-Garth Matthews ? C’est un psychopathe ! Il ne se contente pas de découper des porcs vivants et de leur voler leurs organes internes. Oh non, il leur donne également une psy-ché, afin qu’ils sachent qu’il va leur voler leurs organes internes, et à quel point cela va les faire souffrir, et pourquoi.

Le cigare de Bryan s’éteignit à nouveau. Il sortit de sa poche un briquet Dunhill en or massif et le ralluma avec application.

-Tu es vraiment obligé de fumer ce cigare ? demanda vivement Lily.

Bryan tira sur son cigare, très lentement, lèvres pincées et humides.

-C’est mon seul vice, Lily, à part toi. Un Elegante cola rado maduro, roulé à la main, sa cape humidifiée avec les sécré- tions vaginales des novices dominicaines spécialement entraînées qui le préparent.

Lily fronça son nez.

-Tu me fais marcher !

Bryan eut un petit rire.

-Oui, bien sûr. Un vieux salopard édenté portant une veste imprégnée de sueur l’a probablement roulé sous son aisselle et a collé les feuilles en crachant dessus.

-J’ai besoin de boire quelque chose, dit Lily. Chaque fois que je sors de ces studios de télé, je suis complètement déshy-dratée. Vidée. Émotionnellement, également. Ce Garth Matthews, c’est pas croyable ! Il est l’incarnation même du sadisme. Il parle de la vivisection comme si cela l’excitait, comme s’il savourait chaque instant de souffrance qu’il inflige à ces animaux. Tu sais ce qu’il m’a dit ? Il m’a dit qu’il ne leur cache jamais les yeux, quand il les opère. Pas étonnant qu’il veuille leur donner une conscience humaine. Cela lui donnera probablement une érection permanente.

Bryan hésita un instant, comme s’il réfléchissait à l’idée d’une érection permanente, et n’était pas totalement contre. Puis il fit claquer ses doigts et dit:

-Carl, vous voulez bien apporter à boire à Lily ? Que désires-tu, trésor ? Mangue ou concombre ?

-De l’eau, ça ira. Une Ramlosa. Je n’aime plus le Perrier. Cette dernière bouteille manquait tellement de spiritualité, affreux !

-Vous devriez peut-être ajouter un doigt de vodka, dit Carl.

Lily l’ignora et se percha sur l’accoudoir du canapé, aussi près de Bryan qu’elle le pouvait. Il tint son cigare dans son autre main, pour que la fumée ne l’indispose pas. La manucure noire leva les yeux vers Lily, tout en continuant de frotter les ongles d’orteil de Bryan. Il y avait quelque chose de très possessif dans sa façon de faire, dans sa façon de tenir le pied nu de Bryan si profondément entre ses cuisses, mais Lily savait que c’était ridicule d’éprouver de la jalousie. Néanmoins, elle s’aperçut au bout de quelques instants qu’elle était trop agacée pour regarder la façon intime dont la jeune femme tenait le talon nu de Bryan dans sa paume et repoussait ses cuticules avec un bâtonnet.

-J’espère seulement que j’ai fait du bon travail ce matin, dit-elle avec irritation.

-Ne te tourmente pas comme ça, fit Bryan en lui tapotant la main. Duncan White m’a téléphoné, cinq minutes après la fin de l’émission. Il est disposé à reconsidérer son vote si nous lui garantissons cette subvention supplémentaire pour le soja. Dans moins d’un mois, ce pays sera légalement végétarien, je te le promets. Et dans cinq ans, végétalien.

Lily embrassa Bryan sur la joue. Ses yeux étaient remplis d’admiration.

-Tu es stupéfiant, dit-elle. J’ai toujours rêvé de sauver les animaux, mais je n’aurais jamais cru que cela pourrait se réaliser un jour.

-Hé ! je ne peux pas m’en attribuer tout le mérite ! fit Bryan. Cela n’aurait jamais pu se produire, si les Américains, dans leur immense majorité, n’avaient pas voulu que cela se produise.

-Tout de même…

-Non. Aujourd’hui, les Américains cherchent de nou-veaux idéaux. Et qu’y a-t-il de plus idéaliste que de devenir végétarien, et, de cette façon, éviter aux animaux de telles souffrances ? L’Américain moyen est en meilleure santé, il est plus riche et a reçu une meilleure instruction. Politiquement, il se sent concerné par la souffrance des autres… et cela ne veut pas dire uniquement les minorités ethniques ou les communautés homosexuelles ou les gens qui sont différents, physiquement ou mentalement. Cela veut dire également d’autres êtres vivants. Vaches, porcs, moutons, et ainsi de suite. Tu sais ce que dit la chanson.

-Oui, sourit Lily. Qui que nous soyons, quoi que nous soyons, nous sommes tous des habitants de la Terre.

Carl revint, apportant le verre d’eau de Lily. Bryan l’observa pendant qu’elle buvait avidement, une main posée légè- rement sur son sein gauche; sa pomme d’Adam tressautait. La manucure noire s’acharnait sur le coin de son gros orteil avec son bâtonnet pointu.

-Vous n’avez pas encore terminé, Ticia ? lui demanda Bryan avec humeur. Mes pieds commencent à en avoir assez !

-Je finis de polir, sénateur, répondit la manucure.

-Eh bien ! oubliez ça pour le moment. Vous pourrez polir demain. Ou mercredi, d’accord ?

Il y eut un silence tendu. Puis:

-Très bien, comme vous voudrez, sénateur.

Lily, énervée, but son eau à petites gorgées pendant que la manucure rangeait ses ciseaux, ses limes à ongles et ses flacons de vernis. Une fois qu’elle eut quitté la pièce, Lily sourit et se détendit un peu. Elle se pencha vers Bryan.

-Tu devrais me laisser faire ça.

-Polir mes ongles d’orteil ? Tu es une force socio-politi- que déterminante. Tu es un Zeitgeist’. Les Zeitgeist ne polis-sent pas les ongles d’orteil des gens.

-Tu crois vraiment que Zapf-Cady a des chances sérieuses ?

Bryan fit une grimace compliquée, comme pour indiquer qu’il examinait mentalement des dizaines d’options diffé- rentes.

-Je ne te cacherai pas la vérité, Lily: cela va être très serré. Mais c’est un problème tellement actuel, et en ce moment les membres du Congrès tiennent absolument à montrer au Président qu’ils peuvent être concernés par l’actualité tout autant que lui.

-Allons donc ! intervint Carl, sans chercher à dissimuler sa raillerie. Ils peuvent tout vous promettre aujourd’hui, mais qu’en sera-t-il demain, lorsqu’ils voteront ?

-Comme je l’ai dit, ce sera très serré, répliqua Bryan. Mais le Vice-Président lui donnera sa voix prépondérante, si on le lui demande. Il est végétalien lui-même… et qui plus est, sa femme a été opérée d’un cancer de l’estomac, et se nourrit uniquement de flocons d’avoine et de purée d’épi-nards. Bon sang ! Carl, mes chaussettes, s’il vous plaît.

Carl tendit les chaussettes de Bryan avec une expression de profond dédain digne d’un acteur qui a remporté un Oscar.

-Je ne sais pas, sénateur, dit-il. Lorsque viendra la minute de vérité, que pensez-vous que vos distingués collè- gues du Sénat, si capables et instruits, feront passer en priorité. Une alimentation saine, ou bien de succulents tournedos au Mayflower ?

Il marqua un temps.

-Personnellement, je pense qu’ils voteront conformé- ment à leur appétit.

-Vous êtes un cynique, lui dit Bryan.

-Bien sûr que je suis un cynique. Je suis votre assistant personnel depuis onze ans et demi: qui ne le serait pas ? Je vous ai vu vous remplir les poches, Bryan. Je vous ai vu obtenir des crédits afin de vous assurer des électeurs. Je vous ai vu brasser des affaires plus ou moins louches. Parfois, j’étais en désaccord avec vos méthodes, mais je n’ai jamais été en désaccord avec votre agenda politique. Jusqu’à maintenant. Ce projet de loi Zapf-Cady est rien moins que bizarre: la rectitude politique devenue folle. Zapf-Cady n’est pas actuel. Il ne l’a été à aucun moment.

Bryan leva son cigare.

-Vous vous trompez complètement, Carl, vous savez cela ? Ce projet de loi représente le futur. Il s’agit de la survie de cette planète, il s’agit des protéines de soja et des cultures hydroponiques. Il y va de tous ceux qui mangent, pas seulement de la minorité choyée, férue de protéines, de la côte Ouest. Nous parlons d’une vision entièrement nouvelle de la Terre sur laquelle nous vivons, et des êtres vivants avec qui nous la partageons.

-Hon-hon, fit Carl d’un ton maussade. J’ai décroché mon premier boulot chez Macdonald’s, vous savez, et je me demande seulement combien de millions de personnes Zapf-Cady va mettre au chômage ? Hormel à lui seul vend cent quarante millions de boîtes de Spam chaque année. Si Zapf-Cady est adopté, à qui vendront-ils toute cette viande de porc en conserve ? Pas à Israël, c’est sûr !

Bryan secoua la tête, avec la fin de non-recevoir souriante d’un authentique évangéliste.

-Zapf-Cady offre les compensations les plus avantageuses de toute l’histoire de l’agriculture américaine, lorsque des mesures prohibitionnistes ont été prises. Pas un seul fermier, ou éleveur, ou boucher ne perdra de l’argent. Des emplois devront être réaménagés, bien sûr, pour passer du bétail aux légumes, mais ils ne seront pas perdus, dans leur grande majorité.

-Et que faites-vous des gens comme moi, qui n’ont pas du tout envie de renoncer à manger de la viande ?

-Nous allons vous rendre le plus grand service que l’on vous ait jamais rendu. Vous ne vous reconnaîtrez plus. Vous vous sentirez pur, vous vous sentirez sexy. Est-ce que vous savez ce que les graisses animales peuvent faire à vos artères ? Est-ce que vous savez la quantité d’hormones qu’il y a dans les poulets que vous achetez au supermarché ? Est-ce que vous savez avec quoi on fait les hot-dogs ? Bon Dieu, Carl, mangez une laitue au lieu d’un steak, et libérez-vous. Votre charisme manque de vitamines. Vous pourriez méme cesser d’être aussi salement dépressif !

Bryan se leva. Il était petit, tout juste un mètre soixante-cinq, mince, des traits italiens, des poignets fins et des doigts effilés, presque fusiformes. Il était aussi remarquablement beau. Ses cheveux étaient doux (on se rendait compte de leur douceur sans même les toucher) et d’une nuance naturelle de châtain très foncé, presque noir, striés de fils gris argenté. Son visage nettement dessiné évoquait celui d’un ange famélique. Il avait des yeux marron aux paupières lourdes, un nez parfait, et ses lèvres donnaient toujours l’impression d’être sur le point de dire quelque chose de séduisant mais de cruel.

Sa vanité et son ego étaient si puissants qu’ils étaient presque visibles, telles les ondes de chaleur s’élevant d’une route brûlée par le soleil. A cinquante et un ans, il était l’un des plus jeunes présidents qu’ait jamais connus la commission sénatoriale de l’Agriculture, de la Nutrition et des Forêts. On avait du mal à croire qu’il avait autrefois donné à manger aux porcs qu’élevait son père, dans sa ferme d’East Pleasant Plain, comté de Jefferson, Iowa, et qu’il avait déclaré à son conseiller d’orientation scolaire que sa plus grande ambition était de produire ” du bacon qui serait apprécié et connu dans tout l’État “.

Quelque chose était arrivé à Bryan Cady au cours de sa vingt-deuxième année. Il avait fait la connaissance de la très belle, impétueuse et insatisfaite épouse du sénateur William Olsen, tout à fait par hasard, lors de la Saint-Nicolas au Village Tchèque sur la Seizième Avenue, à Cedar Rapids. Quatre mois plus tard, elle lui avait téléphoné, haletante, ivre, avec un besoin urgent de faire l’amour. Cela avait été le début d’une liaison irrationnelle mais absolument torride. Elle l’avait emmené partout-Washington, New York, San Fran-cisco, Londres-et l’avait présenté à tout le monde. Lors-qu’il eut vingt-trois ans, il était suffisamment au fait de l’opulence et de l’influence politique pour savoir exactement ce qu’il voulait être. Il ne voulait plus produire du bacon, même s’il était apprécié par tous. Il voulait être riche, célèbre et puissant.

Deux ans plus tard, alors qu’il venait d’assister à un match des Kernels, le sénateur William Olsen avait eu une attaque et était resté paralysé. Il avait été contraint de se retirer de la politique, mais son esprit était demeuré tout aussi abrasif, et sa soif de fonctions élevées non étanchée. Il avait choisi le jeune Bryan Cady pour être son délégué-non seulement dans le lit de son épouse, mais également en politique-et l’avait appuyé avec toute la fortune et toute l’influence politique dont il disposait, lesquelles étaient énormes.

A vingt-sept ans, Bryan avait été élu au Congrès en tant que représentant républicain de l’État d’Iowa Neuf années plus tard-il avait un an de moins que John F. Kennedy lorsque celui-ci était devenu sénateur du Massachusetts-Bryan avait été élu au Sénat. William Olsen avait continué de le financer et d’user de tout son pouvoir politique pour le pousser toujours plus haut.

William Olsen voulait être Président: de fait, sinon de nom.

William Olsen voulait contrôler un monde qui lui avait pris sa virilité et l’avait rendu impotent. Bryan Cady serait l’homme qui allait faire ça pour lui.

-Sénateur, dit Carl, n’oubliez pas que vous avez ce déjeu-ner avec la Chambre de Commerce à 12 h 30, et que nous avons une réunion avec Cargill à 15 heures.

Bryan l’ignora et caressa les cheveux de Lily; il la regardait dans les yeux avec ce regard de braise qui avait enflammé Nina Olsen lors de leur première rencontre.

-Tu rentres à Washington avec moi ? lui demanda-t-il.

-Ce soir, Bryan ? Non, je ne crois pas. J’essaie d’arranger une réunion avec l’Institut Spellman, pour voir si nous ne pouvons pas les convaincre d’abandonner ce projet de xénogreffe. Nous les avons soumis à une telle pression médiatique au cours de ces deux dernières semaines… ils accepteront peut-être au moins de l’ajourner. Si je rentre à Washington maintenant, notre campagne risque de s’essouffler.

-Tu perds ton temps, crois-moi, dit Bryan. La seule chose qui fera plier l’Institut Spellman, c’est la loi. Une fois Zapf-Cady adopté, ils seront obligés d’arrêter leurs expériences, et alors tu n’auras plus à te soucier de ce qu’ils pensent. Tuer n’importe quel animal pour une raison ou pour une autre sera considéré comme un meurtre. L’Institut Spellman sera obligé de fermer, comme tous les autres endroits où des animaux sont tués ou maltraités. Il n’y aura plus un seul abattoir en activité dans tout le pays, d’une côte à l’autre. Plus une seule boucherie industrielle, plus un seul laboratoire faisant des tests pour des produits de beauté, plus un seul endroit où des animaux doivent souffrir pour le bien-être des humains.

Lily prit les mains de Bryan et l’attira vers elle pour l’embrasser. Elle était plus grande que lui, d’au moins cinq centi-mètres, même sans ses chaussures, mais Bryan s’en fichait. Il suppléait à sa petite taille par l’argent, l’aura et le pouvoir.

-Je n’aime pas que tu te fasses faire les ongles, lui murmura-t-elle.

Il contempla ses yeux couleur orage.

-Tu veux que je te mette en lambeaux lorsque nous faisons l’amour ?

-Tu es mon amant. Tu devrais savoir ce que je veux. Mais je pourrais te faire les ongles, moi.

Bryan se toucha le front d’un doigt comme s’il venait de penser à quelque chose d’important.

-Qu’y a-t-il ? demanda Lily.

