SANG IMPUR

Titre original : Flesh and Blood, 1994 Traduction de François TRUCHAUD

 

Ils roulaient depuis moins d’une heure lorsque Terence dit:

-On est arrivés, les enfants.

Il gara le vieux break Mercury noir sur le bas-côté de la route, l’avant incliné vers le talus, et coupa le moteur.

Emily se pencha vers la vitre et regarda le champ de blé balayé par le vent. Des glumes voletaient dans l’air et le ciel d’orage était plus noir que les yeux de papa.

-Qu’est-ce qu’on fait là ? lui demanda-t-elle.

Emily, onze ans, portait une robe jaune à fleurs, trop petite d’une taille pour elle. La monture de ses lunettes était mainte-nue par un sparadrap. Ses cheveux cuivrés étaient coiffés en tresses et retenus par des rubans.

A côté d’elle, Lisa bougea, ouvrit les yeux et fronça les sourcils. Lisa, neuf ans, était blonde, avait des poignets osseux et des jambes maigres. Elle portait un appareil dentaire compliqué qui la faisait zézayer.

George dormait, la bouche ouverte, et bavait sur l’accoudoir. Agé de trois ans, c’était le petit dernier. Il avait les oreilles décollées.

-C’est l’heure, les enfants, leur dit Terence avec un drôle de sourire. L’heure de faire ce qu’il faut.

Il descendit du break et ouvrit les portières arrière. Puis il fit le tour de la voiture. Il tapait de la main sur le toit, sur le capot. Il était impatient, nerveux. Il ne tenait pas en place.

-Dépêchez-vous, les enfants ! C’est l’heure.

Ils sortirent à leur tour et papa claqua les portières. Ils se tinrent sur le bas-côté de la route. Le vent sifflait et grésillait; des mottes de terre sèche glissaient sur l’asphalte. Ils ne savaient pas quoi faire. Ils ne savaient pas pourquoi ils étaient ici. Mais papa n’avait pas arrêté de leur dire durant le trajet qu’ils devaient être sauvés.

-Je vous aime, tous les trois. Vous savez combien je vous aime, hein ? C’est pour cette raison que vous devez être sauvés.

Papa ouvrit le hayon et prit son vieux sac. Les enfants n’aimaient pas son vieux sac. C’était le sac qu’il avait utilisé pour noyer ce chiot Labrador qui était né difforme. Le sac dans lequel il rapportait à la maison les corps pesants et ensanglantés des lapins qu’il avait tirés. Le vieux sac était maculé de toutes sortes de taches affreuses, et il sentait toujours mauvais.

-En route, les enfants, suivez-moi, les pressa Terence.

Encore somnolents, ils gravirent après lui le talus de terre friable. Un brin de glume vola dans l’oeil de George; il s’ar-rêta, battit des paupières et le frotta vigoureusement. Papa revint vers lui, posa son sac par terre et examina son oeil.

-Tu sens où c’est ? Regarde en l’air… regarde de côté. Je ne vois rien, George. Je crois que c’est parti.

Ensemble, ils s’avancèrent vers le vaste océan bruissant des blés qui mûrissaient. Emily et George se tenaient par la main, Lisa les suivait, quelques pas derrière eux. Et papa marchait devant eux; il parlait, faisait de grands gestes et se retournait de temps à autre, jamais trop près, jamais trop loin.

-Qu’est-ce que vous en dites, les enfants ! cria joyeusement Terence. Une belle journée, non ?

Emily leva les yeux. Le ciel était d’un bordeaux sombre-bordeaux !-et les nuages filaient à une vitesse vertigineuse, si vite que le monde entier semblait tourner autour d’eux, comme si tout l’Iowa tournait sur une gigantesque platine qui grondait et oscillait.

Terence se mit à chanter Alouette, gentille alouette ‘, puis il siffla l’air, gambada et se retourna. Il fit tournoyer le vieux sac autour de sa tête.

-Vous vous souvenez de cette chanson ? Tu te souviens

1. En fransais dans le texte. (N.d. T.)

 

de cette chanson, Emily ? Tu l’adorais quand tu étais toute petite. Je te la chantais nuit et jour, vrai de vrai !

Les enfants trottinaient à sa suite et trébuchaient. Des gouttes de pluie commencèrent à leur picoter le visage.

-Sauve-nous ! cria Terence, s’avançant à grandes enjam-bées dans le champ de blé. Sauve-nous, Seigneur, je t’en prie, sauve-nous !

-Sauve-nous ! reprit George de sa petite voix flûtée.

De la poussière et des glumes tourbillonnaient autour d’eux.

-Sauve-nous ! chanta Terence. Sauve-nous-sauve-nous- sauve-nous !

-Sauve-nous ! criaient les enfants. Sauve-nous !

-Et nous sauver de quoi ? demanda Terence d’une voix sévère. (Il se tourna pour les regarder, les yeux grands ouverts, mais continua de marcher à reculons, à la même allure rapide.) Nous sauver de quoi, les enfants ? Nous sauver de quoi ?

-Nous sauver du croque-mitaine ! s’écria George.

-Oh non ! fit Terence en secouant la tête. Pas le croque-mitaine !

-Nous sauver du sang impur ?-hasarda Lisa.

Terence fit trois longues enjambées, à reculons, sans quitter Emily des yeux. Puis il brandit le vieux sac et poussa un cri, un cri aigu et rauque qui ressemblait à un couinement de porc.

-Oh oui ! hurla-t-il. Nous sauver du sang impur ! Nous sauver de ce sang impur, tellement impur ! Nous sauver du mal, de la chair et du diable !

Sept cents mètres plus loin, ils arrivèrent à proximité d’un profond sillon dans le sol, sans doute une ancienne mare bourbeuse ou le lit d’un petit ruisseau, ou encore un coupe-feu creusé délibérément. Le sillon était envahi par des molè- nes à larges feuilles. Elles tremblaient continuellement dans le vent, tremblaient et s’agitaient telles des mains fébriles.

Terence fit halte et jeta un regard à la ronde. Il plissait les yeux à cause du vent et de la poussière. D’abord, il contempla le fond du sillon. Puis il rejeta sa tête en arrière et leva les yeux vers le ciel tourmenté. Les nuages défilaient si vite qu’il fut désorienté un instant et faillit perdre l’équilibre. Oh oui !

C’était un temps de tornade. Un temps de catastrophe. Une tornade approchait, il le sentait Sûr et certain que ce n’était pas un temps pour danser dans un champ de blé !

-O Notre Père qui es aux cieux, sauve-nous de ce sang impur, tellement impur ! cria-t-il vers le ciel.

Et les enfants reprirent en choeur:

-Sauve-nous !

-Sauve-nous, ô Seigneur ! vociféra-t-il.

Et les enfants répétèrent avec empressement:

-Sauve-nous !

Il fit quelques pas dans le champ, tout en balançant le vieux sac. Les enfants restèrent groupés au bord du sillon. Ils se tenaient par la main et attendaient. Terence était très grand, efflanqué et dégingandé. L’une de ses épaules était voûtée et un côté de sa poitrine saillait de biais, comme si sa mère l’avait laissé tomber quand il était bébé. Il avait une tête massive, anguleuse comme un fer de hache. Ses cheveux roussâ- tres, coupés très court, rebiquaient sur sa nuque. Il portait un blouson en jean et des jeans délavés qui faisaient des poches aux genoux, des vêtements d’ouvrier agricole. Pourtant, il avait une peau d’une blancheur maladive et des cernes viola-cés sous les yeux, comme un employé de bureau, ou un comptable, ou un marionnettiste. Quelqu’un qui passe toutes ses journées enfermé chez lui, et fume trop, et parle rarement à des gens réels.

Il revint vers les enfants; les épis de blé lui arrivaient à hauteur du genou. Il renifla, toussa et s’essuya le nez du dos de la main.

-Nous devons prier, leur dit-il d’une voix plus grave, beaucoup plus solennelle. C’est ce que nous allons faire maintenant. Nous devons prier.

Lisa leva sa main gauche pour abriter son visage du vent.

-Papa, il pleut à verse ! J’ai froid, je veux rentrer à la maison !

-Moi aussi, je veux rentrer à la maison, dit George.

Emily grelottait de froid, mais elle ne dit rien. Elle observait son père avec circonspection, ses yeux grossis par les ver-res de ses lunettes. Elle l’avait déjà vu se comporter de façon étrange. Elle l’avait entendu tenir de longs discours sur le sang impur depuis qu’elle était toute petite, sur la Bible et sur les ” choses que les femmes ne devraient jamais faire “. Un autre sujet revenait souvent dans ses monologues, quelque chose qu’elle n’avait jamais très bien compris, mais cela l’avait toujours terrifiée, néanmoins. Le Voyageur Vert, quoi que ce fût.

Elle se souvint qu’il criait à maman:

-Tu l’entendras peut-être frapper, Iris, tu l’entendras certainement frapper ! Mais n’ouvre jamais ta porte au Voyageur Vert ! Ne songe même pas à ouvrir ta porte, même dans tes rêves les plus fous !

Un jour, elle lui avait demandé en toute innocence ce qu’était le Voyageur Vert. Son visage était devenu livide, avec une soudaineté terrifiante, et il s’était mis à trembler violemment, comme s’il faisait une crise d’épilepsie.

Elle ne lui avait plus jamais posé de questions sur le Voyageur Vert. Elle n’osait pas. Mais cela ne l’avait pas empê- chée de faire des cauchemars sans fin: des heurtoirs retentissaient brusquement dans la nuit, ils frappaient et frappaient, tandis que quelque chose de vert et d’indicible tentait de pénétrer dans la maison. Un homme dont le corps tombait en putréfaction, mais qui pouvait marcher, avec de la mousse sur le dos des mains au lieu de poils, et un enchevêtrement d’her-bes folles qui lui recouvrait le visage.

Le Voyageur Vert !

 

Parfois, très tôt le matin, Emily avait aperçu son père dans la cour… immobile, entièrement nu, aussi pâle qu’un veau. Il regardait fixement la clôture, la ruelle sombre derrière la mai-son, ou peut-être ne regardait-il rien du tout, tandis que sa mère dormait et murmurait dans son sommeil.

A la pharmacie Medicap, elle avait entendu Miss Van Dyke déclarer que son père était 2 % humain et 98 % Valium.

Terence n’avait jamais maltraité ses enfants. Il ne leur donnait jamais de fessées et les grondait rarement. Il les embras-sait, les bordait dans leur lit le soir et leur racontait des histoires. Ils savaient qu’il les aimait. La plupart du temps, il était drôle. Mais Emily avait toujours l’impression que quelque chose n’allait pas. La gaieté de Terence était trop souvent une gaieté forcée, ses plaisanteries trop extravagantes, ses cha-touillements trop brutaux. Et, pour une raison inexplicable, Emily savait ce qui n’allait pas: c’étaient eux.

Certains soirs, Terence rentrait de son travail d’une humeur exécrable. La mine sombre, il marchait de long en large, se cachait le visage dans les mains, invectivait Dieu. Il s’accablait de reproches, également, répétant maintes et maintes fois: ” Pourquoi ai-je fait ça ? Pourquoi ai-je fait ça ? Pourquoi ai-je fait ça alors que je savais ? “

Et lorsqu’elle eut huit ans, Emily avait deviné ce qu’il voulait dire par ” pourquoi ai-je fait ça ? “.

Il voulait dire: ” Pourquoi donc ai-je eu des enfants ? “

Mais pourquoi se posait-il constamment cette question, et que savait-il au juste qui aurait pu changer les choses, elle ne le découvrit jamais.

La pluie mouchetait les verres de ses lunettes. Lisa serra sa main. La main de sa soeur était glacée et poisseuse, mais Emily n’y prêta aucune attention. Emily avait les yeux fixés sur son père et elle ne tourna pas la tête.

Terence posa le vieux sac par terre et s’approcha des enfants, une expression bienveillante, confuse et absente, sur son visage.

-Emily ? dit-il. Nous devons prier.

-Papa, je veux rentrer à la maison ! protesta Lisa. Il pleut et c’est horrible et je n’aime pas être mouillée !

George trépigna et chantonna d’une voix de fausset:

-Le docteur Foster ! Est allé à Gloucester ! Sous une pluie battante !

Terence prit Emily dans ses bras et la serra contre lui.

-Mon poussin, dit-il. Ma fille chérie. N’oublie jamais à quel point je t’aimais.

Il n’avait pas bu. Il sentait seulement le savon, les cigarettes, et cette curieuse odeur douceâtre qui semblait toujours imprégner ses vêtements, surtout quand il rentrait de son travail. Il travaillait dans ” l’alimentation “. C’était tout ce qu’il lui avait jamais dit.

-Moi aussi, je t’aime, papa, dit Emily prudemment.

Terence l’étreignit à nouveau, puis il prit Lisa dans ses bras et la serra contre lui.

-Lisa, ma chérie, si tu savais toute l’affection que j’ai pour toi. Si seulement tu savais.

Lisa ne dit rien mais coula un regard vers Emily avec une expression qui était mi-possessive (c’est mon papa) et mi-interrogative (pourquoi nous a-t-il amenés ici ? Pourquoi tou-tes ces démonstrations de tendresse ?).

Enfin, Terence s’accroupit, ébouriffa les cheveux de George et le tint contre lui.

-Dis-moi, George… tu sais ce que cela représente pour un homme d’avoir un fils à lui ?

George hocha la tête.

-Je sais, répondit-il. On peut rentrer à la maison maintenant ?

Terence ébouriffa à nouveau les cheveux de George en un geste bref d’infinie tendresse, et George les lissa d’un air agacé. Terence sourit. Puis il se redressa. La pluie crépitait bruyamment sur les blés, le vent devenait de plus en plus violent. Sûr et certain que ce n’était pas un temps pour danser dans un champ de blé. Ce n’était pas un temps pour danser du tout.

-Nous devons prier, dit Terence. Allons, les enfants. C’est le moment de faire ce qu’il faut. Mettons-nous à genoux, remercions le Seigneur, et demandons-lui de nous sauver de notre sang impur.

-Il est tombé dans une mûre, jusqu’à la ceinture, et on ne l’a plus jamais revu ! hurla George.

-George, c’est ” mare “, pas ” mûre “, le reprit Emily.

-Non, c’est mûre ! glapit George.

La voix de Terence se fit pressante:

-Nous devons prier, les enfants. Vous avez compris ? Mettons-nous à genoux devant le Seigneur et prions !

Les enfants le regardèrent avec stupeur. La pluie tombait de plus en plus fort, et il leur demandait de s’agenouiller dans ce champ et de prier ?

-Priez ! leur cria-t-il. Priez, pour l’amour du ciel !

