-Comment cela, shérif ? lui demanda-t-elle d’une voix ténue.

-J’ai interrogé des membres de la communauté tchèque, et ils ont une sorte de mythe, ou de légende. Cela parle de mummers… de gens qui rendaient visite à des fermiers en Europe, au Moyen Age. C’est sans doute encore plus ancien que cela. Ces gens étaient censés avoir le pouvoir de faire croître les choses, de faire pousser le maïs ou le blé. Mais en échange, ils voulaient la vie de personnes. Un genre de sacrifice humain, je pense.

Iris était silencieuse et se mordillait la lèvre. Elle scrutait le visage de Luke, en s’efforçant d’y discerner la part de sincé- rité. Disait-il cela pour la réconforter, ou bien pour la prendre au piège ?

-Vous vous rappelez cette gravure dans la chambre de Terry, n’est-ce pas ? dit-il. L’homme couvert de feuilles, déguisé en buisson ?

Elle déglutit et acquiesça.

-A mon avis, cette gravure représentait assez fidèlement l’un de ces mummers… leur chef, je crois bien. Il a un tas de noms, mais les Tchèques l’appellent Janek-le-Vert.

-Le Voyageur Vert, chuchota Iris.

-Oui, dit Luke, et il comprit qu’il tenait le bon bout. C’est pour cette raison que Terry avait tous ces graphiques concernant les récoltes et toutes ces cartes météorologiques punaisées aux murs de sa chambre. Lorsqu’il fait mauvais temps et que les récoltes semblent compromises, c’est à ce moment que Janek-le-Vert survient et va de ferme en ferme. Il frappe à la porte et demande au fermier s’il désire passer un marché avec lui.

Iris frissonna. Elle frissonna mais ne dit rien.

Luke tendit le bras et prit sa main.

-Il faut que je sache ce qui s’est passé cette nuit-là, Iris.

-J’ai déjà répondu aux questions de deux inspecteurs, lui dit-elle.

-Oui, je sais. J’ai lu leur rapport. Mais je pense qu’il s’est passé quelque chose que vous taisez.

Ses yeux regardèrent vivement à gauche et à droite.

-Pourquoi dites-vous cela ? demanda-t-elle.

-Parce que, selon cette légende tchèque, Janek est à moi-tié un homme et à moitié une sorte d’arbre vivant. Cela sem-ble impossible, d’accord ? Cela semble ridicule. Mais des officiers de police ont rempli sept sacs de feuilles de laurier d’Europe qui se trouvaient dans votre cour, la nuit où vous et votre soeur avez été agressées. Sept sacs ! Pourtant il n’y a pas de lauriers de cette espèce dans votre cour ni dans la cour de vos voisins, ni nulle part dans le quartier. En fait, le laurier de cette espèce le plus proche que nous avons été à même de localiser se trouve à Noelridge Park, sur Collins Avenue.

Il marqua un temps et serra sa main, pour lui faire comprendre qu’elle pouvait avoir confiance en lui.

-Cette légende dit également que, parce que Janek est à moitié un homme et à moitié un arbre, il a besoin de viscères humains pour survivre. Or on a éviscéré votre pauvre Mary. Un autre homme, un traducteur tchèque qui traduisait les carnets de Terry pour moi… Apparemment, il s’est éventré et a sorti ses intestins de son corps, plutôt que de laisser Janek les avoir.

Luke observait attentivement les réactions d’Iris, chaque battement de ses paupières, chaque coup de langue nerveux sur ses lèvres. Toute personne qui n’avait pas vu de ses propres yeux que la légende de Janek-le-Vert était plus qu’une légende ne l’aurait pas cru une seule seconde. Mais maintenant il était certain qu’Iris avait été témoin de beaucoup plus de choses que ce qu’elle avait dit aux inspecteurs de John Husband. Elle avait seulement déclaré: ” Il faisait sombre… quelqu’un m’a frappée avec une branche. Lorsque j’ai repris connaissance, la police était là. “

Luke poursuivit:

-J’ai réfléchi à cela longuement et profondément, Iris. C’est impossible, et pourtant c’est ce qui est en train de se produire. Le temps est instable, les prévisions pour les récol-tes sont catastrophiques. D’abord, Terry tue George et Lisa. Ensuite, Leos Ponican se suicide. Ensuite, votre soeur Mary est assassinée. Vous avez été agressée et frappée par un genre de buisson. La même chose est arrivée à l’un de mes adjoints.

-Quoi ? L’un de vos adjoints ? s’exclama Iris, les yeux écarquillés.

-Il enquêtait sur une infraction au code de la route. Il a été agressé par un type de grande taille, très pâle, portant un imperméable blanc. Puis on l’a frappé au visage avec un buisson ou une branche. Les docteurs disent que c’était le même genre de buisson ou de branche qui a causé vos blessures.

-Est-ce qu’il va bien ? demanda Iris.

-Il a perdu la vue. Pauvre Norman !

Iris demeura silencieuse un long moment, mais Luke se rendit compte qu’elle réfléchissait intensément.

-Iris, dit-il, ces types sont toujours en liberté et rôdent quelque part. Ce qu’ils vous ont fait, à vous et à votre soeur, ils vont le refaire à quelqu’un d’autre. Il faut absolument que nous les trouvions, qu’ils soient réels ou mythiques ou je ne sais quoi.

Iris inspira avec difficulté. Puis elle déclara:

-Je lui avais dit de ne pas apporter ces brocolis à la maison.

-Qui ? Qui avait apporté des brocolis chez vous ?

-Mary… Mary les avait apportés. (Avec une hâte soudaine, quasi hystérique, elle poursuivit :) Je lui avais dit que nous ne pouvions rien avoir de vert à la maison, mais elle a répondu que cela n’avait aucune importance. Elle a apporté des brocolis, des olives, toutes sortes de choses, et elle n’a pas retiré les étiquettes des boîtes de conserve où il y avait du vert.

-Et alors ? Qu’est-ce que ça change ? demanda Luke.

Elle lui lança un regard éperdu.

-C’est la seule façon de l’empêcher d’entrer, c’est ce que Terry répétait constamment. Cela, et faire taire les enfants.

-Faire taire les enfants ? C’est ce que Terry disait ? Vous ne m’en aviez jamais parlé auparavant.

-Je ne pensais pas que cela voulait dire…

Elle s’interrompit. Il était clair qu’elle ne pouvait se résou-dre à prononcer les mots ” les tuer “.

-Mais vous êtes sûre que Terry a dit que, si le Voyageur Vert venait, la seule façon de l’empêcher d’entrer, c’était de faire taire les enfants ? Ces mots mêmes ?

Iris hocha la tête.

-Seriez-vous prête à déclarer cela sous serment, au tribunal ? Attention, rien ne vous y oblige. Une femme n’est pas obligée de déposer contre son mari.

Elle hocha la tête à nouveau.

-Après ce qu’il a fait à Lisa et à George…

Luke serra sa main.

-Il y a autre chose dont j’aimerais parler avec vous, Iris. Je suis allé voir Emily chez les Terpstra, après avoir examiné le corps de votre soeur. Ce n’est pas facile à expliquer mais elle ne s’est pas comportée comme je m’attendais à ce qu’elle le fasse. Elle ne semblait ni particulièrement commotionnée ni bouleversée. En fait, j’irai jusqu’à dire qu’elle se fichait complètement de ce qui vous était arrivé.

-C’est incompréhensible, dit Iris.

-C’était peut-être le traumatisme. J’ai parlé à la psycholo-gue pour enfants avec qui nous travaillons de temps à autre, et elle m’a dit que certains gosses gardent leur détresse enfouie en eux pendant des semaines, sinon des mois. Emily a été témoin de choses qui auraient rendu beaucoup d’adultes à moitié fous. Cependant, après lui avoir parlé moi-même, je ne pense pas que ce soit le cas.

Iris détourna la tête. Sur la table de chevet, il y avait un grand vase contenant des glaïeuls orange pâle, et six ou sept cartes de voeux de prompt rétablissement.

-Dites-moi ce qui s’est passé, Iris, murmura Luke. Il faut que je le sache.

Iris demeura silencieuse pendant presque trente secondes, mais Luke savait quand il devait attendre et se taire. Il regarda par la fenêtre: les nuages étaient épais, gris, informes. C’était une journée sans ombres, et il allait sans doute pleuvoir.

-Est-ce que Emily aura des ennuis ? demanda-t-elle finalement.

-Bien sûr que non. Elle n’a que onze ans.

-On n’essaiera pas de me l’enlever ?

-Pourquoi ferait-on ça ? Vous êtes sa mère, exact ?

Elle hésita un moment encore, puis elle déclara:

-S’il n’y a rien de vert dans la maison, il ne peut pas entrer, même s’il frappe toute la nuit et toute la journée. Mais s’il y a quelque chose de vert dans la maison, il peut entrer, à condition que quelqu’un l’y invite.

-Vous essayez de me faire comprendre que Emily l’a invité à entrer ?

-Oui, répondit Iris.

Luke soupira bruyamment.

-Je m’en doutais. Ces Tchèques à qui j’ai parlé m’ont dit que les petits-enfants de Janek sont habituellement ceux qui lui demandent d’entrer.

-Vous croyez que… ?

-Vous m’avez dit vous-même que, deux mois après votre mariage, Terry vous avait emmenée voir son père à Des Moi-nes. N’est-ce pas exact ? Ensuite il a complètement changé, avez-vous dit. Il n’arrêtait pas de parler de la Bible, et du sang impur, et de répéter que vous ne deviez pas avoir d’enfants. A votre avis, pourquoi se serait-il comporté ainsi, si son père ne lui avait pas appris quelque chose qui l’a amené à redouter d’avoir des enfants ?

-Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas.

-Vous avez dit que vous aviez fait la connaissance de son père. Et sa mère ?

-Elle est morte peu de temps avant que je fasse la connaissance de Terry.

-Savez-vous comment elle est morte ?

