissa la poignée et poussa le battant. Une odeur fétide de pâtée pour porcs et d’urine acide s’échappa de l’en-clos, une puanteur telle qu’elle fit larmoyer les yeux de Nathan.
Jenny s’abrita derrière la porte. Garth recula son fauteuil roulant, puis s’en extirpa et claudiqua en s’appuyant sur sa canne pour rejoindre Nathan et David.
-Elle est complètement folle, dit-il à voix basse. Si elle fait sortir ce porc, qui sait ce qu’il est capable de faire !
Capitaine Black gronda et couina, puis heurta la cloison à nouveau. Une autre baguette d’aluminium tomba sur le sol et tinta comme une cloche.
-Qu’est-ce que je disais ? lança Garth à Lily. Il a perdu la boule. Vous ne pouvez pas le mettre en liberté, il va se tuer, et il tuera tous ceux qui se trouveront sur son chemin.
Mais Lily se tourna et lui décocha un regard courroucé qui le fit taire sur-le-champ.
-Pour qui me prenez-vous, Dr Matthews ? Qu’est-ce que je fais ici, à votre avis ?
Elle s’approcha de la porte ouverte de l’enclos et se tint là un moment, dans une attitude qui était presque celle d’une ballerine, comme l’un des cygnes dans Le Lac des cygnes. Capitaine Black allait et venait dans son enclos, se cognait avec fureur contre les cloisons, mugissait et criait. Il était dans une telle colère qu’il ne s’était pas encore rendu compte que la porte de l’enclos était grande ouverte et qu’il pouvait sortir.
Lily poussa un cri aigu. Il était tellement aigu que Nathan crut tout d’abord que c’était un effet de son imagination. Petit à petit, cependant, il devint plus rauque et gazouilla… un cri animal, étrange, qui fit se contracter le cuir chevelu de Nathan et lui donna des picotements dans les cheveux.
-Mais qu’est-ce qu’elle fait ? chuchota-t-il à Garth. Elle l’appelle ou quoi ?
-Ce n’est pas l’appel habituel pour les porcs, répondit Garth, impressionné.
-Alors, qu’est-ce que c’est ? Écoute, il se calme !
Garth se pencha vers Nathan et murmura:
-C’est un appel pour l’accouplement. L’appel d’une truie, j’en suis sûr.
-Tu veux dire… ?
-Elle l’imite à la perfection. Écoute, il lui répond ! Oui, elle est en train de le séduire. C’est ce qu’elle fait. Elle l’excite sexuellement.
Lily s’éloigna lentement de la porte ouverte. Elle continua de pousser ce cri, de gazouiller. A cet instant, Capitaine Black apparut couvert de plaies et d’une croûte de sang. Il avait arraché ses pansements. Il ressemblait à une gargouille énorme et grotesque, moulée dans du bronze noirci. Ses yeux étaient ternes, comme s’il était hébété, ou drogué, ou fatigué de vivre. De la bave dégoulinait de ses mâchoires, et son estomac grondait comme le tonnerre en été.
Lily tendit le bras et saisit l’une des oreilles de Capitaine Black, puis elle la caressa. Il renifla son bras et baissa la tête. Lily lança un regard triomphal à Garth.
-Vous voyez ? Vous n’avez pas besoin d’être cruel, vous n’avez pas besoin d’être sévère. C’est un être vivant, exactement comme vous et moi.
Elle posa sa main sur le flanc de Capitaine Black et dit:
-Nous partons maintenant, et je l’emmène avec nous. N’essayez pas de nous en empêcher, d’accord ? Une tragédie par jour, ça suffit amplement !
-J’espère que vous vous rendez compte que vous signez l’arrêt de mort de cet animal ? dit Garth. A la minute où il sortira de cet institut, il ne sera plus placé sous notre juridic-tion. Il ne sera plus protégé. S’il ne meurt pas de faim au bout de quelque temps, il sera traqué et abattu. Laissez-moi vous dire une chose. Une personne qui prétend aimer les animaux ne peut envisager un seul instant de le mettre en liberté. C’est un porc domestique, pas un sanglier. Un animal élevé par des humains, nourri par des humains, soigné par des humains.
-Raison de plus pour qu’il rejoigne le monde réel !
-Je ne le pense pas, répliqua Garth.
Dean s’approcha d’eux et brandit son automatique.
-Bon, ça suffit maintenant ! Nous emmenons cet animal, point final.
Lily saisit doucement l’oreille de Capitaine Black et entreprit de le conduire le long de l’allée centrale entre les enclos. Tandis qu’ils avançaient, les porcs dans les enclos se mirent à couiner, à grogner et à pousser des cris. Bientôt, tout le bâtiment retentit d’une cacophonie de cris porcins. Cela aurait pu être le purgatoire: c’était probablement le cas.
Henry et Kit marchaient de chaque côté des flancs striés de vase de Capitaine Black. Dean fermait la marche; il braquait son automatique d’un côté et de l’autre, les mettant au défi de donner l’alerte, ou de se jeter sur lui, ou de faire le moindre geste qui lui donnerait une excuse pour tirer. Il avait tiré et tué un homme aujourd’hui. Un de plus ne ferait aucune différence. Un de plus le rendrait encore plus euphorique. Il pensa au garde de la sécurité étendu par terre. Le pied ! Il planait !
Garth regarda Jenny. Elle sortait lentement de derrière la porte de l’enclos. Le pistolet à fléchettes se trouvait à quelques centimètres seulement du pied droit de Jenny. Il était amorcé, armé, et la fléchette hypodermique contenait assez de métho pour mettre k.-o. une tonne et demie de porc furieux à la peau épaisse. Plus qu’assez pour mettre k.-o. quatre-vingt-dix kilos d’humain surexcité à la peau fine.
Garth fixa le pistolet de la façon la plus évidente possible, les yeux grands ouverts. Puis il montra Dean de la tête.
Jenny comprit tout de suite, mais il était clair qu’elle s’interrogeait sur le bien-fondé de ce que Garth lui demandait de faire. Elle haussa les épaules, écarta les bras et le regarda d’un air suppliant. Mais Garth répéta son mouvement de la tête, et essaya de former avec les lèvres ” Maintenant ! “
A voix basse, Nathan l’avertit:
-Garth, c’est trop dangereux. Pour l’amour de Dieu ! Ce type n’hésitera pas à tirer sur Jenny !
-Écoute, papa ! s’exclama David. Des sirènes ! La police arrive ! Nous sommes sauvés !
A cet instant, Jenny se décida. Elle se baissa rapidement, s’empara du pistolet et tira. La fléchette passa si près de la tête de Dean qu’elle lui effleura les cheveux. Il porta vivement la main à sa tête, certain durant une seconde que Jenny l’avait touché. Puis Henry, derrière lui, s’affaissa sur le sol et com-mença à lancer des ruades, à frissonner et à se contorsionner violemment.
-Non ! hurla Garth.
Mais Dean était complètement tétanisé, survolté. Il cria Salope ! ” et tira à deux reprises, visant le visage de Jenny. Il fit exploser chair, os et cartilage. L’écho des détonations résonna dans le bâtiment. Les porcs, pris de panique, grognaient et criaient. Jenny s’effondra sur le côté et glissa vers le bas de la porte. Ses bras pendaient mollement, son visage était une bouillie ensanglantée. Dean s’éloigna à reculons; le visage blême, il vociférait. Au même moment, Garth hurla:
-Emily ! Emily !
Lily était arrivée à mi-chemin de la porte du bâtiment. Jus-qu’ici, Capitaine Black l’avait suivie avec la docilité d’un ani-mal de compagnie. Mais lorsque Garth hurla ” Emily ! “, il rejeta sa tête massive en arrière, ouvrit sa gueule et poussa un cri de rage et d’angoisse. Même Dean fut effrayé: il baissa son arme et tourna la tête.
Capitaine Black beugla à nouveau, un formidable grondement qui monta et se changea en un cri suraigu. Il fit volte-face et se dressa sur ses pattes de derrière, puis il s’avança lentement. Il les dominait tous, noir, hérissé, le regard furieux. Il faisait presque trois mètres cinquante de haut, presque deux fois la taille d’un homme bien bâti, mais bâti comme une épaisse colonne de graisse, de muscles et de peau recouverte de soies noires. Il ressemblait plus à un cauchemar qu’à un animal vivant: le genre de monstre horrible aux yeux luisants qui vous poursuit dans vos rêves.
Mais il était vivant, et il était là, compact, empestant, et fou furieux.
Il se laissa retomber sur ses pattes de devant.
Lily chanta à nouveau pour le calmer, mais Capitaine Black secoua la tête avec un mépris évident. Elle se tut, puis recula.
-Miss Monarch ! lança Garth. A votre place, je ficherais le camp ! Ce porc est fou de rage !
Mais Lily resta où elle était.
-Nous sommes venus le libérer ! Et c’est ce que nous allons faire !
Elle agita les bras vers Capitaine Black et cria:
-Par ici, Capitaine Black, par ici ! Suis-moi !
Mais Capitaine Black poussa un hurlement et secoua sa tête ensenglantée. Puis il s’élança vers Kit avec toute la vitesse cadencée et imparable d’une petite locomotive. A moitié en plaisantant, Kit s’exclama:
-Hé, du calme, mon pote !
Il leva les mains pour l’écarter. Puis Kit se rendit compte qu’il était acculé dans un recoin entre deux enclos et que Capitaine Black arrivait sur lui très, très vite, et que ce n’était pas du tout une plaisanterie, et qu’il pouvait très bien se faire tuer.