Lisa fut la première à s’agenouiller. George l’imita. Puis Emily. La pluie était si violente que Emily ne voyait presque plus rien. Elle fut obligée de retirer ses lunettes et d’essuyer les verres sur le bord de sa robe étriquée. Le sol était caillou-teux et bosselé, il blessait ses genoux nus, mais elle songea que plus tôt elle ferait ce que papa demandait, plus vite tout cela serait terminé. Ensuite ils s’en iraient, remonteraient dans le break, et rentreraient à la maison pour le dîner. Maman avait mis du jambon au four. Maman préparait du jambon rôti tous les samedis aprês-midi. Et elle donnait toujours à Emily la première tranche, enduite de miel et parfu-mée aux clous de girofle. Et il y avait toujours du maïs, ou du potiron, pour accompagner le jambon rôti.

-Fermez les yeux, dit Terence.

Les enfants fermèrent les yeux. Emily entendait la pluie balayer le champ. Elle entendait le vent souffler en rafales, et les pas de son père, tandis qu’il allait et venait parmi les chaumes. Elle dit, aussi fort que possible:

-Notre Père qui es aux cieux, que Ton Nom soit sanc-tifié…

Lisa se joignit à elle, puis George. George ne connaissait pas très bien le Notre Père, et il sautait des mots.

-Sauve-nous de notre sang impur, ô Seigneur ! dit Terence.

Et les enfants répétèrent:

-Sauve-nous !

Emily entendit son père qui tournait en rond derrière eux. Elle ouvrit les yeux et tourna la tête pour voir où il était, mais il lui cria:

-Garde les yeux fermés, Emily, mon poussin ! Ferme bien les yeux ! Et prie ! Sinon, tu ne seras pas sauvée !

Elle obéit et ferma les yeux à nouveau. Mais ensuite elle entendit le son le plus irritant qu’elle ait jamais entendu de sa vie. Son père chantait, pas de sa voix normale, mais d’une étrange voix de fausset, comme s’il essayait de chanter comme une femme. Emily grelottait de froid, sa robe était trempée, et elle avait une envie atroce de faire pipi. Mais elle n’osait pas ouvrir les yeux avant que son père ne lui ordonne.

-Guide-moi parmi les ténèbres qui m’environnent, chantait-il. Éclaire mon chemin de Ta lumière !

Elle l’entendait décrire des cercles, encore et encore.

Mais elle ne le vit pas ouvrir le vieux sac, glisser prudemment sa main à l’intérieur et en sortir sa plus grande faucille, la faucille qu’il utilisait pour tailler les églantiers. Elle ne le vit pas passer son pouce sur le fil de la lame et s’ouvrir le pouce jusqu’à l’os, tellement le tranchant en était aiguisé. Et elle ne le vit pas sucer d’un air pensif le sang qui jaillissait de l’entaille.

-La nuit est sombre, chanta-t-il, et je suis loin de ma demeure. Guide mes pas !

Le sang coula rapidement en deux ruisselets sur son poignet gauche et dans sa manche. Il s’approcha de ses enfants, le visage très calme et compatissant. Il tenait dans sa main la faucille spécialement aiguisée. Sauve-nous, c’était sa seule pensée. Sauve-nous de notre sang impur, tellement impur. Le vent soufflait si violemment que des serpents de blé argentés se tordaient dans le champ, et des glumes lui piquaient les joues. La nuque exposée de George était si fine et si blanche, couverte d’un léger duvet, avec une minuscule verrue. Si George avait suffisamment grandi pour être un jour vaniteux et éprouver de la gêne, il aurait dû être opéré pour ses oreilles décollées. Mais c’était mieux ainsi… mieux pour George, plus que pour les autres, car George ne connaîtrait jamais la vanité, ni la gêne, et George resterait pur pour toujours.

Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, car ils verront Dieu.

Terence se tint derrière George, légèrement sur sa droite. Et George chuchotait:

-Père père aux cieux, ton nom est béni ta volonté est faite, ton règne arrive.

Terence brandit la faucille, qui scintilla d’une lueur argen-tée dans le ciel, puis il l’abattit puissamment et trancha la tête de George d’un seul coup. La tête roula vers la partie la plus touffue des molènes. Celles-ci cessèrent leur tremblement et eurent un brusque frisson convulsif. Une flèche de sang rouge vif jaillit du cou de George, puis son corps s’affaissa en avant et tomba dans la boue.

Terence fit aussitôt un pas rapide et nerveux vers la gauche et abattit sa faucille vers le cou de Lisa, tranchant tresses, peau, chair et colonne vertébrale. Mais pas la tête. Lisa cria ” Oh ! ” comme s’il l’avait simplement giflée. Terence ajusta sa prise et la frappa à nouveau. Cette fois, le coup fut porté vers le haut, au larynx. La tête de Lisa bascula de ses épaules et tomba sur le sol derrière elle. Son visage levé vers lui le regardait avec surprise. Ses yeux bleus étaient grands ouverts, son appareil dentaire étincelait. Du sang gicla de son cou en un jet violet en forme de S, éclaboussant le visage et les mains de Terence.

Emily entendit les coups sourds, les bruissements et toute l’agitation. Elle se risqua à ouvrir les yeux, se retourna, et vit son père, le bras levé, le visage tacheté d’écarlate. Elle ne vit même pas la faucille, mais elle vit que Lisa s’était écroulée dans la boue. Elle vit que le chemisier rose à carreaux de Lisa était décoré de sang. Elle vit que George était étendu sur le sol, lui aussi.

-Papa ? couina-t-elle d’une petite voix étranglée.

Papa lui sourit. Un sourire lent, assuré, bienveillant.

Ce fut à ce moment qu’elle comprit qu’il avait l’intention de la tuer.

Elle sentit une terreur absolue la saisir. Elle se remit debout, lentement, maladroitement, et commença à s’éloigner petit à petit. La pluie lui picotait le côté du visage, dégouttait de ses cils, dégoulinait sur son menton. Terence s’approcha d’elle, son bras toujours levé, et dit, d’une voix aussi douce qu’une berceuse:

-Emily… Emily ? Tu m’écoutes, mon poussin ? Je t’ai-me ! Tu dois être sauvée ! Tu ne peux pas laisser George et Lisa tout seuls ! Il faut que tu sois sauvée, ma fille chérie !

Il abaissa son bras, très vite, et elle sentit quelque chose lui effleurer l’épaule. Cela lui causa une douleur cuisante, comme une piqûre d’abeille, mais ce fut seulement lorsqu’elle pressa sa main sur son épaule et sentit un flot de chaleur poisseuse qu’elle comprit ce que son père lui avait fait. Il leva son bras à nouveau; cette fois elle leva les yeux et vit la faucille.

Elle voulut lui parler, lui dire d’arrêter. Elle était Emily, Emily ! La fille aînée de papa, sa fille chérie ! Mais elle fut incapable de trouver les mots pour lui expliquer. Elle était incapable de trouver les mots pour lui dire. Sa poitrine était trop oppressée, sa gorge trop nouée, et son cerveau était paralysé par la panique.

Au lieu d’essayer de lui parler, elle se mit à courir.

Elle ne savait pas où elle allait. Elle savait seulement que, si elle voulait vivre, elle devait courir, courir jusqu’à ce que son père ne puisse plus la rattraper.

-Emily ! rugit-il. Emily, reviens ici !

Elle s’enfonça dans les blés. Les épis lui fouettaient les chevilles, la pluie lui cinglait le visage, elle entendait des animaux détaler dans toutes les directions, des souris, des rats, des mulots. D’habitude, ils lui faisaient peur, mais pas aujourd’hui. Aujourd’hui, elle devait courir. Courir, courir, même si elle ne s’arrêtait pas avant d’arriver à la maison.

 

Elle trébuchait en franchissant les sillons. Son visage était égratigné; des petits cailloux et de la terre s’étaient glissés dans ses sandales. Elle savait que son père était tout près der-rière elle. Elle entendait ses pas lourds et bruyants, comme quelque chose de terrifiant qui vous poursuit dans un rêve. Comme le Voyageur Vert, qui frappe et frappe et frappe à votre porte. Elle l’entendait haleter, l’appeler et l’attendrir.

-Tu ne peux pas laisser ton frère et ta soeur tout seuls, Emily, ils ont besoin de toi !

Emily était tellement saisie de terreur que c’était à peine si elle se rappelait comment on fait pour courir. Elle était presque tentée de s’arrêter, de tomber à genoux, et de laisser papa faire ce qu’il avait envie de faire. Mais elle avait vu tellement de sang, les doigts rougis et recroquevillés de Lisa, elle était certaine que Lisa était morte, ainsi que George, probablement. Elle était tout à fait convaincue que, si son père la rattrapait, elle allait mourir, et c’était pour cette raison qu’elle continuait de courir.

Derrière les verres de ses lunettes embués par la pluie, ses yeux s’écarquillaient comme ceux d’un lapin.

Terence n’était pas un athlète, mais il n’avait jamais été du genre à renoncer facilement à quoi que ce soit. Il n’aimait pas la souffrance, mais la souffrance était la seule façon d’obtenir ce que l’on désirait vraiment, son père le lui avait toujours dit. Son père lui tapait sur les doigts avec une règle en acier et décrétait, avec un certain plaisir:

-Rien n’a de la valeur si tu ne souffres pas pour l’obtenir.

Et le père de Terence s’y connaissait en souffrances. Le père de Terence avait été marié avec la mère de Terence.

Et la mère de Terence… cette nuit de 1962…

Il ne pouvait se permettre de penser à cela, pas maintenant. Cela le paralysait, quand il y pensait, cela bloquait son sys-tème nerveux central tel un étau glacé. Et il devait rattraper Emily. Il le devait ! Il devait expier pour avoir conçu ses enfants. Il devait expier pour tellement d’actes d’un égoïsme sordide. Il devait les délivrer, il devait les libérer. Il voulait leur liberté plus que toute autre chose. La pensée de les déli-vrer embrasait son cerveau, aussi brillante que du magnésium enflammé, aussi pure que du feu.

C’était pour cela qu’il continuait de courir après Emily avec une telle obstination. Elle était jeune, elle était terrifiée. Bien-tôt elle serait fatiguée et elle trébucherait. Alors il l’aurait. Alors il pourrait la sauver, comme Lisa et George avaient déjà été sauvés.

Il suffoquait. Gloire à Dieu au plus haut des cieux ! Gloire ! A Dieu ! Au plus haut ! Des cieux !

Emily approchait de la route, du talus où leur break était garé. Il faisait à présent tellement sombre qu’il était difficile de dire où se terminaient les champs de blé et où commençait le ciel. La pluie cinglait obliquement la route asphaltée et de la poussière d’eau s’en élevait, telle une procession sans fin de spectres errants. A quarante ou cinquante kilomètres de là, à l’ouest, des éclairs crépitaient, et d’épais rideaux noirs de terre se formaient, des centaines de tonnes de terre cultivée, emportées dans les airs et occultant le soleil.

Emily se retourna pour voir si son père avait gagné du terrain sur elle. Terence leva les bras et cria:

-Emily ! Emily ! Tu ne sais pas ce que tu fais, mon poussin ! Tu ne sais pas ce qui t’attend !

Terence se prit le pied dans une motte de terre, trébucha et tomba sur un genou. Alors qu’il se remettait debout, il aperçut une lumière clignotante à mi-distance, le bref éclat lumineux des phares d’une automobile. Emily l’avait certainement vue, elle aussi, car elle se mit à agiter frénétiquement les bras et, malgré la pluie et les rafales de vent mugissant, Terence l’entendit crier d’une voix aiguë.

A présent Terence courait à toute allure, les poings serrés, le visage crispé. Il entendait son coeur cogner violemment contre sa poitrine, comme si quelqu’un donnait des coups de bâton rageurs et inutiles à un épagneul mort.

Dieu du ciel ! s’il ne la rattrapait pas, elle ne serait pas sauvée. Elle ne serait pas sauvée !

Le véhicule se rapprochait de plus en plus. Ses phares faisaient scintiller la pluie. C’était une camionnette El Camino havane. Elle cahotait et rebondissait sur la route défoncée. Emily hurlait à présent. Elle agitait follement les bras et courait comme si Satan la poursuivait, comme si la Mort en personne la talonnait.

Terence cria, appela et fit tournoyer la faucille au-dessus de sa tête. La faucille sifflait et criait comme lui.

-Emily ! Attends, Emily ! Attends, mon poussin !

Mais Emily avait dévalé le talus boueux et atteint la route. Les gens dans la camionnette l’avaient certainement aperçue, car ils freinèrent brusquement et s’arrêtèrent. Les essuie-glace continuèrent de balayer furieusement le pare-brise. La por-tière côté conducteur s’ouvrit.

Terence franchit les derniers sillons, se laissa glisser au bas du talus et se tint au milieu de la route, serrant toujours dans sa main sa faucille couverte de sang, l’oeil hagard, haletant et transpirant.

Le conducteur de la camionnette descendit et Emily faillit se cogner contre la portière. L’homme saisit Emily avec sa main gauche et la serra contre lui en un geste protecteur.

C’était un homme grand et mince, aux cheveux blancs. Il portait des lunettes et une veste de lin grise, comme en portent les horlogers ou les ébénistes français. Son ample pantalon gris claquait dans le vent. Ses cheveux voletaient follement. Il passa son bras autour des épaules d’Emily, et comme Terence s’avançait vers lui, il put voir que l’homme arborait une expression résolue, tel le docteur B.H. Keeby, le dentiste qui avait posé pour le tableau de Grant Wood,American Gothic. Un habitant typique de l’Iowa, ” des gens simples et solides “. En s’approchant, Terence aperçut l’épouse de l’homme sur le siège du passager, maigre et les cheveux blancs. Elle attendait que son époux prenne une décision, comme savent attendre les femmes de son genre.

-N’approchez pas ! cria le vieil homme. Vous avez compris, monsieur ! N’approchez pas !

Terence regarda autour de lui, à gauche et à droite, et même derrière lui, feignant l’étonnement. Il plissait les yeux à cause de la pluie, mais continuait de brandir la faucille d’une main ferme, inébranlable, comme si l’outil était cloué magiquement entre ciel et terre et que sa main était collée à la poignée.

-Je ne sais pas qui vous êtes, monsieur, ni ce que vous essayez de faire ! lui dit le vieil homme. Mais vous feriez mieux de filer !

-C’est ma fille, cria Terence en s’approchant prudemment, un pas à la fois. C’est ma petite fille.

Il écarta les bras pour prouver son innocence et sa bonne foi.

-Je ne veux pas savoir le pourquoi et le comment, ni ce qui se passe, répliqua le vieil homme. Le shérif réglera cette affaire.

-Otez votre main de ma fille ! l’avertit Terence.

-Pas question, monsieur ! Cette jeune demoiselle vient avec nous.

Terence secoua la tête, d’un mouvement lent et ample.