Iris secoua la tête.

-Terry ne m’en a jamais parlé.

Luke s’appuya sur le dossier de sa chaise.

-La nuit où Mary est morte… pourquoi ne pas me dire ce qui s’est passé ? Racontez-moi tout, Iris.

D’une voix hésitante et sourde, les yeux baissés, Iris dit à Luke ce qui s’était passé cette nuit-là. Elle avait cru qu’elle rêvait. Puis elle avait aperçu l’homme à l’imperméable blanc, dans la cour. Le vent se levait et les feuilles tourbillonnaient. Elle était allée au rez-de-chaussée et Emily se tenait dans le couloir. Emily qui avait dit: ” Il est sacré. C’est le père de papa. Je l’ai invité à entrer. ” Elle avait essayé de s’enfuir, mais elle avait vu l’homme à l’imperméable blanc descendre l’escalier, portant Mary. Mary qui était déjà éventrée et mourante. Ensuite la créature qui était à moitié un buisson et totalement haineuse l’avait agressée.

Luke écouta sans l’interrompre. Lorsqu’elle eut terminé, il la considéra attentivement, observa ses yeux, observa la façon dont elle tirebouchonnait son drap. Il y avait encore une question restée sans réponse, et c’était la question la plus importante de toutes.

-Je suis content que vous m’ayez fait confiance et que vous m’ayez raconté tout cela, Iris, dit-il. Cela me sera très utile, et je vous en suis très reconnaissant. Je sais que ce n’était pas facile pour vous.

Iris déglutit, hocha la tête, et dit:

-Ça ira, shérif.

-Une dernière chose, murmura Luke. Pourquoi ne pas nous avoir dit cela plus tôt ?

-Je ne voulais pas que vous sachiez qu’Emily les avait fait entrer.

-C’est tout ?

-Je refusais de croire cela moi-même. C’était trop étrange. C’était trop horrible. Je n’arrête pas d’y penser et d’y repenser et je n’arrive pas à le croire, mais je suis bien obligée, parce que cela s’est réellement passé.

Luke se leva et posa sa main sur l’épaule d’Iris.

-Vous devriez essayer d’y croire, Iris, parce que j’y crois, moi aussi, même si le reste du monde pense que nous avons pété les plombs. Et je vais vous dire une chose. Je vais retrouver ces types. Je retrouverai ce Voyageur Vert, et il paiera pour ce qu’il a fait.

Il récupéra son chapeau posé sur une chaise et se dirigea vers la porte de la chambre d’hôpital. Au tout dernier moment, cependant, il fit halte.

-Il y a une chose qui me turlupine, dit-il à Iris. A votre avis, pourquoi ne vous ont-ils pas tuée, vous aussi ?

Iris était déjà pâle, mais elle devint encore plus pâle. Ses lèvres étaient tellement exsangues qu’elles étaient presque bleues.

-Que voulez-vous dire ? chuchota-t-elle.

-La légende dit que Janek-le-Vert prend tous les intestins qu’il peut trouver. Pourtant il n’a pas pris les vôtres.

-Non. J’ignore pourquoi.

-Iris… je peux vous poser une question très personnelle ? Toujours d’après cette légende, Janek-le-Vert essaie constamment de perpétuer sa lignée, si vous voyez ce que je veux dire. Il n’arrête pas d’engendrer des descendants, encore et encore. Ainsi, il y aura toujours des petits-enfants pour lui ouvrir la porte… il y aura toujours des gens dont il pourra se nourrir.

-Vraiment ? demanda Iris, le visage toujours blême.

-C’est ce que dit la légende, et c’est sans doute plus qu’une légende, nous l’avons constaté par nous-mêmes, n’est-ce pas ? Voici la question très personnelle que je suis obligé de vous poser, Iris: la nuit où votre soeur Mary a été tuée, avez-vous été victime de sévices sexuels ? Est-ce qu’il y a eu viol ? Il se peut que je déraille complètement, Iris, mais je dois envisager la possibilité que Janek-le-Vert vous a épargnée parce qu’il espérait que vous lui donneriez un enfant.

Iris ne répondit pas, ne bougea pas. Mais des larmes brillantes commencèrent à couler sur ses joues blanches et meurtries, et à tomber goutte à goutte sur ses draps. Au même moment, des gouttes de pluie brillantes crépitèrent sur les vitres. Encore du mauvais temps en perspective, d’autres champs de blé couchés. D’autres fermiers prêts à tenter le coup si on venait frapper à leur porte et on proposait de les aider.

Nathan raccrocha. Son père essuyait la vaisselle dans la cuisine et il lança:

-C’était le garage ? Ils ont dit quand je pourrais récupérer ma voiture ?

Nathan revint dans la cuisine, la mine sévère.

-Non, ce n’était pas le garage. Il y a eu un autre accident avec ce porc à l’Institut Spellman. Garth a été blessé.

-Oh, mon Dieu ! C’est grave ?

-Plutôt, oui. Il a un bras lacéré, une côte et une cheville cassées, un tas de contusions. Mais il est conscient, et il va bien, apparemment.

-Et tu penses que c’est de ta faute ? N’est-ce pas ?

Nathan regarda son père. Toute personne le voyant pour la première fois n’aurait jamais pensé que cet homme enjoué aux yeux lumineux et aux cheveux blancs avait failli mourir sur la table d’opération, et avait été sauvé uniquement grâce à une greffe des plus hasardeuses. Les seuls signes révélateurs étaient sa bedaine, son teint jaunâtre, et la bouffissure autour de ses yeux, les effets secondaires des stéroïdes.

Moses Greene avait regardé Dieu dans les yeux, assez près pour sentir Son haleine, et il n’avait pas eu peur de Lui. Néanmoins, il se réjouissait tous les jours que sa première audience avec le Tout-Puissant ait été remise à plus tard, et qu’il lui ait été accordé de passer quelques années de plus avec Nathan et David. On avait besoin de lui, ici. C’était pour cette raison que Dieu l’avait épargné. Nathan était encore tellement vulnérable. Il continuait de se reprocher la mort de Susan et d’Aaron, et il était tout à fait prêt à se reprocher ce qui était arrivé au Dr Lacouture, même s’il n’y avait pas la moindre preuve pathologique ou psychologique que le fragment de cerveau du petit George Pearson avait été la cause de l’accès de fureur de Capitaine Black.

Nathan avait tout raconté à son père la veille au soir, après son entretien avec Garth. Son père l’avait pris par le poignet et avait déclaré:

-Cesse de t’accuser, Nathan. Tu as fait ce que tu pensais être bien. On ne peut pas te reprocher tous les événements tragiques qui se passent dans le monde, même si tu ne demandes que ça. Ces types, ces scientifiques, ils savent les risques qu’ils prennent. On ne fait pas d’omelette sans casser des oeufs. Cela n’avait pas vraiment réconforté Nathan. Lorsqu’il était plus jeune, son père lui avait toujours dit qu’un homme était responsable des conséquences du moindre de ses actes. Et maintenant son père avait changé d’avis ? Quand on flouait la mort, est-ce que cela voulait dire que vous deviez également flouer vos principes ?

-Écoute, dit Moses Greene, en suspendant le torchon à un crochet. Je suis désolé pour Garth. Je sais qu’il est ton ami. Mais tant qu’ils n’affirmeront pas catégoriquement qu’ils ont la preuve scientifique que c’est de ta faute si ce porc est devenu fou furieux, cesse de t’accabler de reproches. Tout homme est présumé innocent jusqu’à ce qu’il ait été reconnu coupable.

Nathan haussa les épaules et dit: ” Bon, d’accord “, même s’il se sentait toujours dans la même disposition d’esprit. Il parcourut la cuisine exiguë du regard pour vérifier que tout était bien rangé. Il se faisait un devoir de tenir la maison aussi propre que Susan l’avait toujours fait. David avait peut-être perdu sa mère, mais cela ne voulait pas dire qu’il devait grandir dans un taudis.

Nathan éteignit la cuisine et ils se rendirent au salon où David, allongé sur la moquette, regardait Une Créature de rêve à la télévision. Il restait une bouteille de vin à moitié pleine; Nathan leur servit un verre à chacun, puis il s’assit dans l’un des grands fauteuils en cuir marron que Susan et lui avaient hérités de son père. Le papier peint était également marron, des motifs entrelacés comme des tortillons de sucre d’orge. Au-dessus de l’âtre, il y avait une gravure encadrée, brunâtre, représentant Jérusalem.

-Tu veux aller voir Garth ? demanda Moses. Je resterai avec David.

-Qu’est-ce qui lui est arrivé ? voulut savoir David.

-Il y a eu un autre accident. Capitaine Black a piqué une crise à nouveau, et il a cassé une côte à Garth.

-Papa…, commença David, mais Nathan leva une main pour le faire taire.

-Tu n’as pas besoin de me le dire. Je ne suis pas responsable, je sais. Mais je voudrais bien n’avoir rien eu à voir là- dedans.

-Voilà une parole sensée ou je ne m’y connais pas ! dit Moses. Bon, qu’est-ce que tu fais ? Tu vas voir Garth ?

-Oui, bien sûr, répondit Nathan. Et toi, David ? Tu regardes la télé ou tu viens avec moi à l’hôpital ?

-Je viens, pas de problème ! dit David. J’ai déjà vu ce film au moins un million de fois.

Moses posa sa main sur celle de Nathan.

-Laisse-moi te dire quelque chose. Tu es un homme, c’est tout. Et tu es quelqu’un de bien. Tu prends soin de ton fils, tu prends soin de moi, également. C’est plus que suffisant. Laisse les miracles à ceux qui font des miracles.

-Bien sûr, fit Nathan, et il se leva pour aller prendre sa veste.

 

Terence Pearson était assis sur sa couchette, la tête appuyée contre le mur de la cellule. Les yeux mi-clos, il essayait de dormir, essayait de ne pas dormir.