-Nous avons un déjeuner avec la Chambre de Commerce de Cedar Rapids, exact ? demanda Bryan à Carl.

-Exact, fit Carl.

-Vous avez été chercher mon complet à la teinturerie ?

Carl le regarda en fronçant les sourcils. Il rappelait toujours à Bryan la caricature d’un publiciste parue dans un vieux numéro du New Yorker: névrosé, complètement coincé, et éternellement pessimiste, incapable de rire de quoi que ce soit, sauf de la médiocrité des autres. Le genre d’homme capable de s’installer dans l’État voisin si on y abaisse les impôts, et de revenir vivre dans l’État précédent si les impôts augmentent. Les cheveux blond-gris, il avait un teint pâle, comme de la graisse de rognon, et une coquetterie dans l’oeil droit. Lorsqu’il n’était pas en face de lui, Bryan ne parvenait jamais à se rappeler exactement à quoi il ressemblait.

-Je m’occupe de votre complet, dit-il d’une voix terne.

Il attendit un moment encore, plus que ce n’était poli ou nécessaire, puis sortit de la pièce.

Lily embrassa Bryan plusieurs fois et le serra contre elle.

Ses seins étaient pressés contre sa chemise Armani. Elle murmura:

-Carl me flanque la frousse, et je ne plaisante pas !

-C’est pour cette raison que j’aime l’avoir à mes côtés.

-Pour qu’il me flanque la frousse ?

-Non, parce qu’il n’est pas d’accord avec tout ce que je dis et tout ce que je fais. Porter de la fourrure, manger des côtelettes de porc et tenir les femmes à l’écart de la politique: il est pour. Il déteste les Noirs. Il déteste les Coréens. Il déteste toutes les minorités ethniques possibles et imaginables. Et merde, il déteste même les Tibétains ! Il déteste ma façon de m’habiller, il déteste ma façon de parler, il déteste ma façon de penser. Il m’oblige à avoir les pieds sur terre, tu comprends ?

” Je vais te dire une chose, Lily. Je ne croirai jamais, mais jamais à toutes ces conneries que mes attachées de presse racontent à mon sujet. Le jour où tu crois à ta propre pub, tu es foutu, ta carrière commence à se barrer en couilles. Moi, je m’entoure de gens comme Carl, et c’est pour cette raison que je vais changer radicalement ce pays et en faire une contrée où tous les êtres vivants, humains et animaux, pourront vivre dans une coexistence pacifique, et c’est pour cette raison que je serai Président.

Il l’embrassa et glissa sa langue entre ses lèvres. Puis il lécha le bout de son nez, lui sourit, et murmura:

-N’oublie pas ce que je viens de te dire !

Lily avait besoin de quelque chose de très différent pour l’exciter. Elle le lui avait dit, la toute première fois qu’elle avait couché avec lui, à l’hôtel Bristol à Varsovie, où ils assis-taient tous les deux à la Conférence Mondiale sur l’Environnement, un an plus tôt. Ils étaient assis dans la lumière tamisée du bar de l’hôtel, buvaient du café et mangeaient des pâtisseries. Elle avait posé sa main sur la sienne et avait dit:

-J’ai un fantasme très particulier.

Il l’avait regardée à travers la vapeur qui s’élevait de son express. Il n’avait rien dit. Il avait été l’amant de Nina Olsen, et de bien d’autres femmes riches et puissantes. Il était très calé sur les ” fantasmes très particuliers “.

Il la prit par la main et l’emmena dans la chambre à coucher. De la fenêtre on avait une très belle vue du centre de Cedar Rapids, où la circulation scintillait et où la Cedar River miroitait telle une coulée de cuivre en fusion.

Pourtant, il ne ferma pas les rideaux. Indépendamment du fait que la suite présidentielle se trouvait aux étages supé- rieurs de l’hôtel et que personne ne pouvait les voir, Bryan allait cacher la lumière d’une autre façon.

-Carl va mettre combien de temps pour rapporter ton complet de la teinturerie ? demanda Lily.

-Il n’y a pas de complet.

-Mais…

Il l’embrassa longuement puis déboutonna la veste de son tailleur.

-Il n’y a pas de complet, répéta-t-il.

Il fit glisser la veste des épaules de Lily. En-dessous, elle portait un T-shirt en soie, blanc, simple mais coûteux, très échancré. Son sillon médian, profond, dégageait l’arôme capi-teux d’un parfum réchauffé par le corps. Elle portait un soutien-gorge pigeonnant de dentelle blanche qui soutenait ses seins sans les comprimer et laissait les mamelons découverts. Sans la quitter des yeux, Bryan leva le majeur de ses deux mains et décrivit des cercles autour de ses mamelons, à travers la soie fine et glissante. Il les touchait à peine; parfois, il ne les touchait même pas du tout. Lorsqu’ils furent turgescents, il les saisit délicatement et les titilla entre le bout de ses doigts.

Lily continuait de le regarder fixement. Elle cillait à peine. Ses lèvres étaient entrouvertes; sa respiration s’accélérait en des halètements doux et patients.

-Tu étais resplendissante, lui assura Bryan, et il sourit. Tu étais comme le halo du soleil autour de la lune. Tu m’as fait bander, le seul fait de te regarder, et d’être si jaloux. J’avais envie de faire irruption dans ce studio de télé et de te baiser, devant les caméras, en direct, devant ces millions de gens.

Il fit passer son T-shirt par-dessus sa tête. Cela souleva ses seins, juste un instant, puis ils s’échappèrent de la soie et furent nus devant lui, pointes durcies et larges aréoles roses, de la couleur de pétales de rose tombés sur le sol. Il embrassa chaque mamelon et elle le regarda les embrasser. Puis il dégrafa son soutien-gorge; ses seins s’abaissèrent un tout petit peu et ballottèrent un instant.

-J’avais envie que les caméras se rapprochent et nous montrent en train de nous embrasser et de nous lécher, dit-il. (Maintenant sa voix était basse, douce et haletante, comme quelqu’un soufflant dans le goulot d’une bouteille.) Je voulais montrer à tous les habitants de ce putain de pays ce qu’ils ratent, et pourquoi je t’adore, et pourquoi je préférerais te manger plutôt que de te laisser me quitter.

Il défit les boutons et les agrafes de sa ceinture, ses doigts firent glisser la fermeture Éclair de sa jupe, tel un chirurgien pratiquant sa première incision, sa jupe chuchota et frou-frouta en tombant vers le sol, et Lily se tint devant lui, vêtue de la plus minuscule des culottes de dentelle blanche, brodée de lis. Il mit sa main en coupe sur le devant de sa culotte et l’embrassa en même temps. Sa langue explora chaque détail de ses dents, chaque strie et chaque circonvolution de ses gencives, telle une créature marine aveugle, un prédateur exigeant. Lily se sentait essoufflée, elle se sentait terrifiée. Cela se passait toujours ainsi, lorsque Bryan lui faisait l’amour.

Par la fenêtre, ce dernier apercevait le scintillement d’un avion de la Northwest Airlink qui décollait de l’aéroport de Cedar Rapids, à plus de douze kilomètres de distance. Il pensa que c’était extraordinaire: à bord de l’avion, des gens discutaient et buvaient des cocktails, tandis qu’il respirait le par-fum d’une femme quasiment nue. Lily dit ” Bryan… ” comme si elle essayait d’attirer son attention. Mais à part ça, son attitude était complètement passive.

Il tira sur le mince élastique de sa culotte.

-… ils te voyaient, entièrement nue…, lui dit-il, poursui-vant son téléfilm. Des millions d’hommes… ils contemplaient ta chatte, la désiraient, la demandaient, et aucun d’eux ne pouvait l’avoir, excepté moi…

Elle leva ses jambes l’une après l’autre, avec toute l’élégance d’un cheval bien dressé, pour lui permettre de faire glisser sa culotte sur son pied droit, puis sur son pied gauche. Il écrasa sa culotte dans sa main comme s’il écrasait des fleurs séchées, et la garda un moment dans son poing serré. Puis il enfouit son nez dans la culotte et inhala profondément.

-… et aucun d’eux ne pouvait sentir ton odeur, non plus…

Il toucha son bas-ventre avec une infinie douceur, le bout de son majeur glissé dans son nombril, le bout de son auricu-laire caressa son mont de Vénus, juste assez pour susciter le plus doux des picotements dans ses terminaisons nerveuses. Il l’embrassa à nouveau, glissa, nagea et chassa dans sa bouche, exigeant informations et soumission.

-Bryan, répéta-t-elle, les yeux clos.

Elle attendait patiemment ce qu’elle désirait vraiment. Peut-être ne le lui accorderait-il pas. Peut-être la ferait-il attendre plus longtemps qu’elle ne pourrait le supporter.

Sa vulve était recouverte d’une toison fine et juvénile, quasi invisible, comme une pêche mûre. Du majeur il explora la fente de Lily, écarta les lèvres humides, explorant toujours plus loin et si doucement qu’elle le sentit à peine. Le bout de son doigt se glissa dans son vagin, juste une seconde, ne lui laissant même pas le temps de contracter ses muscles pour le sentir vraiment. Puis il toucha son périnée, décrivit un cercle entre ses fesses rondes, taquina son anus, mais même cela lui fut refusé parce que son doigt était déjà reparti. Il descendait lentement, très lentement, sur sa cuisse nue, telle une arai-gnée parcourant sa toile.

-Bryan…

Sa voix était plus anxieuse à présent, tendue et rauque.

Il l’embrassa à nouveau, promena ses doigts sur son dos nu. Il empoigna ses seins fermes et pleins.

-Bryan…

Elle tenta de saisir le poignet de Bryan, de plaquer sa main entre ses jambes. Mais il agrippa son poignet en retour et le serra implacablement, l’immobilisa, de telle sorte qu’elle frissonna, se débattit mais ne parvint pas à se dégager. Un autre avion clignota dans le lointain, tel un message transmis par un héliographe depuis une lointaine colline.

Petit à petit, Bryan obligea Lily à se baisser pour qu’elle s’asseye au bord du lit. Lily fermait toujours les yeux. Il s’agenouilla entre ses jambes; il serrait son poignet gauche si fort qu’elle ne pouvait même pas remuer ses doigts. Avec sa main gauche, il la poussa en arrière afin qu’elle soit allongée sur le dessus-de-lit, cuisses écartées. Ses seins énormes s’étalèrent de chaque côté de sa poitrine, pointes dressées. Leur peau était presque lumineuse, striée de veines.

Il abaissa sa tête entre ses jambes et se servit du bout de sa langue pour écarter ses lèvres internes. Elles bâillèrent, poisseuses telles les ailes d’un papillon s’extrayant de son cocon. Le bout de sa langue s’attarda autour de son clitoris, jusqu’à ce que les nerfs du bout de sa langue sentent les nerfs de son clitoris réagir, et celui-ci durcir.

Ses coups de langue descendirent, sondèrent un instant son urètre, le faisant frissonner. Aussitôt sa main serra son poignet avec plus de force encore, comme pour lui rappeler qu’elle était sa maîtresse, et qu’il déciderait du moment où elle pourrait réagir. Finalement, après une pause si longue qu’elle faillit suffoquer, à force de retenir sa respiration, sa langue se glissa dans son vagin béant, se lova, et lécha. Il souffla en elle, un souffle brûlant, puis se retira.

Après l’olfactif, le tactile. Puis, enfin, la saillie. Lily avait du mal à réprimer ses tremblements. Elle ressemblait à une femme grelottant de fièvre. Ses mouvements étaient dépourvus de toute coordination et de tout contrôle. Elle se mit à gémir et laissa échapper de petits grognements aigus par le nez. Tout son corps était parcouru de spasmes. Ses doigts griffaient le dessus-de-lit et la chemise de Bryan; elle lui aurait également griffé le visage, s’il n’avait pas promptement détourné la tête.

Il ne lui parlait plus. Cette partie du rituel était silencieuse, excepté les grognements et les halètements de Lily. Ce n’était plus deux êtres humains en train de faire l’amour. C’était un affrontement animal, vorace et violent.

Bryan tendit sa main sous le lit et saisit deux foulards en soie blanche. Puis il se mit debout, tourna Lily sur le côté, l’obligea à s’étendre sur le ventre. Elle se débattit, lança des ruades et chercha à le frapper avec son bras libre, mais il lui tordit le bras et le plaqua entre ses omoplates, puis il lui donna une tape sur les fesses-une fois, deux fois, trois fois-laissant des marques de doigts rouge vif sur sa peau lumineuse et blanche.

Elle essaya de se dégager, mais il accentua sa pression, lui écrasant les seins sur le dessus-de-lit. Ensuite il se mit à cali-fourchon sur elle, lui tira la tête en arrière, et lui banda les yeux avec l’un des foulards. Il le noua fortement, de telle sorte qu’elle était complètement aveugle.

Elle cria et poussa d’autres grognements, mais il tira son bras droit derrière elle et lui attacha les poignets à l’aide du second foulard. Elle lui donna des coups de pied, mais il la frappa sur les fesses à nouveau, des claques vigoureuses et cinglantes, et elle ramena ses genoux sous elle, et se tint accroupie sur le lit, toute frissonnante.

Bryan se redressa. Sans se presser, il ôta sa cravate, déboutonna sa chemise, et déboucla la ceinture de son pantalon. Lily resta dans la même position, nue, les yeux bandés, recroquevillée sur le lit, les mains attachées dans le dos.

Le sexe de Lily était complètement exposé à son regard et, tandis qu’il se déshabillait, il ne le quitta pas des yeux un seul moment. Il savourait le spectacle de ces lèvres roses et luisantes, et la façon dont ses muscles tressautaient de temps en temps.

Nu, il était mince, nerveux; ses poils étaient noirs et frisés. Son pénis jaillit, gonflé; son gland était aussi violacé qu’une aubergine fraîchement cueillie. Il palpitait doucement, au gré de la circulation de son sang. Ses testicules pendaient lourdement entre ses cuisses et donnaient l’impression qu’ils allaient éclore d’un moment à l’autre.

Lily gémissait, reniflait et agitait sa tête en tous sens, tel un animal saisi de panique. Bryan s’agenouilla sur le lit et écarta ses fesses avec ses pouces, aussi largement qu’il le put. Aveuglée par un foulard, entravée par un autre, Lily se mit à crier. Mais Bryan se pencha en avant avec tout le calme du monde et une lenteur infinie, sa langue tendue tel un camé- léon saisissant un mets succulent, et il effleura son anus exposé du bout de la langue.

Puis, avec un large sourire de satisfaction, il prit son sexe dans sa main et en poussa l’extrémité entre les jambes de Lily. Il s’enfonça et s’enfonça, jusqu’à ses testicules qui ballottaient, si bien que Lily semblait avoir des poils pubiens noirs, elle aussi.

Elle murmura ” Bryan, Bryan, Bryan ” dans un souffle, mais il ne l’entendit pas. Son sang grondait dans ses tympans, il n’avait conscience que des bruits visqueux de son mouvement de va-et-vient.

Très vite, il cria: ” Merde, je vais jouir, merde ! ” et il se pencha sur le dos de Lily, le visage empourpré, les yeux plis-sés. Oubliés le Congrès, ses électeurs, les passages à la télé ! Tout son être était concentré sur une seule chose: faire gicler une dose de sperme dans le vagin ouvert d’une fille qui avait besoin de faire l’amour comme un animal entravé.

Il y eut un moment de halètement, un moment d’intense chaleur, un moment d’intense soulagement. C’était durant ces moments que Bryan savait qu’il n’aimait pas vraiment Lily, qu’il ne supportait plus ce rituel du bandeau sur les yeux… du moins, jusqu’à la prochaine fois. C’était durant ces moments qu’il se sentait le plus lui-même et se voyait tel qu’il était. Mais de tels moments étaient trop rares et trop espacés pour qu’il envisage de changer. Quoi qu’il arrive, qu’il gagne ou qu’il perde, Zapf-Cady était de la dynamite politique, et si c’était la meilleure façon d’en tirer un profit politique, alors va pour les foulards, les fouets, les menottes.