-Oh nooon ! dit-il doucement, si doucement que le vieil homme ne l’entendit pas tout d’abord. Oh nooon ! cette jeune demoiselle doit être sauvée.

-N’avancez pas ! aboya le vieil homme, et il fit monter Emily sur le siège avant de la camionnette. Je vous préviens, monsieur, restez où vous êtes !

Terence s’approcha du vieil homme, petit à petit, prudemment, jusqu’à ce qu’il se tienne à deux pas seulement de lui. La pluie coulait le long de ses joues et des gouttes pendaient de ses lobes telles des diamants en pendentifs. Il dévisagea le vieil homme comme s’il n’avait encore jamais vu quelqu’un de semblable. Le vieil homme s’agrippa à la portière de la camionnette et frissonna, mais il soutint le regard de Terence avec cet air de défi qu’ont les gens terrifiés.

Terence donna de petits coups sur la portière avec la lame de sa faucille, tap, tap, tap, tap, et dit d’une voix claire:

-Cette jeune demoiselle est ma jeune demoiselle, monsieur, et si vous essayez de me la prendre, vous vous rendrez coupable d’enlèvement. Pire que cela, par votre faute son âme ira en enfer, où elle brûlera pour l’éternité. Vous voulez vraiment avoir cela sur la conscience ?

-Abner, appela d’une voix inquiète l’épouse du vieil homme depuis l’habitacle. Abner, nous ne voulons pas mettre quelqu’un en colère, à propos de quelque chose qui ne nous regarde pas !

Terence leva la faucille et la tint devant le visage du vieil homme.

-C’est très juste, Abner, dit-il, le regard fixe. Nous ne voulons mettre personne en colère, pas vrai ?

Il avança lentement la pointe de la faucille et fit tomber une goutte d’eau qui pendait du bout du nez du vieil homme.

-Alors, Abner ? Ça te dirait un brin de chirurgie esthéti-que gratis ? Je peux t’ôter cet affreux appendice qui te sert de nez avant que tu aies le temps de dire ouf !

Le vent mugit soudainement et la camionnette oscilla sur sa suspension fatiguée. Le vieil homme dit:

-Je ne veux pas que vous me menaciez comme ça, monsieur. Je ne prétendrai pas que vous ne me faites pas peur, parce que ce serait un mensonge. Mais, que ce soit votre fille ou non, je ne vois pas comment je pourrais vous laisser l’emmener. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? Si jamais il lui arrivait quelque chose, je me le reprocherais jusqu’à la fin de mes jours.

Terence abaissa la faucille.

-Tu aurais des remords, hein ? demanda-t-il. C’est ce qu’on appelle un foutu dilemme, pas vrai ? Un foutu dilemme sacrément mastoc !

Il s’ensuivit un moment étrange, comme suspendu. Ni l’un ni l’autre ne parlait, mais la pluie continuait de tambouriner sur les flancs de la camionnette, et le vent continuait de souffler par rafales. Le monde entier était disloqué, depuis Haw-keye Downs jusqu’à Indian Creek. Là-bas, au nord-ouest, au-dessus de Marion, des éclairs scintillaient derrière les nuages, et il y avait une forte odeur d’ozone dans l’air, comme des tombes fraîchement ouvertes.

Terence s’apprêtait à dire quelque chose lorsqu’il fut inter-rompu par des cris perçants. Ses yeux s’agrandirent, et il regarda par-dessus l’épaule du vieil homme vers l’arrière de la camionnette.

-Hé, qu’est-ce que c’est ? voulut-il savoir.

-Rien. Rien du tout.

-Votre ” rien ” gueule comme le diable lui-même.

Le vieil homme haussa les épaules.

-Ce sont des porcs. Juste deux gorets Berkshire que j’ai été chercher chez mon cousin à Bertram. Croyez-moi, monsieur… croyez-moi, je ne veux pas d’ennuis. Je vous en prie.

Terence le regarda fixement, sans cligner des yeux, sans bouger, malgré la pluie qui lui dégoulinait sur le visage. Puis, sans cesser de brandir sa faucille, il longea le côté de la camionnette et jeta un coup d’oeil à l’arrière. Deux gros cochonnets étaient attachés près du hayon, sur une litière de paille humide. L’un d’eux était couvert de taches roses et noi-res, comme si quelqu’un avait secoué un stylo à encre sur lui; l’autre était rose comme du bacon. Ils reniflèrent et poussè- rent des grognements lorsqu’ils virent Terence s’approcher, et l’un d’eux se mit à couiner, à se démener et à ruer frénétiquement contre le flanc de la camionnette.

Terence s’avança et posa ses coudes sur le hayon; il leva la faucille afin que les gorets puissent la voir nettement. A pré- sent, les deux bêtes étaient dans un état proche de l’hystérie. Ils couinaient, criaient et tiraient violemment sur leur longe.

-Je leur flanque la frousse, hein ? fit Terence.

Il les regarda couiner un moment. Puis il retourna auprès du vieil homme en essuyant la pluie sur son front du dos de la main qui tenait la faucille.

-Des porcs ! dit le vieil homme, criant presque à cause du vent. Ils savent nous jauger, et comment ! Ce sont des êtres vivants, comme nous. Ils nous connaissent très bien.

-J’ai entendu dire ça, fit Terence. J’ai également entendu dire que si on regarde dans l’oeil d’un porc, on voit dans combien de temps on va mourir.

-Monsieur… je vous en prie ! lança l’épouse du vieil homme depuis l’habitacle. Votre petite fille grelotte de froid. Je vous en prie, laissez-nous partir. Nous ne dirons à personne ce qui s’est passé ici, c’est promis.

Terence l’ignora.

-Regarde dans l’oeil de ce porc, Abner, dit-il au vieil homme.

-Quoi ?

-Regarde dans son oeil, Abner. Vois quand tu vas mourir.

Abner hésita. Le vent se mit à souffler encore plus fort, et ils furent soudain assourdis par un formidable coup de tonnerre, juste au-dessus d’eux: il fit trembler l’asphalte et crier les gorets de terreur. La pluie hésita un moment, puis elle recommença à tomber à torrents, encore plus qu’auparavant, et des fantômes encore plus nombreux s’élevèrent de la chaussée.

-Monsieur, je vais être trempé jusqu’aux os, et je suis arthritique.

-Allons, Abner, dit Terence, donnant de petits coups sur la poitrine du vieil homme avec la pointe de sa faucille. Regarde dans son oeil, chiche ! Qui a besoin d’une boule de cristal ou de feuilles de thé, Abner ? Qui a besoin d’une aiguille ?

Le vieil homme tourna prudemment la tête vers l’arrière de la camionnette. Les gorets avaient cessé de crier et de lan-cer des ruades, mais ils tiraient toujours sur leur longe, com-plètement terrorisés. Ils dégageaient une odeur âcre d’urine et de peur.

D’une voix tendue, étranglée, le vieil homme dit:

-Ma Dorothy vous dit la vérité, monsieur. Nous ne raconterons rien à personne, je le jure.

-L’oeil, Abner, répéta Terence.

Le vieil homme regarda le cochon qui se trouvait le plus près de lui. La bête cessa de se démener et se tint parfaitement immobile, même si son frère continuait de se frotter contre lui. Elle leva la tête et regarda le vieil homme avec… quoi ? Avec sympathie ? Avec chagrin ? Avec stupeur ? Après tout, comme le vieil homme l’avait dit, ils étaient des êtres vivants, nos semblables.

Les cils du goret étaient blancs et hérissés, mais son oeil était d’un noir transparent. Il réfléchissait toute chose dans le moindre détail, de façon incurvée-le hayon, la pluie, le ciel tourmenté, la frêle silhouette voûtée du vieil homme qui cherchait dans son propre reflet un signe magique qu’on allait l’épargner.

L’oeil réfléchit l’arc brillant de la faucille de Terence, telle une nouvelle lune se levant dans un film projeté en accéléré.

Le vieil homme tourna la tête vers Terence, une fraction de seconde avant que celui-ci le frappe. Il leva vivement son bras pour se protéger. La faucille fit sauter les quatre doigts de sa main gauche, dans un amas de débris d’articulations et de sang. Elle ricocha sur le côté gauche de son visage et lui découpa la partie supérieure de son oreille, la plupart de sa joue, et un lambeau charnu et écarlate de lèvre.

Le vieil homme cria et s’affaissa lourdement contre le flanc de la camionnette. Saisis de panique, les gorets se mirent à crier, à ruer et se débattre. Du sang aspergea la lunette arrière de la camionnette et se répandit sur le siège du conducteur. Emily criait, elle aussi.

A présent, Terence était fou de rage. Ce jour sacré devenait une farce. Ce jour du salut était gâché par des emmerdeurs, des blasphémateurs, des éleveurs de porcs stupides, et des femmes.

Un autre grondement de tonnerre à crever le tympan le submergea alors qu’il se penchait vers le vieil homme et com-mençait à le frapper et à le taillader sans relâche.

Le vieil homme hurla et tenta de se remettre debout. Mais sa main ensanglantée glissa le long de la portière mouillée de la camionnette et laissa un hiéroglyphe strié de pluie.

A l’intérieur de la camionnette, la vieille femme hurlait, elle aussi; son visage était déformé derrière la vitre mouchetée de sang. Elle se glissa sur le siège du conducteur et ouvrit la portière, mais Terence la referma violemment. Il lui coinça certainement les doigts, parce qu’il l’entendit crier comme un animal pris au piège.

Terence s’acharnait sur le vieil homme; ses coups furieux s’abattaient selon un dessin en chevrons, d’abord sur la gau-che, puis sur la droite. Le vieil homme poussa un hurlement rauque et saccadé, tandis que la faucille de Terence lui tailla-dait le cuir chevelu, le visage et ses bras levés.

Du sang giclait partout. Terence n’avait jamais vu autant de sang, excepté à l’intérieur de l’abattoir. Il avait l’impression de prendre une douche de sang.

La faucille produisait un son vif, mat et satisfaisant, comme quelqu’un croquant dans une pomme. Elle sectionna la main droite du vieil homme, puis son avant-bras gauche. Elle découpa la plupart de son cuir chevelu, si bien que ses cheveux se mirent à pendre devant les yeux en des touffes pois-sées de sang. Des lambeaux de chair tombaient tout autour de lui.

Dans une tentative désespérée pour se protéger, le vieil homme se recroquevilla sur lui-même, le visage appuyé contre la chaussée balayée par la pluie. Alors Terence entreprit de lui hacher le dos et les épaules avec une épouvantable détermination. La veste du vieil homme devint noire, imbibée de sang.

A l’arrière de la camionnette, les gorets continuaient de pousser leurs cris horribles et de ruer contre les flancs de la camionnette, en proie à une panique absolue.

Terence brandit la faucille afin de donner le coup de grâce au vieil homme. Il percevait la saveur du sang, il percevait la saveur de l’eau de pluie. Il voulait détacher la tête de ce bouseux de ses épaules… même si cela voulait dire que ce vieil imbécile serait sauvé aussi sûrement que Lisa et George avaient été sauvés.

Mais, comme il s’apprêtait à abattre la faucille, il sentit deux serres décharnées saisir son poignet. Il se retourna, furieux, frustré, le visage ruisselant de sang. L’épouse du vieil homme, Dorothy, était descendue de la camionnette, s’était approchée derrière lui et s’agrippait violemment à son bras.

-Arrêtez ! hurla-t-elle. Arrêtez ! Arrêtez ! Vous êtes en train de le tuer ! C’est mon mari ! Il ne vous a rien fait !

Terence dégagea son bras d’un mouvement brusque et regarda la femme d’un air incrédule. Il était vraiment stupé- fait qu’elle soit intervenue. Normal ! Allons, elle était toute petite, les cheveux blancs, maigre comme un clou. Le vent et la pluie auraient dû la soulever du sol et l’emporter comme un fétu de paille ! Elle portait un chemisier rouge à carreaux et un jean, et des boucles d’oreille en plastique rouge. C’était la femme d’un péquenot: l’épouse âgée d’un bouseux cacochyme !

-Vous êtes en train de le tuer ! répéta-t-elle, les yeux voi-lés de larmes. C’est mon mari, et le père de mes enfants, et vous êtes en train de le tuer !

Terence baissa les yeux. Près de lui, sur l’asphalte détrempé, le vieil homme était courbé en deux, les moignons de ses mains plaqués sur sa poitrine. Il gémissait comme une porte aux gonds rouillés, eemggghhhh, emggghhh, et frissonnait. Du sang dégouttait de sa bouche: une large flaque de sang s’écoulait de dessous lui et se mélangeait à la pluie.

-Je ne l’ai pas encore tué, répliqua Terence, d’une voix calme et indifférente. Pourtant ce n’est pas faute d’avoir essayé… vous devez m’accorder au moins ça. J’ai tranché à peu près tout ce que je trouvais. Excepté sa tête, bien sûr, et j’allais justement le faire.

-Laissez-le tranquille, lui ordonna la vieille femme. (Elle ôta ses lunettes à cause de la pluie, mais ne quitta pas Terence des yeux un seul instant.) C’est mon mari. Laissez-le tranquille !

Terence se détourna à demi. Il se massa le coude droit, comme si tous ces coups assenés avec la faucille lui avaient froissé des muscles. Les gorets s’étaient un peu calmés depuis que Terence avait cessé de frapper, mais comme il les regardait à nouveau, ils recommencèrent à couiner de plus belle, complètement paniqués.

Il se retourna alors vers la vieille femme et, dans le même mouvement, ramena son bras droit derrière lui, très loin, avec toute l’aisance d’un bon joueur de tennis. La faucille tournoya, brilla, prit de la vitesse, et puis tchac !, la tête de la vieille femme vola de ses épaules, se vida de son sang comme un seau qu’on renverse, heurta l’arrière de la camionnette avec un bruit sourd, roula jusqu’au hayon et s’immobilisa. Les yeux demeurèrent fixés sur la paille, grands ouverts, comme s’ils n’avaient encore jamais vu de la paille.

Son corps resta debout; du sang jaillissait de son cou béant en un jet saccadé, haut de quarante ou cinquante centimètres. Terence regardait d’un air hébété. C’était incroyable que son corps puisse rester debout aussi longtemps, comme s’il était convaincu qu’il pouvait continuer de vivre, même sans tête. Terence s’attendait presque à ce qu’elle fasse un pas vers lui, ou tente de l’empoigner. Puis une violente bourrasque la sai-sit, et ses genoux fléchirent brusquement. Elle pirouetta de côté et s’affaissa sur la chaussée ensanglantée près de son époux. L’un de ses pieds se contracta nerveusement dans sa chaussure de toile bon marché, une fois, deux fois, puis s’immobilisa.