Depuis son arrestation, il avait l’impression que presque toutes les lumières dans son âme avaient vacillé et s’étaient éteintes par manque d’attention. Pourtant il restait une der-nière lumière, et il était résolu à l’entretenir aussi longtemps qu’il le pourrait, telle la dernière vestale abritant sa lampe à huile du vent du petit matin.

Emily s’en était sortie indemne, et Emily devait mourir, et puisque personne ne penserait jamais à la tuer, excepté lui, il devait survivre, il devait rester en vie. Même si cela lui prenait une éternité.

Tuer ses enfants avait été une terrible épreuve pour Terence, et cela se voyait. Son visage avait toujours paru pâle et cireux; maintenant, il ressemblait à un masque mortuaire. Ses yeux étaient sans expression par suite de l’épuisement, et ses cheveux roux étaient gras et collés à son cuir chevelu. Son menton était mal rasé, et il savait qu’il puait la sueur rance.

Il ne voulait pas dormir parce qu’il était terrifié à l’idée que Janek-le-Vert allait venir le chercher. Il ne voulait pas rester éveillé parce qu’il ne parvenait pas à accepter ce qu’il avait fait, ce que son devoir l’avait obligé à faire. Il maudit Dieu. Il maudit Janek-le-Vert.

Par-dessus tout, il maudit sa maladresse. Il avait laissé Emily s’échapper. Emily était la plus âgée des petits-enfants du Voyageur Vert, la plus rusée, la plus intelligente, celle qu’il redoutait le plus. Il maudit ses jambes parce qu’elles n’avaient pas couru plus vite. Il maudit la pluie, le vent et l’orage, parce qu’ils l’avaient empêché de rattraper Emily.

En ce moment même, Janek-le-Vert et ses mummers étaient à sa recherche. Ils humaient l’air pour déceler le parfum subtil de sa terreur. A la seule pensée de ce qu’ils lui feraient, son estomac se contracta et les paumes de ses mains grouillèrent de mille-pattes nerveux.

Il essayait continuellement de se rappeler tout ce qu’il avait appris en lisant ses livres et ses Bibles-tout ce qu’il avait écrit dans ses carnets, toutes ces règles compliquées et ces observances auxquelles Janek-le-Vert devait se plier afin de vivre. Janek-le-Vert avait été créé en un temps où le Ciel et l’Enfer étaient tenus pour réels; lorsque Dieu était l’arbitre suprême de toutes les lois de la Nature, et Satan l’architecte de tout mal. Terence ne croyait pas que Janek l’avait épargné par bonté, car Janek ignorait tout de la bonté, de même que ni l’orage ni les inondations ne connaissent la bonté.

Il était certain qu’il était difficile ou même impossible à Janek-le-Vert d’entrer dans une maison sans y être invité. C’était un voyageur, après tout; un vagabond sans toit. Il dépendait de l’hospitalité de celui qui était assez cupide ou stupide pour le laisser entrer. Il savait que Janek avait encore plus de difficultés à entrer dans une maison s’il n’y avait rien de vert dans cette maison, particulièrement tout ce qui était vivant et vert, comme les plantes.

Il savait que le pouvoir de fertilité dont jouissait Janek était lié à ses affinités physiques avec les arbres et les buissons. Janek possédait une influence occulte, semblable à celle des poupées confectionnées avec des épis de maïs, et autres féti-ches des campagnes… mais à un degré incommensurable. C’était la ” magie des récoltes “, la même force surnaturelle de la Nature que les paysans avaient invoquée depuis les temps prébibliques, mais c’était une magie effroyablement puissante.

Toutefois, Terence savait également que ce qui donnait à Janek-le-Vert son pouvoir était aussi sa plus grande faiblesse. Il n’avait pas de viscères à lui, seulement des racines et des vrilles, et il lui fallait absolument se nourrir de ses propres descendants afin de conserver ce qui subsistait de sa nature humaine. S’il ne mangeait pas régulièrement des viscères humains, il serait petit à petit submergé par les plantes qui étaient enchevêtrées dans son être, et il ne serait plus qu’un arbre dans lequel une âme humaine était prise au piège.

Même les Grecs dans l’Antiquité avaient connu des êtres tels que Janek-le-Vert: les hamadryades, ou nymphes des bois, dont la vie était indissolublement liée à un arbre, et qui mouraient lorsque leur arbre mourait.

Terence avait lu dans un livre très ancien que ” le Voyageure Vert, pour ses faveures, exhorte de s’éstendre aux côtés de l’espouse de cesluy qui luy demande son secours “. Il savait que le Voyageur Vert était tellement fécond que la femme tombait enceinte invariablement, et lui donnait un fils, et que, après ” troys fois douze années “, lorsque le fils lui-même avait des enfants, le Voyageur Vert revenait finalement auprès de la famille et les dévorait tous… à l’exception de l’épouse de son fils, qu’il mettait enceinte afin que l’effroyable processus puisse continuer.

Les descriptions datant du seizième siècle de la mort infli-gée par le Voyageur Vert étaient plus horrifiantes que tout ce que Terence avait cru possible: ” L’évyscératyon estoit la plus grande des souffrances les vyscères sont dévorés sous les yeux de sa vyctyme agonysante, les hurlemens de laquelle causent l’inflatyon la déflatyon vysybles de ses poumons. “

Habituellement, le Voyageur Vert et ses serviteurs n’avaient aucun mal à entrer dans la maison où son fils et sa famille vivaient… sauf lorsqu’ils avaient découvert, comme Terence l’avait fait, tous les mythes et toutes les légendes, et avaient pris toutes les précautions nécessaires pour l’empê- cher d’entrer.

Cependant, le sang de Janek coulait dans les veines des enfants de ses fils, et lorsqu’il se présentait et frappait à la porte, ils seraient toujours tentés de l’inviter à entrer, même si eux aussi feraient les frais de l’effroyable appétit de Janek.

Et Terence était l’un des fils de Janek.

Il se souvint de ce soir où son père lui avait appris tout cela. Il arpentait le séjour, fumait, faisait tout son possible pour que cette histoire semble réelle. L’écran du téléviseur scintillait dans un coin de la pièce, le Mary Tyler Moore Show. Pour quelque raison inexplicable, la normalité de ce qui apparaissait sur l’écran avait contribué à convaincre totalement Terence que tout ce que son père lui disait était vrai.

Ce soir-là, sa vie s’était fendue en deux, comme une coquille de noix, pour se révéler telle qu’elle était en réalité. Extraordinaire, inconcevable et terrifiante… promise à une fin horrible depuis le tout début. Son père l’avait condamné avant même qu’il ait été conçu. Non seulement lui, mais aussi ses petits-enfants, parce que la lignée de Janek-le-Vert existait uniquement pour nourrir Janek-le-Vert, lui et ses serviteurs… de père en fils, enfant après enfant.

Tandis que les années passaient, Terence était devenu de plus en plus frénétique. Il avait écrit à des agences de presse, pris des abonnements, et recu des coupures de journaux de tout le pays, depuis Sausalito jusqu’à Sarasota, depuis San Antonio jusqu’à Buffalo. Il était toujours à la recherche d’articles concernant des récoltes exceptionnelles, des variations de température inattendues, des microclimats et des inondations subites. Il avait appris le tchèque (mal) afin de pouvoir lire des livres sur l’ancienne Bohême et tout ce qui avait trait aux fléaux et aux famines qui avaient ravagé l’Europe de l’Est au Moyen Age.

La plupart des preuves avaient été très fragiles, souvent ténues. Mais Terence avait soigneusement tout vérifié, et tout consigné par écrit. Le 8 mars 1982, la police avait découvert les corps éviscérés d’une famille de fermiers à proximité de Pocatello, Idaho. Un témoin oculaire avait aperçu ” trois ou quatre inconnus qui rôdaient autour de la ferme. L’un d’eux était encapuchonné, un autre avait un manteau blanc. Ils portaient un buisson ou un arbre, pour une raison ou pour une autre. Mais, par moments, le buisson semblait se déplacer tout seul “.

Par moments, le buisson semblait se déplacer tout seul. C’était le genre de preuve qui avait terrifié Terence plus que toute autre chose. Par moments, le buisson semblait se déplacer tout seul.

Le 3 septembre 1987, une mère de famille de Hardshell, dans le comté de Breathitt, Kentucky, avait été trouvée, évis-cérée, dans sa maison, victime d’un ” maniaque “. Pourtant sa petite fille âgée de six ans était indemne et n’avait pas une seule égratignure. Le journal local rapportait que ” la femme avait été découverte gisant sur un lit de feuilles sèches ” mais, apparemment, personne n’avait essayé de découvrir pourquoi, ni ce que cela signifiait, ni d’où ces feuilles avaient bien pu venir. Le rédacteur en chef du journal avait déclaré laconiquement que ” certaines personnes établissaient des comparaisons entre cet homicide et les meurtres commis dans l’Angleterre victorienne par Jack l’Éventreur, de triste noto-riété “. Il avait manifestement tenté d’insinuer que la victime était une femme de moralité douteuse, mais Terence avait donné un sens tout à fait différent à ses commentaires.

Se fondant sur les légendes populaires et les articles de journaux, il avait été à même de suivre les pérégrinations de Janek-le-Vert à travers l’Europe d’année en année, siècle après siècle, depuis les steppes russes jusqu’aux plaines de Pologne et les Tatras, à présent la Tchécoslovaquie. Janek avait été aperçu dans le nord de la France en février 1837. Puis, en février 1838, des Londoniens terrifiés affirmèrent qu’ils avaient vu une créature appelée ” Jack aux talons à ressort “, un personnage effrayant qui se déplaçait en faisant de grands bonds.

Une jeune fille du nom de Jane Alsop, de Bearhind Lane, Bow, fut attaquée par un inconnu, qui lui lacéra grièvement le visage et le cou. Elle n’avait pas vu son agresseur distinctement, mais elle déclara aux magistrats que l’homme portait ” une sorte de casque et un costume blanc très ajusté, comme une toile cirée. Son visage était hideux, ses yeux étaient de grosses boules de feu. Ses mains avaient de grandes griffes, et il crachait des flammes bleues et blanches “.