-Hé, ça suffit, tête de lard ! fit-il, tandis que Capitaine Black se rapprochait de plus en plus. Va voir ailleurs si j’y suis !
Mais une tonne et demie de porc le heurta à toute allure, et le corps de Kit n’était pas bâti pour résister, ne serait-ce qu’à un dixième de cet impact. Il y eut une série de craque-ments, depuis sa poitrine jusqu’au bassin. Il voulut dire quelque chose, mais il s’aperçut que c’était impossible. Il ne restait plus d’air dans ses poumons. Il ouvrit la bouche, et il n’en sortit que du sang.
Dean leva son automatique avec hésitation. Pour stopper Capitaine Black, il devait le toucher au cerveau, et Capitaine Black était une cible mouvante et menaçante. Il s’éloigna à reculons pas à pas, se retourna, marcha prudemment, puis il se mit à courir.
Capitaine Black se lança à sa poursuite. Ses pieds martelaient le sol en béton comme les sabots d’un cheval lancé au galop. Il franchit la porte du bâtiment et disparut. Nathan entendit des cris et des coups de feu.
Lily était figée sur place, les mains plaquées sur son visage, en état de choc. Nathan passa rapidement près d’elle et courut après Capitaine Black. Au-dehors, un petit groupe de six ou sept gardes de la sécurité montait la pente vers la porcherie. Deux d’entre eux avaient déjà attrapé et désarmé Dean. Il était étendu sur l’herbe mouillée, jambes et bras écartés. Son visage était convulsé et plus sombre que jamais, tel le visage d’un démon. L’un des hommes de la sécurité appuyait un Colt automatique sur sa nuque.
Capitaine Black courut de biais vers eux, puis il hésita et se dirigea vers le sud. Deux ou trois gardes tirèrent en l’air. Les détonations claquèrent dans l’air humide du matin, mais Capitaine Black ne s’arrêta pas. En fait, il courut encore plus vite.
David rejoignit Nathan, saisit sa main et demanda d’une voix suppliante:
-Ils ne vont pas le tuer, hein ?
Nathan leva sa main pour se protéger les yeux de la pluie. Il voyait les clôtures d’enceinte, et il se rendit brusquement compte que toutes deux avaient été découpées. Des ouvertures suffisamment importantes pour qu’une Volkswagen puisse passer à travers… ou Capitaine Black. Lily Monarch avait fait du bon travail.
-Merde, murmura-t-il.
Il se mit à courir, mais il savait que Capitaine Black avait une trop grande avance sur lui. L’un des gardes de la sécurité l’avait presque rejoint, un homme au visage grêlé et aux yeux globuleux, armé d’un Colt Commande.
-Appelez une ambulance ! lui cria Nathan. Prévenez la police ! Un porc s’est échappé ! Il est très dangereux ! Vous avez compris ? Prévenez la police !
L’homme s’arrêta de courir, trébucha, et le regarda fixement.
-Quoi ? dit-il, abasourdi.
Capitaine Black était certainement médium. Il gravit la colline au trot et se dirigea vers le trou dans la clôture d’enceinte sans la moindre hésitation. Il faisait trembler le sol. Il faisait voler des mottes de terre. Il était davantage qu’un animal, davantage qu’un porc. Il était l’incarnation vivante des rêves les plus sombres de Garth Matthew: toutes ces possibilités impossibles auxquelles la génétique pouvait donner la vie.
La tête lui tournait. Il savait qu’il devait trouver em-i-ly MLI, où qu’elle soit, quel que soit l’endroit où elle se cachait, parce que MLI était différente, comme lui-même était diffé- rent, et MLI savait pourquoi ils devaient mourir, et pourquoi ils n’étaient pas morts, et qui venait et pourquoi ils devaient mourir.
Il atteignit la première clôture et s’engouffra par l’ouverture. Des étincelles crépitèrent et volèrent de ses soies. De la fumée s’éleva et fut emportée par la pluie. Puis il franchit la seconde clôture. Il courut vers le petit bois; les muscles de ses épaules se soulevaient tels les grands pistons noirs d’une pompe. Il disparut parmi les arbres. Lorsque Nathan et les gardes de la sécurité atteignirent la clôture d’enceinte, il était parti depuis longtemps.
-Le truc le plus dingue que j’aie jamais vu, dit l’homme de la sécurité aux yeux globuleux. Le truc le plus dingue que j’aie jamais vu !
Le téléphone sonna dans la porcherie. Tout d’abord, Garth ignora la sonnerie, puis il clopina péniblement vers l’appareil pour répondre.
-Garth ? C’est Morton.
Morton Hall était le directeur et l’administrateur en chef de l’Institut Spellman, un homme hautain et bien élevé, comme il faut. Il respectait les compétences de Garth mais le jugeait excentrique, désordonné, et dépourvu de façon chroni-que de ce qu’il aimait à appeler ” un esprit de corps “… en d’autres termes, incapable de faire ce qu’on lui disait.
-Que puis-je faire pour vous, Morton ? demanda Garth.
-Le Dr Goodman vient de me remettre un rapport selon lequel vos travaux concernant Capitaine Black pourraient comporter certaines irrégularités quant à l’éthique. En attendant le moment où nous aurons l’occasion de reparler de cela, j’aimerais que vous suspendiez votre programme de recherche.
-Vous ne voulez plus que j’expérimente sur Capitaine Black ?
-Pas pour le moment.
Garth contempla l’enclos désert et ensanglanté de Capitaine Black. Puis il dit:
-Entendu, Morton, comme vous voudrez.
-Vous ne protestez pas ? demanda Morton, avec une surprise manifeste.
-Non, Morton. Je m’en remets à votre jugement qui est plus grand que le mien.
Morton fut flatté, ravi.
-Hum ! merci beaucoup. (Il était sur le point de raccrocher lorsqu’il dit :) Vous avez une alerte là-bas, à la porcherie ? Je viens de voir l’un des véhicules de la sécurité partir dans cette direction. Un problème ?
-Oh ! rien de grave, répondit Garth. Nous avons égaré deux ou trois petites choses, c’est tout.
La pluie s’était atténuée un moment et un glaive triangulaire de ciel bleu clair était apparu au-dessus de Hiawatha, tel un signe envoyé par Dieu, mais il régnait toujours, en ce milieu de matinée, une luminosité sinistre, sombre et étrange, et la carcasse calcinée du semi-remorque de Randy Gedge continuait de goutter.
Luke en faisait le tour, son chapeau à la main. De temps en temps, il jetait un regard à son adjoint Joe Freeman, comme pour lui demander son avis, mais Joe Freeman était bien trop novice pour comprendre qu’on lui demandait son avis, et bien trop novice pour en avoir un, de toute façon. C’était seulement son deuxième accident de la route, et seulement la troisième fois qu’il travaillait avec Luke.
-Des témoins ont parlé de porcs, fit remarquer Luke.
-C’est exact, s’empressa de dire Joe Freeman. Tout un troupeau de porcs sans surveillance. Ils auraient traversé la route.
-C’est certainement ce qui s’est passé, vu toutes ces carcasses de porcs ! fit Luke.
-C’est exact, shérif. Vingt-huit carcasses identifiables, plus des morceaux calcinés, sans doute des porcs, ou des morceaux de porc, mais impossible de le prouver avec certitude. Il faudrait l’avis d’un médecin légiste.
-A votre avis, d’où venaient-ils ? lui demanda Luke. Vous êtes du coin, non ?
L’adjoint Freeman fit une grimace.
-Des troupeaux s’échappent de temps à autre, mais d’habitude ils ne vont pas très loin. Ils sont plutôt peureux, en règle générale, et ils savent où est leur intérêt.
-Ce qui veut dire ?
-Ils ne s’éloignent pas trop de leur nourriture. Ils sont très difficiles, question nourriture.
-C’est ce que je pensais, dit Luke. Alors pourquoi une centaine de porcs ont-ils décidé de traverser la 76’Avenue en pleine nuit et sous la pluie, et où diable allaient-ils ?
-Je ne sais pas, shérif. Mais il y a deux élevages de porcs importants pas très loin d’ici… Kravitz et Johnson.
Luke ramassa un objet recourbé, marron et couvert d’une croûte, près du camion de Randy Gedge. Il le renifla, puis il comprit brusquement ce que c’était. Il le tendit à Joe Freeman et dit:
-Sentez ça. Qu’en pensez-vous ?
Joe Freeman renifla l’objet précautionneusement, puis il cligna des yeux, toussa et déglutit bruyamment.
-De la couenne ? fit-il.
Il était clair que, six ou sept ans auparavant, cela avait été un élevage de porcs prospère: de nombreuses dépendances, des enclos, une grange, une maison à un étage avec un toit de tuiles rouges et un portique à colonnes dans le style de Tara, la demeure d’Autant en emporte le vent.
Mais maintenant les bâtiments étaient délabrés et dégradés par le temps. Ils présentaient cette grisaille morne qui affecte à la fois les hommes surmenés et les fermes surmenées. L’allée qui décrivait une courbe devant la maison était envahie par les mauvaises herbes, les vitres de la porcherie étaient brisées, et il manquait six ou sept pales à l’éolienne. L’écriteau au-dessus des enclos était tellement décoloré par le soleil et la pluie qu’il était quasiment impossible de distinguer les mots ” Frank Johnson-Élevage de Berkshires “.
Luke se gara devant la maison et descendit de sa Buick. Les nuages bas ressemblaient au chapiteau pitoyable d’un cir-que qui a fait faillite. Il continuait de pleuvoir, une pluie fine et pénétrante. Luke sortit son mouchoir et s’essuya le visage. Il renifla. Il y avait dans l’air une odeur douceâtre, écoeurante, un mélange de fumier, de pommes pourries et de viande avariee.