Terence taillada alors l’épaule du vieil homme plus par dépit que poussé par une véritable envie de le blesser. Cette fois, le vieil homme reçut le coup sans se plaindre. Il souffrait trop pour faire quoi que ce soit, sinon mourir.

-Pourquoi ne me tuez-vous pas ? sanglota-t-il. Pourquoi ne me tuez-vous pas ?

-Parce que tu es déjà mort ! lui cria Terence afin que le vieil homme l’entende malgré l’orage. Nous sommes tous morts. Quelle différence cela fait-il ? Nous sommes tous des voyageurs, tous. Nous empruntons tous la route du non-retour.

-Allez vous faire foutre, dit le vieil homme.

Et il était tout à fait évident, d’après la façon dont il le dit, qu’il n’avait jamais injurié quelqu’un, jamais, de toute sa vie, homme ou enfant, depuis qu’il avait commencé à parler. Un homme posé, modeste, qui allait à l’église. Oui, tel était le genre d’homme que Terence venait de tailler en pièces.

Il finit par s’effondrer et Terence, fatigué et éperdu, contrarié même, se redressa.

-Tu ne pouvais pas mourir tout simplement, hein ? dit-il au corps du vieil homme. Tu ne pouvais pas mourir tout simplement ? Il a fallu que tu en fasses tout un plat. Et que tu jures. Tu étais à une minute et demie du ciel, et il a fallu que tu jures!

L’orage s’était déchaîné de façon presque risible. La pluie s’abattait en diagonale sur les champs et tambourinait sur les flancs de la camionnette. Le sang que Terence avait fait couler se déversait dans le fossé, entraîné avec la boue.

Levant une main pour protéger son visage de la pluie, Terence alla jusqu’à la portière côté conducteur ouverte et jeta un coup d’oeil à l’intérieur du véhicule. L’autre portière était également ouverte. Les sièges étaient mouchetés de sang et de pluie, et il aperçut un sac à main en cuir beige fatigué, un sac à provisions, et un tricot bleu pâle soigneusement plié: un chandail, peut-être, ou une veste en laine pour enfant. Quoi que ce fût, il ne serait jamais terminé maintenant. Mais Emily avait disparu. La portière côté passager grinçait au gré du vent et la pluie dégoulinait par saccades le long de la vitre.

Terence se redressa et regarda autour de lui; il renifla, bat-tit des paupières, se protégeant les yeux des mains. La pluie était si violente que les champs se voilaient d’une fine brume argentée. Il ne voyait rien au-delà de soixante ou soixante-dix mètres.

-Nom de Dieu, il faut que je la sauve, chuchota-t-il. C’est le jour, c’est le grand jour ! Il faut que je la sauve. Je ne peux pas l’abandonner maintenant.

 

Il contourna l’avant de la camionnette en chancelant, comme si quelqu’un lui avait donné un coup de poing. La pluie lui coulait sur la nuque et dégoulinait du bout de son nez. Il scruta le bas-côté de la route, à la recherche d’empreintes de pas, mais la pluie torrentielle avait changé le fossé et l’accotement en des mares écumantes de boue ocre. Dieu du ciel, il avait l’impression de se noyer ! Son jean trempé lui collait aux cuisses, le dos de sa chemise pendait lamentable-ment. Et le vent continuait de se déchaîner, à tel point que les gorets à l’arrière de la camionnette cessèrent leurs couinements et se mirent à pousser des gémissements de désespoir, comme des êtres humains convaincus qu’ils vont mourir.

-Emily ! hurla Terence. Où es-tu, Emily ?

Il plissa les yeux et chercha à percer la pluie. D’abord, il ne vit absolument rien. Et puis… qu’est-ce que c’était ? Une fleur, dodelinant dans l’obscurité ? Une fleur, un arbuste, ou bien une petite fille vêtue d’une robe à fleurs trop juste pour elle, une petite fille aux lunettes embuées par la pluie, qui courait à toutes jambes ?

Terence traversa la chaussée à petits bonds et s’élança vers le champ. Il ramena ses cheveux en arrière de la main qui tenait la faucille, et il se mit à courir. Ses chaussures et le bas de son jean étaient alourdis par la boue, mais il continua de courir, de plus en plus vite. Ses jambes lui faisaient mal, ses bras lui faisaient mal. Ses poumons étaient obstrués de glaires. Mais il rejeta sa tête en arrière, ferma les yeux, et il jura au Seigneur Tout-Puissant qu’il sauverait Emily de tout ça. Il la sauverait, il la sauverait ! Devant lui, il était certain d’apercevoir cette robe à fleurs qui apparaissait et disparaissait, et il savait ce que c’était, c’était Emily.

Il était bien trop essoufflé pour l’appeler, mais il ferma les yeux à nouveau et dit une prière pour elle; il promit, il promit de la sauver, coûte que coûte, même s’il devait courir pendant des kilomètres et des kilomètres.

Il allait courir, courir jusqu’à ce que le soleil se lève, mais il la sauverait.

Devant lui, à une centaine de mètres seulement devant lui, Emily pleurait et courait en même temps. Elle savait que papa la poursuivait, même si elle ne s’était pas retournée une seule fois pour regarder. Elle ne l’aurait pas vu, même si elle l’avait fait. La pluie était si violente qu’elle avait retiré ses lunettes, et elle les tenait dans sa main. Elle était épuisée, trempée jusqu’aux os, mais elle savait qu’elle ne pouvait pas s’arrêter. Elle n’avait pas vu Abner mourir, elle n’avait pas vu Dorothy mourir, mais elle avait entendu les gorets crier et elle avait vu le sang gicler sur la lunette arrière de la camionnette, et elle savait qu’elle devait courir, courir.

Elle ne savait pas où elle allait. Elle ne savait même pas où elle était.

La pluie commença à s’atténuer un tout petit peu. Terence sentait qu’elle s’atténuait, et que le vent tombait. Maintenant il voyait Emily clairement, et il était sûr que c’était Emily. Il apercevait sa robe. Il apercevait ses jambes pâles et couvertes de boue.

Il poussa un grognement de triomphe humide et catarrhal. Ce serait bientôt fini, il allait servir Dieu. Il fit tournoyer sa faucille, encore et encore, elle vrombit sous la pluie, et il comprit que Dieu était avec lui. S’il n’avait pas été aussi essoufflé, si sa poitrine et ses poumons n’avaient pas été aussi conges-tionnés, il aurait crié ” Alléluia ” La fin du sang impur.

A présent, une trentaine de mètres seulement les séparait. Le champ était tellement détrempé et la boue tellement épaisse que Emily pouvait tout juste trottiner en trébuchant. Derrière elle, papa maintenait une allure régulière. Elle entendait ses pas lourds faire splatch-splatch-splatch dans les sillons. Elle tourna la tête: il était si près qu’elle distingua sa silhouette floue, même sans ses lunettes. Une haute silhouette déformée, telle une ombre à moitié fondue, avec à la main une lame incurvée et brillante.

Et il continuait à gagner du terrain, obstiné et déterminé. Il ne l’appelait pas, il ne disait rien, mais faisait lentement, continuellement tournoyer cette lame autour de sa tête, et maintenait ce trot régulier et lourd.

Elle réussit à parcourir une soixantaine de mètres encore, puis tout cela devint trop pour elle. Le choc de ce qui s’était passé, le sang, la pluie, les gorets qui criaient… Elle trébucha et tomba dans la boue; elle resta étendue là, pleurant, hors d’haleine, épuisée. Et papa fut à même de cesser de courir et de marcher. Il vint lentement vers elle, abaissa sa faucille, essuya la pluie sur son visage. Il était trempé, à bout de souffle, mais toujours compatissant.

Elle ouvrit les yeux et vit ses chaussures et son jean crottés, mais elle n’eut pas le courage de regarder plus haut.

Il s’assit à côté d’elle, dans la boue, et enfouit sa tête entre ses genoux. Il avait l’impression que son coeur était un bloc de pierre ponce qui grattait sa cage thoracique à chaque battement. Il était trempé par la pluie et la sueur, il puait, était couvert de sang et à bout de forces. Mais il avait péché, et le Seigneur lui avait accordé la faveur d’expier ses péchés. Et sauver Emily était le tout dernier acte qu’il devait accomplir, avant que sa place au ciel soit assurée.

-Emily ? dit-il finalement, toujours hors d’haleine.

Emily le regarda fixement, trop essoufflée et trop terrifiée pour répondre. Elle sentait la boue et les barbes du jeune blé d’hiver contre sa joue.

-Je dois reconnaître, Emily, que tu m’as fait sacrément courir, ça OUi !

Il se racla la gorge, toussa, et expédia un glaire dans la pluie.

-Tu sais quoi, Emily ? Tu as bien failli me tuer, à courir comme tu l’as fait. Tu as bien failli m’envoyer rejoindre mon Créateur avant toi.

Il demeura silencieux un moment, essaya de reprendre haleine, puis dit:

-Je t’aime, Emily, je veux que tu le saches. Je t’aime tout autant que j’aimais Lisa et George. Je t’aime de tout mon coeur, de tout mon coeur. Voilà pourquoi. Tu ne me reproches pas ce que j’ai été obligé de faire aujourd’hui, hein ? Tu ne me juges pas pour cela ? C’est dans la meilleure intention, crois-moi, mon poussin. C’est ce qu’on entend par expiation, par faire amende honorable. Tu sais, quand on dit: pardon, Seigneur, j’ai péché, j’ai beaucoup péché, et maintenant je te fais toutes mes excuses, de la seule façon que je connaisse.

Emily déglutit, et cela lui fit mal.

-Ne me tue pas, le supplia-t-elle.

Il renifla, fronça les sourcils et secoua la tête.

-Je t’en prie, ne me tue pas, répéta-t-elle.

Elle s’efforçait de parler d’une voix atone, comme le font la plupart des victimes, afin de ne pas irriter ceux qui ont l’intention de les tuer. La pluie continuait de leur cingler le visage. Ils étaient tellement trempés et crottés qu’on aurait pu les prendre pour des tas de chaume, ou des amas de boue dégagée au bulldozer. Ils se fondaient dans le paysage de l’Iowa.

Terence se remit debout péniblement. Il essuya sa faucille sur sa manche couverte de boue.

-Il faut que tu t’assieds, mon poussin. Sinon, je ne pourrai pas te couper la tête proprement.

Emily ne bougea pas et resta allongée sur le flanc, dans un sillon. Ses yeux restaient ouverts mais ne distinguaient plus rien. Elle respirait par la bouche.

Terence se pencha vers elle et lui tapota le bras avec la pointe de sa faucille.

-Emily… il faut que tu t’assieds, lui dit-il gentiment.

-Je serai un rayon de soleil pour le bon Dieu ? demanda Emily d’une petite voix.

Terence sourit et hocha la tête. Une fine traînée de morve pendait de son nez.

-Mais oui, Emily, bien sûr ! C’est tout à fait exact. Tu seras un rayon de soleil pour le bon Dieu !

Finalement, Emily se redressa et s’assit. Terence se mit à tourner autour d’elle. Il avait la démarche saccadée d’un pan-tin. Il rayonnait de vertu, ignorait la pluie, ignorait l’orage. Il pensait seulement à ce qu’il pouvait faire pour elle. Il pouvait la sauver ! Il pouvait l’envoyer au ciel ! Immédiatement, depuis ce champ détrempé et balayé par le vent, tout droit vers le ciel, où il faisait chaud, où tout était doré et baigné de soleil !

-Tu es prête ? lui demanda-t-il.

Emily semblait hébétée. Emily se sentait hébétée. Elle pouvait seulement penser à maman, à son lit, et au jambon rôti pour le dîner. Ses jambes étaient endolories… elle avait tellement couru… et elle détestait être trempée. Elle espérait que mourir ne faisait pas mal.

Terence se pencha vers elle; son nez était à cinq ou six centimètres seulement du nez d’Emily.

-Je vais te sauver, Emily. Cela va être merveilleux ! Tu vas rejoindre Jésus, saint Jean-Baptiste, et tous les anges de Dieu ! Plus de sang impur, Emily. Plus de sang impur !

Emily plissa les yeux. Par-dessus l’épaule de papa, il lui semblait apercevoir à travers la brume une lumière bleue qui scintillait. Cela disparut un moment, et elle pensa que c’était probablement un effet de son imagination. Puis elle la vit à nouveau, distinctement… une lumière bleue… puis une lumière rouge.

-Allez, mon poussin, finissons-en, dit Terence. Il y a un temps pour vivre et un temps pour mourir. Le moment de mourir est venu pour toi.

Emily détourna délibérément les yeux des lumières clignotantes. Elle était terrifiée à l’idée que papa puisse les voir, lui aussi, et la frappe avec la faucille avant qu’on ait le temps de venir à son secours.

-Est-ce que je peux essuyer les verres de mes lunettes ? lui demanda-t-elle. (Ce fut tout ce qui lui vint à l’esprit.) Je voudrais voir le monde distinctement, juste une dernière fois.

-Tu veux essuyer les verres de tes lunettes ? s’exclamat-il, comme si elle avait demandé une chose parfaitement absurde… une petite culotte de dentelle, un Big Mac, ou un dernier tour de toboggan à la fête foraine.

Puis il pensa: pourquoi pas ? Ainsi elle verra le monde tel qu’il est… pitoyable, désolé et dévasté par les orages ! Et elle le quittera avec joie.

-Bien sûr, dit-il. Pas de problème. Mais fais vite.

Il se tint près d’elle. Il ferma les yeux et leva son visage afin de sentir la tempête de pluie lui cingler les joues. L’Apocalypse ! Ton règne arrive, Seigneur !

Emily s’assit dans la boue et essuya consciencieusement les verres de ses lunettes avec le bord de sa robe. Lorsqu’elle les mit, les verres étaient toujours sales, mais elle comprit qu’elle était sauvée. Elle sut que Dieu avait finalement veillé sur elle !

Elle voyait distinctement ce que papa ne pouvait pas voir: les gyrophares rouge et bleu de deux voitures de patrouille, voilées par la pluie, qui cahotaient à travers le champ et venaient lentement dans leur direction.

Les voitures s’arrêtèrent, toutes les deux, à moins de vingt mètres de distance. Des portières s’ouvrirent, des officiers de police descendirent et sortirent leur arme de leur étui. La pluie tombait entre eux en nappes épaisses.

-Papa ? fit Emily timidement.

Terence ne l’entendit pas.

-Papa ? répéta-t-elle, un peu plus fort.

Elle était prête à se lever d’un bond et à courir si jamais il essayait de la frapper avec la faucille.

Terence ouvrit les yeux, les bras écartés, comme le Christ sur la croix.

-On ne bouge plus ! lui hurla l’un des officiers de police.

Terence commença à se retourner, mais l’officier de police hurla: ” On ne bouge plus ! une seconde fois, et Terence s’immobilisa.