Pendant trente ans, ” Jack aux talons à ressort ” fut pour-chassé par la police et l’armée d’un bout à l’autre de l’Angleterre. Toujours à Londres, il se jeta sur Lucy Scales, la fille âgée de dix-huit ans d’un boucher de Limehouse, alors qu’elle se promenait dans Green Dragon Alley. Il lui lacéra le visage et lui creva les yeux. Le 31 août 1888, une prostituée du nom de Mary Ann Nicholls fut abordée par un homme dans Buck’s Row, dans l’East End de Londres. Sa gorge fut tranchée et son corps horriblement mutilé. Exactement une semaine plus tard, le même meurtrier tua Annie Chapman, surnommée ” Annie la brune “, laissant ses bagues et des pièces de monnaie soigneusement disposées à ses pieds. Elle avait été éven-trée et éviscérée.

Terence connaissait par coeur les noms des victimes: Eliza-beth Stride, surnommée ” Long Liz “; Kate Eddowes, la plus atrocement mutilée de toutes; et Mary Kelly. Il savait également qui Scotland Yard avait recherché: un homme ” d’Eu-rope de l’Est “-un docteur russe appelé Michael Ostrog, ou bien un Juif polonais appelé Kosmanski, ou bien un acteur tchèque au comportement bizarre, appelé Janek Gryzn.

Il savait également qui le recherchait. Son vrai père: l’être à qui le mari de sa mère avait vendu ses viscères, avant même qu’il ait été conçu, en échange d’une bonne récolte.

Certes, il savait que des atrocités bien pires avaient été commises entre père et fils. En Bosnie, durant les combats qui avaient suivi l’effondrement du communisme, des Serbes avaient obligé des Musulmans faits prisonniers à castrer leur propre fils avec leurs dents. Des faits réels, des personnes réel-les, comme l’avaient constaté les observateurs des Nations-Unies. Mais cela n’empêchait pas Terence d’être toujours aussi terrifié par Janek-le-Vert. Parce que Janek-le-Vert venait quand on l’invitait; il n’usait pas de la force. Et il venait vers tous ceux qui réclamaient sa présence. Les sacrifices que Janek-le-Vert exigeait étaient librement consentis.

Il se souvint de son père, sanglotant, le visage baigné de pleurs, et répétant: J~e ne pensais pas… après toutes ces années… “

Il se souvint qu’il avait sangloté, lui aussi, à la naissance d’Emily, parce qu’il savait ce qu’il serait obligé de lui faire, un jour. Mais il avait toujours gardé espoir. Il avait toujours cru qu’il pourrait protéger sa famille… par la ruse, grâce à des recherches approfondies, en lisant la Bible et en observant le temps.

Pourtant cela n’avait pas marché. Cela dépassait peut-être sa compétence. Mais Terence avait fait de son mieux. Finalement, il ne faisait de reproches à personne, sinon à lui-même, pas vraiment, pas dans son coeur où cela avait de l’importance.

Il n’aurait jamais dû avoir d’enfants, jamais. Il aurait dû quitter le MidWest et partir à l’étranger. Mais il était resté, s’était marié et avait engendré trois enfants, parce qu’il était né en Iowa et avait passé la plus grande partie de sa vie en Iowa, et parce qu’il voulait mourir en Iowa et être enterré en Iowa.

Il avait trouvé quelques cas isolés d’enfants qui avaient échappé à la gloutonnerie de Janek… soit parce qu’ils avaient été pris de panique, lorsqu’ils avaient compris qui était vraiment leur grand-père, soit parce que Janek avait mal calculé l’heure de sa venue et ne les avait pas trouvés à la maison. Deux des enfants avaient été admis dans des hôpitaux psychiatriques (Randy Touraine, de Vinita, Oklahoma, en 1936, et Caroline Drumright, de Pretty Prairie,. Kansas, en 1951). Trois autres avaient été reconnus coupables de voies de fait ou d’homicide: James Bignor, qui purgeait actuellement une condamnation à vie au pénitencier fédéral de Marion pour avoir tué une femme dans son appartement de Creve Coeur, Saint-Louis, Missouri, en 1964, et avoir mangé la moitié de son coeur; Kerry Blackman, de Kewanee, Illinois, qui, en 1966, avait étranglé et éviscéré trois enfants qu’elle était cen-sée garder, puis s’était ouvert les veines; David Colombotti, qui avait emmené de force une adolescente de seize ans dans un bungalow de Baker, Montana, en 1971, l’avait ligotée et bâillonnée, puis l’avait éventrée alors qu’elle était toujours en vie, et avait mangé en partie son utérus sous ses yeux.

Cela ne faisait aucun doute pour Terence que l’effroyable appétit de Janek était héréditaire, et que pratiquement tous les cas de cannibalisme signalés aux États-Unis avaient été le fait de descendants du Voyageur Vert. Au moins un membre du Convoi Donner, en 1846, avait été un petit-fils de Janek-le- Vert. Lorsqu’une équipe de sauveteurs avait finalement retrouvé les émigrants bloqués par la neige dans la Sierra Nevada, un fermier allemand du nom de Lewis Keserberg était en train de faire bouillir le foie et les poumons d’un jeune gar- çon, alors que des cuissots de boeufgisaient à proximité, intacts. Terence avait découvert que le grand-père de Lewis Keserberg avait reçu la visite de Janek-le-Vert et de ses serviteurs après un long été pluvieux en Westphalie qui avait flétri ses pommes de terre. Le maître d’école du village avait écrit dans son journal intime que le grand-père de Lewis Keserberg et Janek-le-Vert avaient passé ” einegottlose und schreckliche Wereinstimmung “- un marché impie et épouvantable.

Le maître d’école n’avait pas précisé en quoi consistait ce marché mais Terence avait deviné sans peine. Il n’y avait qu’un seul genre de marché qu’un fermier désespéré pût pas-ser avec le Voyageur Vert… une récolte exceptionnelle en échange du corps de sa femme et de la vie de ses enfants.

Lewis Keserberg avait échappé au Voyageur Vert en émigrant en Amérique, mais il n’avait pu échapper à l’appétit dont il avait hérité.

Terence avait rêvé de chair humaine, lui aussi. Lorsqu’il était adolescent, son sommeil avait été hanté par d’horribles visions de lui-même, en train de se gaver des fruits âcres d’estomacs ouverts en deux. Humidité, chaleur, tissus cellulaires, mucosités visqueuses. Ces nuits-là, il se réveillait en sursaut, suffoquant, en sueur, avec une énorme érection, convaincu que ses lèvres étaient maculées de sang et que sa gorge était remplie de tripes humaines. Mais il y avait toujours eu quelque chose dans le caractère de Terence qui avait contenu ce rêve avec force: c’était un rêve et rien de plus qu’un rêve. Peut-être avait-il hérité davantage la maîtrise de soi calviniste de sa mère que l’effroyable satisfaction égoïste de ses appétits de Janek-le-Vert.

Le hasard génétique avait peut-être dévoyé les descendants du Voyageur Vert, en fin de compte, et une nouvelle mythologie était sur le point de naître. Une mythologie plus étrange, encore plus terrifiante que tout ce qui s’était passé auparavant.

 

Terence était à moitié endormi lorsque Luke, trois gardiens et l’avocate commise d’office de Terence, Wendy Candelaria, remontèrent le couloir et firent halte devant sa cellule.

-Terry, dit Luke, tandis que l’un des gardiens pianotait la combinaison pour déverrouiller la porte, j’aimerais avoir un entretien amical avec vous, si cela ne vous dérange pas.

Terence se redressa sur sa couchette, les cheveux ébouriffés, et cligna des yeux en raison de la lumière inattendue.

-Si, cela me dérange. Je ne suis pas obligé de vous parler. Rien ne dit que je suis obligé de vous parler.

Wendy Candelaria était une femme de petite taille, très soi-gnée de sa personne. Elle avait un visage en forme de coeur aux traits italiens, une abondante chevelure châtain foncé, et une prédilection pour les tailleurs à épaules larges et à jupe droite.

-Terence, dit-elle, ce pourrait être très utile pour votre défense.

-Vous êtes mon avocate, d’accord ? Dites à ce gros lard de me foutre la paix.

Luke sourit.

-Je voudrais parler avec vous du Voyageur Vert. De Janek-le-Vert.

Terence secoua la tête avec véhémence.

-Certainement pas ! Jamais de la vie !

Mais Wendy Candelaria s’assit à côté de lui et posa doucement sa main sur son épaule.

-Terence, le shérif a déjà parlé à votre femme. Votre femme lui a appris que, il y a longtemps-cela remonte à plusieurs années, en fait-, vous aviez dit certaines choses qui pourraient être interprétées par un jury comme la preuve de votre intention de tuer vos enfants, un jour ou l’autre. Apparemment, elle est disposée à faire une déposition dans ce sens devant la cour, en tant que témoin à charge. Vous savez ce que cela veut dire, n’est-ce pas ? Cela veut dire que vous pouvez être jugé pour meurtre avec préméditation. Et cela signifie également deux condamnations à perpétuité incompressibles, à tout le moins, sans parler de la peine qu’ils vous infligeront pour le meurtre de Mr et Mrs Loftus. Vous ne sortirez jamais de Fort Madison vivant.

Terence leva les yeux. Ils étaient troubles, comme si Terence était drogué.

-Iris ? Vous avez parlé à Iris ?

-C’est exact, dit Luke. Nous avons discuté d’un tas de choses. Les récoltes, le temps, la couleur verte… Comment faire taire les enfants.

Terence frissonna vivement et renifla.