Il la détacha enfin, comme il le faisait à chaque fois. Puis il lui ôta son bandeau.

-Tu as été sensationnelle, dit-il. Tu t’es surpassée.

-Je m’étais perdue, fit-elle d’une toute petite voix, une voix d’enfant, affligée et pitoyable.

-Perdue ? s’exclama Bryan. Que veux-tu dire ?

-Je m’étais perdue dans le pré, mais ma mère est venue me chercher.

Bryan se laissa tomber sur le lit à côté d’elle et tendit la main pour récupérer son cigare entamé.

-Des souvenirs d’enfance, c’est tout. Ils surgissent pour te tourmenter au moment où tu t’y attends le moins.

Il s’interrompit, le temps de trouver son briquet. Puis il ajouta:

-Tu ne m’avais jamais parlé de ta mère.

-Je ne l’ai pas connue.

-Elle est venue à ton secours lorsque tu t’es perdue dans ce pré, non ?

-Oh, ça, bien sûr, mais ce n’était pas vraiment ma mère.

Bryan alluma son cigare.

-Tu n’es pas obligée de m’expliquer. Je ne m’attends pas à ce que tu me racontes ta vie.

Elle se blottit contre lui. Sa peau était glacée et elle frissonnait de temps en temps. Il lui demanda si elle voulait qu’il mette la climatisation plus fort, mais elle répondit par la néga-tive. Elle aimait qu’il fasse frais. Elle sentait l’humidité de Bryan entre ses jambes lorsqu’il faisait frais, et elle aimait ça, car elle savait qu’il l’avait prise.

-Parfois je ne te comprends pas, dit-il. Ta façon de t’exprimer. Tu sais, comme de dire que je t’ai ” prise “.

Elle saisit son pénis flasque et le serra dans sa main.

-Moi non plus, je ne te comprends pas… certains mots que tu emploies.

-Hé, je suis autodidacte. J’aime les gens qui sont autodidactes. Ce sont des gens à part.

Elle se glissa sur le lit et prit son pénis dans sa bouche, le suça et le caressa, le sonda avec sa langue et le mâchonna doucement. Pendant ce temps, Bryan contemplait les reflets lumineux qui dansaient sur le plafond de la suite présidentielle et s’émerveillait de constater la façon dont l’opportu-nisme politique pouvait réunir ennemis et amants, et créer des énigmes métaphysiques que presque personne ne pouvait résoudre.

 

Luke arriva devant la maison des Pearson quelques minutes avant onze heures. La rue était encombrée de voitures de police, de véhicules de la presse et de breaks du Bureau du légiste de Cedar Rapids. La matinée était chaude et brumeuse; des vautours auras décrivaient des cercles paresseux dans le ciel. Cela n’avait rien d’étonnant. Il y avait de la charogne dans le coin.

Le chef de la police, Husband, se tenait dans la cour de devant; il mastiquait du chewing-gum. Trapu et musclé, c’était un bel homme si on aimait le genre massif. Il avait des cheveux grisonnants coupés court et des yeux du bleu le plus clair que Luke ait jamais vu, comme s’il pouvait voir à travers des portes verrouillées ou des plaques de métal. Luke s’approcha de lui comme l’exigeait leur protocole personnel; il marchait plus ou moins de biais, une sorte de danse d’accouplement. Tout cela était perturbé par le fait que, un jour, incroyablement ivre, John Husband avait baissé son pantalon et montré à Luke son effroyable blessure par balle au bas-ventre, le tissu cicatriciel formant des tentacules comme un calmar, l’unique testicule, les poils pubiens aux touffes inéga-les, son pénis qui pendait, courbé en crosse.

-Bonjour, Luke, dit John en continuant de mastiquer son chewing-gum.

De près, il empestait le gel douche Old Spice.

Luke lui donna une tape prudente sur l’épaule.

-Vous allez bien, John ? Comment ça se présente ?

-Une femme d’âge mûr, race blanche, mariée, pas simplement morte mais morte au dernier degré. Une autre femme d’âge mur, race blanche, mariée, couverte d’estafilades, de meurtrissures et de lacérations, en état de choc. Une fillette âgée de onze ans, race blanche, ne présentant pas de blessures apparentes ni de signes de commotion: elle n’a probablement pas assisté à ce qui s’est passé.

-La femme qui est morte, c’était la soeur d’Iris Pearson, n’est-ce pas ? Elle était venue de Dubuque pour apporter un peu de réconfort à Iris, après le meurtre de ses enfants.

-C’est exact. Mrs Mary van Bogan, 5537 Asbury Drive, Dubuque. Nous avons prévenu le mari. Il a pris l’avion et ne devrait pas tarder.

-Et Iris ?

John secoua la tête.

-Dans quel état seriez-vous, dites-moi, si votre mari tuait vos enfants… et puis, deux jours plus tard, on entre chez vous par effraction, votre soeur est étripée, et vous êtes fouettée, griffée et rouée de coups sur tout le corps !

-Des indices, une piste ?

-Je ne sais pas. Cette affaire me dépasse complètement. Mais je tiens absolument à parler à Terence Pearson.

-Quand vous voudrez. Ils ont désigné Wendy Candelaria pour le représenter.

John Husband glissa la main dans la poche de poitrine de sa veste et en sortit la papillote de son chewing-gum. Il cracha soigneusement son chewing-gum dans le papier et le plia.

-Un pâté noir en moins sur le trottoir, fit-il remarquer.

Luke ne savait pas quoi dire. Il avait chaud et se sentait sur les nerfs. Il prit son mouchoir pour s’éponger le visage. John avait le chic pour le faire se sentir beaucoup plus gros et dégoulinant de sueur qu’il ne l’était vraiment, et la tempé- rature, plus de 45 degrés, n’arrangeait pas les choses.

-Allons jeter un coup d’oeil à l’intérieur, dit John, et il se dirigea vers la porte d’entrée.

Deux photographes de la police et un gars du labo s’écartè- rent respectueusement pour les laisser passer.

-Comment ça va ? dit Luke au type du labo.

L’homme lui adressa un sourire hésitant et un haussement d’épaules encore plus hésitant.

-Plutôt moche, hein ?

-Les empreintes ne sont pas très encourageantes, non plus. Celui qui a fait ça portait des gants. Ou alors il n’avait pas d’empreintes digitales.

Luke s’avança dans le vestibule. Une bâche bleue recouvrait entièrement le bas de l’escalier, comme si la maison était en cours de construction et que les ouvriers voulaient le proté- ger de la pluie. Mais la bâche présentait des bosses et des replis, en des formes qui suggéraient hideusement ce qui gisait au-dessous. Luke nota également la fine traînée de sang qui maculait le papier peint de la cage d’escalier, depuis le palier du premier jusqu’en bas, des mouchetures, des para-phes et des points d’exclamation. Une goutte de sang en forme de crochet s’était figée sur une photographie de Terence Pearson, et on avait l’impression que son oeil gauche saignait. Il arborait un sourire doucereux.

L’un des médecins légistes se tenait dans la cuisine, le visage crispé; il attendait que John lui donne l’ordre de met-tre les restes de Mary dans une housse et de les emporter. Luke lui sourit, mais l’homme ne lui rendit pas son sourire: il se contenta de retirer ses lunettes demi-lune et d’essuyer les verres avec le bout de sa cravate, d’un air affairé.

Luke s’approcha de l’escalier à pas lents et mesurés. Le sol était jonché de feuilles pâles et sèches, qui craquaient à cha-cun de ses pas.

-Qu’est-ce que c’est que toutes ces feuilles ?

-Des feuilles de laurier, déclara le médecin légiste en remettant ses lunettes sur son petit nez camus.

Il se baissa et en ramassa une entre le pouce et l’index.

-Laurus nobilis, de la famille des lauracées. Autrefois, c’était le laurier du vainqueur. De nos jours, on fait sécher les feuilles pour la cuisine, et les baies servent à la composition de certains produits vétérinaires.

Luke jeta un regard à la ronde.

-Je n’ai pas vu de lauriers dans la cour. Et de toute façon, que font toutes ces feuilles dans la maison ?

-Bonne question, dit John. Parce que vous avez raison… il n’y a pas de lauriers dans la cour. En outre, notre ami ici présent m’a dit que le laurier est un arbre à feuilles persistan-tes. Par conséquent, il ne perd pas ses feuilles à l’automne. De surcroît, nous ne sommes même pas en automne.

-Qui plus est, intervint le médecin légiste en laissant la feuille tomber en zigzag vers le sol, ce laurier-là pousse uniquement en Europe, on ne le trouve pas aux États-Unis, et nous sommes trop loin au nord pour les lauriers roses, les lauriers des marais et les lauriers tulipiers qui, eux, poussent aux Etats-Unis.

-La conclusion logique, dit John, c’est que ces feuilles ont été apportées ici, de propos délibéré ou accidentellement, par le ou les agresseurs.

Luke replia son mouchoir et s’épongea le front à nouveau.

-Ce pourrait être la conclusion logique, mais pourquoi aurait-on fait ça, logiquement ? Ou même illogiquement ? Est-ce que Iris Pearson n’aurait pas pu s’en servir pour une composition florale, ou les faire sécher pour épicer ses sauces, ou je ne sais quoi, et les feuilles ont été éparpillées au cours de la lutte ?

-Hum ! fit John. Vous n’avez pas vu la cour de derrière. Il y en a des monceaux. Des monceaux et des monceaux de feuilles. Quatre de mes hommes sont en train de les mettre dans des sacs. Nous allons les emporter et les examiner au labo. Si Iris Pearson avait l’intention de s’en servir pour une composition florale, le séjour aurait été sacrément encombré !

Une mouche à viande se posa sur la bâche bleue. Luke voulut la chasser d’une chiquenaude, mais elle ne bougea pas. C’était mauvais signe, Luke le savait par expérience. Cela voulait dire que l’attraction exercée sur la mouche par ce qui se trouvait sous la bâche était beaucoup plus forte que sa peur d’être écrasée.

-Bon, dit-il finalement. Vous feriez mieux de me montrer le pire.

Le médecin légiste s’avança et souleva la bâche avec une délicatesse exagérée. Elle produisit un bruissement visqueux, et quatre ou cinq grosses mouches s’envolèrent en bourdonnant. Il fallut à Luke un moment ou deux pour comprendre ce qu’il regardait, parce que la tête de Mary pendait en arrière et formait un angle disgracieux, depuis l’avant-dernière mar-che. Elle fixait les jambes de Luke; son thorax et son abdomen avaient été éventrés et déchiquetés d’une façon telle que son corps ne présentait plus la moindre forme humaine cohé- rente.

-Les taches de sang dans la chambre d’amis indiquent que la victime a été éventrée au cours d’une lutte acharnée sur le lit, déclara le médecin légiste. Les blessures ont été infligées avec un instrument assez long, comme une épée, et très affilé. Il y a de profondes entailles sur la main gauche et l’avant-bras gauche de la victime, ainsi que des ecchymoses sur son poignet droit indiquant qu’il a été violemment agrippé. C’est la preuve incontestable que l’agresseur était droitier.

Luke tendit le cou de côté, tel un homme parcourant du regard les rayonnages d’une bibliothèque, et s’efforça de mieux discerner l’abdomen de la femme. Il vit des côtes hachées menu comme des côtes de porc apprêtées pour un barbecue. Il vit une colonne vertébrale. En fait, il ne vit que des os et des muscles. Pas d’organes internes, aucune matière molle. Pas une seule de ces choses jaunâtres et luisantes qu’il détestait tellement, lorsque des êtres humains perdent leur intégrité extérieure. Il souleva la bâche un peu plus, afin d’examiner les marches maculées de sang. Il n’y avait rien sur les marches: pas de tissus, pas de chair, pas de chapelets de choses répugnantes.

-Qu’y a-t-il ? demanda le médecin légiste.

-Elle n’a pas de… viscères.

-Pas d’entrailles, non. Pas d’estomac, de foie, de reins, de pancréas, de poumons, ni d’intestins, excepté un fragment déchiqueté du rectum, d’environ quarante-cinq centimètres de long. Pas de coeur, non plus. A tous égards, shérif, cette femme est vide.

Luke regarda une dernière fois et appuya avec force son mouchoir sur sa nuque. Puis il dit: ” Okay, c’est tout ce que j’avais besoin de voir. ” Le médecin légiste rabattit la bâche. Il lança à Luke un regard bizarre, presque bégueule, comme s’il était le directeur d’une monstrueuse parade, comme s’il ne comprenait que trop bien les petites politesses hypocrites avec lesquelles les gens dissimulent leur besoin honteux de contempler la mutilation et la mort.

-Allons dans la cour, dit John, et il prit Luke par le coude.

En fait, il voulait dire: allons respirer un peu d’air frais. Ce qu’il avait essayé de faire lorsque Luke était arrivé: aspirer de grandes goulées d’air et mastiquer du chewing-gum par-fumé à la menthe pour chasser de ses sinus la puanteur d’un corps qui se décomposait rapidement.

Dans la cour, un officier de police en bras de chemise, le visage rouge, entassait avec une pelle les dernières feuilles de laurier dans un sac. Sept autres sacs étaient soigneusement disposés le long de la clôture. Luke alla jusqu’au fond de la cour, releva la corde à linge pour se faufiler au-dessous. Il se tint immobile un moment, soufflant, transpirant, une main posée sur le toit de la niche. Il regarda John avec l’expression d’un homme qui a désespérément besoin d’une solution.

-Je n’ai pas d’autres théories, tout comme vous, dit John. Une cigarette ?

-J’ai arrêté. (Il demeura silencieux un instant, puis demanda :) Vous avez parlé à Iris Pearson ? Qu’a-t-elle dit ?

-Elle a dit qu’un homme vêtu de blanc avait descendu l’escalier, portant sa soeur dans ses bras, et que sa soeur avait été éventrée. Pas facile de lui demander des détails, mais d’après ce que j’ai compris, sa soeur pendait de partout. Vous voyez ce que je veux dire ? Ses…

-Viscères, dit Luke.

-C’est ca, ses viscères.

-Humm, fit Luke, et il jeta un regard à la ronde. Où est la petite Emily en ce moment ?

-Dans la maison d’en face, une voisine s’occupe d’elle.

-Vous lui avez également parlé ?

John fit une grimace.

-Elle n’a rien vu. Elle dormait lorsque cela s’est passé. Et c’est tout aussi bien.

-C’est ce qu’elle vous a dit ? Elle dormait ? Quand s’est-elle réveillée ?

-Sa mère l’a réveillée, c’est ce qu’elle a dit. Sa mère l’a réveillée et lui a dit que quelque chose d’horrible s’était produit, et qu’elle ne devait pas sortir de sa chambre. Et c’est ce qu’elle a fait, elle est restée dans sa chambre, jusqu’à l’arrivée de la première voiture de patrouille.

Luke inspecta les sacs remplis de feuilles, en tâta certains du bout des doigts, en poussa d’autres du pied. Il ouvrit deux sacs et farfouilla à l’intérieur. L’officier de police au visage empourpré lança à son patron un appel muet et consterné, mais John secoua la tête avec véhémence. Luke Friend était peut-être un shérif avachi et brutal (” Gentil Géant ” ? Mon cul, oui !) mais c’était un ” pro “, il était obstiné et capable de faire le genre de boulot que trop de shérifs ne savaient plus faire depuis longtemps.

-Quelle heure était-il ? demanda Luke.

-Quatre heures… 4 h 07 précisément.

-Emily était dans sa chambre, Mary gisait dans l’escalier, morte, et Iris, elle était où ?

-Iris était dans le séjour, étendue par terre.

-Dans quel état ?