-Lâchez cette faucille ! ordonna l’officier de police.

Durant une longue seconde, Emily pensa qu’il n’allait pas lâcher la faucille, qu’il allait tenter de la frapper. Puis, sans même baisser les yeux vers elle, il laissa la faucille tomber de ses doigts. Elle se planta dans la boue, à la verticale.

-Maintenant, à plat ventre ! cria l’officier de police.

Terence se laissa tomber à genoux, puis s’allongea sur le sol, jambes et bras écartés. Un jeune officier de police avec une moustache noire s’approcha en courant. Il aida Emily à se relever, la prit dans ses bras et revint au petit trot vers la voiture de patrouille. Sa veste était humide et rêche, et son insigne égratigna le bras d’Emily.

-Elle est grièvement blessée ? demanda l’un des officiers de police.

-Une entaille à l’épaule. Elle est probablement en état de choc. Je l’emmène tout de suite au Centre de Traumatologie de Mercy.

L’officier de police emmitoufla Emily dans une couverture et l’aida à s’asseoir sur le siège arrière de la voiture. Le véhi-cule empestait le désinfectant, le vinyle et les cigares rances. Elle jeta un dernier regard à papa: il était toujours allongé sur le sol, jambes et bras écartés, surveillé par deux officiers de police. Dans le lointain, elle apercevait le tirebouchon sombre d’une tornade qui se formait, et elle se rappela ce que papa lui disait, chaque fois qu’ils voyaient une tornade:

-C’est le diable qui danse sur la terre du bon Dieu !

 

La voiture de patrouille rejoignit la route et fila vers Cedar Rapids, sa sirène en marche, en soulevant des gerbes d’eau.

Elle passa à la hauteur de la camionnette El Camino. Un homme colossal, portant un chapeau de shérif détrempé et un volumineux ciré en plastique gris, lui fit un petit salut désinvolte.

Un adjoint contourna l’avant de la camionnette, le col de son ciré relevé. Malgré l’obscurité, il portait des lunettes de soleil aux verres ambrés.

-J’arrive pas à trouver la tête de la femme ! cria-t-il.

Le shérif eut l’air exaspéré.

-Il ne l’avait pas avec lui, d’accord ?

L’adjoint secoua la tête.

-Merde, fit le shérif. Il ne manquait plus que ça. Et au beau milieu d’un putain d’orage, en plus !

L’adjoint se baissa et regarda sous les sièges de la camionnette. Puis il se dirigea vers l’arrière. Comme il s’approchait, les gorets poussèrent des couinements furieux, et il recula.

-Bordel, ces porcs sont vachement nerveux.

Le shérif le rejoignit et jeta un coup d’oeil. L’un des gorets se mit aussitôt à crier après lui, mais il se campa devant lui et dit:

-Ferme-la, face de bacon !

Le premier goret continua de crier, mais le second était trop occupé à renifler et à fureter dans la paille. Sous la paille, deux des cannelures dans le plancher métallique étaient remplies d’une eau de pluie souillée de sang, que le goret lapait avidement.

Du sang ? Et merde, d’où venait ce sang ?

Le shérif scruta la plate-forme du véhicule, et il aperçut ce qu’il cherchait: la tête de la vieille femme. Elle le regardait timidement de dessous la paille, comme s’il l’avait surprise en train de jouer à cache-cache.

-Bon Dieu, frissonna-t-il.

La femme semblait presque lui sourire. Puis il lança:

-Henry ! Ce n’est plus la peine de chercher ! Ça y est, je l’ai trouvée !

Lorsque le shérif arriva chez les Pearson, Mrs Pearson était assise dans la cuisine; elle portait toujours son tablier bleu à fleurs. C’était une femme de trente-six ou trente-sept ans, très jolie, svelte, et l’air fatigué. Elle avait un visage anguleux à la Katharine Hepburn, des cheveux blonds grisonnants et des yeux de la couleur de bleuets pressés entre les pages d’un livre, et qui ont fané.

La cuisine était bien équipée mais curieusement démodée, comme la cuisine dans Ma sorcière bien-aimée. Il y avait un énorme réfrigérateur Westinghouse des années soixante avec des portes bleu et rose, un percolateur électrique Robbiari en acier inoxydable, et une gazinière colossale couleur crème, encombrée de casseroles. Le four avait été éteint, mais il faisait encore chaud dans la cuisine emplie de vapeur qui sentait le jambon en train de cuire.

Le shérif-adjoint Edna Bulowski était assise auprès de Mrs Pearson. Edna Bulowski avait des cheveux châtains coif-fés en tresse, des lunettes à monture en acier, et un grain de beauté orné d’un poil. Elle lança au shérif un regard qui signifiait ” allez-y en douceur, d’accord ? “.

-Mrs Pearson… Iris…, dit-elle doucement.

Mrs Pearson leva les yeux, l’air éperdu, manifestement en état de choc. Elle ne pleurait pas, mais elle tordait et tordait un mouchoir dans ses mains, et donnait l’impression qu’elle pouvait craquer à tout moment.

-Iris, c’est le shérif Friend. Il aimerait vous poser une ou deux questions.

Le shérif ôta son chapeau humide et le posa sur la table.

-Bonjour, Iris. Appelez-moi donc Luke, vous voulez bien ?

Iris acquiesça d’un petit signe de la tête. Luke tira une chaise et demanda:

-Je peux m’asseoir ? Je vous promets que je ne casserai pas cette chaise. Il y a du café dans ce pot, Edna ? Je suis resté trois heures sur la 151, à me faire doucher copieusement !

Luke était énorme et mesurait plus d’un mètre quatre-vingt-dix. Il avait des épaules de taureau, des cheveux châ- tains coupés ras, et un large visage aux traits slaves. Ce matin, son pèse-personne lui avait dit qu’il pesait cent cinquante-deux kilos… et cela après avoir perdu six kilos grâce à un régime ” pas de cookies-pas de pommes de terre-et surtout pas de Snickers ). Il avait toujours été gros, depuis son enfance. C’était peut-être un problème d’hormones, peut-être la cuisine de sa mère. Lorsqu’il était gosse, la famille Friend ne se levait jamais de table avant que tout le monde ait fait assiette nette… côtelettes de porc, farce, patates douces et gâteaux secs, suivis de crème glacée et de pâtisseries, le tout accompagné de litres de lait froid.

Luke était gros, mais il était remarquablement agile pour un homme de sa corpulence. Il suivait des cours de judo la plupart des week-ends, nageait chaque fois qu’il le pouvait, et ne s’entraînait pas assez au centre de remise en forme de la Troisième Avenue.

-Iris, dit-il en prenant les mains de Mrs Pearson. Tout d’abord, je tiens à vous dire que nous sommes désolés, moi et tous mes adjoints. C’est une horrible tragédie. Le genre de chose qui ne devrait jamais arriver à personne. Et le plus affreux, c’est que cela vous est arrivé.

-Merci, chuchota Iris. (Ses yeux allaient et venaient en tous sens sans rien voir véritablement.) Tout le monde a été si gentil.

-J’ai appelé le centre de traumatologie en venant ici. Emily va bien. Elle n’a même pas besoin de points de suture. Elle devrait pouvoir rentrer demain.

Iris hocha la tête.

-Merci.

Edna Bulowski tendit à Luke une tasse de café noir. Il sor-tit un tube de Sweetex de l’un des étuis à cartouche de son ceinturon, et fit tomber cinq édulcorants dans le café. Il hésita, puis fit tomber un sixième comprimé.

-Iris, dit-il, je sais que vous êtes bouleversée, après tout ce qui s’est passé aujourd’hui, mais plus vite je saurai pourquoi Terence a fait ce qu’il a fait, mieux ce sera.

Iris secoua la tête.

-Je n’ai jamais su pourquoi, répondit-elle.

Luke remuait vigoureusement son café.

-Vous n’avez jamais su pourquoi ?

-Non, chuchota-t-elle. Jamais.

Luke réfléchit un instant. Puis il dit:

-Lorsque vous dites que vous n’avez jamais su pourquoi, cela laisse supposer que cette situation durait depuis un certain temps. Il avait déjà menacé de faire ça ?

-Non, dit Iris.

-Donc il n’avait jamais menacé de faire une telle chose auparavant ? Vous avez été totalement prise au dépourvu lors-qu’il a fait ça ?

-Il n’avait jamais proféré la moindre menace auparavant et il n’a proféré aucune menace aujourd’hui. Il l’a fait, sans me le dire. Il a emmené mes enfants et il les a tués, sans même me le dire.

-Mais vous avez dit que vous n’aviez jamais su pourquoi.

Elle haussa les épaules. Ses yeux commençaient à se remplir de larmes.

-C’est parce que c’est la vérité. Tous ces propos sur la Bible et sur le sang impur. Il en parlait constamment, il n’ar-rêtait pas. Il ne se passait pas un seul jour sans qu’il parle du sang impur. Je n’ai jamais compris ce qu’il essayait de me dire. Je lui ai demandé de m’expliquer. Vous ne pouvez pas savoir combien de fois je lui ai demandé de m’expliquer. Mais il se contentait de répondre: ” C’est un secret, c’est honteux, et personne ne doit savoir. “

Luke but une gorgée de café puis reposa doucement la tasse sur sa soucoupe.

-Ce genre de propos, cela durait depuis longtemps ?

-Depuis notre mariage, cela fait douze ans maintenant. Les deux premiers mois, tout semblait parfait. Tout était merveilleux ! Et puis nous avons passé quelques jours chez son père à Des Moines, et après cela, il a changé, du tout au tout, brusquement. Il a commencé à être préoccupé, à faire des cauchemars, à tenir de longs discours sur la Bible. Il n’arrêtait pas de parler du sang impur.

-Est-ce que vous avez consulté quelqu’un ? demanda Luke. Vous savez, un psy, ou un prêtre ?

Iris secoua la tête à nouveau.

-Il disait qu’il allait très bien. Il disait que, aussi longtemps que nous n’aurions pas d’enfants, aussi longtemps que nous ne tenterions pas le sort, tout irait à merveille.

-Aussi longtemps que vous n’auriez pas d’enfants ?

-C’est exact.

-Mais vous avez eu des enfants, dit Luke. Vous avez eu trois enfants.

Iris baissa les yeux.

-Oui, chuchota-t-elle. Trois enfants.

-Mais pourquoi, s’il vous avait avertie que vous ne deviez pas en avoir ?

-Je ne sais pas. Je pense que c’est arrivé comme ça, c’est tout. D’abord il y a eu Emily. Emily était un accident. J’ai dit à Terry que je me ferais avorter, s’il le désirait, mais il s’y est opposé catégoriquement. Il a dit que cela devait arriver, que ce soit bien ou mal. J’ai cru qu’il était content, vraiment content. Mais lorsque Emily est née, il s’est enfermé dans sa chambre pendant presque quatre jours, et lorsqu’il est sorti, il était affreux à voir. On aurait dit un squelette. Décharné, hagard, je ne sais pas.

-Est-ce qu’il vous a dit pourquoi ?

-Non, répondit Iris d’un air réfléchi. Non… il ne m’a jamais dit pourquoi.

-Et vous n’étiez pas curieuse, à tout le moins, de savoir pourquoi ?

Elle baissa les yeux et parcourut du regard le carrelage de la cuisine, comme si elle cherchait quelque chose qu’elle avait fait tomber, une boucle d’oreille ou une vis du percolateur Robbiari.

-Oh, bien sûr, j’étais curieuse. Mais Terry n’est pas le genre d’homme à qui on peut poser trop de questions. Ne vous méprenez pas, c’est un bon père. (Elle hésita et tirebouchonna son mouchoir de plus en plus fort.) C’était un bon père… avant ceci, avant aujourd’hui. Les enfants l’adoraient et il semblait les adorer, lui aussi. Je pensais qu’il les adorait Je le pensais sincèrement. Sinon, je ne l’aurais pas laissé les emmener. Je les aurais gardés à la maison et je lui aurais interdit de les toucher !

Luke l’observa un moment, les mains jointes sur son estomac. Il aimait observer les gens. Souvent, il en savait plus sur une personne après cinq minutes passées à l’observer qu’au bout de cinq heures d’interrogatoire. Leurs gestes, leurs sourires inattendus. La façon dont ils se tenaient tranquilles sur leur siège, ou la façon dont ils se tortillaient. Les gens qui disent la vérité ne se mordillent pas les ongles après chaque phrase. Les gens qui disent la vérité ne lèvent jamais les yeux pour contempler le plafond. Jamais.

Finalement, il demanda:

-Que se passait-il ici, Iris ? Il faut que je sache. Vous n’avez rien à craindre de la part de Terry, il ne peut pas vous faire du mal, si vous parlez. Nous l’avons pris sur le fait. Il passera le restant de ses jours à Fort Madison, sûr et certain. Vous n’avez absolument rien à craindre.

Iris le regarda de ses yeux fanés, pitoyables. Elle ouvrit la bouche comme si elle était sur le point de dire quelque chose, mais elle n’en fit rien.

Luke s’extirpa péniblement de sa chaise et contourna la table. Il alla jusqu’à l’évier et regarda par la fenêtre. La moitié inférieure de la fenêtre était masquée par un rideau de percale à carreaux rouge cerise, mais par la moitié supérieure il apercevait les nuages noirs au-dessus des immeubles du centre de Cedar Rapids, et la pluie qui formait comme un suaire grisâ- tre. Le plus fort de l’orage était passé maintenant, mais il pleuvait toujours, et les gouttières continuaient de gargouiller.

-Est-ce que je peux prendre l’un de ces cookies ? demanda-t-il à Iris, ôtant le couvercle d’un pot à biscuits en porcelaine qui avait la forme d’un petit tonneau rempli de fleurs et portait l’inscription ” Village Tchèque, Cedar Rapids, Iowa “.

Iris ne répondit pas et Luke prit trois cookies à la noix de pecan qu’il commença à grignoter. Il se tenait juste derrière Iris et voyait son visage réfléchi dans la vitre du buffet de cuisine.

-Ils sont délicieux, dit-il. Je ne devrais pas en manger, mais je suis faible.

-Moi aussi, fit Iris d’une voix terne.

-Pourquoi dites-vous cela ?

Il y eut un silence, puis elle répondit:

-Je pense que j’ai toujours su qu’un jour, il ferait quelque chose d’horrible. Je sentais cela s’accumuler et s’accumuler.

-Iris, dit Luke, observant l’expression sur le reflet de son visage. Ce n’est pas de votre faute. Ce n’est la faute de personne, excepté Terry, et Terry est sous les verrous. Vous n’au-riez rien pu faire. Absolument rien.

-J’aurais pu leur dire de ne pas sortir avec lui ! explosa Iris, les larmes aux yeux, se tournant sur sa chaise.