-Je veux vous parler, Terence. Je veux tout savoir sur le Voyageur Vert. Je veux savoir ce que votre père vous a dit lorsque vous êtes allé le voir à Des Moines, peu de temps après votre mariage. Je veux savoir pourquoi vous avez tué vos enfants, et qui a tué votre belle-soeur.

Terence regarda Wendy Candelaria et chuchota d’une voix rauque:

-Je suis obligé de le lui dire ?

-Non, répondit Wendy Candelaria. Vous n’êtes pas obligé de dire quoi que ce soit. Mais je pense que vous et moi devrions avoir une discussion à ce sujet, tout de suite. Vous pourriez obtenir une remise de peine en donnant au shérif les renseignements qu’il désire.

Terence roula les yeux.

-Je n’ai pas peur du shérif Friend. Je n’ai absolument pas peur de lui.

-Alors de quoi avez-vous peur, Terence ?

Terence hocha la tête vers le mur.

-J’ai peur d’eux. Là, dehors. Ils me terrifient !

-Personne ne peut vous faire quoi que ce soit, tant que vous êtes ici, Terry, dit Luke. Vous le savez. La seule prison à avoir une meilleure sécurité que la nôtre, c’est le pénitencier fédéral de Marion, et je suppose que vous avez entendu dire comment ça se passe là-bas.

Wendy Candelaria se tourna vers Luke.

-Shérif, sauf votre respect, est-ce que je pourrais m’entretenir avec mon client en particulier ? Nous trouverons plus facilement un arrangement si vous déguerpissez !

Luke grimaça un sourire.

-Entendu, Miss Candelaria. Ces messieurs ne vous quit-teront pas des yeux, juste au cas où. Prévenez-moi quand vous aurez terminé.

Il regagna son bureau et examina le tableau récapitulatif qu’il avait établi, reliant par des traits les meurtres de Lisa et George Pearson avec ceux d’Abner et Dorothy Loftus, ainsi que la mort de Leos Ponican, et l’agression dont avait été victime le shérif-adjoint Norman Gorman.

Ils s’emboîtaient tous comme un puzzle bien fait. Le hic, c’est qu’ils s’emboîtaient comme un puzzle bien fait seulement si vous parveniez à croire que des mummers errants, issus du folklore du Moyen Age, avaient mystérieusement surgi dans le MidWest d’aujourd’hui.

Luke ouvrit le tiroir de son bureau et y jeta un coup d’oeil. Une chemise bleue contenant un rapport sur la toxicomanie en Iowa. Un numéro écorné de Police Magazine, qui comportait un portrait du ” Nouveau Shérif du comté de Linn, Iowa “. Posé dessus, cependant, il y avait une barquette de douze petits gâteaux à la framboise. Il en manquait déjà un.

Il les contempla un long moment. Il pouvait même les sen-tir, fruités, sucrés et fondants. Puis il referma le tiroir et donna un tour de clé. Voyons, Luke: manger entre les repas était une trahison. Sally-Ann faisait de tels efforts pour qu’il garde la ligne. Elle passait tellement d’heures dans sa cuisine, à lui préparer du poulet en cocotte sans graisse, de succulentes croustades de poisson, et des pommes de terre en robe des champs remplies de fromage frais’.

Il traça des cercles avec son crayon autour de sa liste. Quelle autre raison pouvait-il y avoir, pour que quelqu’un ait agressé Iris Pearson et Mary van Bogan ? Un parent inconnu d’Abner et Dorothy Loftus avait peut-être décidé de venger leur mort en s’en prenant à la famille Pearson. Il se promit de vérifier cette possibilité. Mais pourquoi ce même parent inconnu s’en serait-il pris également à Leos Ponican ? Personne, excepté Norman Gorman et lui-même, ne savait que Leos Ponican traduisait les notes de Terence Pearson. Et pourquoi aurait-il agressé Norman Gorman ?

Il se couvrit les yeux de la main un moment, afin de les reposer. Puis, d’un mouvement souple et continu, il déverrouilla son tiroir, prit un petit gâteau à la framboise et le fourra dans sa bouche, avant que sa conscience ait le temps de comprendre ce qu’il faisait.

Il se renversa dans son fauteuil, puis mâcha et déglutit de plaisir et de culpabilité. On ne pouvait pas lutter contre ça: un homme de sa taille devait s’alimenter à heures régulières.

Il mâchait encore lorsque les tubes au néon fixés au plafond de son bureau clignotèrent brusquement et pâlirent. Il n’au-rait pu l’affirmer, mais il eut également l’impression que la température ambiante avait baissé d’un seul coup, comme si quelqu’un avait ouvert une fenêtre.

Il appuya sur le bouton de l’interphone, mais sa secrétaire était déjà partie. Il se leva et fit quelques pas dans la pièce, tandis que les tubes au néon bourdonnaient et clignotaient, et que la température baissait de plus en plus.

Il écouta attentivement. Il entendait tout juste le murmure de la circulation et, de temps en temps, des coups de klaxon.

Pourtant, il était certain d’entendre un autre bruit. Celui, très doux d’une course précipitée, comme si des rats détalaient dans les gaines d’aération. Mais c’était plus léger que cela, plus sec.

Il mâcha plus lentement, puis regarda le morceau de gâteau qu’il tenait dans sa main et le jeta dans sa corbeille à papier.

Il traversa son bureau et ouvrit la porte. Dans le couloir, les tubes au néon étaient aussi brillants que d’habitude.

Il ignorait pourquoi il se sentait aussi inquiet. Il avait le sentiment que quelque chose était entré ici; quelque chose de tout à fait déplaisant; quelque chose de froid et d’indiffé- rent. Il avait le sentiment qu’une chose très grave était sur le point de se produire.

Il refermait la porte de son bureau lorsque les lumières du couloir se mirent à clignoter à leur tour… tandis que celles de son bureau revenaient brusquement à la normale. Il rouvrit la porte à la volée et eut juste le temps d’apercevoir une ombre qui se déplaçait en diagonale sur le mur peint en vert au fond du couloir.

Fronçant les sourcils, il sortit de son bureau et remonta le couloir aussi vite qu’il le put. Il était en sueur lorsqu’il arriva au fond du couloir, bien qu’il y ait toujours un soupçon de froid glacial dans l’air. A nouveau, tout au fond du couloir suivant, il entrevit une ombre fugace, seulement une infime partie, une ombre semblable au coin triangulaire d’un foulard de gaze en lambeaux.

-Hé ! lança-t-il. Attendez un instant ! Qui êtes-vous ?

Il n’y eut pas de réponse. Péniblement, il courut à petites foulées jusqu’au coude suivant du couloir. Cette fois, il vit le bord d’un manteau blanc disparaître au-delà du coin. Il entendit le plus rapide et le plus vif des bruissements. Il ne pouvait s’agir de rats.

-Attendez ! cria-t-il à nouveau.

Il tourna le coin au moment où la porte donnant sur l’escalier se refermait en claquant. Il sortit son pistolet de son étui et se plaqua contre le mur.

A cet instant, le shérif-adjoint Bulowski apparut, venant de la direction opposée. Elle essuyait les verres de ses lunettes avec son mouchoir. Elle fit halte lorsqu’elle l’aperçut et cligna des yeux.

-Shérif ? Qu’est-ce que vous faites ?

Luke porta son index à ses lèvres.

-Chut ! Je pense que nous avons un intrus.

-Vous avez vu quelqu’un ?

-Je l’ai juste entrevu.

Edna Bulowski remit ses lunettes et dégaina son arme de service. Au-dessus de sa tête, les lumières baissèrent et s’éteignirent presque complètement. Elle regarda Luke avec stupeur.

-Qu’est-ce que c’est ? Une coupure de courant ?

Luke s’approcha tout doucement de la sortie de secours, jusqu’à ce que ses doigts touchent la poignée de la porte.

-Couvrez-moi, dit-il.

Edna Bulowski tint son pistolet à deux mains et releva le chien. Elle fit pivoter son arme d’un côté à l’autre de la porte.

-Je vous ai dit de me couvrir, pas de me tuer, fit Luke d’un ton sec.

-Ne vous inquiétez pas… Je m’entraîne tous les dimanches au stand de tir !

Luke inspira profondément, puis ouvrit la porte d’un coup de pied et bondit vers le palier, son pistolet pointé devant lui.

Le palier et l’escalier étaient déserts. Luke se pencha prudemment par-dessus la rampe métallique verte et scruta la cage d’escalier en contrebas. Il n’y avait personne. L’escalier était désert, d’ici jusqu’au rez-de-chaussée.

-Il y a quelqu’un ? demanda Edna Bulowski d’une voix tendue.

-Je ne vois personne, répondit Luke.

Pourtant il éprouvait le sentiment instinctif et terrifiant qu’il y avait quelqu’un. Les lumières continuaient de clignoter et de bourdonner, l’air était incontestablement glacé, et il était certain d’entendre un bruit tout juste perceptible, comme un grattement, un bruissement, un chuchotement.

Il leva les yeux. Il n’aperçut personne, là non plus. Néanmoins, il décida d’aller jusqu’aux étages supérieurs afin de jeter un coup d’oeil.

-Ne bougez pas d’ici, dit-il à Edna. Si vous entendez ou voyez quoi que ce soit de suspect, appelez-moi.

-Je n’y manquerai pas, shérif !

Luke s’essuya le front du dos de la main. Puis, précautionneusement, il commença à gravir les marches en béton, le dos plaqué contre le mur, son arme levée. Ses chaussures couinaient sur chaque marche, et il grimaçait et tendait l’oreille à chaque fois. Si quelqu’un montait l’escalier devant lui, il voulait l’entendre.

Il arriva au palier du dessus. Il regarda vers Edna Bulowski en contrebas et lui fit signe que tout allait bien. Edna faisait pivoter nerveusement son P. 38 de gauche à droite en une imitation plutôt réussie de Jodie Foster dans Le Silence des agneaux. Elle leva les yeux vers lui et hocha la tête, même si elle était manifestement trop effrayée pour se risquer à dire quoi que ce soit. Luke l’observa un moment, avec un certain amusement. Il espérait seulement qu’elle ne serait pas tentée d’appuyer sur la détente de son arme; une balle ricochant dans la cage d’escalier en béton d’un immeuble de huit étages n’aurait rien de drôle.