-Nue, contusionnée et lacérée, comme si on l’avait fouet-tée avec du fil de fer barbelé.

-Mary gisait au bas de l’escalier, morte et étripée, mais Iris a réussi à grimper ce même escalier, nue, fouettée et lacé- rée, uniquement pour dire à Emily de rester dans sa chambre ? Ensuite elle est redescendue afin de pouvoir s’allonger par terre dans le séjour, et attendre que la voiture de patrouille s’amène ?

John sortit de sa poche une autre barre de chewing-gum à la menthe.

-C’est la conclusion logique à laquelle vous seriez arrivé, si vous aviez parlé à Emily.

-Emily a peut-être mal compris.

-Cette gosse a onze ans, Luke ! Elle venait d’être traumatisée par un meurtre, et voilà qu’elle est témoin d’un autre meurtre, encore plus horrible !

-Cela n’explique toujours pas pourquoi sa mère s’est comportée de cette façon. Vous avez un frère, n’est-ce pas ?

John battit des paupières.

-Vous le savez très bien, mon frère Tom.

-Si Tom gisait, étripé, dans l’escalier de votre maison, est-ce que vous monteriez l’escalier en pataugeant dans son sang et ses boyaux, juste pour dire à votre gosse de rester dans son lit, et vous redescendriez ensuite par le même escalier ? Allons, John, vous seriez incapable de faire ça, même si vous n’aviez pas été roué de coups et lacéré. Emily n’a pas dit ce qui s’était réellement passé, c’est impossible !

-Pourquoi mentirait-elle ? Elle a onze ans, elle a perdu son frère, sa soeur et sa tante. Son père est en taule et sa mère est bonne pour l’asile de dingues. Pourquoi mentirait-elle ?

-Je ne sais pas, avoua Luke. (Il enfonça ses mains dans les poches trop justes de son pantalon et parcourut la cour du regard.) Mais réfléchissons un peu à toute cette affaire, John. Pourquoi Terence Pearson a-t-il tué ses enfants ? Pourquoi Leos Ponican a-t-il fourré ses intestins dans le broyeur à ordures, après avoir traduit le journal de Terence Pearson ? Qui est entré dans cette maison, la nuit dernière, et a éventré la belle-soeur de Terence Pearson, puis a roué de coups la femme de Terence Pearson, et pour quelle raison la fille de Terence Pearson a-t-elle inventé une histoire totalement invraisemblable ?

Durant un instant, John donna l’impression d’être sur le point de répondre. Il serra les lèvres, écarquilla les yeux. Puis il se contenta de hausser les épaules et de dire ” Pfff”, et ensuite:

-Et merde, Luke, j’en sais foutrement rien.

-Et toutes ces feuilles ! cria Luke, donnant un coup de pied dans l’un des sacs. Toutes ces putains de feuilles ! D’où sont venues toutes ces feuilles ?

Il s’interrompit brusquement et plaqua une main sur sa bouche. Puis il se dirigea vers la maison, laissant John en plan. Ce dernier, abasourdi, lança un regard à l’officier de police qui avait ramassé les feuilles et fit une grimace. L’officier de police haussa les épaules et dit:

-Allez comprendre…

 

Luke traversa la rue; il s’épongea le cou et le visage une fois encore, maudissant la chaleur. Il remonta l’allée cimentée du n° 1224, une petite maison pimpante avec un toit rouge à bardeaux et des panneaux de recouvrement en aluminium blanc. Une Toyota gris argenté était garée devant.

La maîtresse de maison l’avait certainement vu arriver, parce qu’elle ouvrit la porte avant qu’il ait le temps d’appuyer sur la sonnette, ce qui le fit sursauter. C’était une femme boulotte au teint clair, approchant la soixantaine; elle avait un visage étrangement masculin, durci par une absence totale de maquillage et des cheveux raides coupés court.

Elle portait un pull à côtes violet et un pantalon de ski en stretch beige.

-Mrs Terpstra ?

-C’est moi. Vous voulez parler à Emily, je pense.

-Comment va-t-elle ?

-Elle est très calme.

-Pas de larmes ? Elle n’est pas en état de choc ?

-Je vous dis qu’elle est très calme.

-C’est plutôt surprenant, vu les circonstances, dit Luke, et il ôta son chapeau et en essuya le bord intérieur.

Mrs Terpstra fit un signe de tête en direction de la maison des Pearson.

-Rien ne me surprend plus avec cette famille.

-Vraiment ? Qu’est-ce qui vous fait dire cela ?

-Ce Terence Pearson, il a toujours été bizarre. Nous avons toujours su qu’un malheur arriverait, vu sa façon d’invectiver tout le monde. Iris est une femme adorable, que Dieu la bénisse, mais que pouvait-elle faire, mariée à un tel individu ? De temps en temps elle venait boire un café ici, lorsque Terence était à son travail, mais elle était toujours nerveuse, parce qu’il lui téléphonait souvent à l’improviste, pour véri-fier qu’elle était à la maison.

-Il était du genre jaloux, alors ?

Mrs Terpstra fit la moue.

-Jaloux, je ne sais pas. Il lui demandait toujours si quel-qu’un était venu la voir.

-Quelqu’un en particulier ou n’importe qui ?

-A mon avis, quelqu’un en particulier. Un jour, il a demandé à Leland-c’est mon mari: ” Est-ce que vous avez vu quelqu’un dans le quartier, aujourd’hui ? ” Leland tondait la pelouse et, bien sûr, il avait vu un tas de gens, le facteur, des voisins, et il a dit: ” Quelqu’un de spécial ? ” Et Terence Pearson a répondu: ” Un homme vêtu de blanc, un homme vêtu de couleurs, et un homme vêtu de vert. “

Luke fronça les sourcils.

-Est-ce qu’il a dit de qui il s’agissait ?

Mrs Terpstra secoua la tête, et son double menton tremblota.

-Il lui manquait une case, c’est sûr.

-La nuit dernière, lorsque la soeur de Mrs Pearson a été tuée, est-ce que vous avez vu ou entendu quelque chose ? N’importe quoi ?

Elle continua de secouer la tête.

-John Husband m’a déjà posé la question. J’étais éveillée, à peu près au moment où ca s’est passé. Il faisait tellement chaud ! J’ai entendu le vent se lever et la porte-moustiquaire des voisins battre. Mais c’est tout.

A ce moment, un homme maigre, au crâne dégarni et la peau du visage marbrée, surgit dans l’embrasure de la porte, juste derrière Mrs Terpstra. Il posa une main sur son épaule.

-J’ai vu quelque chose, dit-il.

-Vous êtes Mr Terpstra ? s’enquit Luke.

-S’il ne l’est pas, j’aimerais savoir ce qu’il faisait dans mon lit la nuit dernière, lança Mrs Terpstra.

-Qu’avez-vous vu, Mr Terpstra ? lui demanda Luke.

Il n’était pas d’humeur à écouter des plaisanteries.

-Je suis allé dans la salle de bains vers les quatre heures… Je prends un médicament à cause de mon allergie cutanée, et cela me donne envie d’uriner.

-Trois ou quatre fois par nuit, confirma Mrs Terpstra.

Mr Terpstra ferma les yeux un moment, comme si c’était sa façon de supporter les interruptions continuelles de sa femme. Puis il reprit:

-En revenant, j’ai regardé par la fenêtre, de l’autre côté de la rue, parce que je voyais des feuilles tourbillonner dans les cours et sur les trottoirs.

-Ouais, des feuilles, répéta Luke sans beaucoup de patience. Je les ai vues, moi aussi.

-Mais pas seulement des feuilles. J’ai vu une lumière briller à l’une des fenêtres du haut, chez les Pearson. Juste un instant. Le temps de cligner des yeux et elle avait disparu !

-Quel genre de lumière ? Comme si quelqu’un allumait dans une pièce et éteignait aussitôt ?

-Oh ! non, non. Cela ressemblait à un reflet lumineux, à quelque chose de brillant. Un miroir, peut-être, ou du métal. (Il traça un motif dans l’air avec son index.) Entrecroisé, comme ça, ou plutôt comme une étoile de David.

Luke sortit son calepin et un stylo-bille.

-Vous voulez bien essayer de me faire un croquis ? Cela me serait très utile.

-Entrez donc, dit Mrs Terpstra. Pendant que Leland vous fait ce croquis, vous pourrez parler à Emily.

La maison était petite et d’une propreté impressionnante. Il y avait des figurines en porcelaine partout: des chiens, des ballerines, des marchands de ballons et des orphelins à l’air éploré. Il y avait également un petit autel dans un coin de la salle à manger, avec le fanion du Collège Cornel, l’écusson des Marines, et la photographie en couleurs d’un jeune homme aux cheveux en brosse et aux grosses lunettes. Au-dessous, un ruban doré indiquait ” David Kirkwood Terpstra 1966-1989-Semper Fidelis “.

Emily était installée dans un fauteuil et regardait Les Tortues Ninja. Ses cheveux étaient soigneusement brossés, et elle portait un short et un T-shirt propres. Une brindille à l’aspect plumeux était fixée avec une épingle de sûreté sur sa manche. Elle ne tourna pas la tête lorsque Luke entra dans la pièce.

-Hum, laissez-moi réfléchir…, dit Leland Terpstra, et il sortit ses lunettes de la poche de sa chemise et tira une chaise près de la table.

Luke s’approcha d’Emily et s’accroupit à côté d’elle. Elle n’avait toujours pas tourné la tête.

-Emily ? murmura finalement Luke.

-Je n’ai rien, je vais très bien, fit Emily, les yeux rivés sur l’écran de télé.

-Tu veux bien me raconter ce qui s’est passé ?

-Il n’y a rien à dire. Je n’ai rien vu. Je n’ai rien entendu.

-Tu as déclaré que ta maman était venue dans ta chambre, pour te dire de rester dans ton lit et de ne pas bouger.

-C’est exact, et je n’ai pas bougé. Je suis restée dans mon lit, comme elle avait dit.

-Est-ce que tu as vu ou entendu quelqu’un d’autre dans la maison, à part ta maman et ta tante Mary ?

-Je dormais. Je me suis réveillée lorsque maman a ouvert la porte de ma chambre et m’a dit de ne pas bouger.

Luke hocha la tête et regarda Michaelangelo et Donattelo sauter par-dessus le toit d’un entrepôt. Puis il demanda:

-Lorsque ta maman est entrée dans ta chambre, comment était-elle habillée ?

Emily finit par tourner la tête et le regarda fixement. Il y avait quelque chose dans son expression qui troubla Luke… comme si elle était capable de lire dans ses pensées.

-Vous ne me croyez pas, hein ? demanda-t-elle.

-Holà !… J’aimerais seulement comprendre ce qui s’est passé, c’est tout.

-Je ne sais pas ce qui s’est passé. Maman m’a dit de rester dans mon lit et c’est ce que j’ai fait.

-Lorsque ta maman est entrée dans ta chambre, insista Luke, est-ce qu’elle était bouleversée, est-ce qu’elle pleurait ? Sa chemise de nuit était-elle déchirée ?

-Je ne l’ai pas vraiment vue, vous savez. Je l’ai juste entendue.

Elle dit ” vous savez ” d’un ton étrangement hautain, comme si elle le réprimandait. Elle le dévisagea encore un moment, puis tourna la tête vers le téléviseur.

-Qu’est-ce qui est épinglé sur ta manche ? demanda Luke en effleurant les petites feuilles sur son T-shirt.

-Un brin d’if, répondit-elle.

-J’ignorais que des ifs poussaient par ici.

-C’est l’arbre de la mort, déclara Emily.

-Ah oui ? Qui t’a dit ça ?

-Tout le monde sait que l’if est l’arbre de la mort. On les plante dans les cimetières, les racines s’étendent et chaque racine entre dans la bouche de ceux qui sont enterrés là.

Luke plia et replia son mouchoir mouillé.

-C’est plutôt lugubre, non ?

Emily le regarda vivement.

-La vie est lugubre.

-Tu as onze ans, et tu trouves que la vie est lugubre ?

-Ma soeur est morte et mon frère est mort.

-Ta tante, également.

-Ma tante, ce n’était pas du tout pareil.

Des reflets des Tortues Ninja dansaient et scintillaient dans ses yeux. Elle donnait une telle impression de moquerie et d’indifférence que Luke frissonna malgré lui. Il ne la comprenait pas. Il avait pensé qu’en s’accroupissant à côté d’elle et en bavardant avec elle… eh bien, il parviendrait à établir un certain contact, comme il le faisait toujours avec les gosses. Les gosses adoraient les hommes corpulents et enjoués, particulièrement les hommes corpulents et enjoués en uniforme. Mais Emily refusait tout contact. Il aurait tout aussi bien pu être assis à côté d’un réfrigérateur ouvert.

En fait, il avait le sentiment qu’elle le méprisait.

-Écoute, trésor, dit-il, il faut que nous attrapions les gens qui ont tué ta tante. Ils ont également grièvement blessé ta maman.

-Je n’ai vu personne. Je le jure.

-Et si tu réfléchissais à tout ça ? Tu pourrais me télépho-ner, si tu en as envie. Voici mon numéro personnel, à mon travail.

-Je n’ai vu personne. De plus, tout le monde a besoin de se nourrir.

Luke la regarda avec stupeur.

-Hein ? Qu’est-ce que tu as dit ?

-Je n’ai rien dit.

Luke attendit un long, très long moment, mais il savait qu’il ne tirerait rien d’autre d’Emily. Il se redressa et se tourna vers Mr et Mrs Terpstra. Mrs Terpstra lui lança un regard qui voulait dire: ” Je vous l’avais bien dit… elle est parfaitement calme. “

Mr Terpstra s’approcha et lui tendit son calepin.

-Voilà, j’ai terminé. C’est exactement la forme que j’ai vue. Comme une lumière, si vous voyez ce que je veux dire. On aurait dit un reflet lumineux.

Luke prit son calepin et examina le dessin. Cela ressemblait plus ou moins à un pentacle.

-Parfait, Mr Terpstra, je vous remercie. J’ignore ce que c’est, mais cela nous sera peut-être très utile.

Pris d’une inspiration subite, il se retourna et montra le dessin à Emily.

-Regarde ceci, Emily. C’est ce que Mr Terpstra a vu la nuit dernière, une lumière qui brillait dans ta maison. Est-ce que tu as déjà vu quelque chose comme ça ?

Emily se raidit.

-Emportez ça, dit-elle d’une voix geignarde.

-Allons, Emily. Cela va peut-être te rafraîchir la mémoire.

La tête d’Emily se tourna vers lui et produisit un craquement sec, comme si son cou était brisé et que des os frottaient contre des os. Ses pupilles étaient dilatées et tout son visage était tiré en arrière sur son crâne. Ce fut plus fort que lui: il recula brusquement, d’un bond maladroit, laissa échapper son calepin et s’exclama:

-Nom de Dieu, qu’est-ce que tu as, Emily ?

Elle ne dit rien, mais lui fit signe de s’approcher. Il n’avait pas du tout envie de s’approcher, puis elle lui fit signe à nouveau.

Il lança un regard à Mrs Terpstra, mais elle dit simplement:

-Ce n’est qu’une enfant, shérif. Elle n’a que onze ans.

Luke se pencha vers Emily, mais elle lui fit signe de se tenir encore plus près. Elle dégageait la plus étrange des odeurs. Elle sentait l’herbe fraîchement fauchée, mais il y avait également l’odeur douceâtre de l’herbe entrant en décomposition.

-Quoi ? lui demanda-t-il craintivement.

-Plus près, chuchota-t-elle. Approchez-vous et je vous dirai.

Il regarda dans ces yeux ternes et calculateurs, rivés aux siens. Il regarda cette peau lumineuse, tirée sur ces pommettes saillantes. Il avait l’impression d’être Ulysse en présence des Sirènes. Il avait l’impression que la Mort lui léchait voluptueusement l’oreille du bout de sa langue violacée et humide.