-Allons, allons, la calma Luke en lui caressant les cheveux. Vous auriez pu faire ça, bien sûr. Mais pourquoi l’auriez-vous fait ? Vous n’aviez aucune raison valable de le faire, n’est-ce pas ?

-Mais il y a toujours eu la chambre. J’aurais dû deviner que quelque chose tournerait mal, un jour. Les hommes normaux n’ont pas une chambre.

-De quoi parlez-vous ? demanda Luke. Quelle chambre ?

Iris s’essuya les yeux.

-Terry a une chambre. Au premier, au fond du couloir. Il la ferme toujours à clé, et il ne m’a jamais permis d’y entrer.

-Pas même une fois ?

-Jamais.

Luke avala son dernier cookie et ôta de la main les miettes sur sa chemise.

-Que pensez-vous qu’il garde dans cette pièce ?

-Je ne sais pas. J’ai souvent essayé de deviner. Au début, j’ai pensé… vous savez, des revues pornographiques, ou quelque chose comme ça. Et puis je me suis dit, non, nous avons une vie sexuelle normale, pourquoi s’enfermerait-il dans sa chambre avec des revues pornographiques ? Ensuite j’ai pensé qu’il méditait, qu’il s’isolait de la vie de tous les jours, qu’il essayait de recharger ses batteries, vous comprenez ? Et puis j’ai arrêté d’essayer de réfléchir, parce que je ne parvenais pas à concevoir ce qu’il gardait dans cette chambre, ni pourquoi il y passait tellement de temps. Petit à petit, j’ai accepté le fait qu’il agissait ainsi, et que je ne saurais jamais.

Luke souleva le couvercle de la plus grosse des casseroles.

-Du maïs, hein ? J’adore le maïs !

Iris leva les yeux vers lui.

-Vous en voulez ? Servez-vous. Je suis incapable de man-ger quoi que ce soit.

-Hon-hon… ne me tentez pas, dit-il.

Excepté les cookies d’Iris, il n’avait rien mangé depuis le petit déjeuner. Mais il aurait été tout autant incapable de toucher à ce dîner familial intact que de manger de la corneille morte ou du rat rôti. Cette famille avait été massacrée, par le destin, par la folie, et les deux plus petits n’auraient pas besoin de dîner là où ils allaient.

Il souleva un autre couvercle, puis un autre. Du potiron, des carottes et du chou rouge. Pauvre Lisa, pensa-t-il. Pauvre George.

Luke avait vu le médecin légiste emporter un sac plastique, argenté par l’humidité et taché de sang… un sac plastique contenant la tête de George. Luke avait vu pas mal de choses horribles au cours de ces quatorze dernières années, depuis qu’il était shérif du comté de Linn, mais il n’avait jamais vu quelque chose d’aussi horrible. En voyant ce sac, il avait compris que cela lui donnerait des cauchemars épouvantables, probablement pour le restant de ses jours.

-Vous aviez préparé du jambon rôti pour ce soir, hein ? dit Luke.

Il s’efforçait de tenir des propos anodins, mais en même temps il faisait face à la réalité de ce qui s’était passé.

Iris répondit, à regret:

-Oui, c’est exact. Nous mangeons toujours du jambon rôti le samedi soir. C’est le plat préféré d’Emily.

Luke hocha la tête et sourit.

-Vous pensez que je pourrais voir la chambre de Terry ? demanda-t-il, d’un ton aussi désinvolte que possible.

-Que voulez-vous dire ?

-Je veux parler de sa chambre. Celle qu’il ferme toujours à clé.

Iris le regarda et se mordilla la lèvre.

-Je n’ai pas la clé ! Et de toute façon, Terry n’aimerait pas du tout ça ! Il serait capable de…

-Il serait capable de quoi, Iris ? demanda Luke. Il serait capable de se mettre en colère ? Il serait capable de vous battre ?

-Il ne m’a jamais battue, dit Iris. Pas une seule fois.

-Non, bien sûr, convint Luke. Je ne pense pas que c’était nécessaire, hein ?

Il fit le tour de la table de cuisine et se campa devant elle. Un éclair scintilla au loin, et les tubes au néon de la cuisine clignotèrent et pâlirent.

-Terry est derrière les barreaux, Iris, lui rappela Luke. Terry est derrière les barreaux et il n’est pas près de sortir de prison. Vous n’avez plus à avoir peur de lui, je vous le promets.

Iris réfléchit pendant presque trente secondes; elle continuait de balayer le carrelage du regard. Puis elle releva brusquement la tête et dit:

-Entendu. Vous pouvez aller voir. Vous devriez aller voir.

Elle se leva et lissa son tablier.

-Venez, dit-elle.

Edna Bulowski avait attendu sur le pas de la porte, et elle fut obligée de reculer précipitamment comme Iris et Luke sortaient de la cuisine.

-Nous allons juste jeter un coup d’oeil au premier, dit Luke en lui faisant un large sourire.

-Iris, vous êtes sûre que ça va ? lui demanda Edna.

Iris fit une grimace qui était composée de neuf expressions différentes à la fois. Hébétude, indifférence, chagrin et désespoir, et bien d’autres choses.

-Je vais très bien, affirmat-elle, même s’il était évident qu’il n’en était rien.

-Shérif, dit Edna. Est-ce que vous pouvez parler à Rick Clark de la Gazette ?

Luke secoua la tête.

-Dites-lui que je l’aime comme un frère et que je le verrai dans vingt minutes. Venez, Iris, allons jeter un coup d’oeil à cette chambre.

Iris gravit l’escalier aux marches recouvertes d’une moquette à fleurs. La cage d’escalier était décorée d’un papier peint d’un beige anémique représentant des bambous, et il y avait six ou sept photographies de famille. Luke jeta un regard gêné sur une photographie de George dans sa poussette. Il pensa à la tête de George dans le sac plastique, et à son petit corps étendu sur le sol. Ce n’était pas souvent que Luke regrettait que la peine de mort ne fût pas appliquée dans l’Etat d’Iowa, mais il aurait été ravi de voir Terence Pearson payer de sa misérable vie pour ce qu’il avait fait. Guillotiné, de préférence.

Ils arrivèrent sur le palier et s’avancèrent dans le couloir. Ils passèrent devant les portes entrouvertes des chambres des enfants. Luke aperçut un cheval à bascule peint en blanc dans la chambre de George, et un grand dessin malhabile représentant une maison au milieu d’un jardin bleu clair, avec des massifs bleu clair et des arbres bleu clair. Dans la chambre de Lisa, une poupée Barbie gisait par terre, sur le dos, une jambe levée, exactement là où Lisa l’avait laissée tomber.

La chambre de Terence se trouvait tout au bout du couloir. Iris tendit le bras et prit la clé posée sur le linteau de la porte.

-Vous saviez où était la clé ? s’étonna Luke.

Elle se tourna vers lui.

-Bien sûr. Il ne la cachait pas.

-Vous saviez où était la clé et pourtant vous n’êtes pas entrée dans cette pièce ? Jamais ?

-Terence disait qu’il s’en rendrait compte tout de suite, si jamais je le faisais.

Luke voulut dire quelque chose, puis il se ravisa. Après tout, les gens vivaient comme ils voulaient. Il y avait seulement deux semaines de cela, il avait enfoncé la porte d’un appartement d’un immeuble situé sur la Deuxième Avenue parce que les voisins s’étaient plaints d’aboiements continuels… et il avait trouvé un homme entièrement nu qui allait et venait à quatre pattes, portant un collier de chien, tandis que sa femme, installée dans un fauteuil, regardait Le juste Prix et lui jetait de temps à autre des biscuits pour chiens.

Iris déverrouilla la porte.

-Vous pensez que nous pouvons entrer ? demanda-t-elle craintivement.

-Vous voulez que je revienne avec un mandat de perqui-sition ? fit Luke.

-Non, dit Iris. Non, ce n’est pas nécessaire.

 

Ils entrèrent et Iris actionna l’interrupteur. La pièce était minuscule, environ trois mètres sur deux mètres soixante-dix. Son unique fenêtre était masquée par un épais rideau de tulle, gris de crasse. Le mur sur la gauche était entièrement occupé par des étagères en bois, qui s’affaissaient sous le poids de dizaines et de dizaines de livres; certains étaient reliés de cuir noir craquelé, d’autres recouverts de jaquettes en papier déchirées. La pièce sentait les livres moisis-une odeur de renfermé et de poussière-et autre chose. Une odeur de fleurs séchées très vieilles.

Le mur de droite était tapissé d’une quantité de cartes, de diagrammes astrologiques et de coupures de journaux, certains ambrés du fait de leur ancienneté. Luke traversa la pièce et jeta un coup d’oeil à certaines des coupures de journaux. La plupart provenaient de la Gazette de Cedar Rapids et de l’hebdomadaire Marion Times, mais quelques-unes venaient d’aussi loin que Wichita, Kansas, et Omaha, Nebraska.

Luke en examina une ou deux attentivement. Il s’attendait à découvrir des articles sur des meurtres, des sacrifices humains ou des choses de ce genre, mais ils étaient tous consacrés aux rendements du soja, à la production du maïs et à l’élevage de porcs. ” Récolte de soja record pour un fermier d’Amana “. ” La fièvre porcine décime un troupeau dans l’Io-wa”. ” Les cours du brocoli fléchissent”. Les graphiques représentaient pour la plupart des régions du MidWest; des zones hachurées indiquaient les conditions atmosphériques -précipitations, activité orageuse et secteurs de sécheresse imprevue.

Deux des diagrammes astrologiques avaient été fortement marqués au feutre rouge. La Vierge était soulignée de trois gros traits, lesquels étaient reliés par une ligne épaisse au Bélier. Au bas de l’un des diagrammes, Terence avait écrit en majuscules JLV !!!

-Est-ce que vous savez ce que tout cela signifie ? demanda Luke à Iris.

Iris était restée sur le seuil, les bras craintivement serrés sur sa poitrine. Elle secoua la tête.

-Terence s’intéresse à l’agriculture ? aux récoltes ?

-Il travaille dans l’alimentation.

-Oui, il nous l’a dit, fit Luke. Les Aliments pour bétail Indian Creek. Et les étoiles ?

-Les étoiles ? demanda Iris, déconcertée.

-Les étoiles. Vous savez… l’astrologie.

-Il ne s’est jamais intéressé aux étoiles, autant que je sache. Enfin, il ne lisait jamais son horoscope, ce genre de chose.

Luke parcourut les coupures de journaux et les diagrammes. Il ne savait foutrement pas quoi en penser. Quel genre d’homme se tient informé du rendement des champs, des récoltes, des bulletins météorologiques, des mouvements astrologiques… et avec un tel luxe de détails ?

-Il ne parlait pas beaucoup de son travail, déclara Iris. Il disait que son travail n’était pas très intéressant.

-Alors de quoi parlait-il ?

-Oh, de pas grand-chose, excepté du sang impur. Lors-qu’il était très en colère, il n’arrêtait pas de parler du sang impur, pendant des heures d’affilée. Il disait que nous n’aurions pas dû avoir d’enfants parce que nous allions le leur transmettre. Il parlait aussi de la Bible et de Dieu. Nous allions à l’église tous les dimanches. Ensuite il faisait des commentaires sur le sermon. Presque toujours, il le trouvait exécrable.

Elle baissa les yeux à nouveau.

-Je pense qu’on pourrait dire qu’il n’était pas en paix avec lui-même. Je pense qu’on pourrait dire qu’il n’était en paix avec personne.

Au-dessous de la fenêtre, il y avait un bureau en bois de pin tout à fait ordinaire et délabré. Une chaise en bois courbé peinte en noir était placée à côté. Le bureau disparaissait sous des piles de livres ouverts, des carnets jaunis et des dizaines de crayons… Littéralement des dizaines de crayons, une véritable forêt de crayons, de longueurs et de grosseurs variées. Un énorme Bowie knife était posé près des crayons. La lame était rouillée et le manche entouré d’une lanière de cuir. Luke prit le couteau et le soupesa dans sa main, puis il testa le fil. La

 

1. Couteau de chasse pointu à deux tranchants, inventé par Rezin P. Bowie. (N.d T.)

 

lame était peut-être rouillée, mais elle était affilée d’une façon presque incroyable.

Il était clair que Terence se servait de ce couteau pour tailler ses crayons. Une corbeille à papier placée sous le bureau était remplie, d’un bon quart, de rognures de bois de cèdre odoriférant.

Le couteau avait eu un autre usage. Le bord du bureau sur le côté gauche avait été tailladé et rogné, et le coin sculpté de manière à représenter le visage courroucé d’un homme.

-Il a dû mettre des heures pour sculpter ce visage, fit remarquer Luke.

-Il restait dans cette pièce pendant des heures, dit Iris.

Une gravure était punaisée au mur, près de la fenêtre. Une gravure en noir et blanc grand format, d’environ cinquante centimètres sur trente, imprimée sur du papier à cartouche épais. Elle avait été manifestement pliée et dépliée de nombreuses fois; elle était mouchetée et décolorée par la lumière du soleil et l’humidité. Elle représentait un homme étrange qui souriait et marchait dans l’herbe ondoyante d’un champ stylisé. D’un côté du champ, le soleil brillait avec éclat. De l’autre côté, des nuées d’orage s’amoncelaient. L’homme était vêtu d’un manteau fait entièrement de feuilles de laurier et maintenu par des serpentins. Il était coiffé d’un chapeau conique, également fait de feuilles, et tenait dans sa main un bâton, taillé dans un arbre en fleur.

La gravure fourmillait de centaines de petits détails surréalistes. Dans un coin, un groupe de rats noirs jouait aux dés. Dans un autre, une jeune fille nue enfonçait son bras jusqu’au coude dans l’oreille d’un lapin. Luke releva le bas de la gravure afin de pouvoir lire la légende. Elle disait simplement Mummer’, K Bulstrode fecit.

-Vous savez quelque chose concernant cette gravure ? demanda Luke à Iris.

-C’est la première fois que je la vois.

 

1. Une personne qui porte un masque ou un déguisement pour s’amuser. Plus particulièrement en Angleterre, une personne masquée et costumée qui joue de petites pantomimes dans la rue, à l’occasion de Noel ou d’autres fêtes. (N.d T.)

 

-Elle ne porte pas de date, mais elle semble plutôt ancienne, non ?

-C’est bizarre, car Terry a horreur des tableaux d’une manière générale. Il n’aime que les photographies de famille. Un jour, j’ai voulu accrocher un vieux tableau de ma mère, et il a quasiment piqué une crise.

-Oh vraiment ?

-Pourtant ce tableau n’avait rien de particulier. Il repré- sentait juste des arbres.

Luke prit l’un des livres. Les Extrêmes climatiques et leurs effets sur l’agriculture, du Dr Nils Thorson, de l’université d’Iowa. Puis un autre: Le 1er Mai la signification culturelle de la Fête du Printemps, de Janacek Hubry. Et un autre: Rites paiens de la fertilité et autres rituels populaires.