Sur le toit de la porcherie, une girouette qui avait la forme d’un fermier courant après un cochonnet grinçait lugubre-ment et se déplaçait de NO vers NNO. Encore du mauvais temps en perspective, cela ne faisait pas un pli.
Il monta les marches jusqu’à la véranda. La porte peinte en vert était ouverte. Néanmoins, il frappa et appela:
-Mr Johnson ? Mr Frank Johnson ? C’est le shérif Friend !
Au bout d’un moment, un homme au corps frêle apparut dans le vestibule. Il portait une salopette grise et une chemise de travail délavée rouge et blanc. Son visage était décharné et ses yeux presque incolores. Une cigarette, une cousue-main, était fichée au coin de sa bouche.
-Frank Johnson ? demanda Luke.
Il sortit sa plaque et la lui montra.
-On se connaît, dit Frank Johnson. Roy, mon fils aîné, s’était fait pincer alors qu’il conduisait en état d’ébriété, y’a trois ou quatre ans de ça, vous êtes venu et vous lui avez passé un sacré savon.
-Oh oui ! je me rappelle. Et cela lui a réussi ?
-Pas tellement. Maintenant il est à Fairbanks, Alaska, à faire Dieu sait quoi, mais ça lui rapporte beaucoup d’argent. Il continue de boire, il continue de conduire.
-Je suis venu vous parler de vos porcs, dit Luke.
-Je n’ai plus de porcs, shérif. La ferme est à vendre, et Beth et moi, on grappille ce qu’on peut. Je me débrouille, je répare des tracteurs, des batteuses, des trucs comme ça, mais ça paie pas des masses.
-Que sont devenus vos porcs ?
-Qu’est-ce que vous croyez ? La même chose que les porcs des autres éleveurs.
-Vous les avez vendus ?
Frank Johnson secoua la tête.
-Ils étaient en trop mauvais état. De toute façon, les cours étaient si bas que j’aurais même pas récupéré l’argent déboursé pour leur nourriture. Tout le monde sait que le commerce de la viande va être interdit. Ce matin, vous ne pouvez pas vendre un porc Berkshire premier choix pour plus de douze dollars et cinquante cents, tout l’animal, bon sang ! La semaine prochaine, lorsqu’ils auront adopté ce foutu projet de loi, Zapf-Cady, vous pourrez même plus donner un porc, à personne, parce que ce sera illégal.
-Alors, qu’avez-vous fait de vos porcs, Frank ?
-J’ai fait ce que je devais faire.
-Vous les avez abattus ?
Il secoua la tête à nouveau.
-Cela aurait coûté bien trop cher. J’ai cessé de leur don-ner à manger, c’est tout.
Luke le regarda en fronçant les sourcils.
-Vous avez fait quoi ?
-J’ai juste cessé de leur donner à manger. J’me suis dit qu’ils finiraient bien par mourir, de toute façon, et ceux qui mourraient les premiers seraient de la nourriture pour ceux qui mourraient plus tard.
-Et merde, Frank ! s’exclama Luke avec dégoût. C’est monstrueux !
Frank Johnson ne sembla pas impressionné.
-C’était la seule solution. Au jour d’aujourd’hui, la nourriture est plus chère que la viande. C’est ce qu’on appelle la rentabilité.
-Et si Zapf-Cady n’est pas adopté ? Il y a de fortes chances pour qu’il ne le soit pas.
-Ça changerait rien. Les cours du porc sont trop bas depuis trop longtemps. J’m’en serais pas sorti, de toute façon.
-J’aimerais voir la porcherie, dit Luke.
-Vous y tenez vraiment ? C’est pas un spectacle très ragoûtant.
Ils sortirent de la maison. Frank Johnson s’arrêta un moment pour rallumer son mégot avec un vieux Zippo.
-Combien de porcs aviez-vous ? lui demanda Luke, comme ils s’approchaient de l’entrée de la porcherie.
-Plus de trois mille, à une ou deux truies près. C’était le minimum que je devais élever pour que ce soit rentable. Vous vous imaginez les frais pour la nourriture ? Un porc mange cinq à six livres de nourriture par jour, ce qui faisait dix-huit mille livres de nourriture, jour après jour, y compris les dimanches, et dix-huit mille livres, c’est le poids moyen de quatre Cadillac et demie, et j’en possède pas une seule !
Il tira d’un coup sec la porte délabrée aux gonds rouillés. Il faisait sombre à l’intérieur, mais Luke n’avait pas besoin de voir quoi que ce soit pour savoir ce qu’il allait trouver. La puanteur de la chair en décomposition était si forte qu’il fut obligé de reculer dans la cour et d’aspirer à pleins poumons, six ou sept fois. Même ici, l’air était vicié par l’odeur de charogne.
-Quand on élève des porcs, on s’y habitue, dit Frank laconiquement.
Il tira sur sa cigarette et attendit que Luke récupère. L’estomac de Luke continuait de se soulever, et il aurait donné de l’argent pour ne pas avoir mangé ces trois beignets fourrés à la cerise qu’il s’était octroyés parce qu’il n’avait eu que du pain grillé, du jus d’orange et du café noir au petit déjeuner.
Finalement, il avala sa salive et dit:
-C’est bon, Frank. Éclairez-moi sur le sujet, d’accord ?
Frank haussa les épaules et actionna l’interrupteur placé près de l’entrée du bâtiment. Les tubes fluorescents bourdonnèrent et clignotèrent, puis ils s’allumèrent brusquement.
Luke ouvrit la bouche, et la referma. Il était incapable de penser à quoi que ce soit à dire qui ne serait pas blasphéma-toire. La porcherie de Frank Johnson ressemblait à un cauchemardesque champ de bataille médiéval, à un charnier surgi de l’enfer.
Le bâtiment faisait une centaine de mètres de long. Des chevrons triangulaires en aluminium soutenaient le plafond haut en tôle ondulée. Des barrières métalliques divisaient l’immense salle en des centaines d’enclos. Dans chacun de ces enclos, au moins un porc était étendu sur le sol, mort. Dans certains, il y avait des portées de six ou sept. Leur chair luisait de millions de mouches à viande, littéralement des millions, et la plupart d’entre eux grouillaient d’asticots. Des crânes de porc à moitié dévorés grimaçaient vers Luke de tous côtés. La gueule d’un porc semblait bouger, puis Luke se rendit compte que c’étaient des asticots qui se tortillaient sous sa peau. Des pieds, des queues, des croupes, des têtes: ils étaient tous enchevêtrés au sein d’une effroyable putrescence.
-Ils sont tous là ? demanda Luke, et il fit signe à Frank Johnson de refermer la porte.
-La plus grande partie. Certains se sont échappés, voilà deux jours… peut-être quatre-vingts, peut-être une centaine. Ils sont foutrement malins, ces porcs. Ils ont pigé le truc pour soulever les barrières entre leurs enclos, et ensuite ils ont pigé le truc pour relever le loquet de la porte.
-Vous savez où ils sont allés ?
-Ils ont filé vers la pommeraie et se sont mis à bouffer des pommes et des racines. Ils ont fait de sacrés dégâts. J’ai essayé de les chasser, mais ils étaient de mauvaise humeur. Y’a rien d’plus doux qu’un porc, mais lorsqu’il est mal embouché, vous avez intérêt à garer vos miches ! Y m’auraient bouffé, moi aussi. Heureusement, un orage a éclaté et leur a fait peur, ils ont foutu le camp et j’les ai plus revus. J’suppose qu’y cherchent de la nourriture quelque part, on les retrouvera facilement.
-Nous les avons déjà retrouvés, dit Luke. Ils ont traversé la 76’Avenue la nuit dernière et ont provoqué un accident dans lequel quatre personnes ont trouvé la mort.
Frank Johnson le regarda, suçota sa cigarette éteinte, et cli-gna des yeux. Au bout d’un moment, il détourna la tête, comme un homme attendant qu’on fixe le prix d’une truie, et renifla. Luke comprit que Frank Johnson avait perdu toute notion de la réalité depuis longtemps. Elle s’était éclipsée, comme elle le faisait souvent avec les fermiers du MidWest, sans que quiconque s’en aperçoive. Trop d’années d’isole-ment, trop d’années d’efforts vains, de travail pénible et de saisies ordonnées par la banque, trop de tornades, trop de pluies, trop d’années passées au milieu des plaines immenses qui vous engloutissaient et vous donnaient l’impression d’être un minuscule point lumineux au sein de la nuit infinie, avec pour seule compagnie votre épouse usée et Le juste Prix !
Luke posa sa main sur l’épaule de Frank.
-Frank, je vais être obligé de vous arrêter pour négli-gence criminelle. Mais pour le moment, j’ai un tas d’autres choses à faire. Je vais demander à des représentants de l’ASPCA’et au service de l’hygiène du comté de venir ici et de se rendre compte par eux-mêmes.
Frank Johnson hocha la tête.
1. American Society for the Prevention of Cruelty to Animals: équivalent de la SPA. (N.d T.)
-J’pouvais pas les abattre, dit-il. Le prix des cartouches, bon sang ! J’avais pas les moyens d’acheter trois mille cartouches.
-Je sais cela, Frank. Écoutez, vous ne bougez pas d’ici, d’accord. Je reviendrai vous voir. Ne touchez à rien, laissez tout comme c’est.
-Entendu, shérif.