-Quoi ? répéta-t-il.

-Mes amis parcourent le pays à nouveau, chuchota-t-elle.

Il voulut se redresser, mais elle saisit sa cravate et la tordit entre ses doigts.

-Mes amis parcourent le pays à nouveau, et c’est tant mieux pour le pays. Le Témoin parcourt le pays, le Chirurgien parcourt le pays, l’Homme Vert parcourt le pays. Eux et d’autres, la fête est proche. La fête a déjà commencé !

-Emily, dit-il, s’efforçant de lui parler comme si elle était une petite fille de onze ans. Emily, tout cela a été affreux… mais il faut que tu reprennes tes esprits. Mrs Terpstra va prendre soin de toi pendant une heure ou deux, ensuite une assistante sociale viendra et te trouvera un foyer d’accueil.

-Vous ne comprenez pas, n’est-ce pas ? chuchota-t-elle.

-Quoi ? dit-il. (C’était à peine s’il l’entendait.)

-Mes amis parcourent le pays à nouveau.

Luke la regarda fixement. Que voulait-elle ? Qu’essayait-elle de lui dire ? Son visage se trouvait à moins de dix centi-mètres du sien, et son haleine était épouvantable: en fait, elle puait. Peut-être n’avait-elle pas mangé. Le choc avait peut- être détraqué son système digestif. Mais comment pouvait-elle sentir aussi fort la végétation pourrie et la salive rance ? Et d’où venait cette puanteur douceâtre et écoeurante qu’il pouvait seulement associer à de la pisse ?

Il déglutit.

-Dis-moi qui sont tes amis.

-Je vous l’ai dit. Le Témoin, le Chirurgien, l’Homme Vert.

-Et d’autres, hein ?

-Oui, et d’autres.

Leland Terpstra les interrompit.

-Que pensez-vous de mon dessin, shérif ? Il est plutôt réussi, non ? C’est exactement ce que j’ai vu.

Luke leva sa main droite pour indiquer qu’il avait entendu, mais il ne quitta pas Emily des yeux, et elle garda ses yeux rivés aux siens.

-Qui sont-ils ? insista Luke, même s’il savait qu’il n’avait pas le droit de harceler un témoin mineur de cette façon et que, quoi qu’elle dise, son témoignage serait irrecevable.

La bouche d’Emily s’élargit dans le plus lent des sourires. Son visage exprimait l’allégresse, mais ses yeux étaient aussi glacés que des pierres. Luke sentit la sueur lui dégouliner sur la nuque et dans le col de sa chemise. Quoi ? pensait-il continuellement. Et merde, qu’essaie-t-elle de me dire ? Toute cette histoire est complètement barjo, complètement dingue !

Emily ouvrit la bouche de plus en plus largement, comme si elle s’apprêtait à croquer dans une pomme. Luke pensa: Elle bâille… mais c’est pas vrai, elle bâille !

Puis sa langue parut grossir, charnue et cramoisie, et saillit d’entre ses lèvres. Choqué et dégoûté, il se rendit compte que ce n’était pas du tout une langue, mais une sorte de serpent, luisant de salive.

Durant une fraction de seconde, leurs yeux eurent un contact intense, et il comprit ce qu’elle lui disait. Elle disait: voilà ce que sont mes amis, voilà ce qu’ils peuvent faire, et tu es complètement dépassé, gros lard ! La tête du serpent se dressa, totalement rigide, tel un pénis en érection; il dépassait de deux bons centimètres ses lèvres grandes ouvertes. Puis il se rétracta lentement dans sa bouche et heurta légère-ment ses dents du haut. Elle déglutit avec difficulté, et le serpent disparut.

Luke se tourna vers les Terpstra, horrifié, mais Mrs Terpstra époussetait ses figurines d’un air affairé et Leland Terpstra continuait de lui sourire, ravi d’être utile et de lui montrer son dessin. Il était clair que ni l’un ni l’autre n’avait vu la chose obscène qui s’était glissée hors de la bouche d’Emily.

Luke s’agenouilla à côté d’Emily et la prit par les bras.

-Ouvre la bouche ! exigea-t-il.

-Pourquoi ? dit-elle, simulant l’innocence.

-Ouvre la bouche, Emily !

-Non ! s’écria-t-elle en se débattant. Lâchez-moi !

-Ouvre la bouche, bordel de merde ! aboya Luke.

Il voulut lui tenir la mâchoire et lui ouvrir la bouche de force, mais Emily serra les lèvres et tourna sa tête d’un côté et de l’autre.

-Hé, qu’est-ce que vous lui faites, shérif? s’exclama Leland Terpstra.

-Je crois qu’elle a avalé quelque chose, répondit Luke. Je veux juste regarder.

-Non ! protesta Emily en lui donnant des coups de poing. Non ! Laissez-moi tranquille !

Luke la lâcha et se remit debout. Emily le regarda fixement, les yeux noirs de triomphe et de haine.

Mrs Terpstra s’approcha et posa doucement sa main sur la tête d’Emily.

-Allons, calme-toi, ma chérie. Et dis-moi ce que tu as avalé.

-Rien, affirma Emily. Je n’ai rien avalé.

-Dans ce cas, ça ne t’ennuie pas d’ouvrir la bouche et de laisser le shérif Friend regarder, n’est-ce pas ?

Emily hésita un instant, puis elle sourit et tira la langue.

-Vous avez dû vous tromper, fit Leland Terpstra avec un large sourire. Ou bien elle vous a fait une farce, c’est tout.

Luke déglutit. Il était essoufflé et tremblait, et toute cette sueur qui lui coulait dans le dos était brusquement devenue glacée.

-Bien sûr, dit-il. Elle m’a fait une farce.

-Est-ce que ça va, shérif ? demanda Leland Terpstra. Vous avez l’air plutôt pâle.

-Pâle, répéta Luke.

Il baissa les yeux vers Emily, il regarda les Terpstra, il jeta un coup d’oeil à sa montre. Il regarda Emily à nouveau, assise si sagement et tranquillement, parfaitement calme.

-Shérif ? répéta Leland Terpstra.

-Je vais bien, lui assura Luke. Je vais très bien.

A ce moment, Emily laissa échapper un petit rire grinçant et espiègle: c’était plus le gloussement d’une vieille femme que celui d’une fillette de onze ans.

Capitaine Black sortit de la salle d’opérations peu après trois heures de l’après-midi. L’intervention chirurgicale avait duré neuf heures, un travail d’équipe épuisant mené à bien par trois chirurgiens et dix-huit neurologues, biochimistes, anesthésistes vétérinaires et assistants.

Recouvert d’un grand drap chirurgical vert, il était étendu sur un chariot et dormait paisiblement. On le conduisit vers le laboratoire situé dans l’aile nord-est de l’Institut Spellman. Là, surveillé minute par minute, il se réveillerait, une fois l’effet des anesthésiques dissipé, et se remettrait de son opéra-tion. La feuille de température accrochée sur la barre au bout de son chariot portait le nom Black, Cap. C’était une plaisanterie, mais le personnel de Spellman avait un profond respect pour ce patient très important. Cet animal, cet être vivant, avait acquis une personnalité humaine, et tout le monde le savait.

Portant toujours leurs bottes et leurs blouses chirurgicales vertes, Garth et Raoul se rendirent dans le bureau de Garth. Là, ils se congratulèrent puis débouchèrent une bouteille de champagne brut.

-Au Capitaine Black, dit Garth. Si ça marche, il sera la première tranche de bacon à savoir qu’il est une tranche de bacon.

Raoul jeta par terre un tas de papiers et se laissa tomber dans un fauteuil.

Garth alluma une cigarette et rejeta la fumée par les narines.

-Tu as été brillant, Raoul. Absolument brillant !

Raoul eut un geste de la main désinvolte.

-Je suis naturellement doué pour la micro-chirurgie, c’est tout. C’est mon sens du rythme héréditaire.

-Foutaises ! Tu as été brillant.

Raoul secoua la tête, sourit, et dit:

-Bon sang, c’était une sacrée opération, non ? (Il but une autre gorgée de champagne.) Mais je me demande ce qu’il va ressentir.

-Que veux-tu dire ?

-Lorsqu’il se réveillera et saura qu’il est un porc, que va-t-il ressentir ?

Garth fit une grimace.

-Je n’en ai aucune idée. De toute façon, même si l’implantation s’est bien passée, nous ne le saurons pas jusqu’à ce qu’il ait trouvé un moyen de nous le dire.

-Tu crois vraiment qu’il en sera capable ?

-Bien sûr, dit Garth. Je n’ai pas le moindre doute à ce sujet. Si tout se déroule comme nous l’avons prévu, je pense qu’il aura le potentiel indispensable pour une communication sophistiquée.

-Le potentiel, peut-être, admit Raoul. Mais aura-t-il la capacité ? Je ne suis pas très satisfait des systèmes de communication avec les animaux que nous avons mis au point jus-qu’ici. D’accord, Remo le chimpanzé est capable de taper sur une machine à écrire banane svp “. D’accord, un chien est capable de nous apporter le dessin d’un arbre. Le premier a faim, le second a envie d’aller se promener. Ce n’est pas ce que j’appelle une communication sophistiquée.

-Je connais des universitaires qui communiquent moins clairement que cela, dit Garth. Mais c’est quelque chose dont j’ai envie de discuter avec toute l’équipe. Je sais que nous avons mis au point un système de xénosymboles et un sys-tème de reconnaissance des mots, mais je pense qu’il est temps pour nous de reconsidérer toute la procédure. Capitaine Black ne peut pas parler. Il n’a pas un larynx lui permettant d’articuler quelque chose qui ressemble à des paroles humaines. Mais je continue de penser que nous devrions explorer la possibilité d’un genre de langage.

-Le directeur de l’institut va faire des bonds au plafond, sourit Raoul. Il y a deux jours de cela, il m’a dit qu’il n’aimait pas beaucoup que l’équipe s’exprime par des grognements et des couinements !

-Alors pourquoi emploie-t-il Meg à la réception ? demanda Garth.

-Ne sois pas méchant ! Meg est une gentille fille. De plus, nous avons déjà des porcs qui parlent.

 

Raoul posa son verre et lui lança la Gazette de Cedar Rapids, l’édition du jour.

-Oh oui, nous avons des porcs qui parlent, aucun doute là-dessus. On les appelle des sénateurs.

Garth déplia le journal. En première page, il y avait une grande photographie des sénateurs Doreen Zapf et Bryan Cady, le poing levé triomphalement au-dessus de la tête. La manchette proclamait: ZAPF ET CADY COMPTENT SUR LE VOTE DES VÉGÉTARIENS.

Garth lut les premiers paragraphes puis laissa tomber le journal par terre.

-Tu ne penses pas sérieusement qu’ils vont adopter ce projet de loi, hein ?

-Je ne sais pas, dit Raoul. A mon avis, c’est une de ces idées qui sont dans le vent, si tu vois ce que je veux dire ? Tout le monde se démène pour être plus saint que toi.

-Personne n’a besoin de se démener pour être plus saint que moi, répliqua Garth. (Il baissa les yeux vers le journal.) Ils parlent de moi ?

-Ils t’appellent le ” Dr Garth Matthews, partisan de la vivisection, quarante-neuf ans “.

-Les salauds !

-Je sais. Tu n’es pas un partisan de la vivisection, tu es un chercheur et un spécialiste en pathologie.

-C’est pire que ça. J’ai quarante-six ans, pas quarante-neuf.

-Allons, Garth, fit Raoul d’un ton sérieux. Cela va nous stopper net, si jamais Zapf-Cady est adopté. Sans parler des autres conséquences, toi et moi allons nous retrouver au chômage.

Garth réfléchit un moment, tira sur sa cigarette, but une gorgée de champagne, puis dit:

-Non, ce projet de loi ne sera jamais adopté, crois-moi. C’est juste une mode passagère. Comme la macrobiotique ou la nouvelle cuisine. Ils pensent vraiment qu’ils seront capables d’empêcher les Américains de manger de la viande ? Le Sud se soulèverait à nouveau !

-Je ne sais pas, dit Raoul. J’ai un mauvais pressentiment.

-Mais pourquoi ? Qui acceptera de renoncer aux hamburgers, aux steaks, au poulet frit, au bacon, aux côtelettes d’agneau ?

-J’ai un mauvais pressentiment, c’est tout.

-Raoul, même si ce projet de loi est adopté, et il ne sera pas adopté, cela implique une période de transition de trois ans. C’est inévitable… sinon, comment les éleveurs se débar-rasseront-ils de leur bétail de boucherie ? Comment le gou-vernement fédéral fera-t-il pour les dédommager ? Bon sang, tu aurais dû entendre ce que ce type du ministère de l’Agriculture m’a dit hier, au studio de télé. Il y a plus de cent millions de bovins uniquement en Amérique du Nord, sans parler des cinquante-cinq millions de porcs et des dix millions de moutons. C’est plus que la population du Japon. C’est une nation à l’intérieur d’une nation.

-C’est pour cette raison que les gens se mettent à contester la moralité de les manger, non ? fit remarquer Raoul. Ce sont peut-être des vaches, ce sont peut-être des porcs, ce sont peut-être des moutons. Mais les gens commencent à les regarder dans les yeux et à dire: ” Hé, un instant, c’est un être vivant que je suis sur le point de mettre dans ma bouche ! “

-Et merde ! dit Garth. Tu te mets à parler comme Lily Monarch et toute cette bande de fondus ! Tu n’aimes pas le poulet frit ?

Raoul réfléchit, puis il dit:

-Non, en fait, je n’aime pas le poulet frit. La seule partie succulente, c’est la peau, et je déteste la peau !

Garth écrasa sa cigarette dans le cendrier.

-J’abandonne, soupira-t-il.

-Tu ferais aussi bien, répliqua Raoul. La période de transition, ce sera uniquement pour les animaux d’élevage. L’ex-périmentation animale sera arrêtée dès que Zapf-Cady aura été promulgué. De même que le commerce des fourrures.

-Je vais te faire une promesse, dit Garth. (Il tendit le bras et trinqua avec Raoul.) Zapf-Cady mourra de sa belle mort. Longue vie aux jarrets de porc !

-Il vaut mieux que Capitaine Black n’entende pas ce que tu dis. Il pourrait se sentir visé !

Tous deux étaient tendus, tous deux étaient fatigués. La conversation porta à nouveau sur l’opération qu’ils avaient réalisée. Cela leur avait pris neuf ans pour la préparer, et neuf heures pour la mener à bien. Garth ne savait pas s’il se sentait exalté ou déprimé ou simplement engourdi. Il avait l’impression que toute sa carrière avait atteint son point de focalisa-tion maximale. Durant ces neuf heures, toutes les aptitudes et les inspirations qui lui avaient été transmises au cours de sa vie par ses parents, ses professeurs et ses confrères, s’étaient concentrées en un rayon inébranlable d’énergie totale, comme quelqu’un concentrant les rayons du soleil à travers une loupe. C’est ma destinée qui est en train de s’accomplir juste sous mes yeux. C’est pour ça que je suis né.

Il avait prélevé des gènes soigneusement sélectionnés sur le fragment de cerveau que Nathan lui avait apporté du Centre Médical de Mercy. Le fragment, une coupe verticale, était très fin, plus fin que du papier de soie, mais il contenait un échantillon génétique de toutes les parties du cerveau, depuis le lobe pariétal jusqu’au sillon latéral.

Ce fragment contenait toute la personnalité de son donneur: son intelligence, son imagination, sa sexualité et ses émotions. Raoul l’avait implanté sur toutes les zones importantes du cerveau de Capitaine Black, utilisant une technique qui mettait hors-circuit ses fonctions cérébrales d’origine, comme un fil électrique mettant hors-circuit une boîte de jonction défectueuse. Anatomiquement, Capitaine Black était toujours un porc, mais psychologiquement, il était un jeune garçon à présent. Du moins, c’était ce que ses neuf années de recherches avaient amené Garth à espérer. Il le saurait avec certitude seulement lorsque Capitaine Black se réveillerait.