Il se demandait si cela valait la peine de monter plus haut lorsqu’il entendit un bruit de pas. Il fut certain d’entendre un bruit de pas. Les pas feutrés de quelqu’un qui montait l’escalier. Il tendit l’oreille. Pendant un moment il n’entendit que le zzzz-pok !-zzzzz des lumières défectueuses, puis à nouveau un bruit de pas, quelqu’un montant l’escalier, à moins de deux étages au-dessus de lui, ou même plus près.

Il voulut faire signe à Edna Bulowski qu’il avait entendu quelque chose, mais elle était trop occupée à scruter la cage d’escalier en contrebas et à pointer son pistolet d’un côté et de l’autre. Il songea qu’elle était probablement plus un danger pour lui que pour un intrus éventuel, et il décida de ne pas la prévenir. Il continua de monter, aussi vite qu’il le pouvait; il tenait son arme à deux mains, canon pointé vers les marches. Ses hanches épaisses se déplaçaient de côté, comme un serpent, et sa bedaine ondulait sous sa chemise fripée.

Il avait gravi trois ou quatre marches lorsqu’il entendit distinctement un bruit de pas. Des pas rapides qui produisaient un bruissement, comme les pas de quelqu’un dont le manteau traîne sur les marches. Ils étaient tellement près qu’il fit halte brusquement et faillit tomber. Il n’était plus obligé de tendre l’oreille. Les pas étaient tout près de lui, à côté de lui… c’était l’impression qu’ils donnaient. Il se plaqua contre le mur et cria d’une voix tendue:

-Qui est là ? Ce bâtiment est la propriété du comté ! Si vous n’avez pas d’autorisation, votre présence ici est illégale !

Sa voix résonna de palier en palier. Illégale… gale ! Puis le silence à nouveau. Les tubes au néon pâlirent encore plus et la cage d’escalier fut pratiquement plongée dans l’obscurité, à l’exception d’un scintillement stroboscopique de lumière gri-sâtre et métallique, de temps à autre. Il s’approcha tout doucement de la rampe d’escalier et regarda vers le bas. Il entendait les pieds de quelqu’un se déplacer, il en était certain. Et ce quelqu’un était près de lui… tout près… si près qu’il aurait dû sentir son souffle sur sa nuque !

Mais où était-il ? Luke leva les yeux et ne vit personne. Luke baissa les yeux et ne vit personne. Il recula lentement jusqu’à ce qu’il sente la fraîcheur rassurante du mur en par-paings contre son épaule.

-Adjoint Bulowski ! cria-t-il.

-Oui, shérif ?

-Adjoint Bulowski, allez chercher des renforts en vitesse ! Je veux aussi des torches électriques et des générateurs, si besoin est ! Dites à l’officier de police Chadima de renforcer le dispositif de sécurité à l’entrée du bâtiment, et d’envoyer des hommes sur le toit !

-Compris, shérif.

Elle hésita.

-Qu’est-ce que vous attendez ? hurla Luke. Magnez-vous le train !

-Shérif… Vous êtes sûr que c’est ce que vous voulez ?

-Bien sûr que je suis sûr ! fit-il.

L’écho de sa voix répéta: … que je suis sûr… sûr !

-Euh ! shérif, pour dire la vérité, je ne pense pas qu’il y a quelqu’un ici.

Luke attendit un instant ou deux avant de répondre, et il se félicita d’être aussi maître de lui. Puis il lança:

-Adjoint Bulowski, il y a quelqu’un ici. Il est peut-être autorisé à se trouver ici, auquel cas je prends l’entière responsabilité de déclencher une alerte générale. Mais à mon avis, quelqu’un ayant l’autorisation de se trouver ici se serait déjà fait connaître, pour éviter que vous lui tiriez dessus !

Il appuya sur les derniers mots afin que, s’il y avait vraiment quelqu’un ici, ce quelqu’un puisse facilement l’entendre.

Edna Bulowski remit son arme dans son étui, dit: ” Comme vous voudrez “, puis franchit la porte de la sortie de secours.

Luke était seul dans la cage d’escalier maintenant. Les lumières tremblotaient tellement qu’il ne voyait pratiquement rien, excepté l’image en zigzag des marches en béton, de temps à autre. Il attendit et écouta. Il entendait tous les bruits de l’immeuble autour de lui: la plainte des ascenseurs, les cliquetis de la climatisation, même la circulation sur la Troi-sième Avenue.

La sueur lui dégoulinait lentement sur la nuque et dans sa chemise. Il était convaincu qu’il y avait quelqu’un ici. Il le sentait presque respirer. En fait, s’il tendait vraiment l’oreille, il était certain de l’entendre respirer. Une respiration sèche, régulière et continue. Quelqu’un qui attendait qu’il abandonne. Quelqu’un qui attendait qu’il abandonne et fasse demi-tour.

Dans l’obscurité, il entendit un rapide frottement de pieds. Il se rejeta contre le mur et leva son pistolet, mais il n’y avait toujours personne ici.

Il monta une marche. Il entendit un autre frottement de pieds rapide, presque simultanément. Il monta une autre mar-che, puis une autre, et à chaque fois il y eut un pas qui l’imi-tait, venant d’autre part. Il fit halte, l’imitation fit halte. On essayait de l’embrouiller et de lui faire croire que ce qu’il entendait, c’était l’écho de ses propres pas.

Ou bien on n’essayait pas du tout de l’embrouiller, et c’était effectivement l’écho de ses propres pas. Edna Bulowski avait peut-être raison, et il était seul dans cette cage d’escalier.

-Il y a quelqu’un ? cria-t-il.

-Elqu’un ? répondit l’écho. Elqu’un ?

Il monta deux ou trois autres marches, le plus vite possible. Cette fois, il fut certain d’entendre le bruit de pas de quel-qu’un d’autre… pas tout à fait synchronisés avec les siens.

-Vous ne pouvez pas vous échapper ! cria-t-il.

-Vous échapper ! cria l’écho.

-Toutes les issues sont bloquées ! Vous ne pouvez pas vous échapper. Vous feriez mieux de descendre, en laissant vos mains bien en évidence !

-En évidence !

Toujours pas de réponse. Il entendit une porte s’ouvrir tout en haut de la cage d’escalier. Puis une voix appela:

-Shérif ? C’est Pete Fruehling ! Nous sommes sur le toit ! Tout est normal !

-Merci, Pete ! dit Luke. Vous voulez bien jeter un coup d’oeil dans la cage d’escalier… et me dire si vous voyez quel-qu’un d’autre à part moi ?

-Bien sûr, shérif !

Luke s’avança prudemment vers la rampe et regarda en l’air, vers l’obscurité clignotante. Il discerna le visage de l’officier de police Fruehling, un ovale pâle, expressionniste, comme celui du Ci, le tableau d’Edvard Munch. Il leva la main, et l’officier de police Fruehling leva la main en réponse.

-Quelque chose ? cria-t-il.

-Que chose ?

-Non, je ne vois rien.

-Qui est avec vous sur le toit ?

-Dan Ollinger.

-Parfait. Dites à Dan de rester sur le toit. Vous, descendez lentement l’escalier vers moi. Mais faites attention… J’ai la très nette impression que quelqu’un se planque ici !

-Vous inquiétez pas, shérif ! J’ai mon fusil à pompe. De plus, c’est l’anniversaire de mon gosse demain, et j’ai pas du tout l’intention de rater ça.

-Taisez-vous ! lui dit Luke.

Il était certain d’avoir entendu le bruit sec et haché de chaussures sur du béton. Même si c’était le cas, cependant, d’autres bruits éventuels furent recouverts par le grincement sonore de la porte du rez-de-chaussée que l’on ouvrait à la volée. Puis une voix étrangement déformée cria:

-Tout est normal en bas, shérif !

-Très bien ! lança Luke. Maintenant cessez ce boucan !

Lentement, méthodiquement, Pete Fruehling descendit l’escalier en partant du toit. Il restait près du mur et tenait son fusil à pompe à hauteur de poitrine. Luke ne bougea pas. Il tendait l’oreille, prêt à déceler le moindre bruit de quel-qu’un qui essaierait de s’échapper… le couinement d’une semelle de chaussure sur le béton, le chuintement pneumati-que d’une porte. Mais il n’entendait que le bruit des pas de Pete Fruehling qui descendait lentement, et le long chuchotement du dos de sa chemise qui frottait contre la paroi.

Pete Fruehling rejoignit finalement Luke. Il abaissa son fusil à pompe et secoua la tête.

-S’il y avait quelqu’un ici, il a filé depuis longtemps, shérif.

-D’accord, fit Luke, et il remit son pistolet dans son étui. Mais il y avait quelqu’un ici, j’en suis sûr. Je l’ai vu de mes propres yeux.

-C’était peut-être la lumière, suggéra Fruehling. (De près, son visage était aussi pâle et estompé qu’il l’avait été trois étages plus haut: il ressemblait à un tableau inachevé.) Quand elle clignote comme ça, vous vous mettez à voir des trucs foutrement bizarres. Il y a même des gens qui piquent une crise de nerfs.

-J’ai vu quelqu’un, Pete. Je suis formel !

Ils commencèrent à descendre l’escalier. Fruehling dit:

-C’était peut-être une femme de ménage ?

-Non. Beaucoup trop tôt.

Fruehling regarda vers le haut.

-Vous voulez que nous inspections le bâtiment, étage par étage ?

-Ouvrez l’oeil, c’est tout. Et surveillez toutes les issues.

-Bien sûr, shérif. Comptez sur nous.