Luke remonta dans sa voiture, mit le contact, effectua un demi-tour et partit. Il avait parcouru moins de huit cents mètres sur le chemin de terre lorsqu’il se mit à transpirer, et son estomac recommença à se contracter.
Il se gara sur le bas-côté, descendit, se dirigea en titubant vers un champ de maïs, et vomit.
Il resta plié en deux un long moment tandis que ses spasmes se calmaient. Il entendait la pluie fine crépiter sur le maïs, et le sifflement répété d’un étourneau. Finalement, il se redressa, plia son mouchoir et s’essuya la bouche.
D’ici il voyait encore la porcherie de Frank Johnson. Il voyait également cette fumée qui s’en élevait, une fumée épaisse et sombre, charriant des étincelles.
-Oh merde ! murmura-t-il.
Il revint au petit trot vers sa voiture et se glissa derrière le volant. Il était sur le point de refermer la portière lorsqu’il entendit la détonation vive d’un coup de fusil. Un silence, puis une autre détonation. Les coups de feu résonnèrent longuement à travers le champ de maïs comme des applaudissements.
Luke resta assis dans sa voiture, la tête penchée, et il ne prit même pas la peine de mettre le contact.
Terence ouvrit les yeux et vit la lumière du jour autour des bords du store. Il se mit sur son séant avec raideur. La police lui avait pris sa montre, et il n’avait aucune idée de l’heure qu’il était. Il bâilla, s’étira et parcourut la pièce du regard. Elle était exiguë et chichement meublée, un lit pliable sur roulettes, une commode vernie bon marché, un plancher nu. Une gravure sur acier maculée était accrochée au mur, repré- sentant un homme barbu à la mine sévère, avec la légende Bodeslas.
Il déplia son pantalon et l’enfila maladroitement. Il avait l’impression d’avoir la gueule de bois, mais il savait qu’il n’avait pas bu. Il écarta le store et contempla une ruelle étroite, jonchée d’ordures, entre deux maisons délabrées. Il y avait un barbecue à gaz rouillé, une chaise longue cassée, et plusieurs pots de peinture vert clair, à moitié remplis d’eau de pluie.
La porte de sa chambre s’ouvrit et Nue entra, toujours mas-quée. Elle portait pour tout vêtement une chemise de lin rêche, grossièrement brodée de laine rouge et noire, effrangée. Ses jambes maigres donnaient l’impression d’avoir été enduites de jus de baie, et ses doigts de pied étaient sales. Elle paraissait encore plus transparente qu’auparavant. Un calen-drier Firestone était accroché de guingois au mur, vieux de deux ans, et Terence lisait clairement une partie du mot ” eptembre ” à travers l’épaule de Nue.
-Aujourd’hui nous devons trouver Emily, déclara-t-elle.
-C’est important ? demanda Terence.
-Il faut que ton père trouve Emily.
-Vous avez entendu ce que ce pauvre Leland Terpstra a dit. Les services sociaux l’ont emmenée, et si les services sociaux l’ont emmenée, il y a de fortes chances pour qu’elle soit au foyer pour enfants McKinley.
-Alors nous commencerons nos recherches là-bas, fit Nue d’une voix terne.
Elle se tourna pour quitter la pièce. Terence voulut la retenir par la manche, mais sa main traversa le vide. Comme d’habitude, elle était en retard d’une fraction de seconde sur le temps; elle ne rattrapait jamais tout à fait Terence.
-Janek n’a pas l’intention de faire du mal à Emily, hein ? dit Terence. S’il a l’intention de lui faire du mal, je ne l’aide-rai pas à la retrouver.
-Tu n’as pas le choix. Janek est ton père.
-Mais pourquoi doit-il trouver Emily ? Pourquoi ne la laisse-t-il pas tranquille ? Un enfant ou un autre, quelle diffé- rence ? Il a un grand nombre d’enfants. Pourquoi est-elle si différente ?
Nue demeura silencieuse un moment. Puis elle déclara:
-Tu devrais savoir pourquoi. Tu es différent, toi aussi.
-Je ne comprends toujours pas. Différent de quoi ?
-Différent de la plupart des autres enfants de ton père. Rebelle. Différent.
Terence la regarda fixement. Il aurait voulu qu’elle ne soit plus floue, afin de voir à quoi elle ressemblait vraiment. C’était donc ça. Il était rebelle. Cela ne lui était jamais venu à l’esprit, durant toutes ses années de recherches, qu’il était le premier et le seul enfant de Janek-le-Vert à avoir consacré tellement d’énergie et d’efforts acharnés afin de se soustraire à son destin. Les témoignages montraient que Janek avait fré- quemment rencontré une opposition de la part des fermiers qui lui avaient permis de mettre leurs épouses enceintes, surtout lorsque trente-six années s’étaient écoulées et qu’il venait réclamer son dû… des viscères. Mais Janek n’avait encore jamais rencontré la moindre résistance de la part des enfants eux-mêmes. Bien au contraire: habituellement, ils lui faisaient bon accueil. Ils l’invitaient à entrer, et se donnaient à lui avec joie.
-Nous allons bientôt partir, dit Nue. Est-ce que tu as faim ?
-Non, non, je n’ai pas faim, dit Terence, et il s’assit sur le lit au matelas défoncé.
Il était rebelle. Peut-être que Emily était rebelle, elle aussi, et c’était pour cette raison qu’ils la voulaient de façon aussi pressante. Janek avait peut-être commencé quelque chose qu’il était incapable de finir… il avait créé une lignée qui refusait de se laisser faire, contrairement aux autres.
Terence n’avait jamais très bien connu sa mère. Elle était morte alors qu’il avait neuf ans. Mais il avait gardé le souvenir d’une femme énergique, petite et brune, aux yeux enfoncés et lumineux, au petit nez pointu, telle une mère en tablier peinte par Grant Wood, une Fille de la Révolution. Et son père si lent, humble et vaincu, un homme pour qui la pluie refusait de s’atténuer.
-Hé, ça va ? lui demanda Nue.
Terence hocha la tête.
-Oui, oui, je vais très bien. Je me souvenais de quelque chose, c’est tout.
-Est-ce que tu as peur ?
-A votre avis ?
Nue fit halte à l’entrée de la pièce.
-Ce sera bientôt terminé, Terence. Tu le sais, n’est-ce pas ? Ce sera bientôt terminé, pour de bon.
-Bien sûr, fit Terence, même s’il ne comprenait pas très bien ce qu’elle voulait dire.
Qu’est-ce qui serait terminé ? Sa vie ? La vie d’Emily ? Ou bien les pérégrinations destructrices du Voyageur Vert à travers l’Europe de l’Est, la Russie et les plaines du MidWest ?
Nue était presque bienveillante. Mais elle était la voix et l’avocate de Janek-le-Vert, et elle avait dû être témoin de tellement de peine, de tellement de souffrances, et de tellement de mises à mort d’innocents, éventrés et dévorés.
Au-dehors, la pluie tombait sur le vieux barbecue à gaz et gargouillait dans les gouttières. Provenant de la pièce voisine, Terence entendait le grattement et le bruissement de feuilles et de branches, et le chuchotement bas de gens qui ne parlaient presque jamais. Il avait le sentiment d’avoir appris quelque chose d’important, d’être capable de changer les choses.
Il se sentait à la fois surexcité et terrifié, mais ce qui le terrifiait et l’excitait encore plus, c’était le fait qu’il ignorait pourquoi.
Quand Luke regagna son bureau, il trouva le professeur Mrstik qui l’attendait. Il serrait sous son bras une grosse serviette en cuir marron comme s’il portait un petit cochon. Le professeur Mrstik était grand, presque aussi grand que Luke, avec des cheveux roux clairsemés et un visage très blanc, comme s’il avait été saupoudré de farine. Son costume marron foncé était beaucoup trop épais pour la saison et sentait l’humidité.
Il se leva et s’inclina devant Luke lorsque celui-ci entra, et lui donna une poignée de main humide et osseuse.
-J’avais décidé d’attendre encore dix minutes, déclara-t-il. Autrement, j’aurais été obligé de revenir la semaine prochaine. C’est notre week-end tchèque. Nous avons des danses folkloriques, des réjouissances, et Dieu sait quoi encore ! Cela me fait toujours verser une larme ! Parfois, cela me donne également une sacrée migraine !
-Je suis désolé d’être en retard, s’excusa Luke. Nous avons sur les bras deux affaires très graves… je suis sûr que vous comprenez.
-Bien sûr ! Tout dans la vie est une affaire très grave, n’est-ce pas ?
Luke prit le professeur Mrstik par le coude et l’emmena dans son bureau. Il y avait un monceau de messages, et son répondeur téléphonique clignotait, mais il les ignora et tira une chaise pour le professeur Mrstik.
-Désirez-vous un café ? lui demanda-t-il.
-Du thé, si c’est possible.
-Des petits gâteaux ?
Le professeur Mrstik le regarda attentivement.
-Vous avez envie de petits gâteaux, je me trompe ? Mais si je demande des petits gâteaux, la responsabilité sera mienne ?
Luke le dévisagea, déconcerté. Le professeur Mrstik éclata de rire.
-Je vois sur votre bureau un livre sur la diététique. Mais il est évident que vous êtes un homme qui aime manger. Très bien, je vais demander des petits gâteaux, et vous serez absous !
Luke abaissa le bouton de son interphone et, sans quitter le professeur Mrstik des yeux, dit:
-Janice ? Un café, s’il vous plaît, un thé et une barquette de ces cookies au chocolat. C’est ça, oui, les gros.