Il penserait comme un être humain, et c’était pour cette rai-son que Garth avait insisté avec une telle véhémence pour que le donneur du fragment de cerveau soit jeune, sain, et dépourvu de préjugés. Quand Capitaine Black se réveillerait, Garth n’avait pas du tout envie d’avoir sur les bras une créa-ture avec le cerveau d’un psychopathe et un corps de la taille d’une petite voiture familiale.

-Si les âmes bien intentionnées nous fichent la paix, dit Raoul, ceci n’est que le commencement, Garth. Réfléchis à ce que nous pourrons faire. Nous pourrons changer le comportement des gens. Nous pourrons guérir les gens atteints de trisomie. Nous pourrons guérir les gens atteints de schizophrénie.

Garth leva son verre.

-Nous pourrons opérer des politiciens, et les rendre bons et raisonnables.

-Nous pourrons opérer des homosexuels, et les rendre hétérosexuels. Nous pourrons faire l’inverse.

-Des greffes du cerveau ? suggéra Garth, par-dessus le bord de son verre.

Raoul gonfla ses joues.

-Pourquoi pas, mon vieux ? Il y a cinquante ans, si tu avais proposé de faire des greffes du rein, tout le monde t’au-rait pris pour un fou. Des greffes du cerveau, ce n’est pas si dingue que ça !

Garth finit son verre. Brusquement, il sembla blêmir.

-Je ne sais pas. Je suis peut-être vanné.

-Prends une douche, alors. Et dors un peu. Je veillerai sur Capitaine Black.

-Oh, ne t’en fais pas. Je viendrai avec toi. J’ai presque l’impression d’être son père maintenant !

Ils éclatèrent de rire. A ce moment, Jenny Hennings, l’assistante de Raoul, entra en trombe dans la pièce, sans frapper.

-Jenny ? s’exclama Raoul. Qu’y a-t-il ?

-C’est Capitaine Black, dit-elle. (Jenny était petite, brune, jolie et tout en émoi.) Il reprend connaissance.

-Déjà ? fit Garth. Je m’attendais à ce qu’il dorme pendant au moins cinq heures.

-Ce n’est pas seulement ça. Il crie.

-Il fait quoi ?

-Il crie. Il pousse des cris comme s’il était devenu com-plètement fou.

Ils traversèrent le couloir en courant et furent bientôt rejoints par d’autres membres de l’équipe. La sirène d’alarme poussait sa plainte lugubre et résonnait dans tout le bâtiment. L’un des anesthésistes vétérinaires, les yeux ensommeillés, se cogna contre l’épaule de Garth et demanda:

-Hé, que se passe-t-il ? Je dormais et j’ai entendu la sirène !

-Il est réveillé ! cria Jenny. Capitaine Black est réveillé !

-Il est réveillé ? Vous êtes folle ! Je lui ai administré suffisamment de méthoxyflurane pour le mettre k.-o. pendant une semaine !

-Il est réveillé ! répéta Jenny.

Elle n’eut pas besoin d’en dire plus. L’anesthésiste les sui-vit et ils franchirent la porte battante qui menait à l’aile nord-est.

Ils entendaient les cris du porc. C’était le son le plus affreux que Garth ait jamais entendu: un cri d’angoisse, perçant et prolongé, entrecoupé de grondements de rage et de désarroi, et un gargouillement épais et visqueux, comme si Capitaine Black expectorait des glaires liquéfiés et pâteux.

Garth atteignit la porte du laboratoire au moment où l’un de ses assistants en sortait, le visage livide et couvert de sang.

-Peter, que se passe-t-il ? Vous êtes blessé ?

-Il m’a happé la main, c’est tout. Nous tentions de l’immobiliser.

-Depuis combien de temps est-il réveillé ?

-Deux ou trois minutes, mais c’est plus que suffisant. Il ne veut rien savoir. A mon avis, il a pété les plombs !

Comme pour confirmer ce jugement, Capitaine Black poussa un hurlement qui les figea sur place.

-Il ne souffre pas, hein ? demanda Garth.

-Pourquoi souffrirait-il ? L’opération s’est passée à merveille.

Garth écarta une infirmière de son chemin et franchit la porte de la salle de réveil. Des chariots étaient renversés; des scalpels, des pinces et du coton étaient éparpillés dans toute la pièce. Les rideaux bleus étaient déchirés et pendaient des tringles à moitié descellées. Trois moniteurs Honeywell avaient été fracassés, et le sol était un tapis brillant hérissé d’éclats de verre. L’alarme continuait de retentir et une lumière rouge clignotait continuellement. Un garde de la sécurité se dirigeait à reculons vers la porte. Il avait sorti son pistolet, mais il le remit dans son étui dès que Garth et Raoul apparurent.

-Dr Matthews ! Dieu merci, vous êtes encore là !

-Tout va bien, Steve. Aucune raison d’avoir peur. Capitaine Black fait beaucoup de bruit et il a l’air redoutable. Mais il n’a jamais fait de mal à personne, et il ne commencera pas maintenant. Nous lui avons donné l’esprit d’un petit garçon de trois ans, c’est tout. Il est terrifié, il vient d’être opéré, et il appelle sa maman à grands cris, c’est tout.

Capitaine Black était certainement tombé du chariot sur lequel on l’avait placé après son opération. Le drap vert avait glissé sur le sol et s’était enroulé autour de l’un de ses pieds de devant. Il se tenait dans le coin opposé de la salle, énorme, noir; il dégageait une forte odeur animale, puait l’anesthési-que et le sang séché. Sa tête était enveloppée de pansements, et il était clair que cela l’exaspérait, parce qu’il secouait la tête ou se frottait contre les plans de travail pour s’en débarrasser.

Ses yeux étaient injectés de sang, de fureur et témoignaient d’une absence totale de compréhension. Quoi qu’ils aient réussi à faire dans son esprit, il paraissait abasourdi et très en colère.

-Capitaine Black ! appela Garth. On se calme, Capitaine Black ! Tout va bien se passer !

Capitaine Black rejeta sa tête en arrière, découvrit ses dents jaunâtres et poussa un autre cri terrifiant. Même Garth recula.

-Garth, tu ne parviendras pas à l’amadouer, intervint Raoul. Il lui faut un sédatif, et vite ! J’ai l’impression qu’il souffre beaucoup.

Garth se passa la main dans les cheveux.

-Oui, tu as peut-être raison. (Il se tourna vers l’anesthé- siste.) Que pouvons-nous lui administrer qui ne cause pas trop d’effets secondaires ?

-Je vais vous préparer quelque chose, répondit l’autre. Mais nous devrons l’injecter avec une fléchette hypodermique. Je ne peux pas lui faire une piqûre manuellement, c’est tout à fait exclu ! Et il faudra tirer pratiquement à bout portant.

-Entendu, mais faites vite, d’accord ?

Capitaine Black se calmait. Il regardait fixement Garth, ses flancs énormes se soulevaient au rythme de sa respiration, de la salive dégouttait de sa babine inférieure velue. Garth sentait qu’il avait changé, et ce n’était pas seulement la souffrance qu’il endurait qui l’avait changé. Il n’avait encore jamais regardé avec une telle concentration. Il n’avait jamais observé Garth avec une telle intensité. Il était clair que Capitaine Black était encore sous l’effet de l’anesthésique; néanmoins, il respirait et observait, et Garth avait la certitude qu’il réflé- chissait.

-Je crois que nous avons réussi, dit Raoul très doucement.

-Un peu tôt pour le dire, rétorqua Garth.

-Regarde son expression. Je suis sûr que nous avons réussi.

-Des prix Nobel en vue ?

-C’est possible, mon vieux. C’est très possible.

-C’est terrifiant, murmura Jenny. J’essaie continuellement d’imaginer ce qui se passe dans sa tête.

-Une migraine monstre, à mon avis, dit Garth.

-Cela doit faire le même effet que… je ne sais pas, quand on naît. Ou quand on reprend connaissance après un accident.

Capitaine Black se mit à gratter impatiemment le sol avec ses pattes de devant. Il avait l’air grotesque avec ses pansements sur la tête; il était presque comique, comme si une petite fille avait essayé de le déguiser en Hindou coiffé d’un turban. Mais Garth savait qu’il n’y avait rien de risible à pro-pos de sa force, ou de son entêtement, ou de sa capacité de mutiler et de tuer.

L’anesthésique utilisé pour l’endormir avant son opération continuait de l’étourdir et affectait son équilibre. Il chancela d’un côté et ses pattes de derrière fléchirent, de telle sorte qu’il se retrouva assis. Pourtant, même assis, il était toujours aussi impressionnant et effrayant, une montagne noire et fétide de peau recouverte de soies épaisses, capable d’écraser un homme ou de déchiqueter un tuyau en acier de huit centi-mètres de diamètre. Tout le monde restait prudemment à l’entrée de la pièce et observait Capitaine Black. Sans aucun doute, s’il avait fait deux ou trois pas vers la porte, cela aurait provoqué une fuite éperdue dans le couloir.

-Merde ! Il n’a pas été suffisamment anesthésié, grommela Raoul. Je t’avais dit que je préférais l’halothane.

-Nous ne pouvions pas prendre le risque d’endommager son foie, dit Garth.

-Nous allons perdre davantage que son foie si nous ne parvenons pas à le maîtriser maintenant.

Capitaine Black agita sa tête violemment, comme s’il souffrait. Brusquement, il fit une embardée vers la porte, heurta un chariot et fit tomber des éprouvettes et des instruments. Jenny Hennings saisit le bras de Garth et s’y cramponna. Garth jeta un regard à Raoul, et Raoul fit une grimace qui signifiait: ” Elle pense à son corps avant de penser à son esprit, enfin ! “

L’anesthésiste revint, le visage empourpré et hors d’haleine. Il apportait l’un des pistolets à fléchettes à canon long qu’ils utilisaient pour maitriser des animaux échappés ou devenus fous furieux.

-Okay… il y a suffisamment de méthohexitone là-dedans pour stopper net une Mercedes-Benz. Cela va l’assommer et nous permettre de le remettre sur son chariot pour le transporter en lieu sûr.

Capitaine Black se tenait au milieu du laboratoire: la lumière du soleil de l’après-midi brillait par la fenêtre derrière lui et il ressemblait à une créature préhistorique et païenne, comme si ses soies étaient en feu. Ses yeux brillaient, rouges de désarroi et de douleur. Alors que l’anesthésiste s’avançait prudemment dans la pièce, le pistolet à fléchettes pointé devant lui, Capitaine Black poussa un grondement rauque qui se changea brusquement en un horrible cri strident.

L’anesthésiste fit un pas en avant, puis un autre. La peau de Capitaine Black était plus épaisse qu’une valise en peau de porc et, s’il voulait la transpercer, l’anesthésiste allait devoir tirer sur lui à moins de quinze centimètres de distance.

Un troisième pas, et un quatrième. Capitaine Black tourna lentement son énorme tête enveloppée de pansements vers l’anesthésiste, et un épais cordon de salive long de trente-cinq centimètres oscilla depuis sa gueule. Il se mit à gratter le sol du laboratoire et produisit un crissement strident, comme un couteau raclant une assiette.

-Soyez prudent, Jack ! cria Garth à l’anesthésiste. Il est très énervé. Je connais son langage corporel. Faites ça en vitesse et qu’on en finisse !

L’anesthésiste s’approcha tout doucement, jusqu’à ce que le canon du pistolet touche presque le flanc palpitant de Capitaine Black. Bien qu’il se tînt à l’entrée de la pièce, et malgré les effluves des antiseptiques flottant dans le laboratoire, Garth sentait l’odeur très forte, fétide et virile de Capitaine Black. C’était un porc, harcelé et défié par des hommes. C’était le plus gros porc des Etats-Unis. Mais c’était autre chose également, quelque chose de plus qu’un porc. C’était un porc qui était à même de comprendre ses limites, et aussi sa force.

Il y eut un moment de silence. Capitaine Black cessa de gratter et demeura silencieux de façon déconcertante. L’anes-thésiste appuya le canon du pistolet sur le haut de l’épaule droite de Capitaine Black.

-Allez, Jack ! lança Raoul impatiemment. Qu’est-ce que vous attendez ? Balancez la sauce !

L’anesthésiste enfonça le canon dans l’épaule charnue de Capitaine Black. Au même instant, Capitaine Black se tourna brusquement, telle une rivière noire et bouillonnante, et saisit l’avant-bras gauche de l’anesthésiste entre ses mâchoires. Un craquement retentit, comme des verres à vin se brisant dans un sac. L’homme rejeta sa tête en arrière, ouvrit la bouche et hurla. Il essaya de dégager son bras de la gueule de Capitaine Black, mais le porc avait serré ses mâchoires avec suffisamment de force pour soulever un camion.

-Tenez bon, Jack ! cria Raoul. Tenez bon !

Et il s’élança dans la pièce. Il ramassa une tablette qui gisait par terre au milieu d’éprouvettes brisées et s’en servit pour frapper Capitaine Black sur l’épaule, une, deux, trois fois.

-Pas sa tête, Raoul ! dit Garth. Pas sa tête !

-Il va le tuer, merde ! cria Raoul en retour.

Raoul poussa son épaule contre celle de Capitaine Black, enfonça ses doigts entre les dents du porc, dans la bave et le sang qui giclait, et essaya d’écarter les mâchoires de Capitaine Black. Celui-ci secoua la tête avec irritation et poussa un grognement caverneux. Raoul fut obligé de le lâcher.

Derrière Garth, le garde de la sécurité sortit à nouveau son arme de son étui et dit:

-Ecartez-vous ! Je vais l’abattre !

-Non ! dit Garth. Vous n’y arriverez pas, vous ne ferez qu’empirer les choses !

-Mais si je le touche à la tête…

-Non ! Et c’est un ordre !

Raoul récupéra la tablette et la poussa vers le côté de la gueule de Capitaine Black. Des échardes de contre-plaqué blessèrent les babines et les gencives de Capitaine Black. Il poussa un grondement furieux mais ne desserra pas sa prise sur le bras. L’anesthésiste cessa de crier et s’affaissa. Son visage était devenu livide, de la couleur du papier fané par le soleil. Il ne tenait même plus sur ses jambes: tout ce qui le maintenait debout, c’était la prise implacable de Capitaine Black sur son bras horriblement déchiqueté. Du sang giclait d’un côté à l’autre du laboratoire, et Garth s’abrita les yeux de la main.

-Appelez la police ! ordonna-t-il au garde de la sécurité.

-Quoi ? demanda le garde, déconcerté.

-Appelez la police, tout de suite !

Jenny Hennings s’écria d’une voix angoissée:

-Raoul ! Raoul ! Pour l’amour du ciel, faites attention !

Les pieds de l’anesthésiste balayaient le sol en tous sens, décrivant un demi-cercle strié de sang. Ses chaussures s’entrechoquaient et produisaient un cliquetis de dés. Son pistolet à fléchettes tomba par terre et glissa. Raoul frappa Capitaine Black avec la tablette, à maintes reprises, puis il jeta la tablette de côté et donna des coups de pied à Capitaine Black, le frappant à l’épaule.

Garth aurait dû s’en souvenir. Un jour, lorsqu’il était gosse, un porc s’était précipité sur lui, et son père lui avait crié de lui donner des coups de pied dans l’épaule. C’était la seule façon d’arrêter un porc. Vous vous retrouveriez peut-être avec une jambe cassée, mais au moins vous aviez arrêté un porc qui vous chargeait.