Il reposa les livres et prit l’un des calepins de Terence. Il était écrit d’une écriture minuscule et régulière, des pages et des pages d’une écriture serrée. Mais il était entièrement rédigé dans une langue étrangère, truffée de signes diacri-tiques.

-Terry parle des langues étrangères ? demanda Luke.

-Pas avec moi, répondit Iris.

-On dirait du tchèque. Terry connaissait le tchèque ?

Iris secoua la tête.

Luke promena le bout de son index sur les livres entassés sur les étagères. A en juger par les titres, ils traitaient tous des mêmes sujets que les livres posés sur le bureau. Agriculture. Astrologie. Rites folkloriques. Et religion. Les trois étagères du bas étaient bourrées de Bibles. Il devait y en avoir quarante ou cinquante, plus ou moins récentes et d’origines diverses. Certaines étaient des éditions Gideon bon marché, comme on en trouve dans les chambres d’hôtel. D’autres avaient des reliures en cuir noir usé, surchargées de dorures. Il y avait des Bibles en français, des Bibles en allemand, des Bibles en polonais, des Bibles en espagnol.

-Il est très pieux, alors ? s’enquit Luke.

-Nous allons à l’église, si c’est ce que vous voulez dire. (Elle marqua un temps, puis ajouta :) Nous allions à l’église.

-Catholique ?

-Terry, oui. Pas moi. Mais nous allions à la même église.

-A savoir ?

-L’Immaculée Conception. Terry n’aime pas beaucoup le père Wozniak… il dit qu’il trahit la Bible, sans que je sache ce qu’il entend par là. Mais il aime le nom de l’église, l’Immaculée Conception. Il disait toujours aux gens que c’était là où nous allions, comme s’il en était très fier.

-Hum, il n’y a pas de mal à être fier de son église.

-Je ne sais pas. La fierté de Terry était très particulière. Cela ressemblait presque à de l’exultation méchante.

Luke montra le calepin de Terence.

-Je peux emporter ceci, Iris ? J’aimerais le faire traduire. Cela nous donnera peut-être une indication sur ce qui se passait dans la tête de Terry.

-Faites, je vous en prie. Moi, je n’en veux pas.

Luke jeta un dernier regard à la pièce. Il s’efforça de deviner ce que Terence Pearson faisait vraiment lorsqu’il s’enfer-mait ici et s’isolait de sa famille, taillait ses crayons et prenait toutes ces notes minuscules. Il entendit le grondement du tonnerre dans le lointain. La pluie aspergea la vitre, doucement et brièvement, comme si un prêtre terrifié se tenait dans la cour et l’aspergeait précipitamment d’eau bénite.

Son attention fut de nouveau attirée par l’homme étrange qui souriait sur la gravure. L’homme lui souriait de dessous son ridicule chapeau de feuilles, et son expression était tout à fait moqueuse. Qui suis-je ? semblait-il demander. Et pourquoi suis-je déguisé en buisson ambulant ? Pour quelque raison, Luke sentit qu’il passait à côté de quelque chose, quelque chose d’essentiel mais de tout à fait étrange, et cela le mit mal à l’aise.

-Bon, merci, dit-il finalement.

Ils sortirent de la pièce. Iris verrouilla la porte derrière eux et remit la clé sur le linteau.

Tandis qu’ils retournaient au rez-de-chaussée, Iris dit:

-Je ne serai pas obligée de revoir Terry, n’est-ce pas ?

-On vous demandera peut-être de venir témoigner, lors de son procès.

-Mais il ne sortira plus jamais, n’est-ce pas ?

Luke posa sa main sur l’épaule d’Iris.

-On l’enverra à Fort Madison, cela ne fait aucun doute. Et personne ne sort jamais de Fort Madison.

Ils arrivèrent dans le vestibule. Edna Bulowski les attendait; elle semblait fatiguée et soucieuse.

-Comment vous sentez-vous, Iris ? voulut-elle savoir.

Elle ignora délibérément Luke, lui faisant ainsi comprendre qu’il n’aurait pas dû soumettre Iris à un interrogatoire alors qu’elle était toujours en état de choc.

-Oh, je vais très bien, répondit Iris. Je ferais mieux de mettre le dîner au réfrigérateur, puisque les enfants ne rentre-ront pas.

-Iris, vous n’avez absolument rien à faire, excepté vous reposer, dit Luke.

Edna passa son bras autour de la taille d’Iris et l’emmena vers la cuisine.

-Est-ce que ça ira ? lui demanda Luke.

-Le docteur Mayhew lui a administré un sédatif. Je lui en donnerai un autre dans une demi-heure environ, et une tasse de lait chaud. Sa soeur doit bientôt arriver de Dubuque.

-Merci, Edna, dit Luke. (Il récupéra son chapeau sur la table de cuisine, puis il prit la main d’Iris dans les siennes et la serra.) Et merci de m’avoir parlé, Iris. Je vous en suis très reconnaissant. Je sais que cela a été le jour le plus affreux de toute votre vie. Je pense que je puis vous dire seulement ceci: pleurez Lisa, et pleurez le petit George. Mais n’oubliez pas de prendre soin de vous.

Iris acquiesça, sans rien dire.

Luke se dirigea vers la porte d’entrée et Edna le suivit.

-J’ai parlé à Rick Clark. Il a dit que vous pouvez l’aimer comme une soeur si ça vous chante, mais qu’il ne peut pas attendre une minute de plus. Il doit boucler son article de toute urgence. Et il y a également Joyce Leibold de WMT 600 qui aimerait vous parler.

-Célèbre, enfin ! fit Luke.

Il ouvrit la porte sur Vernon Drive. La nuit humide était pailletée de lumières rouges et bleues scintillantes, et illuminée par les projecteurs des équipes de télévision locales. L’orage était passé en grande partie, il se dirigeait vers l’est, vers l’Illinois, et un vent chaud et desséchant soufflait. La tornade avait causé des dégâts à Amana: l’épicerie avait perdu une partie de son toit, et l’une des cheminées de l’usine textile s’était écroulée. Près de Kalona, six ou sept porcs avaient été tués et, durant le plus fort de l’orage, l’aéroport de Cedar Rapids avait été fermé pendant deux heures et demie. Mais c’était à peu près tout. Juste une tornade de fin d’été, une de plus.

Le shérif-adjoint Norman Gorman était resté de faction devant la porte d’entrée des Pearson. Il était petit, trapu et bâti comme une armoire à glace. Il faisait des haltères dans l’espoir vain mais tenace de grandir de quelques centimètres. Un jour, Luke l’avait trouvé suspendu par les mains à la porte de son bureau, des poids de vingt-cinq kilos attachés à chaque cheville. Norman Gorman avait un très grand sens de l’hu-mour sur tout, excepté lorsqu’on lui parlait de sa petite taille.

Malgré ce handicap, il avait des yeux marron expressifs et une grosse moustache noire qui semblaient plaire à toutes sortes de filles, aux saintes nitouches comme aux effrontées, et Norman était rarement à court de compagnie féminine.

-Comment va-t-elle ? demanda-t-il en montrant de la tête la porte d’entrée.

Luke ajusta son chapeau humide et informe.

-Elle tient le coup. Mais elle n’a pas encore vraiment réalisé. Le choc va être plutôt rude demain, lorsque l’effet des sédatifs se sera dissipé.

-Merde, comment peut-on faire une chose pareille ? demanda Norman. Tuer ses propres enfants !

-C’était un dingue, déclara Luke. J’espère seulement que les jurés ne l’écouteront pas s’il plaide la folie, c’est tout.

-Nous aurions dû l’abattre tout de suite, dit Norman. Nous aurions dû l’abattre séance tenante, comme un putain de chien enragé.

Rick Clark remonta l’allée en courant, les épaules de son imperméable blanc trempées et foncées par la pluie, le col relevé.

-Shérif ? demanda-t-il. Vous voulez bien me dire comment elle a pris ça ?

-Espèce d’abruti ! s’exclama Norman. Et toi, tu prendrais ça comment, si on tranchait la tête à tes gosses ?

-Norman, fit Rick. Pourquoi tes parents t’ont-ils appelé Norman, Norman ?

-Mes parents étaient des poètes, voilà pourquoi, répliqua Norman. Ils voulaient me donner un prénom qui rimait avec Gorman, exactement comme tes parents voulaient te donner un prénom qui rimait avec trique.

 

Une fois qu’il eut regagné son bureau sur la Troisième Ave-nue, Luke téléphona chez lui. Ce fut sa fille Nancy, six ans, qui décrocha.

-Chérie, je peux parler à ta maman ?

-Maman prend sa douche. Tu rentreras tard ?

-C’est exact. Je rentrerai tard. Je ne sais pas combien tard. Que s’est-il passé aujourd’hui ?

-Rien, excepté qu’à l’école Randy Stahmer a fait pipi dans sa culotte.

-Pauvre Randy ! Quoi d’autre ?

-Maman a mis mes socquettes rouges dans la machine à laver avec ton polo bleu.

-Oh, formidable ! Comme ça, j’aurai un polo violet.

-Non, pas du tout. Maman l’a mis à tremper dans de l’eau de Javel, et maintenant tu as un polo imprimé.

-C’est encore mieux. Génial ! Dis-moi, tu as été une gentille fille aujourd’hui ?

-Mrs Heslop était furieuse après moi parce que j’ai recraché mes haricots verts.

-Tu sais que tu dois manger tes haricots verts. C’est très bon pour toi. Ils te rendent… je ne sais pas, charismatique, quelque chose comme ça.

-Je déteste les haricots verts. Je ne veux plus jamais voir de haricots verts de ma vie ! Je ne veux plus jamais voir la couleur verte !

Luke papota avec Nancy un moment encore, puis il lui souhaita une bonne nuit, lui envoya un baiser et raccrocha. Ensuite il resta de longues minutes devant sa fenêtre, le front appuyé contre la vitre froide du fait de la climatisation. Sa main était plaquée sur sa bouche, comme s’il s’interdisait de parler. Son regard était grave et las.

C’était un samedi soir comme tous les samedis soir. Sous sa fenêtre, la Cedar River bouillonnait sous les arches en béton du pont. Elle réfléchissait les lumières criardes du cen-tre de Cedar Rapids et le flot dense de la circulation sur la Première Rue.

Cependant, pour une raison qui lui échappait, Luke avait le sentiment qu’il faisait ce boulot depuis trop longtemps. Il sentait qu’il avait négocié le même virage tellement de fois qu’il n’était plus capable de l’aborder différemment. Le meurtre des enfants Pearson avait été si brutal et tellement horrible qu’il méritait une réflexion originale. Il méritait la rage. Mais Luke éprouvait seulement le sentiment accablant d’avoir vécu et travaillé dans cette ville durant la plus grande partie de sa vie, et que toutes ces années se réduisaient à peu de chose.

Des années inutiles ? Peut-être. Lisa et George étaient morts. Abner et Dorothy Loftus étaient morts. Des jeunes et des vieux, tous sans défense. Les gens précisément que Luke avait promis de protéger de tout son coeur et de toute son ingéniosité. Il avait l’impression d’avoir manqué à ses engage-ments envers eux. Il avait l’impression de leur avoir tranché la tête aussi sûrement que Terence Pearson l’avait fait.

Le meurtre des enfants Pearson était peut-être une atrocité de trop. Ces quatre ou cinq dernières années avaient vu la vie paisible de Cedar Rapids s’affaisser petit à petit et s’érailler sur les bords, comme un matelas usé, comme une maison de famille délaissée qui tombe en ruine. L’année dernière, par un après-midi pluvieux de mars, Luke avait arrêté un type qui sillonnait les routes et tirait sur d’autres automobilistes… pour s’amuser. C’était la première fois que cela se produisait à Cedar Rapids. Maintenant, des mères lui adressaient des plaintes toutes les semaines: elles trouvaient des seringues usagées dans leur arrière-cour et étaient obligées d’apprendre à leurs enfants que les balles ne font pas dans le détail. Dans les écoles primaires, on avertissait les enfants, avant même de leur apprendre les additions et les soustractions: si jamais ils entendaient un coup de feu, ils devaient se jeter à terre le plus vite possible.

C’était devenu un travail de routine. Luke et ses adjoints intervenaient régulièrement pour mettre fin à des émeutes de banlieue: voitures saccagées, bagarres, balles qui sifflaient dans tous les coins. Et ils essayaient d’alpaguer des écoliers de onze ou douze ans qui parcouraient la ville, munis de télé- phones portables, et livraient des sacs remplis de crack.

L’année dernière, il avait pensé voir le pire, lorsque le médecin légiste avait ouvert un casier à la morgue contenant le corps de Destiny Wright, dix-sept ans, et lui avait montré les dix-sept coups de couteau qu’elle avait reçus, un pour cha-que année de sa vie.

Mais il y avait cette affaire maintenant. La décapitation rituelle de Lisa et George Pearson. Le massacre d’Abner et Dorothy Loftus. Et Luke ne savait pas quoi faire. Il avait arrêté Terence Pearson, bien sûr, et Terence avait passé des aveux complets, de son plein gré. Mais Luke ne savait pas quoi faire.

Il était toujours appuyé contre la fenêtre lorsque Norman Gorman entra.

-Shérif ? Je vous ai trouvé un traducteur de tchèque.

Luke se retourna et s’efforça de sourire. Derrière Norman, il aperçut un homme âgé, maigre, le teint cadavérique. Il avait un nez bulbeux, des joues creuses et un réseau de veines sur le front. Son complet à chevrons marron clair était élimé, comme s’il l’avait porté tous les jours de sa vie adulte.

-Shérif, je vous présente Mr Leos Ponican. Il est professeur d’anglais seconde langue à Jefferson.

-Heureux que vous ayez pu venir, Mr Ponican, dit Luke. L’officier de police Gorman vous a dit ce que nous attendions de vous ?

Mr Ponican hocha la tête.

-Traduire du tchèque, c’est cela ?

Luke prit une liasse de feuillets-les photocopies du car-net de Terence-et les lui tendit. Mr Ponican sortit des lunettes à monture en acier de la poche de poitrine de sa veste, les chaussa et lut très lentement le premier feuillet.

-Alors ? demanda Luke au bout de plus d’une minute.

-C’est difficile, répondit MrPonican, d’un air plutôt triste.

-Que voulez-vous dire par ” difficile ” ?

-Pour commencer, c’est écrit très petit.

-En effet. C’est écrit très petit. J’irai même jusqu’à dire que c’est écrit très, très petit.

Mr Ponican gonfla sa lèvre inférieure et relut le premier feuillet.

-C’est également… pas très bien.

-Pas très bien ? Qu’est-ce que cela veut dire ? C’est bourré de fautes d’orthographe ?