-J’ai toujours voulu jouer les détectives, dit le professeur Mrstik. Et ces carnets de Terence Pearson que vous m’avez envoyés, ma foi, ils m’ont mis en appétit !
-Qu’en pensez-vous ?
-Vous voulez mon opinion sincère ? Je pense qu’il ne s’agit pas d’une légende populaire. Je pense que cela est vrai, en grande partie.
Luke se leva. Son fauteuil grinça puis se tut. Il traversa la pièce, revint dans l’autre sens.
-Vous pensez que c’est vrai, en grande partie ?
-Vous me défiez ? Dans ce cas, je dis oui, un oui catégorique, cela est vrai, en grande partie. Quelques erreurs, parce qu’il n’a pas compris toutes les subtilités de la langue tchèque, mais pour l’essentiel, c’est exact. Toutes ces histoires sur le Voyageur Vert, les mummers, les marchés passés afin d’avoir de bonnes récoltes, c’est vrai ! Ces marchés ont eu lieu, il y a des preuves. Il a travaillé si dur, ce Terence Pearson, pour trouver des preuves ! Journaux, magazines, bulletins météorologiques, statistiques concernant les récoltes, extraits de naissance, dossiers médicaux, actes de décès, des milliers de détails, des milliers !
Il ouvrit sa serviette, en sortit une épaisse liasse de papiers, et la brandit.
-Les preuves ! Janek-le-Vert existe réellement. Janek-le- Vert est vivant. Et c’est la peur qu’avait Terence Pearson de Janek-le-Vert qui l’a conduit à tuer ses enfants.
Luke prit les papiers et les posa précautionneusement sur son buvard.
-Dieu merci ! dit-il. Et merci à vous, professeur Mrstik. Je commençais à croire que je perdais la boule.
-Quelques pâtisseries avant l’enterrement, comme on dit, fit le professeur Mrstik en éclatant de rire. (Luke le regarda, intrigué; il cessa brusquement de rire et dit :) Excusez-moi… l’humour tchèque est très particulier. Nous avons des plaisanteries très drôles sur les cataplasmes.
-Oh ! je n’en doute pas ! Hum, ceci va m’être très utile. Extrêmement utile.
Janice entra, apportant le café, le thé et les cookies. Elle posa les cookies sur le bureau, près du coude de Luke, mais Luke dit:
-Non… c’est pour le professeur Mrstik.
Janice lui adressa un léger sourire incrédule et repartit.
-Bien sûr, tout cela a été très intéressant pour moi, reprit le professeur Mrstik. J’avais entendu parler de Janek-le-Vert dans mon enfance. Nous chantions: ” Juré, craché, tu te tranches les tripes et tu fuis le buisson qui a la trique. ” Mais découvrir la preuve que tout cela est vrai… vous pouvez vous imaginer l’effet que cela m’a fait. C’est comme de découvrir que l’homme-ciseaux de Struwwelpeter existe réellement. C’est comme de découvrir que Dracula existe réellement.
-Vous comprenez, n’est-ce pas, que tout cela est sub judi-ce ? Vous ne devez en parler à personne, pas pour le moment.
-Bien sûr, bien sûr, mais cela ne m’ennuie pas ! Le plaisir est dans la recherche, dans la découverte ! Et j’ai fait d’autres recherches avec mon ami le Dr Schoenman, qui s’in-téresse beaucoup aux légendes, mais aussi à la biologie.
Luke commençait à en avoir assez de toute cette affaire. Il aurait voulu que son café ne soit pas aussi chaud, que le professeur Mrstik se dépêche, finisse son thé et le laisse tranquille. Il se sentait fatigué et démoralisé, atrocement coupable, également. Il aurait dû lire le message sur le visage de Frank Johnson. Il l’avait lu tant de fois dans le passé, sur le visage de tant de fermiers, mais cette fois il avait détourné les yeux. Il avait besoin d’y réfléchir, seul, en privé, et d’essayer de faire avec.
Il avait besoin d’aller à la pêche, ou de rester un long moment au bord de la Cedar River, en amont, près de Blairs Ferry Road, et de contempler le soleil couchant embraser l’horizon, dans la paix, dans le silence.
Mais le professeur Mrstik dit:
-La combinaison de gènes d’animaux et de végétaux est non seulement une possibilité mais une réalité. Des sociétés de produits alimentaires ont déjà découvert que l’on peut insérer des gènes provenant d’animaux sur des plantes, et vice versa, pour influer sur leur croissance.
Il feuilleta un tas de coupures de presse et de revues jusqu’à ce qu’il trouve ce qu’il cherchait.
-Ah, voilà ! C’est le dernier rapport de la Commission d’enquête sur l’éthique des manipulations génétiques et leur application aux produits alimentaires. Écoutez… ” Il est maintenant d’usage courant d’insérer des gènes provenant d’animaux dans certaines cultures végétales, et vice versa… nous en arrivons au point qu’il y aura des produits alimentaires viables qui ne seront ni distinctement d’origine animale ni distinctement d’origine végétale. ” Comme vous le voyez, Janek-le-Vert n’est pas du tout une légende populaire, mais une réalité scientifique. Ce qui a été créé par les fermiers superstitieux de Bohême était de fait un être vivant et viable. Un être épouvantable, à la fois désolant et terrifiant. Mais réel et capable de se reproduire.
-Et qu’est-ce que votre ami a dit concernant les enfants de Janek-le-Vert et ses méthodes de reproduction ?
-Ma foi, pas grand-chose. Le Dr Schoenman n’est qu’un biologiste amateur, pas un généticien. Mais il a suggéré que vous interrogiez certains des chercheurs scientifiques de l’Institut Spellman, à Amana. Vous avez l’un des centres de pointe en recherche génétique de ce pays, juste sur le pas de votre porte, exact ?
Il se lécha le pouce et feuilleta ses papiers à nouveau.
-Ah ! c’est ici… il a suggéré deux noms, le Dr Raoul Lacouture et le Dr Garth Matthews.
-Le Dr Lacouture est mort. Il a été tué, il y a quelques jours de cela, au cours d’une expérience qui a mal tourné, dirons-nous.
-Oh ! Il me semble avoir vu ça aux informations. C’était lui, le scientifique qui a été tué par le porc ?
-Exactement. Mais le Dr Matthews est toujours de ce monde, autant que je sache.
-Ma foi, il pourrait bien être votre homme.
Ils discutèrent encore un peu, puis le professeur Mrstik donna à Luke sa traduction des carnets de Terence, et tous les autres documents qu’il avait rassemblés.
-Vous devez me tenir au courant des résultats de votre enquête, shérif. Ce sujet exerce sur moi une grande fascina-tion. Le monde moderne a tourné en dérision tellement de légendes, mais c’est seulement maintenant que nous commen- çons à nous apercevoir que bien des choses étranges et terrifiantes se sont cachées parmi nous pendant des centaines d’années. A quoi bon inventer des histoires impossibles comme jurassic Park, alors que de véritables miracles de la génétique nous côtoient dans la rue tous les jours ? Si jamais vous trouvez ce Janek-le-Vert, il faut absolument que vous me laissiez le voir. C’est tout ce que je demande en paiement pour cette traduction.
-J’y réfléchirai, lui dit Luke. Mais vous courez peut-être un danger, si jamais Janek-le-Vert découvre votre existence. La première personne à qui nous avions confié le soin de traduire ces carnets a été traquée par un inconnu ou des inconnus, et cet homme s’est suicidé.
-Mr Ponican, oui. Cela a été une grande tristesse pour moi. Je le connaissais très bien.
-Nous avons fait l’erreur avec Mr Ponican de parler de lui aux médias. Nous n’avons pas fait la même erreur avec vous. Personne en dehors de ce service ne sait que vous avez effectué ce travail. A votre place, je veillerais à ce que cela reste ainsi. Je crois à l’existence de Janek-le-Vert, vous croyez à l’existence de Janek-le-Vert, et je ne pense pas que vous ayez envie d’aller ouvrir si on frappe à votre porte en pleine nuit, et de découvrir que c’est lui.
Le professeur Mrstik hocha la tête d’un air grave.
-Je vois ce que vous voulez dire, shérif, et je vous remercie.
Capitaine Black était plus lourd que n’importe quel autre porc en Amérique, mais il était superbement musclé et exceptionnellement robuste. Il était la perfection même. Son coeur et ses poumons étaient le résultat de la meilleure combinaison génétique d’être humain et de porc. Maintenant, bien sûr, il avait également autre chose… un esprit qui était capable de réactions intelligentes, mais aussi un esprit qui était capable de concevoir des choses.
Il courait à travers le petit bois, au sud-est de l’Institut Spellman, et écrasait ronces et fougères, comme une énorme locomotive noire. Sa peau était striée d’eau de pluie, et son bas-ventre était tapissé de boue. Ses pansements avaient été complètement arrachés, mais sa tête était en grande partie cicatrisée maintenant, et il ne ressentait plus qu’une vague migraine. Cela l’irritait, mais cela ne le détournait pas de la seule pensée qui avait taraudé son cerveau depuis qu’il avait repris connaissance.
Emily, pensa-t-il. Il devait trouver Emily. Il avait toujours su que Emily était différente et que, un jour, Emily devrait mourir. Emily n’était pas du tout comme Lisa. Emily n’était pas comme lui. Emily ressemblait plus à papa, elle avait le sang de papa, et le sang de papa était plus impur que papa ne le savait.
Depuis ses tout premiers jours de conscience, depuis qu’il s’était assis dans son berceau, dans sa chambre inondée de soleil, il avait su qu’Emily était différente, qu’Emily avait quelque chose qui n’allait pas.