Capitaine Black s’arrêta, lui aussi, et secoua sa tête d’un air agressif; des gouttes de sang volèrent de tous côtés. Lentement, il ouvrit ses mâchoires. Le bras broyé de l’anesthésiste retomba mollement et ses doigts glissèrent sur la langue humide et violacée de Capitaine Black en une caresse grotesque. L’anesthésiste s’écroula par terre, sur le dos. Il frissonnait et les talons de ses chaussures impeccablement cirées martelaient le vinyle en un mouvement légèrement syncopé.

Raoul recula, mais Capitaine Black se tourna vers lui d’un air menaçant.

-Capitaine Black ! cria Garth. Tu te calmes, Capitaine Black ! Ça suffit maintenant !

Capitaine Black obéissait à Garth, lorsqu’il n’était qu’un animal, mais plus maintenant. Il boita, trottina et fit une embardée vers Raoul. Raoul fut obligé de slalomer entre les consoles des moniteurs et de se réfugier derrière une table.

Garth hésita. L’anesthésiste était grièvement blessé. En fait, il était probablement en train de mourir. Son sang giclait et se répandait sur le vinyle en une mare qui s’élargissait sans cesse, et ses spasmes devenaient plus saccadés. Il dit ” Ma-man ? ” de la plus faible des voix, et une bulle de sang creva sur ses lèvres.

Garth s’avança tout doucement, afin de traîner l’homme vers le couloir et de le mettre à l’abri. Il parvint à s’agenouiller et à passer ses mains sous les aisselles de l’anesthésiste. A ce moment, Capitaine Black se retourna brusquement et fit une embardée vers lui. Le porc heurta l’épaule de Garth, de tout son poids, masse noire couverte de soies raides. Garth fut pro-jeté contre le montant de la porte. Il resta allongé sur le flanc, sonné et engourdi. Il avait l’impression d’avoir été renversé par une automobile. Capitaine Black se tint immobile et l’observa un moment, d’un air qui voulait dire ne te mêle pas de ça ! “. Puis il se tourna vers Raoul, ce qui permit à Jenny Hennings et au garde de la sécurité d’aider Garth à se relever.

-Je vais détourner son attention, d’accord ? lança Raoul. Je vais le distraire ! Pendant ce temps, sortez Jack du labo !

-Raoul, le pistolet ! cria Jenny.

Raoul recula et longea les consoles. Il ne quittait pas des yeux Capitaine Black. Celui-ci continuait de s’approcher lentement, de trottiner en titubant dans sa direction.

-Raoul, le pistolet ! Il est sous la table !

Raoul baissa la tête, comme un joueur de basket-ball.

-Je ne le vois pas !

-Sur votre gauche, c’est ça, un peu plus loin !

Raoul baissa la tête à nouveau.

-Super, je le vois maintenant !

L’anesthésiste poussa un gémissement et cracha d’autres bulles de sang. Puis il ouvrit brusquement les yeux et s’écria:

-Le Calvaire ! Je vois le Calvaire !

Garth lança un regard inquiet à Jenny. Ils entendaient des sirènes dans le lointain. La police, des ambulances. Il pria pour qu’ils n’arrivent pas trop tard.

-Bon, écoute, vieux, lui dit Raoul. Voici ce que je te propose: bondis dans la pièce, crie, tape dans tes mains. Moi, j’en profite pour me glisser sous la table et récupérer le pistolet. Ensuite je lui tire dessus à bout portant, d’accord ?

-D’accord, très bien, entendu, répondit Garth, même s’il transpirait et tremblait comme une feuille.

-Lorsque je dirai trois, tu bondis dans la pièce et tu te mets à crier et à taper dans tes mains, pigé ?

-Pigé, lorsque tu diras trois.

Capitaine Black baissa son groin et commença à pousser les consoles des moniteurs de la salle de réveil. Un appareil de contrôle respiratoire bascula et se brisa dans un fracas retentissant. Puis un moniteur cardiaque. Puis un tensiomètre.

-Capitaine Black ! lui cria Garth. Capitaine Black ! Arrête ça tout de suite ! Tu restes où tu es et tu te tiens tranquille !

Capitaine Black répondit en secouant la tête d’un côté et de l’autre, et en poussant des cris perçants, comme neuf varié- tés de démons, tous en même temps. Son haleine empestait l’anesthésique et le sang.

-J’en crois pas mes yeux ! s’exclama le garde de la sécu-rité. Comment allons-nous faire pour venir à bout d’un tel monstre ?

-Nous allons nous servir de nos méninges, voilà ce que nous allons faire ! répliqua Garth. Si je parviens à attirer son attention, le temps que Raoul récupère le pistolet, alors c’est gagné !

-Je peux aller préparer un autre pistolet, proposa Jenny.

-Vous êtes une spécialiste de la génétique. Que savez-vous de la méthohexitone ?

-A peu près autant de choses que ce que je sais de la supériorité masculine.

-Dans ce cas, vous n’allez pas préparer un autre pistolet. Raoul peut s’en sortir tout seul.

Raoul reculait lentement le long du mur opposé du labo, une main tendue derrière lui pour se guider; le bout de ses doigts effleurait le contour des climatiseurs. Il ne quittait pas Capitaine Black des yeux, ne battait pas des paupières. Il avait vu quelque chose dans le regard de Capitaine Black que Garth n’avait pas encore vu, et cela le terrifiait. Garth avait vu les premiers rudiments d’une conscience humaine. Raoul avait entrevu à qui appartenait cette conscience. Ce n’était pas un petit garçon de trois ans innocent qui le menaçait. C’était quelqu’un qui était capable de mépris, qui connaissait la règle du jeu. C’était un être ténébreux et doté d’une grande intelligence.

-Je vais bondir dans la pièce, d’accord ? cria Garth. A trois !

Il attendit aussi longtemps qu’il le pouvait, puis, lorsqu’il eut la certitude que Capitaine Black ne regardait pas dans sa direction, il s’élança dans la pièce, frappa dans ses mains et cria:

-Hou-hou ! Je suis là, capitaine, viens me chercher ! Allons, Capitaine Black, tu veux un être humain pour ton dîner, non ? Alors, inutile de chercher plus loin !

Il se sentait parfaitement ridicule. Capitaine Black ne tourna même pas la tête pour le regarder. Il se tourna lourdement vers Raoul comme celui-ci plongeait sous la table pour récupérer le pistolet. La table se renversa bruyamment, mais Raoul parvint à rouler sur lui-même et à attraper le pistolet avec sa main gauche. Il le lâcha, le ramassa à nouveau. A ce moment, Capitaine Black posa son pied antérieur droit sur le ventre de Raoul.

Raoul ne cria pas. Il ne pouvait pas crier. Capitaine Black lui comprimait le ventre, un poids de plus de trois cent cinquante kilos concentré sur une surface plus petite et plus effi-lée qu’un déplantoir de jardinier. Le pied de Capitaine Black transperça sa peau, transperça ses muscles, transperça sa graisse sous-cutanée. Il perfora sa paroi stomacale, et de la nourriture épaisse, chaude et acide, se déversa dans son abdomen. Il clouait littéralement Raoul au sol. Puis Capitaine Black baissa la tête vers Raoul. Son haleine était infecte et brûlante; des filaments glacés de bave visqueuse se déposè- rent sur ses joues. Raoul essaya de crier, mais il ne se rappelait plus comment on faisait. Il ne restait plus d’air dans son corps, plus rien, excepté la douleur, le choc et une paralysie totale. Il n’avait pas compris que Capitaine Black, après lui avoir perforé l’estomac, avait sectionné sa moelle épinière.

Capitaine Black inclina la tête et Raoul ne vit plus rien. Il ne comprit pas tout de suite ce qui se passait. Un instant, il crut qu’il était sauvé… c’était la nuit et le pire était passé. Il ferma les yeux et dit la prière que sa mère lui avait apprise quand il était enfant: ” Cher Jésus, la nuit est si profonde, aidez-moi. “

Puis Capitaine Black fit deux ou trois pas en arrière, leva les yeux et aperçut Garth, Jenny et le garde de la sécurité.

-Raoul ! cria Garth. Raoul ! Tire !

Raoul tourna la tête et vit qu’il tenait toujours le pistolet dans sa main. A cet instant, Capitaine Black baissa la tête de nouveau et saisit la cuisse de Raoul entre ses mâchoires. Raoul ne sentit rien, mais il entendit. Un craquement sourd, cartila-gineux, et la plainte aiguë de la peau déchiquetée.

Capitaine Black secoua la tête violemment, et arracha d’au-tres muscles. Puis il enfonça profondément ses dents entre les jambes de Raoul, happa un côté de son bas-ventre et transperça sa fesse droite avec une dent triangulaire qui faisait plus de dix centimètres de long. Raoul parvint finalement à faire entrer de l’air dans ses poumons. Il suffoqua durant une seconde, émit un gargouillis, puis poussa un cri rauque qui aspergea de sang son visage. Il tenta de se redresser et de se dégager, mais il était paralysé à partir de la taille, et les muscles des mâchoires de Capitaine Black, soudés dans son bas-ventre, le maintenaient avec toute la force d’un cric hydrau-lique.

Le garde de la sécurité s’avança dans le laboratoire, son P. 38 levé. Il écarta du pied l’une des chaises renversées qui se trouvait sur son chemin, puis il enjamba la table renversée et pointa son pistolet sur la tête de Capitaine Black.

Mais Raoul hurla:

-Non ! Non ! Ne tirez pas ! Ne lui faites pas de mal !

Le garde de la sécurité ne comprit pas et hésita.

-Ne lui faites pas de mal ! répéta Raoul d’une voix plus faible. Ne lui faites pas de mal, pour l’amour du ciel ! Il repré- sente le travail de toute ma vie !

Capitaine Black grogna, gronda, et secoua furieusement sa tête d’un côté et de l’autre.

-Oh, mon Dieu ! gémit Raoul.

Le porc releva la tête. De ses mâchoires dégoulinaient les débris sanglants du bas-ventre de Raoul. Raoul regarda dans les yeux du porc, et ses yeux étaient noirs et luisants, tels des bijoux funèbres ou du granit noir et poli.

Il leva le pistolet. Durant un moment indécis, il le pointa sur Capitaine Black. Puis il saisit le canon dans sa main droite et l’appuya sous son propre menton. Avant que le garde de la sécurité puisse l’en empêcher, il pressa la détente-un claquement sec retentit - et la fléchette transperça sa mâchoire inférieure, transperça sa langue et son palais, et explosa directement dans son cerveau. Même si elle n’avait pas contenu une dose massive de méthohexitone, elle l’aurait tué sur-le-champ. Il tourna la tête d’un côté et lâcha le pistolet; ses yeux devinrent fixes et ne regardèrent plus rien.

Garth cria au garde:

-Revenez ici ! Ne tirez pas ! Revenez ici ! Nous allons l’enfermer dans cette pièce, et voir si nous pouvons le calmer !

Le garde ne se le fit pas dire deux fois. Il tourna les talons et revint vers la porte à toute vitesse. Capitaine Black n’essaya pas de le poursuivre; il demeura immobile et mâcha la chair de l’un des hommes qui avaient contribué à faire de lui ce qu’il était. Mais son faciès de loup-garou n’était plus impassible. Garth était certain d’y lire du mépris… du mépris et de la dérision.

Les porcs étaient peut-être méprisants et moqueurs de nature, et c’était la première fois qu’un porc était à même de le montrer.

Plus vraisemblablement, cependant, le mépris et la dérision manifestés par Capitaine Black provenaient de son donneur génétique.

Mais étaient-ce là les sentiments d’un petit garçon de trois ans ? Quel genre de petit garçon nourrit une telle haine méprisante à l’encontre de ses semblables ?

Garth, tout tremblant, referma la porte du laboratoire et la verrouilla. Il regarda à travers la vitre en verre la masse som-bre et immobile dc Capitaine Black. Il apcrccvait sculcmcnt (partie assez illisible) l’un dcs pieds de Raoul qui formait un angle bizarre.

Jenny sanglotait en silence, sa main pla4ucc sur la bouchc. Lc garde de la sccuritc passa son bras autour de ses cpaules.

-Que faisons-nous maintenant, docteur ? dcmanda-t-il à Garth, avec une certaine insubordination dans sa voix. Vous auricz dû mc laisser Pabattre, bon sang !

La rcponse de Garth fut cinglantc, mcme si sa voix chc-vrotait.

-Capitaine Black est le résultat de neuf annécs de rechcr-che gcnétique d’avant-garde et de millions dc dollars, plus que vous ne pourriez en compter durant toute votre vie. Non seulement eela, mais il est tout ee pour quoi le L)r Lacouture avait travaillé sans relâche, depuis toujours.

Le garde resta de marbre.

-Excusez-moi, mais Capitaine Black est égalcmcnt un enculé de pore qui a grièvement blessé un homme et en a tuc un autre. J’aurais dû l’abattre séanee tenante.

- Vous avez fait ee que vous avez pu. Vous n’avez pas à vous inquleter a ee su~let.

-Dr Matthews, lorsque des êtres humains se font bouffcr par leur petit déjeuner, eela m’inquiète !

Ils entendirent les sirènes de la police et des ambulances qui arrivaient devant le bâtiment. Garth prit Jenny par la main et dit:

-Venez… vous ne pouvez plus rien faire ici.

Il se tourna vers le garde de la sécurité.

-Surveillez la porte. Et assurez-vous que Capitaine Black n’essaie pas de sortir.

Le garde remit son pistolet dans son étui et croisa les bras sur sa poitrine. Il ne dit rien, mais l’expression sur son visage était tout à fait éloquente.

 

Dans la vaste serre de sa maison de Georgetown, Washington, William Olsen lançait de petits morceaux de poulet à Pallas, son corbeau. L’oiseau était énorme et son plumage lus-tré ressemblait à un chapeau de deuil du dix-neuvième siècle. L’une de ses pattes était attachée avec une chaine à un perchoir en acier chromé en forme de T, lequel était placé suffisamment près du fauteuil en rotin de William Olsen pour permettre à celui-ci de lui donner à manger avec sa main valide.

Bryan Cady, assis dans un autre fauteuil, lui tournait en partie le dos. D’un naturel délicat, il était choqué par le spectacle de ce corbeau qui becquetait et avalait des fragments de peau filandreuse de poulet. Indépendamment de cela, il préférait ne pas regarder William Olsen lorsque ce dernier tentait d’exprimer la joie qu’il ressentait. Son visage léonin, autrefois beau, était déformé par un rictus, et sa langue pendait.

Bryan était vêtu de gris et de noir, comme à son habitude, et sa chemise était d’un blanc immaculé. William Olsen portait une robe de chambre bordeaux, avec ses initiales entrelacées brodées en or sur sa poche de poitrine, et un foulard jaune, que Nina avait noué pour lui.

-Goldberg m’a téléphoné ce matin, déclara Bryan. Il est catégoriquement réservé.

-Je pensais bien qu’il mettrait de l’eau dans son vin, dit William de sa voix gutturale. (Il donnait toujours l’impression de quelqu’un qui essaie de lécher une glace et de parler en même temps.) Il vote en fonction des sondages, c’est une vraie girouette.

-Si le lobby de la viande ne se ravise pas, je pense que nous avons de bonnes chances de l’emporter, affirma Bryan. Le pays est favorable à ce projet de loi. Il y a dans l’air une nette tendance à la sainteté diététique.

-Et combien de temps tiendront-ils, à votre avis, avant que leurs Big Macs commencent à leur manquer ?

-Peu importe si Zapf-Cady est abrogé dans un an. Nous en aurons tiré tout ce que nous avions prévu d’en tirer.

William Olsen lança un autre morceau de poulet à son corbeau, qui l’attrapa au vol.

-Vous avez vu ? fit-il joyeusement. C’est un vrai préda-teur. Il n’hésite pas une seule seconde: il prend tout ce dont il a envie sans même réfléchir. C’est cette qualité que j’admire chez vous, Bryan. Pallas et vous êtes de la même race.