Arrivés au deuxième étage, Fruehling franchit la porte de l’issue de secours et Luke resta seul sur le palier. Il s’apprêtait à descendre vers le rez-de-chaussée lorsqu’il entendit un bruissement vif et sonore. Il fit halte, écouta, leva les yeux.

Les lumières pâlirent, tremblotèrent, pâlirent à nouveau. Il attendit.

Durant un moment interminable, il ne se passa rien, sinon les lumières qui clignotaient. Puis, à travers cette lueur stroboscopique, irrégulière, il vit quelque chose tomber, une petite averse de feuilles. Elles voletèrent lentement et se dépo-sèrent doucement à ses pieds. Il n’avait pas besoin d’en ramasser une et de l’examiner pour savoir ce que c’était. Des feuilles de laurier, de l’espèce Laurus nobilis.

Luke dégaina son arme de service et fit une enjambée vers la rampe d’escalier. Maintenant les lumières étaient si faibles que c’était à peine s’il distinguait quoi que ce soit. Pourtant il lui sembla apercevoir quelque chose suspendu au-dessous du palier du quatrième étage. Pas sur le palier: sous le palier. Une forme imprécise, effilochée, comme une énorme touffe de mousse d’Espagne, ou une énorme touffe de gui, ou l’une de ces plantes parasites qui pendent des branches d’arbre.

Luke plissa les yeux. Est-ce qu’elle bougeait, cette forme buissonneuse ? Est-ce qu’elle se déplaçait lentement sur la partie inférieure du palier, vers l’angle du mur ? Peut-être n’était-ce rien d’autre que des ombres. Comment un buisson pourrait-il être suspendu de la sorte, sous l’escalier ?

A moins… et cette idée soudaine le glaça jusqu’au tréfonds de son être… à moins que cette forme buissonneuse ne soit pas du tout un buisson, mais autre chose. Quelque chose de vivant. Quelque chose qui était passé inaperçu tandis que cela montait l’escalier parce que cela était monté sous l’escalier, un défi formel aux lois de la pesanteur.

-Qui êtes-vous ? hurla Luke. Descendez de là, tout de suite !

Il s’ensuivit un silence, puis il y eut un mouvement rapide, comme si un rat détalait. Luke eut l’impression de voir deux yeux briller au sein de l’obscurité, mais il ne pouvait en être sûr. Son coeur pompait le sang dans son corps comme s’il écopait l’eau d’un canot qui coulait rapidement; son système nerveux était inondé d’adrénaline.

Il aurait pu tirer, à titre d’avertissement, et il connaissait beaucoup de policiers qui l’auraient fait. Mais il avait été formé par des instructeurs prudents, des vieux de la vieille, qui étaient partisans de l’ancienne méthode-identifier sa cible avant d’ouvrir le feu-et il avait vérifié la sagesse de cette instruction sur le terrain, plus d’une fois. Il n’était pas l’inspecteur Harry; il était le shérif Luke Friend.

Néanmoins, il garda son arme levée.

-Vous avez entendu ? cria-t-il. S’il y a quelqu’un là-haut, vous descendez tout de suite, c’est compris ? Et ça veut dire immédiatement !

-I immédiatement, dit l’écho. Ime immédiatement.

La forme buissonneuse sembla se balancer au plafond un moment. Puis brusquement, la cage d’escalier fut plongée dans l’obscurité complète. Luke ne vit pas le buisson bouger, mais il entendit un grand fracas, comme si des branches et des haies s’entrechoquaient. Un vacarme qui s’éloigna vers le haut de l’escalier, mais sous l’escalier.

Les lumières se rallumèrent en clignotant, mais ne projetè- rent qu’une lueur diffuse. La forme buissonneuse avait disparu du palier du quatrième étage. Pendant un moment, Luke pensa qu’elle avait filé. Puis il entrevit une ombre foncée, effilochée, sous les marches qui amenaient au palier du sixième étage, et il fut certain de distinguer le mouvement de feuilles.

-Fruehling ! Bulewski ! hurla Luke.

Il commença à monter l’escalier en toute hâte, même s’il savait qu’il n’avait pas la moindre chance de rattraper cette forme buissonneuse. Il fit halte sur le palier du quatrième étage, à bout de souffle, et leva son pistolet une fois encore.

Il lui sembla entendre le bruissement de feuilles. Il lui sem-bla entendre quelque chose qui ressemblait à une voix douce et frémissante. Une branche d’ombre, mince et épineuse, se tendit vers l’issue de secours du sixième étage, et la porte s’ouvrit vers l’intérieur, dans un soupir de ses gonds hydrauli-ques. Elle ne fit que s’entrouvrir, de cinq ou six centimètres, puis un peu plus.

-On ne bouge plus ! dit Luke, mais il le dit à voix basse, de telle sorte que personne n’aurait pu l’entendre, puis il abaissa son arme.

Il regarda, en proie à une stupeur croissante, avec un sentiment d’impuissance totale, tandis que la chose buissonneuse semblait ramper ou se glisser depuis le plafond, et passer par-dessus le linteau de la porte de l’issue de secours. Elle produisit un bruit de grattement terrifiant et frissonna, comme sous l’effet d’une soudaine bourrasque de vent glacé. La lumière était si médiocre que Luke était incapable de voir si cela avait une forme plus ou moins cohérente, si cela avait des bras ou des jambes ou un corps, ou bien si c’était seulement une ombre, après tout, une illusion d’optique, une réaction nerveuse à cette lumière clignotante.

Mais il fut certain que la chose passait par-dessus le linteau de la porte, disparaissait vers le plafond du couloir et rampait ou marchait, la tête en bas, les pieds posés sur le plafond.

La porte se referma dans un sifflement. Luke remit son pistolet dans son étui. Pour la première fois de sa vie, il se sentait totalement désorienté et terrifié. Même à l’école, alors que tout le monde se moquait de lui, parce qu’il était si grand et si gros, il ne s’était jamais senti aussi terrifié qu’en ce moment. Il était dans la merde jusqu’au cou. Depuis qu’il avait découvert le corps de Leos Ponican, il avait su que cette affaire allait bien au-delà des frontières de la réalité. Il aurait dû en être convaincu après avoir interrogé Emily chez les Terpstra, mais il avait réussi à se persuader qu’il n’avait pas réellement vu un serpent ou un pénis sortir de la bouche de la fillette. C’était seulement sa langue, un reflet lumineux, une illusion d’optique, un mirage. Voir une chose aussi dégoû- tante l’avait fait se sentir coupable, comme s’il était un empaffé de pédéraste, et il s’était efforcé d’oublier ça.

Luke s’appuya contre le mur. Ce dernier était solide et frais, presque rassurant. Luke sentait son coeur battre à grands coups et le sang circuler dans ses veines.

-Merde, murmura-t-il. Merde.

Il était toujours appuyé contre le mur lorsque Edna Bulowski apparut. Les verres de ses lunettes réfléchissaient la lumière clignotante.

-Shérif ? Ça va ?

Il se redressa.

-Je vais bien, Edna. Je vais très bien. Mais dites à Pete Fruehling que je veux que l’on fouille ce bâtiment de fond en comble. Étage par étage, pièce après pièce. Personne ne sort, personne n’entre. Et tout le monde reste ici jusqu’à ce que ce soit terminé.

-Entendu, shérif, si c’est ce que vous voulez, dit Edna Bulowski.

Dans vingt minutes elle ne serait plus de service, et elle devait assister à une réunion de la loge des Elks’au cours de laquelle son mari Stan serait installé Grand Maître et elle-même honorée du titre de Chérie de l’Année. Elle ne dit rien, même si Stan allait grimper aux rideaux. Elle savait que Stan allait grimper aux rideaux. Mais elle ne broncha pas. La mission des Elks était de servir, la devise du Bureau du shérif était ” Servir et Protéger “.

Luke descendit jusqu’au palier du premier étage et poussa la porte. Quelques minutes auparavant, les couloirs étaient déserts. Maintenant ils grouillaient d’officiers de police et d’employés de bureau. John Husband apparut. Il avait l’air fatigué et de mauvaise humeur. Il vint vers Luke et le prit par le bras.

-Que se passe-t-il, Luke ? On m’a dit que vous aviez repéré un intrus au comportement suspect.

-Je ne sais pas. Les lumières déconnent complètement. Il y a peut-être quelqu’un ici, ou peut-être pas.

-Allons, ce sont des choses qui arrivent. La semaine der-nière, un type s’est présenté, un coussin glissé sous sa chemise, et nous a affirmé qu’il était Perry Mason. Qu’est-ce qui rend celui-ci si spécial ?

-Celui-ci est spécial, répondit Luke d’une voix qui déraillait.

Il voulut s’éloigner, mais John le retint par la manche.

-Est-ce que cela a un rapport avec le meurtre des enfants Pearson ?

-Je n’en sais rien, John. Peut-être. Ce n’est pas impossible.

-Dans ce cas, vous ne pensez pas que je devrais en être informé ?

-Ce n’est rien du tout, John. Juste des soupçons.

-Néanmoins, vous auriez pu m’en parler, non ? En fait, c’est pour cette raison que je venais vous voir: pour vous parler de la liaison entre nos services respectifs. C’est primordial, Luke, vous l’avez toujours dit vous-même.

 

1. Association de bienfaisance très connue aux États-Unis. (N.dT.)

-Bien sûr, John, c’est primordial, je suis entièrement d’accord.

-Alors comment se fait-il que vous ayez parlé à Iris Pearson et que vous ne me l’ayez pas dit ? Comment se fait-il que ce soit l’une des infirmières qui m’ait appris que vous l’aviez vue ?

-Iris Pearson ne m’a rien dit qui pourrait vous aider.

-Comment le savez-vous, Luke ? Il s’agit d’une enquête sur un meurtre. Le moindre détail pourrait être décisif.

-John, si j’avais quoi que ce soit d’utile à vous dire, je vous le dirais.

John hésita un instant et le regarda attentivement, puis il lâcha sa manche.