Il l’aimait. Il l’aimait tendrement. Mais c’était lorsqu’elle était ” soeur “, et pas l’autre chose. Lorsqu’elle était l’autre chose, lorsqu’elle était ” Emily “, c’était dans ces moments-là qu’elle était étrange et antipathique, et n’était pas du tout comme Lisa et lui. Parfois il l’observait et il y avait quelque chose dans ses yeux qui le rendait inquiet et agressif.
Le tonnerre gronda et la pluie commença à tomber à verse. Il s’avançait le long de la rive d’un petit lac en forme de lunettes, où ses pieds s’enfonçaient dans une boue épaisse et noire. Sur la rive opposée, des canards s’étaient réfugiés sous les arbres et attendaient que l’orage s’éloigne.
Capitaine Black savait que l’orage ne s’éloignerait pas. Capitaine Black savait que la pluie s’était installée et allait durer jusqu’à la moisson, et que des milliers d’hectares de l’Iowa, de l’Illinois et du Missouri seraient inondés. Capitaine Black avait le cerveau d’un porc Poland China, mais il avait l’esprit de George Pearson, et George Pearson était le petit-fils du Voyageur Vert, celui qui donnait la fertilité, et qui la reprenait, s’il en avait envie.
Petit à petit, Capitaine Black se dirigea nord-nord-est. Il avait un sens de l’orientation instinctif… en partie animal, en partie humain, en partie occulte. Il sentait de quel côté venait le vent, il sentait les éclairs qui crépitaient dans les nuages. Bien plus, il savait exactement où il voulait aller. A Cedar Rapids, où se trouvait Emily. Il ne pouvait laisser Emily s’échapper. Elle devait être sacrifiée, elle devait être offerte à Janek-le-Vert. Papa ne le ferait jamais. Papa préférerait lui couper la tête, comme papa l’avait fait avec lui.
Il traversa le coin d’un champ de cinq cents hectares, écrasant et piétinant les épis de maïs détrempés et abîmés par la pluie, puis franchit une route mouillée et déserte. Il entendit un hélicoptère qui approchait, venant de l’ouest, et courut vers un petit bosquet d’arbres. Il attendit. L’hélicoptère apparut; il volait très bas et rasait le sol. Le bruit de ses rotors lui fit mal à la tête, mais il resta parfaitement immobile et attendit patiemment que l’hélicoptère s’éloigne. La pluie dégoulinait de son groin.
Lorsque les champs furent à nouveau silencieux, il quitta le couvert des arbres et reprit sa course vers le nord.
Cependant, il courait depuis moins de dix minutes lorsqu’il aperçut un groupe de formes sombres qui tournaient sur place dans le champ devant lui. La pluie tombait à torrents et le champ disparaissait sous la brume. Il ne distingua pas tout de suite ce qu’étaient ces formes.
Tandis qu’il s’approchait, il reconnut une odeur forte et familière. Il poussa un grognement, un autre, puis un cri per- çant. Les formes reculèrent puis tournèrent autour de lui; elles étaient trente ou quarante. Il se tint au milieu du champ, rejeta sa tête en arrière, et poussa un cri de défi et de supé- riorité.
Me voilà ! je suis le plus fort. Qui a envie de prouver que je ne suis pas le plus fort ?
Les formes vinrent vers lui. Elles étaient décharnées et crottées, et elles l’approchèrent avec crainte. Elles étaient affa-mées, désorientées, sans chef. Certaines étaient blessées ou brûlées. C’étaient les derniers rescapés de l’infortuné troupeau de Berkshires de Frank Johnson.
Capitaine Black cria à nouveau et leva sa tête grotesque de loup-garou vers les nuages. Les autres porcs se pressèrent autour de lui, se serrèrent contre lui et baissèrent la tête. L’énorme pénis rouge de Capitaine Black glissa hors de son fourreau noir et velu, et il urina abondamment dans la boue. Les Berkshires tournèrent sur place dans la vapeur âcre, lui rendant hommage.
Lorsqu’il reprit sa route vers le nord, les porcs le suivirent, courant en bande.
Bryan Cady déjeunait avec William et Nina Olsen lors-qu’on le demanda au téléphone. Nina faisait manger William et lui donnait de petites bouchées de quenelle de brochet. Elle lança un regard irrité à son maître d’hôtel.
-Cela ne peut pas attendre, Newton ? Le sénateur est en train de manger, vous le voyez bien !
-Je suis désolé, Mrs Olsen, mais la personne a dit que c’était urgent.
-A-t-elle dit qui elle était ?
-Il s’agit de Miss Lily Monarch.
-Cette garce complètement détraquée ! Une poitrine opulente mais pas de savoir-vivre !
Bryan se tapota la bouche avec sa serviette vert menthe, et leva une main conciliante.
-Inutile de vous énerver, Nina, c’est probablement un détail technique de dernière minute.
-Je serai contente lorsque toute cette histoire de Zapf-Cady sera finie et bien finie ! fit Nina d’un ton cassant. Oh ! William, pour l’amour du ciel, tu fais tout tomber du coin de ta bouche ! Tu es pire qu’un enfant !
Bryan repoussa sa chaise Chippendale, traversa la salle à manger lambrissée de chêne et sortit dans le vestibule. Le téléphone était posé sur un guéridon orné de dorures du dix-huitième siècle, au-dessous d’un immense tableau de George Luks-des enfants faisant une ronde-qui valait probablement plus d’un million et demi de dollars.
-Lily ? dit-il.
Par la porte entrouverte du cabinet de travail, il voyait une domestique en train d’astiquer le bureau de William Olsen, et un chat qui dormait sur le fauteuil de William Olsen.
-Bryan, c’est mon appel.
-Quoi ? Quel appel ?
-J’ai été arrêtée. J’ai droit à un appel téléphonique, c’est la loi.
La bouche de Bryan devint sèche.
-Tu as été arrêtée ? Et pour quel motif ? J’espère que tu n’as pas essayé de délivrer Capitaine Black !
Lily se mit à pleurer.
-Nous avons essayé, Bryan, mais tout est allé de travers. Harriet a été prise sur le fait alors qu’elle cisaillait le grillage de la clôture d’enceinte. Dean a tiré sur le garde de la sécurité. Il l’a tué. Et Harriet est morte, elle aussi. Elle est tombée sur la clôture d’enceinte et la clôture était électrifiée.
-Bon Dieu, Lily, ne parle pas si vite ! Reprends ta respiration.
-Tout est allé de travers, Bryan. Harriet est morte et Kit est dans le coma. Dean a été inculpé de meurtre, et nous avons tous été inculpés de vol à main armée, de coups et blessures, et de violation de propriété.
Bryan serrait son poing si fort que ses jointures formaient des taches blanches.
-D’où m’appelles-tu ? demanda-t-il à Lily, s’efforçant de dominer sa colère.
-Du Bureau du shérif du comté de Linn.
-Est-ce qu’ils t’ont lu tes droits ?
-Oui.
-Est-ce qu’ils t’ont harcelée ou rudoyée ou brutalisée ?
-Non.
-Je suppose que tu veux que je te trouve un avocat ?
-Je veux juste que tu me fasses sortir d’ici !
-Entendu, dit Bryan. Je ferai de mon mieux. Mais cette affaire est très grave, Lily, crois-moi. Je t’avais dit que c’était une connerie, bordel de merde, mais tu ne m’as pas écouté, bien sûr ! Cela va probablement faire capoter Zapf-Cady.
-Nous ne voulions faire de mal à personne, Bryan. Mais tout a mal tourné.
Bryan prit une profonde inspiration. Ne t’emporte pas, se dit-il. Elle est stupide. Elle est trop impulsive. Elle a probablement tout foutu en l’air. Mais ne t’emporte pas !
-Et le porc ? lui demanda-t-il.
-De quoi parles-tu ?
-De Capitaine Black. Vous n’avez pas réussi à le faire sortir, hein ?
-Bien sûr que si ! Nous étions allés là-bas pour ça !
-Oh ! merde, Lily. Dis-moi que ce n’est pas vrai !
-Bryan, je suis fière de ce que nous avons fait ! Au moins Harriet n’est pas morte pour rien ! Tu sais ce qu’ils ont fait à ce porc ? Ils lui ont ouvert le crâne et ils lui ont donné le cerveau d’un enfant de trois ans ! Est-ce que tu t’imagines ce que cet enfant doit penser ? Est-ce que tu t’imagines ce que Capitaine Black doit penser ?
-Nom de Dieu, murmura Bryan.
Il appuya le bout de ses doigts sur son front. Il voyait des années de travail et des millions de dollars dépensés pour sa campagne glisser sous ses pieds comme du sable au bas d’une dune.
-Bryan, dit Lily. Je sais que j’ai fait une bêtise. Mais je ne pouvais pas laisser ce pauvre animal dans cet état. Il était malheureux, il était frustré. Il se cognait contre les parois de son enclos. Il se blessait lui-même volontairement. Les porcs ne font jamais ça, ils ont un instinct de conservation très fort. A moins d’être enragés ou malheureux, et Capitaine Black était les deux.
-Alors tu as fait sortir un porc d’une tonne et demie qui était enragé et malheureux… un porc qui a déjà tué un homme et en a grièvement blessé plusieurs autres… et tout ça au nom de la liberté des animaux ! Bordel de merde, Lily, mais qu’est-ce que tu pensais faire ?
-Capitaine Black est un être vivant, Bryan ! Un être capable de sentiments, exactement comme toi et moi !