Bryan eut l’air mal à l’aise. Il goûtait les applaudissements et la célébrité, mais il n’aimait pas les compliments personnels: cela le gênait.

-Nous sommes allés aussi loin que nous pouvions aller, dit-il à William. Tout est prêt… il ne nous reste plus qu’à attendre le vote.

-Que nous remporterons probablement, le rassura William.

-Je ne sais pas… c’est ce ” probablement ” qui ne me plaît toujours pas. Il y a tellement de choses en jeu, William. Tout a si bien marché jusqu’à présent. Je crois que je serai obligê de me tirer une balle dans la tête si nous perdons.

-Nous gagnerons, insista William.

-Cela vaudrait mieux, attendu que nous avons acheté 60 % des parts de Continental Soybeans, et 53 % de Farmland.

-Ne soyez pas paranoïaque, dit William. Nous gagnerons.

Bryan prit un cigare dans son étui, l’approcha de son nez et huma son arôme. Il se sentait à cran aujourd’hui. Il était sûr que la Chambre des Représentants voterait en faveur de Zapf-Cady. Tous ces jeunes Démocrates étaient impatients de prouver qu’ils avaient des idées avancées et des sentiments humanitaires, et qu’ils étaient au fait de l’actualité. Il avait la quasi-certitude que la Chambre haute voterait également en sa faveur. Mais ce serait très serré, et certains sénateurs refusaient de s’engager catégoriquement. Ils attendaient de voir de quel côté venait le vent politique.

C’était Lily Monarch qui avait donné à Bryan l’idée de Zapf-Cady. Elle l’avait abordé au cours d’une fête de bienfaisance à l’université d’Iowa, deux ans auparavant, et lui avait demandé effrontément s’il avait jamais réfléchi aux souffrances que les gens infligeaient aux animaux. S’il s’était agi de quelqu’un d’autre, il aurait arboré son célèbre sourire sénatorial et lui aurait débité les lieux communs habituels sur les nécessités économiques, l’abattage sans douleur des animaux de boucherie, et ” il faut bien que tout le monde vive “. Mais il avait devant lui Lily Monarch, une fille superbe: de longues jambes, des cheveux ébouriffés, des seins énormes. Elle rayonnait de jeunesse, de beauté et d’innocence aux yeux clairs.

Bryan l’avait invitée à dîner au Hemingway’s. Durant trois heures il l’avait écoutée sans l’interrompre tandis qu’elle parlait avec enthousiasme d’un monde dans lequel les animaux seraient traités comme des êtres vivants, comme nos semblables. Elle ne faisait pas partie de ces végétariens austères et intransigeants qui déclarent avec le plus grand sérieux: ” Je ne mange jamais quelque chose qui avait un visage ” ou bien: ” Je ne mange jamais quelque chose qui avait une mère. ” Elle croyait sincèrement que nous partageons la Terre avec les animaux, et que les animaux partagent la Terre avec nous, et qu’une vache n’est pas une chose que l’on élève, abat et mange, mais le membre d’une autre race. ” Si nous tuons et mangeons nos semblables sur cette Terre, alors nous sommes coupables de cannibalisme. Il faut voir les choses en face. “

Bryan l’avait écoutée en s’efforçant de rester calme et posê. Il avait eu envie de coucher avec elle dès ce premier soir, mais il s’était dit (avec véhémence, se regardant dans le miroir des toilettes pour hommes) pas de précipitation, Bryan, joue ça en douceur. Il voulait gagner sa confiance d’abord, et en apprendre un peu plus sur ses convictions. Il sentait qu’elle person-nifiait un changement imminent dans l’opinion américaine: un changement qui arrivait lentement, peut-être, avec la lenteur d’un glacier, mais qui était très profond.

Trois jours plus tard, il avait téléphoné au sénateur Doreen Zapf, une militante pour les droits des animaux connue pour sa virulence, et il lui avait demandé si cela l’intéressait de déposer avec lui un projet de loi visant à mettre fin à ” l’éle-vage et à l’abattage de toutes les espèces sensibles servant d’aliments à l’homme “. La réaction de la presse avait été sensationnelle. Lily Monarch avait appelé Bryan en pleine nuit, transportée de joie. Zapf-Cady était né.

Bryan n’était pas un idéaliste, et il n’était ni végétarien, ni stupide. Il avait vu dans Zapf-Cady non seulement l’occasion d’acquérir une sainteté politique, mais aussi la possibilité de faire d’énormes profits et d’en retirer une puissance tout aussi énorme. Avant de faire connaître aux médias le projet de loi, il avait fondé un holding et pris des parts majoritaires dans Continental Soybeans, une coopérative énorme mais en difficulté qui contrôlait la plus grande partie de la production et du traitement du soja au Kansas, en Iowa et au Missouri.

Après que Zapf-Cady eut été annoncé, et que les cours de la viande eurent fait un plongeon vertigineux, il avait acquis des parts importantes dans Farmland Industries, de Kansas City, la plus grande coopérative agricole du pays. Farmland avait entrepris récemment une intégration verticale dans l’industrie porcine en Iowa, prenant tout en main, depuis l’élevage et l’alimentation jusqu’à l’abattage et le condition-nement.

Si Zapf-Cady était adopté, les parts de Bryan dans Continental Soybeans vaudraient des millions de dollars de plus, puisque la production de protéines de soja serait augmentée afin de répondre à la demande qui ne pourrait plus être satisfaite par des produits alimentaires d’origine animale. Steaks de soja, sojaburgers… même des blancs de soja. Si Zapf-Cady était finalement abrogé, dans un an (comme il s’y attendait), Bryan aurait des parts appréciables dans une coopérative de la viande en plein essor.

Entre la ratification et l’abrogation, Bryan était également sûr qu’il y aurait une demande soutenue de viande, vendue au marché noir (ce qu’il aimait appeler le ” bacon de contre-bande “). Il serait également prêt à répondre à cette demande, malgré la flambée des prix.

William Olsen avait financé les acquisitions de Bryan dans Continental Soybeans et Farmland Industries, mais Bryan avait la certitude d’être à même de retirer un énorme profit de Zapf-Cady, et de dire enfin à William Olsen où il pouvait se mettre son corbeau.

Tout cela, pensa-t-il, et Lily Monarch. A ses yeux, il était presque un dieu. Elle l’avait appelé le seul homme politique honnête et intègre qu’elle ait jamais rencontré. Et elle n’avait pas besoin de savoir qu’il en allait autrement.

William Olsen finit de donner à manger à Pallas et s’essuya les mains sur un gant de toilette humide.

-Vous restez ici ce soir, Bryan ? demanda-t-il, s’efforçant de prendre un ton désinvolte.

-Je ne sais pas. Non, je ne crois pas. Je pars de bonne heure demain matin.

-Nina voulait savoir.

-Je ne sais pas. Je dois prendre le vol de sept heures pour Kansas City, Missouri. J’ai un petit déjeuner de travail avec Dudley Cambridge, à huit heures.

William tambourina sur l’accoudoir de son fauteuil en rotin.

-Je crois que cela ferait très plaisir à Nina si vous restiez. Elle trouve que vous êtes de plus en plus distant ces derniers temps.

Bryan tourna la tête vers William.

-Distant ? Non, très occupé, c’est tout.

-Nous avons passé un marché, Bryan. Vous le savez. Il n’est peut-être pas gravé dans la pierre, mais il n’en est pas moins valide pour autant.

Il marqua un temps, puis déclara avec une froideur infinie:

-Vous savez également que, si jamais je recouvrais la santé… aujourd’hui, maintenant… je vous tuerais. Sans la moindre hésitation.

Bryan se leva et s’approcha du fauteuil de William. Pallas s’agita nerveusement sur son perchoir; ses serres crissèrent sur l’acier chromé. Bryan tendit la main et caressa les cheveux raides et grisonnants de William, aussi doucement que si William était une femme.

-Ne faites pas ça ! s’exclama William.

Mais Bryan continua et lui adressa un sourire béat.

-Ne faites pas ça, bordel de merde !

-William, dit Bryan, je serai probablement Président, un jour prochain, et ce sera entièrement grâce à vous. Tous les décrets que vous voulez voir pris, je les prendrai. Chaque salopard que vous voulez voir écrasé, je l’écraserai pour vous. Cha-que enculé de politicard qui vous a fait une fleur un jour, je lui donnerai un bureau, une secrétaire, une limousine et un demi-million de dollars par an. Je ferai jouir votre femme, je lui donnerai des putains d’orgasmes.

” Je suis votre obligé, William. Je le sais, et vous en aurez pour votre argent, beaucoup plus même. Mais il faut que je sois à Kansas City, Missouri, pour ce petit déjeuner avec Dudley Cambridge. C’est très important. Et je n’ai pas envie de baiser votre femme cette nuit. Est-ce que c’est clair ?

William déglutit bruyamment.

-Cessez de me caresser les cheveux, d’accord? Nina trouve que vous la négligez. Elle se met en colère lorsqu’elle a l’impression qu’on la néglige. Et elle s’en prend à moi.

Bryan ne dit rien mais cessa de caresser les cheveux de William.

-Elle m’injurie, continua William. (Il déglutit à nouveau (partie illisible) ct cssaya dc sc passcr la langue sur ses lèvres Qasques.) Elle m’humilic. Ellc dit quc je nc suis plus un homme.

Il inspira pro~romlcmcnt puis ajouta:

-Parfois cllc me bat.

-Jc suis dcsolc, je ne savais pas, fit Bryan.

-Ce n’cst pas lc gcnre de chose qu’un homme avoue volonticrs, n’cst-cc pas ?

-Non, jc nc pense pas.

-Jc connais bcaucoup d’hommcs robustes qui sont battus par Icur rcmmc. Vous vous souvenez de Jack Walters ? Sa fcmmc l’a frappc au visage avec une pocle à frire pendant qu’il dormait. Trcs drôle, hein ? Lorsqu’il est revenu au bureau, il a dit qu’il s’ctait brisc le ncz en faisant du ski. Mais il plcurait quand il m’a avouc la vcrité.

Il inspira profondcmcnt à nouvcau.

-Parfois jc plcurc, moi aussi.

La porte de la scrre s’ouvrit. Une femmc bicn en chair, blondc, la cinquantaine, entra. Scs chaussurcs cliquctèrent sur lcs dallcs de marbre importées d’ltalie. Elle était très soignée de sa personne, d’une façon Icgcrement démodée, comme Doris Day ou Grace Kclly. Elle portait une vcstc Chanel bleu marinc avcc dcs boutons en or et une broche en or incrustée de diamants, et une jupe gris souris qui était trop courte de deux centimctrcs pour elle. Elle ctait également un peu trop hâlée.

Elle tira l’un des fautcuils en rotin, dont lcs pieds crissèrent sur les dallcs. C’ctait lc gcnre de remme qui ne pouvait rien déplaccr sans fairc du bruit.

-Bryan, dit-elle, et elle lc prit par les bras et l’embrassa bruyamment sur lcs lèvres. Nous avons du pigeonneau dcs mcrs sauté pour le dîner… votre plat favori.

Même si elle n’avait pas préparé du pigeonneau des mers -de la chair exquise de poisson-globe, presque impossible à trouver de nos jours-, Bryan était obligé de rester pour une autre raison. Il avait pris tout ce que William avait été à même de lui offrir: sa femme, son argent, sa carrière politique. Il devait donner quelque chose en échange.

Il regarda William et s’efforça de sourire.

-Merci, Nina. Vous êtes resplendissante.

-Vous n’êtes qu’un vil flatteur, dit-elle, passant son bras sous celui de Bryan et le serrant contre elle d’une façon possessive.

William détourna les yeux et Pallas hérissa ses plumes noir mazout.

-Non, je vous assure, c’est la vérité, protesta Bryan.

Nina gloussa et déposa un baiser sur sa joue.

-Je parie que vous dites ça à toutes les femmes.

 

Le shérif-adjoint Norman Gorman remontait la 51e Rue en écoutant Annie, l’m not your Daddy à l’autoradio. Il chantait en même temps qu’il tambourinait sur le volant. Cet après-midi, alors qu’il interrogeait certaines des personnes qui affirmaient avoir vu Terence Pearson et ses enfants au cours des dernières heures précédant le massacre, il avait fait une tou-che: une Hispanique du tonnerre qui avait aperçu leur break sur la Septième Avenue, se dirigeant vers l’ouest.

Les renseignements fournis par la jeune fille n’avaient aucune utilité pratique, mais cela n’avait pas empêché Nor-man de l’inviter à dîner afin de poursuivre cet entretien. La jeune fille avait battu des cils et dit: ” Bien sûr, si je peux aider la police. “

Norman aimait les filles comme ça. Elles étaient inutiles en tant que témoins, mais elles ne posaient pas de questions et ne racontaient pas de mensonges. Tout ce qu’elles voulaient, c’était un homme portant un uniforme impeccablement repassé: un homme qui suspendait son étui d’épaule sur le dossier de la chaise de leur chambre à coucher, afin qu’elles puissent reluquer son pistolet chargé pendant qu’il les tringlait vigoureusement.

Norman n’était pas de service. A bord de sa Grand National Regal bleu métallisé, il regagnait son appartement sur la 42’Rue. Deux dés bleus en mousse oscillaient, accrochés au rétroviseur. Il se sentait vanné et couvert de sueur, mais une douche chaude et un grand verre de bière glacée le remettraient d’aplomb. Il devait retrouver l’Hispanique du tonnerre à sept heures au Huckleberry’s. Une fois qu’elle aurait mangé et bu des cocktails, il l’emmènerait au ” Gorman ” pour une nuit de musique afro-cubaine, d’autres cocktails, et une partie de jambes en l’air (pendant qu’elle reluquerait son arme de service). Elle s’appelait Vella. La Bella Vella.

(prtie non corrigée) Habitucllcmcnt, il n’ctait pas aussi vannc, mais lc Tout-Puissant Lukc l ricnd avait dcci~(lc dc mcttrc tous scs hommcs sur l’enquctc conccrnant lc mcurtre dc la secur d’lris l’carson, Mary, alors quc la policc dc Ccdar Rapids c~tait par~raitcmcnt capablc de s’en chargcr (c’ctait l’opinion dc Norman, en tout cas). Sur l’ordre dc Lukc, Norman avait intcrrogc sans rclachc dcs tcmoins évcntucls, toutc la journcc, et posc dcs qucstions commc: ” Posscdcz-vous ou avcz-v~(us posscdc un lauricr de type europcen ? ” et: ” Avez-vous dcjà cntendu prononccr le mot mummer ? o et (la question la plus foldingue dc toutcs): ” Avez-vous un genrc d’avcrsion pour la coulcur vcrte… et si oui, pourquoi ? “

Dans l’ensemble, les réponses à ces qucstions avaicnt cté: “Hcin ?” ou: “Qu’est-ce que ca peut vous faire ?~) Cela n’avait pas surpris Norman. Mais qui ctait-il pour discutcr les ordres ? Si le Tout-Puissant Luke Ericnd lui disait de raire du porte à porte et de poser ces questions, il faisait du porte à porte et posait ces questions.

Norman lissa sa moustache tout en conduisant. Il se demanda s’il devait la tailler avant d’aller à son rendez-vous. Les filles adoraient une moustache bicn taillce et lustrée. Nor-man ne se faisait aucune illusion à ce sujet. Les filles ne pensaient qu’à une chose lorsqu’elles voyaient une moustache bien taillée: se faire balayer le mont de Vénus comme un trottoir couvert de feuilles.

-Oh ! Annie…, chanta-t-il. Oh ! Annie…

Il venait de passer devant Econofoods lorsqu’un énorme van Chevrolet noir sortit en trombe du parc d’exposition de Pat McGrath, le concessionnaire Chevrolet, faisant hurler ses pneus. Le van effectua un demi-tour devant le supermarché et fonça vers l’ouest, laissant un nuage de fumée bleue der-rière lui.