Mr Ponican tapota le feuillet à plusieurs reprises.

-Cela ne ressemble pas à un texte habituel. C’est un texte… fou.

-Oh, je vois. Un texte fou. Dans quel sens est-ce un texte fou ?

-Est-ce que je peux m’asseoir ? demanda Mr Ponican.

Luke acquiesça, et Norman tira une chaise. Mr Ponican s’assit et posa les photocopies sur ses genoux. Il suivit du doigt le texte, mot après mot.

-” Il vient avec ses trois amis au moment de l’hiver. Ils tapent la porte. ” Ah oui, ils frappent à la porte. ” Il tape et il tape mais lorsque les gens dans la maison crient et demandent “Qui est là ? Qui tape notre porte ?” il ne répond pas. Il ne parle pas. Mais il continuera de taper la porte si les gens dans la maison ne lui ouvrent pas et ne le laissent pas entrer.

Lorsqu’il entre dans la maison, il se tient avec ses trois amis et ne dit rien. Ils ne parlent pas. C’est pourquoi on les appelle… ” Je ne connais pas ce mot en anglais. Mais cela veut dire des gens qui ne parlent pas.

-Des muets ? demanda Luke.

-Non, pas exactement des muets. La signification n’est pas physiologique. La signification est: ils ne parlent pas de propos délibéré. Ils demeurent silencieux à des fins d’amusement, si vous voulez.

-Vous voulez dire des mimes ? intervint Norman.

-Hum, encore une fois, pas exactement des mimes. Un mime essaie d’expliquer ce qu’il fait par des gestes et des mouvements. Ces gens-là entrent et demeurent silencieux. Ils ne donnent aucune explication.

-Des trappistes ? suggéra Norman.

-Et merde ! s’exclama Luke.

Puis il pensa brusquement à la gravure punaisée au mur de la chambre de Terence. L’homme vêtu de feuilles, au sourire moqueur. Quelle était la légende au bas de la gravure ? Mum-mer. Un homme qui porte un masque et ne parle jamais. Un homme qui demeure silencieux.

Il voulut dire quelque chose, mais se ravisa. Il laissa Mr Ponican poursuivre.

-” Il s’assied à la table. Il attend qu’on lui donne du vin et autre chose… ” Je ne sais pas ce que c’est. Cela ressemble un peu à hovesy maso, un ragoût de boeuf. ” Lui et ses amis apporteront des dés, et ils joueront jusqu’à ce que le feu baisse. Cela arrivera seulement à un moment particulier de l’année, et cette visite ne fait pas plaisir à tout le monde. Il parcourt de nombreux kilomètres mais personne ne le voit voyager. Dans certains villages où il n’est jamais venu, les gens prient pour qu’il vienne. Mais dans les villages où il est déjà venu, ils refusent de prononcer son nom, tout comme il n’a jamais prononcé le leur. “

Mr Ponican reposa le feuillet d’une main qui tremblait légèrement, et ôta ses lunettes.

-La suite dit exactement la même chose. Des gens se présentent et ne disent rien. Ils jouent aux dés, ils laissent des cadeaux. Ils laissent beaucoup de cadeaux différents. Chacun d’eux porte un costume différent. Je ne sais pas si c’est censé être une légende ou autre chose.

-Vous voulez bien emporter ceci chez vous et le traduire pour moi ? demanda Luke. J’aimerais connaître le texte intégral.

Mr Ponican feuilleta les photocopies, dix-neuf feuillets couverts d’une écriture minuscule.

-Cela va me demander un peu de temps.

-Je peux vous dédommager si vous faites ce travail très vite.

-Hum, dans ce cas, très bien. J’aurai sans doute terminé dans deux jours.

-Trente-six heures, d’accord ?

-Je vais faire tout mon possible, shérif Friend.

Il s’en alla, emportant les photocopies. Luke se laissa tom-ber dans son fauteuil style Western et posa ses pieds sur le bureau.

-C’est plutôt dingue, non ? dit Norman.

-Je ne sais pas. Attendons d’avoir la traduction.

-Je pense que votre première intuition était la bonne. Pearson a complètement disjoncté.

-Norman, peu importe qu’il soit fou à lier ou sain d’es-prit. Quatre personnes totalement innocentes ont été tuées. Ici, à Cedar Rapids, bordel de merde ! Cela me donne l’impression… je ne sais pas… cela me donne l’impression que c’est la fin du monde. L’Apocalypse. (Il secoua la tête.) Mon père pensait que la bière, le rock’n’roll et le pelotage étaient les pires maux que Satan ait jamais inventés. Je suis presque content qu’il soit mort et enterré.

Norman consulta sa montre.

-Vous allez parler à Pearson maintenant ?

Luke acquiesça.

-Ensuite on arrêtera les frais pour aujourd’hui. La jour-née de demain sera longue, très longue.

 

Terence se tenait debout dans sa cellule; il tournait le dos aux barreaux. Luke s’approcha dans le couloir et resta là à l’observer un moment. Terence s’était certainement rendu compte de la présence de Luke, mais il ne bougea pas, ne dit rien. Même son dos communiquait une tension énorme.

Les cellules se trouvaient au sous-sol. Les murs étaient peints en deux nuances de gris et les barreaux également peints en gris. Il régnait une chaleur étouffante et l’air empestait le désinfectant, le vomi et les pieds sales. Trois ivrognes et un revendeur de crack étaient enfermés dans les cellules voisines, mais la nuit ne faisait que commencer: dans quelques heures, l’endroit serait probablement bondé.

L’un des ivrognes chantait: ” Me brise pas le coeur… mon pauvre coeur qui saigne… ” Un autre sanglotait.

Un jeune officier de police noir était posté devant la cellule de Terence. Il était chargé de le surveiller de près. Trois ans auparavant, Luke n’aurait pas pris cette précaution. Mais un homme d’âge mûr, soupçonné d’homicide, avait réussi à se pendre avec une manche de sa chemise, une demi-heure seulement après que Luke l’eut arrêté. Et moins d’une semaine plus tard, un détenu de dix-sept ans s’était suicidé: il s’était enfoncé deux crayons dans les narines puis avait croisé ses doigts derrière sa tête et s’était cogné le visage contre la table rabattable, de toutes ses forces. Luke ne pouvait se permettre que Terence Pearson lui claque entre les doigts de la même façon.

-Pearson ? appela-t-il brusquement.

-En trois heures, il a à peine ouvert la bouche, déclara le jeune policier noir. Il a juste demandé un Coke sans sucre, et l’heure qu’il était.

-Pearson ? répéta Luke. C’est le shérif Friend.

-Je sais, fit Terence. Qu’est-ce que vous voulez ?

-Discuter un peu, d’accord ?

-Oh vraiment ? Je vois le genre de discussion que vous attendez. Une discussion à sens unique, et c’est moi qui parlerai tout le temps. Je vous dirai ce qui conduit un père à exécu-ter ses propres gosses, hein ?

Luke haussa les épaules, toussa.

-Disons que ce serait un début.

Terence continuait de lui tourner le dos.

-Il faut que vous compreniez une chose, shérif, sinon vous ne comprendrez absolument rien. Je ne les ai pas exécu-tés. Je les ai sauvés.

-Vous les avez sauvés ? Sauvés de quoi ?

Terence demeura silencieux un moment. Puis il dit:

-Vous ne comprendriez pas, shérif Vous ne comprendriez rien du tout.

-Essayez toujours.

Terence secoua la tête.

Luke attendit pendant presque une minute mais Terence ne disait toujours rien.

-Il a jamais parlé autant depuis qu’il est ici, fit remarquer le jeune policier noir. Une fois, il a demandé l’heure, c’est tout, il était 6 h 47, et une autre fois il a demandé un Coke.

Luke reprit:

-Si vous pensiez les sauver, Terence, vous avez certainement pensé les sauver de quelque chose qui était pire que d’avoir la tête tranchée. Cela semble logique, non ?

Terence ne répondait toujours pas, mais son angoisse était si grande qu’il dégageait une odeur, comme l’odeur de chan-vre roussi de cordes tendues à se rompre.

-Il ne me reste plus qu’à découvrir ceci: qu’est-ce qui pourrait être pire que d’avoir la tête tranchée ?

-Vous pensez que je suis fou, déclara Terence d’une voix morne.

-Je ne sais pas quoi penser, à moins que vous ne me disiez de quoi vous les avez sauvés.

-Vous ne commenceriez même pas à…

-Et le mummer, Terence ? Est-ce que le mummer a quelque chose à voir là-dedans ?

Terence trembla de façon perceptible. Il serra lentement les poings, mais il ne se retourna pas.

-Allons, Pearson, insista doucement Luke. Je suis un shérif plutôt compréhensif. Dites-moi ce que le mummer a à voir là-dedans. Et toutes ces Bibles. En grec, en japonais, vous en avez toute une tripotée, pas vrai ?

-Vous êtes entré dans ma chambre, dit Terence d’une voix semblable à un glissement de terrain très lent.

-C’est exact, je suis entré dans votre chambre. Et c’était la putain de chambre la plus bizarre que j’aie jamais vue.

Terence fit volte-face. Son visage cendreux était blême, ses yeux cernés d’écarlate.

- Vous n’aviez pas le droit ! Putain, vous n’aviez pas le droit !

-Calmez-vous, Pearson. Votre femme m’a engagé à y jeter un coup d’oeil.

-Elle n’avait pas le droit ! Je lui avais dit de ne jamais aller là-bas ! Et vous non plus, vous n’aviez pas le droit !

-Oh, j’avais un tas de droits, lui dit Luke. J’avais le droit au regard de la loi, et j’avais également un droit moral. Un homme qui a fait ce que vous avez fait, il perd à peu près tout. Sa vie privée, sa dignité, tout. Le seul privilège qui vous reste, c’est celui d’avoir un procès équitable, et c’est sacrément plus que ce que vous méritez.

-Vous n’aviez pas le droit d’entrer dans ma chambre, répéta Terence. (De la salive vola de ses lèvres.) Je vous promets, je vous promets que vous paierez pour avoir fait ça !

Il s’ensuivit un long silence tendu. Terence continuait de regarder fixement Luke et de se crisper de fureur. Luke affrontait son regard sans ciller et se demandait quel genre d’homme il pouvait bien être. Finalement, Luke posa briève-ment sa main sur l’épaule du gardien, et dit:

-Ayez l’oeil sur lui, d’accord ? Il est dangereux.

 

Luke mettait sa veste lorsque Norman entra dans son bureau, une cigarette au bec, une chemise bleue à la main.

-Nous avons déjà eu des ennuis avec notre ami Terence Pearson, déclara-t-il. Le sergent Mullally vient de m’apporter ce dossier.

-Oh vraiment ?

-Vous vous rappelez cet incident, l’automne dernier, ce chien à qui on avait coupé la tête ?

-Oui, très bien.

-Le chien appartenait au voisin immédiat de Terence Pearson, et le voisin a accusé Pearson de l’avoir tué. C’était un chien qui coûtait un sacré paquet de fric, un Tervuren, avec pedigree et tout le bataclan.

-Que s’est-il passé ? demanda Luke.

-Rien, en fin de compte. On a interrogé Pearson mais personne n’a pu prouver que c’était lui, et l’affaire a été clas-sée. Détail intéressant, Pearson et son voisin venaient d’avoir une mémorable querelle de voisinage.

-A quel sujet ?

-Vous n’allez jamais le croire. Le voisin repeignait sa clôture et Pearson a violemment protesté contre la couleur qu’il avait choisie. (Il consulta le dossier.) Les paroles exactes du voisin étaient: ” Pearson est rentré de son travail. Il a vu ma clôture. Il a pris une profonde inspiration. Puis il est devenu fou furieux. Il s’est mis à crier après nous comme un dément. Il a dit que si je ne peignais pas ma clôture d’une autre couleur, à l’instant même, il me tuerait. “

-Et merde ! De quelle couleur le voisin avait-il peint sa clôture, en violet avec des pois roses ?

-Non, non. Il l’avait peinte en vert. Un vert tout à fait ordinaire.

 

Dehors, sur les marches, la presse et les caméras de télé attendaient Luke. Le vent du soir était chaud et vif, et il fut obligé de tenir le bord de son chapeau pour qu’il ne s’envole pas. Il se campa dans la lumière éblouissante des projecteurs et déclara:

-Je n’ai rien à ajouter à ce que j’ai dit précédemment. Terence James Pearson est détenu préventivement pour plusieurs homicides volontaires. Nous ne recherchons personne d’autre en liaison avec ces meurtres, mais nous aimerions entendre toute personne qui pourrait avoir vu Pearson et ses enfants au cours de l’après-midi, immédiatement avant les meurtres. J’ai eu un entretien préliminaire avec le procureur du comté, et Mr Dillard et moi-même aurons une nouvelle réunion demain matin. Pearson a été informé de ses droits, mais jusqu’à présent il a refusé de parler à un avocat. Nous poursuivons notre enquête, et je donnerai une conférence de presse demain. C’est tout, merci.

-Shérif, est-ce qu’il s’agissait de meurtres rituels ? demanda l’un des journalistes de la télé.

Luke secoua la tête.

-Honnêtement, je n’en sais rien. Terence Pearson s’inté- resse à certains sujets peu courants et nous les examinons en ce moment. Ils ont peut-être, ou peut-être pas, un rapport avec les meurtres.

-Quels sujets peu courants ? Le satanisme ? Les sacrifices humains ? La magie noire ?

-Apparemment, il s’intéresse à l’agriculture, à la météorologie et aux écritures saintes. C’est tout ce que je peux vous dire.

Un journaliste se mit à glousser:

-Montrez-moi un seul homme dans la partie ouest de l’Iowa qui ne s’intéresse pas à l’agriculture, à la météorologie et à la Bible !

-Bien sûr. Mais peut-être pas de la façon dont Terence Pearson s’y intéressait.

-De quelle façon était-ce, shérif ?

Finalement, Luke parvint à se frayer un chemin et à mon-ter dans sa grosse Buick blanche. Il mit le contact, mais Rick Clark tapota sur sa vitre et forma quelque chose avec ses lèvres. Luke baissa sa vitre et dit:

-Allons, Rick, je suis vanné.

-Soyez chic, shérif. Avez-vous une théorie expliquant pourquoi Pearson a tué ses gosses ?

-Pas jusqu’ici. Permettez-moi de vous poser une question: auriez-vous une théorie expliquant pourquoi quelqu’un devient fou furieux en voyant la couleur verte ?

-La couleur verte ? se renfrogna Rick. Je ne vous suis pas.

Luke passa la première.

-Moi non plus, je ne me suis pas. Mais lorsque nous connaîtrons la réponse à l’une de ces questions, nous connaî- trons peut-être la réponse à l’autre.