-C’est un porc, Lily ! C’est tout ce qu’il est ! Un barbecue ambulant ! Des côtelettes, des jarrets, de la palette, du bacon !
-Sale hypocrite ! hurla Lily. Tu n’as jamais cru à tout ça, hein ? C’était uniquement de la politique pour toi ! Magouil-les et compagnie !
-Quelle importance ? répliqua Bryan. Tu viens de tout foutre en l’air avec ta guérilla à la con !
Il n’avait pas été aussi furieux depuis des années. S’il y avait quelque chose qui le mettait en colère encore plus que la déloyauté, la fourberie ou les tractations politiques, c’était bien l’incompétence. Et s’il y avait quelque chose qui le mettait en colère encore plus que l’incompétence, c’était le fait d’être obligé de soutenir et de justifier des gens qui avaient agi avec une incompétence totale.
Sans la moindre raison logique, hormis son attachement immodéré pour les porcs, Lily avait mis toute sa carrière politique en danger. Bryan pensa à tout le temps qu’il avait passé à inviter à déjeuner des adversaires posant problème, à faire des courbettes aux stations de télé, à Newsweek et au Washington Post, à donner des conférences dans tout le pays. Il était tellement furieux qu’il aurait pu briser tous les objets à portée de sa main. Il suffoquait presque. Il y eut un très long silence, mais ni l’un ni l’autre ne raccrocha.
Au bout d’un moment, Lily dit:
-Bryan, je suis désolée si je t’ai occasionné des ennuis. Ce n’était nullement mon intention. Mais je devais m’affirmer. Il fallait que je fasse mes preuves.
-A qui ? A Dean Machin-Chose ? A Harriet ? A tous ces végétariens complètement barjos ?
-J’ai fait un pacte avec le diable, Bryan. J’ai fait un pacte avec ton
-Tu veux dire que tu as formé une association intime avec un membre du Congrès afin que les idéaux de ta minorité de cinglés deviennent une loi ?
-Pourquoi es-tu aussi odieux avec moi ? cria Lily. Tu m’as toujours dit que tu croyais à ces idéaux, toi aussi !
-Écoute, Lily, je crois à l’engagement politique ! Je crois au professionnalisme ! Je crois qu’on peut changer le monde ! Par-dessus tout, je crois que l’on ne doit pas agir comme une idiote entêtée et irresponsable, et ruiner des mois de campagne et des millions de dollars investis dans cette campagne ! Tu es une enfant gâtée, Lily ! Tu ne penses qu’à toi ! Lors-qu’on fait un pacte avec le diable, il est intangible, et on ne peut pas se dédire, jamais.
-J’ai toujours besoin d’un avocat, sanglota Lily.
-Un avocat, et merde ! Il te faudrait le Barreau au grand complet !
-Capitaine Black va peut-être revenir.
-Dans tes rêves, Lily. Ceci est la réalité. Imagine le pire scénario possible et multiplie-le par deux ! Un porc monstrueux fait irruption dans une crèche et massacre tous les enfants. Un porc monstrueux étripe et dévore les novices d’un couvent. Sers-toi de ton imagination, Lily. Nom de Dieu !
-Mais si nous le capturons… si nous disions que c’était un coup de pub… ?
-Lily, comment allons-nous le capturer ? Je porte une veste sport Cerruti valant 3500 dollars, d’accord ? Tu veux que je parcours les bois avec un lasso et que je ramène ton porc géant à l’arrière de ma Ferrari ?
-Bryan, je sais qui il est. Je sais qui était le donneur du fragment de cerveau qu’ils ont implanté sur Capitaine Black.
-Et alors ? Ça nous avance à quoi ?
-Écoute-moi, Bryan. C’était George Pearson, un petit gar- çon de trois ans. J’ai entendu les officiers de police parler avec Garth Matthews lorsqu’ils nous ont arrêtés. George Pearson était ce petit garçon qui a été tué par son père, dans un champ.
-Rafraîchis-moi la mémoire.
-Pearson a emmené ses enfants dans un champ et leur a coupé la tête avec une faucille, tu t’en souviens certainement. Il a tué d’autres personnes, mais l’une de ses filles a réussi à s’enfuir.
-Oui, je me souviens de cette affaire, dit Bryan prudemment. (Il commençait à être intéressé.)
-Alors que nous faisions sortir Capitaine Black de la porcherie, Garth Matthews a crié ” Emily “… il l’a vraiment crié. Et Emily est le prénom de la soeur de George Pearson, celle qui a échappé au massacre. Capitaine Black est devenu fou furieux !
-Il n’était pas simplement effrayé ?
-Non, pas du tout. Je l’avais calmé, je l’avais rassuré.
-Mais Garth Matthews a crié ” Emily et ensuite il est devenu fou furieux ?
-C’est exact. Et, plus tard, j’ai entendu Garth Matthews dire à cet autre type, Nathan Truc-Machin, que Capitaine Black allait probablement partir à la recherche d’Emily.
-Pourquoi ferait-il ça ?
-Bryan, tu ne comprends rien à rien ! Il a peut-être l’apparence d’un porc, mais dans sa tête il a l’intelligence d’un petit garçon de trois ans.
-Tu crois vraiment à ce truc ?
-Oui, je l’ai vu. J’y crois vraiment.
-Et il cherche sa soeur, Emily ?
-Qui d’autre a-t-il, à part sa mère ? Et d’après ce qu’on m’a dit au Bureau du shérif, sa mère est toujours à l’hôpital.
Bryan leva les yeux vers le tableau. Des enfants qui faisaient la ronde. Une telle innocence, une telle allégresse.
-Si je te suis bien, Capitaine Black va essayer de localiser sa soeur aînée ?
-Exactement. C’est exactement ça.
Bryan réfléchit un moment. Newton apparut dans le vestibule.
-Mr Cady, excusez-moi. Désirez-vous que je garde votre entrée au chaud ?
Bryan fit un geste de la main et dit:
-Non, merci, Newton.
Il n’aimait pas les quenelles de brochet, de toute façon. Elles avaient un goût de colle pour papier peint à moitié con-gelée.
-Écoute, Lily, dit-il, tu es très calée sur les porcs, d’ac-cord ? Tu sais comment ils pensent, ce qu’ils peuvent faire ?
-Oui, bien sûr, répondit-elle, sur la défensive.
-A ton avis, est-ce que Capitaine Black est capable de trouver son chemin jusqu’à Cedar Rapids ?
-Sans aucun doute. Les porcs ont un sens de l’orientation tout à fait extraordinaire.
-Alors il va rentrer chez lui, à la maison des Pearson ?
-Oui, je pense. De toute façon, il ira d’abord dans un endroit qui lui est familier.
-Bien, dit Bryan. (Il refléchissait rapidement, dressait des plans rapidement.) Je vais prendre des dispositions pour que la maison des Pearson soit placée sous surveillance, tout simplement. Je vais réunir une équipe de dresseurs d’animaux et de tireurs d’élite. Si Capitaine Black s’amène, ils pourront le capturer. Je vais également prévenir la presse. Nous réussi-rons peut-être à sauver quelque chose de ce putain de fiasco !
-Tu n’as jamais cru à notre action, hein ? demanda Lily.
-Que veux-tu que je te dise ? répliqua Bryan. Je croyais que toi et moi pouvions travailler ensemble dans notre intérêt mutuel. Mais j’ai l’impression que tu pensais différemment.
-Il fallait que je libère Capitaine Black, Bryan. Il fallait que je montre aux gens à quel point ces expériences sont inhumaines.
-Oh, vraiment ? A cause de toi, il ressent probablement encore plus de souffrance et de peur que tout ce qu’il a enduré jusqu’ici ! Écoute… il faut que je passe plusieurs coups de fil, que je trouve des tireurs d’élite. Et tu auras un avocat, je m’en occupe. En attendant, ne fais pas de vagues, d’accord ?
-Bryan, je t’aime, tu sais. Je t’appartiens.
Bryan poussa un soupir exaspéré.
-C’est un peu tard pour ça, tu ne crois pas ? Si Zapf-Cady n’est pas adopté, je vais perdre des millions de dollars et ma carrière politique sera définitivement terminée… et tout ça par ta faute. Une façon plutôt bizarre de me prouver que tu m’aimes, non ?
-Bryan…
-Tout est fini entre nous, Lily. N’y pense plus. En fait, je pense que cela n’a jamais commencé. Je te ferai libérer sous caution, je prendrai tous les frais à ma charge. Mais c’est tout, ça n’ira pas plus loin. Tout est fini entre nous.
Il n’attendit pas la réponse de Lily. Il raccrocha et resta là à fixer le mur lambrissé. Ne t’emporte pas, se dit-il. Réfléchis calmement. Puis il saisit le téléphone et le lança violemment dans le vestibule. L’appareil se brisa contre le mur opposé.
Le van noir passa devant le foyer pour enfants McKinley, dans le centre de Cedar Rapids. Il tourna puis s’engagea en marche arrière dans une ruelle étroite entre l’immeuble de la Farmer’s Bank et les Appartements Cedar. Le Témoin coupa le moteur et arrêta les essuie-glace. La pluie se mit à ruisseler sur le pare-brise.
-C’est ici ? demanda Nue à Terence.
-Oui, oui. C’est ici.
-Dans ce cas, tu vas entrer avec le Témoin et trouver où est ta fille.
-Et si elle est gardée par un policier ?
-Le Bretteur va vous accompagner.
Terence se tourna vers Nue.
-Je ne peux pas faire ça. Ils ne nous laisseront pas entrer. Ils ont certainement un système d’alarme. Ils vont prévenir la police. Ils nous tueront.
-Tu dois le faire, dit Nue. Tu dois le faire !
-Ils ne nous laisseront pas entrer, balbutia Terence. Ils ne nous laisseront pas entrer ! Mais regardez-vous ! Avec vos masques !
-Le Témoin et le Bretteur ôteront leur masque, rassure-toi. Et le Bretteur n’emportera qu’une épée, dissimulée.
-Je ne peux pas faire ça, répéta Terence.
Il était au bord de la panique totale. Il avait l’impression que son sang circulait à toute allure dans son corps, comme des voitures sur une autoroute.
-Tu le dois.
-Je ne peux pas, je vous assure, je ne peux pas !
-Si tu ne le fais pas, mon ami, des milliers et des milliers de gens vont mourir. Tu peux voir par toi-même ce qui arrive au temps. Des récoltes sont déjà inondées et couchées par la pluie. Tu sais pourquoi. Avant de s’occuper de quoi que ce soit, le Voyageur Vert doit d’abord s’occuper de ces gens qui le menacent… ces gens qui menacent la pureté de son lignage. Il y a des plantes robustes et droites et il y a des plantes courbées et corrompues, et tu es la plante qui a tout modifié. Un jour, toi et les tiens détruirez le père, à moins que nous ne vous détruisions d’abord.
D’une façon confuse et fragmentaire, Terence commençait à comprendre pourquoi le Voyageur Vert recherchait Emily avec un tel acharnement. Il avait lu dans certains de ses livres des passages concernant des enfants de Janek-le-Vert ” qui n’avaient pas grandi normalement, comme leur père “. Chez certains enfants, ces déformations étaient visibles dès la naissance, et ils avaient été étouffés ou noyés par leurs parents.
En 1632, à Bruges, en Flandre, on avait découvert un bébé mort, flottant dans le canal sous le pont Hoogstraat. Son dos était incrusté de plusieurs couches de feuilles mouillées; des racines végétales s’étaient introduites dans ses veines et ses artères. Son coeur était vert, littéralement, comme un petit poivron. Antoine van Dyck avait fait un dessin au fusain de son corps, dessin que l’on pouvait voir encore aujourd’hui au musée Groeninge. Pour une fois, les gènes de végétaux qui étaient inextricablement enchevêtré dans l’être physique du Voyageur Vert avaient manifestement influé sur l’apparence de l’un de ses rejetons.
Mais il y avait eu d’autres enfants dont la perversion généti-que était beaucoup moins apparente. C’était seulement lors-qu’ils parvenaient à l’adolescence qu’il devenait manifeste que le côté non humain du Voyageur Vert les avait affectés fortement. Terence avait découvert un opuscule allemand du dix-neuvième siècle, Unheiligen Kinder, où un cas étrange était rapporté: à Drensteinfurt, un village proche de Munster, en Westphalie, une jeune fille, une paysanne, avait été découverte par ses parents ” alors qu’elle se tordait de douleur sur son lit, la peau de son visage était tombée, pour laisser appa-raître un crâne fendu, vert… tandis que des branches et des épines acérées transperçaient sa chemise de nuit de l’inté- rieur “. Ses souffrances étaient telles que son père avait été obligé de la tuer à coups de hache.
C’étaient des enfants comme ceux-là dont le Voyageur Vert avait très peur, et c’étaient ces enfants-là qu’il était résolu depuis toujours à traquer et à détruire au cours d’un rituel ” du feu et de l’épée “.
Le Voyageur Vert avait un besoin insatiable d’humanité. Il était comme un drogué en manque et il lui fallait toujours plus de viscères humains pour ralentir la croissance inexora-ble des racines et des tubercules qui envahissaient son orga-nisme.
Terence ne savait pas très bien quelle sorte de menace Emily pouvait représenter pour le Voyageur Vert, mais il la considérait comme une menace, c’était évident… et dans ce cas, il considérait certainement Terence comme une menace, lui aussi. Si Terence avait engendré un enfant comme Emily, il pouvait en engendrer un autre. C’était probablement pour cette raison que le Voyageur Vert avait épargné Emily la nuit où il avait tué Mary. Il avait besoin qu’Emily l’invite à entrer, afin de se repaître des viscères de Terence. Mais cette nuit-là, Terence n’était pas chez lui.
Terence s’était senti forcé de tuer Emily parce qu’elle était la petite-fille de Janek, et il avait été terrifié à l’idée qu’elle invite Janek à entrer dans la maison pour qu’il massacre toute la famille. Mais à présent il se rendait compte que Emily était peut-être son unique salut.
Janek bougea et produisit un bruissement à l’arrière du van. Terence ne parvenait pas à imaginer quelque chose qui soit plus anormal et difforme que Janek, mais il savait que celui-ci devait préserver la pureté de sa progéniture. C’était indispensable à sa survie. Les enfants ne devaient jamais se rebeller. Ils devaient toujours se soumettre à la volonté de Janek. Le premier enfant qui refuserait de le laisser entrer serait le premier enfant à le priver de nourriture, et à lui ôter la possibilité de redevenir un être humain. Le premier enfant qui ne le laisserait pas entrer permettrait à ses racines d’envahir ses artères encore plus profondément, et à ses branches de pénétrer dans son cerveau.
-Tu es disposé à y aller ? chuchota Nue. Tu connaîtras de grandes souffrances si tu refuses.
-Entendu, chuchota Terence, son visage couvert de sueur. Mais vous ne nous ferez aucun mal, n’est-ce pas ?
-Peut-être que oui, peut-être que non, répondit Nue. Janek vous laissera la vie sauve, à condition que vous partici-piez au rituel de la purification de la lignée, que vous juriez de ne pas avoir d’enfants, ni l’un ni l’autre, et à condition que vous quittiez cet endroit et alliez dans une ville où il n’y a pas de fermes ni de champs. Tu es la plante déformée et corrompue, et ton Emily est ton rejeton déformé et corrompu.
-Janek a-t-il déjà laissé la vie sauve à quelqu’un ? demanda Terence.
-Cette fois, il le fera peut-être. Mais il doit être certain que vous avez pris part à la purification et que vous quitterez cet endroit pour toujours.
Terence se tourna et regarda fixement la silhouette sombre et touffue de Janek-le-Vert. La pluie tambourinait sur le toit du van. Le Lépreux toussa et cracha. Terence savait que Janek était un être fourbe à qui on ne pouvait pas se fier, il avait peine à croire qu’il les laisserait partir, Emily et lui, sains et saufs. Mais il n’avait guère le choix. Il savait que, chaque fois que des gens avaient refusé de donner au Voyageur Vert ce qu’il voulait, les conséquences avaient toujours été catastrophiques. A la fin du Moyen Age, dans toute l’Europe centrale, une brunissure des pommes de terre avait provoqué une famine épouvantable et des centaines de milliers de personnes étaient mortes… tout cela parce qu’un fermier avait fait brûler vive sa fille dans une meule de foin, plutôt que de laisser le Voyageur Vert l’avoir.
La pluie continuait de tambouriner sur le toit du van et Terence savait qu’elle ne diminuerait pas jusqu’à ce que le Voyageur Vert ait retrouvé sa petite-fille. Déjà, le Missouri avait rompu ses berges en vingt-huit endroits, et des milliers d’hectares de champs étaient inondés.
Terence jeta un coup d’oeil à la pendule sur le tableau de bord. Il était 20 h 17 et il commençait à avoir faim et soif.
-Très bien, dit-il. Faisons-le pendant que nous le pouvons.
Le Témoin ôta son masque. Son visage était presque aussi blanc que le masque; il avait une peau satinée comme un biscuit de Saxe et des yeux noirs à l’expression slave. Sa bou-che était la plus mince des fentes, dépourvue de toute expression. Il voyait tout, les vices humains les plus abjects, les perfidies et les trahisons les plus épouvantables, mais son visage n’en laissait rien paraître. Il observait et demeurait impassible.
Le Bretteur retira son masque à son tour. Son visage était complètement différent. Anguleux, marqué de nombreuses cicatrices, avec un petit nez pointu et des yeux gris brillants. Il portait une barbiche grise et une petite moustache grise. Il jeta un regard rapide, plein de vie, à Terence, mais son visage avait l’aspect de la chair morte, comme si elle était molle et décomposée.
-Allez-y, dit Nue. Et faites attention.
Le Voyageur Vert émit un sifflement aigu. Terence n’osa même pas regarder dans sa direction.
Lame ouvrit la portière arrière et ils descendirent du van. Ils traversèrent la rue bruyante et luisante de pluie. Le Témoin et le Bretteur marchaient de part et d’autre de Terence; pourtant, il entendait le bruit de leurs pas juste devant lui. Dans la lumière et le scintillement de la nuit, ils étaient à peine visibles; ils ressemblaient plus à deux ombres mouvantes qu’à deux dangereuses crapules du Moyen Age.
Ils entrèrent dans le foyer pour enfants McKinley. Le vestibule était moquetté de marron et brillamment éclairé, les murs décorés de dessins d’enfant. Le fondateur de Cedar Rapids avait eu droit à un portrait aux couleurs vives intitulé ” Osgood Shephard construisant une cabane au bord de la Cedar River “. La maison en question était d’un violet surprenant. Un dessin accroché de guingois représentant une &bri-que avait pour légende ” La minoterie de North Star, 1872, maintenant l’usine Quaker Oats (où papa travaille) “.
Terence s’approcha du bureau d’accueil où une Noire imposante aux grosses lunettes pianotait sur un traitement de texte.