-Je vous fais confiance, Luke. Je vous fais confiance pour me tenir informé.

Luke aperçut Rick Clark de la Gazette et lui fit signe de la main.

-Pour quelle raison vous cacherais-je quelque chose ? demanda-t-il à John.

John le dévisagea. Luke fut à même de lire la réponse à cette question dans ses yeux, presque aussi clairement que si John l’avait prononcée à haute voix. Vous me cachez quelque chose parce que vous voulez vous attribuer tout le mérite de la solution de cette affaire.

Si seulement John avait pu lire dans ses yeux ce qu’il pensait vraiment. Je n’ose pas vous dire ce que j’ai découvert à propos de cette affaire, parce que vous penseriez que j’ai complètement perdu la raison… et le procureur du comté penserait la même chose.

Rick Clark s’approcha de Luke et demanda:

-Que se passe-t-il, shérif ?

-Rien de grave, Rick. Un individu au comportement suspect s’est introduit dans l’immeuble, c’est tout. Probablement non armé, probablement inoffensif. Juste un raté de plus dans le moteur de la vie.

-C’est moche ce qui est arrivé à Norman, fit Rick en prenant quelques notes en sténo, puis il remit son stylo-bille dans sa poche.

-Ouais, c’est moche.

Rick leva brusquement la main vers le visage de Luke, et Luke recula instinctivement, comme quiconque le ferait.

-Holà, pas de panique ! s’exclama Rick. Vous avez quelque chose dans les cheveux, c’est tout.

Il retira une feuille des cheveux de Luke, et la lui montra. C’était une feuille de laurier, Laurus nobilis.

-On voit beaucoup de feuilles de laurier, ces derniers temps, fit-il remarquer.

-C’est la saison qui veut ça, répliqua Luke d’un ton brusque.

-Je ne sais pas, dit Rick. Vous connaissez cette comptine: La ville et la région de lauriers sont remplis, l’homme buissonneux vient par ici ” ?

Luke s’éclaircit la gorge et s’essuya le front du dos de la main. Il était essoufflé et en sueur après avoir monté et descendu tous ces escaliers.

-Où avez-vous entendu ça ? demanda-t-il.

John Husband se tenait de l’autre côté du couloir et parlait à deux des adjoints de Luke, mais il avait certainement perçu la tension contenue dans la voix de Luke, parce qu’il se retourna et le regarda attentivement, comme s’il voulait entendre la réponse, lui aussi.

-C’est une comptine tchèque, répondit Rick. Demandez à des gosses tchèques et ils vous la chanteront. Ils ont toutes sortes de comptines sur les haies et les buissons.

Luke le regarda fixement durant un long moment, mais Rick ne battit pas des paupières et soutint son regard.

-Depuis quand vous intéressez-vous aux comptines tchè- ques ? lui demanda Luke, finalement.

-Et vous ?

-Je ne vous suis pas.

-Bon, reprenez-moi si je me trompe, mais j’ai entendu dire qu’un certain shérif du comté bien connu s’intéressait énormément au folklore tchèque depuis peu.

-Que savez-vous d’autre ?

-Pas grand-chose, sinon que ce doit être très difficile pour un représentant de la loi de convaincre le procureur du comté que des personnages du folklore tchèque sont responsables d’homicides volontaires.

-A qui avez-vous parlé ? demanda Luke.

Rick serra les lèvres et tira sur sa bouche une fermeture à glissière imaginaire.

-Sources privilégiées, shérif. Mais c’est la vérité, non ? Vous avez parlé à plus d’un spécialiste en superstitions tchè- ques. En fait, c’est l’un de mes amis qui me l’a dit. Il travaille bénévolement à la bibliothèque du Musée Tchèque.

-Je voulais quelques renseignements sur un groupe ethnique, c’est tout. Je procède toujours ainsi, quel que soit le délit commis. Cedar Rapids est une communauté mixte.

-Vous voulez dire que la moitié de ses habitants travaille pour Rockwell, tandis que l’autre moitié travaille pour Qua-ker Oats ?

-Vous savez ce que je veux dire.

-Vous pensez vraiment qu’un genre d’élément occulte intervient dans ces meurtres ? Des satanistes ? Des adorateurs du diable ? Quelque chose de pire ?

-Non, absolument pas. Et vous pouvez me citer là- dessus.

Rick referma vivement son calepin.

-Dommage ! Même peut-être ” aurait fait un meilleur titre que ” absolument pas “.

Luke posa sa main sur l’épaule de Rick et la serra juste assez fort pour lui faire mal.

-Je vous paierai un verre, Rick, lui dit-il.

John Husband vit que l’entretien était terminé et retourna à sa conversation.

 

Wendy Candelaria frappa à la porte du bureau de Luke et s’avança dans la pièce sans attendre qu’il la prie d’entrer.

Luke était penché sur son bureau et terminait avec lassi-tude sa paperasserie. Un gobelet en carton contenant du café était placé sous sa lampe, et la vapeur s’en élevait en un S lumineux. Une tache de sueur en forme de losange fonçait le dos de la chemise de Luke.

Wendy s’assit sur la chaise placée devant son bureau et croisa les jambes dans un crissement de nylon.

-J’aimerais revenir demain matin, déclara-t-elle. Terence est très fatigué, et il veut un peu de temps pour réfléchir, mais je pense qu’il est disposé à donner des renseignements qui vous aideront à identifier le meurtrier de Mary van Bogan, et à faire certaines révélations concernant ses homicides pré- sumés.

Les lumières clignotèrent un instant, et tous deux parcou-rurent la pièce du regard.

-Ne faites pas attention, dit Luke. C’est juste un court-circuit momentané. Voici ce que j’aimerais savoir: est-ce que Terry est disposé à nous dire pourquoi il a tué ses enfants, et comment ?

-Pourquoi est si important que ça ?

-C’est capital.

Wendy le dévisagea durement.

-Il se passe quelque chose ici, n’est-ce pas ? Je le sens.

-Non, rien que vous ne puissiez voir.

-Non… En tant qu’avocate, je passe mon temps dans les commissariats et les prisons, et je sais quand il y a quelque chose d’anormal. Quelque chose vous préoccupe, et ce n’est pas Terence Pearson.

Luke essaya de sourire.

-Vous avez une imagination débordante, Miss Candelaria.

-Non, je ne crois pas. Si vous voulez que Terence vous dise pourquoi, je pense que j’ai besoin de savoir quoi.

-Wendy… La prévint Luke, vous prenez cette affaire trop à coeur. Qui sait où cela peut vous mener ?

Wendy lui envoya un baiser boudeur.

-Merci pour le conseil, shérif. Mais je pense que je vais jouer ça à ma manière. Je vous verrai demain, lorsque Terence aura eu le temps de réfléchir.

Les lumières clignotèrent à nouveau; cette fois, la pièce devint tellement sombre que c’était tout juste si Luke voyait Wendy.

-Vous avez peut-être oublié de payer votre facture d’électricité, suggéra-t-elle avec un sourire narquois.

-C’est peut-être plus grave que ça, répliqua Luke. C’est peut-être la fin du monde.

 

Ce soir-là, la pluie recouvrit la partie est de l’Iowa telle la robe crottée d’une mariée abandonnée le soir de ses noces; froide, maussade et interminable. Elle trempa le maïs, inonda les rigoles et fit monter la Cedar River de plus de soixante-dix centimètres. La rivière rompit ses berges en neuf endroits et submergea le maïs, le soja et les pommes de terre. A l’éle-vage de porcs Wesley, à l’ouest de Linn Junction, quinze truies furent noyées dans leur enclos. La visibilité sur la route 380 au nord de Cedar Rapids devint quasiment nulle en raison des nappes d’eau, et un minibus Volkswagen transportant onze louveteaux fut heurté de plein fouet par un camion-citerne au croisement de la 76’Avenue et de Tissel Valley Road: deux des garçons furent tués sur le coup, et trois autres grièvement blessés.

C’était l’un de ces soirs sombres, pluvieux et tragiques où Luke avait l’impression que le monde entier lui en voulait, où la réalité devenait presque insupportable… mais l’irréalité était encore pire. A onze heures passées, il était toujours dans son bureau, et l’officier de police Fruehling vint faire son rapport: l’immeuble était en règle, il n’y avait aucune trace d’un quelconque intrus.

-Vous en êtes sûr ? Sûr à 100 % ?

-Shérif, je vous répète que nous avons inspecté chaque placard à balais, chaque débarras, les toilettes, tous les putains d’endroits possibles et imaginables !

Luke tenait l’une des feuilles de laurier dans la paume de sa main. Il la contempla un moment, puis l’écrasa dans son poing. Il huma l’étrange odeur aromatique du laurier et fut surpris de n’avoir jamais remarqué auparavant à quel point cette odeur était particulière et forte. L’odeur du vert.

-Parfait, Pete. Dites à tout le monde d’arrêter les recherches et rentrez chez vous.

-Entendu, shérif. Oh ! une dernière chose.

-Oui, qu’y a-t-il, Pete ?

Pete Fruehling sortit de sa poche de chemise une pièce de monnaie d’aspect terne et la posa sur le bureau de Luke. Luke la prit et l’examina, la tournant d’un côté et de l’autre. Sur un côté, il y avait un aigle à deux têtes grossièrement repré- senté; sur l’autre, il y avait un buisson couvert de feuilles. Au-dessous du buisson étaient gravés les mots Zivot v Smtti -la Vie dans la Mort.

Trente pièces d’argent, lui avait dit Mr Marek. Et cette pièce était certainement l’une d’entre elles. L’une des pièces don-nées à Judas pour qu’il trahisse Jésus. L’une des vraies pièces.

Le Voyageur Vert était venu ici, certains de ses serviteurs étaient venus ici, puis étaient repartis. Cette très vieille pièce d’argent en était la preuve.

-Où avez-vous trouvé ceci ? dit Luke.

-Vous voulez que j’inspecte l’immeuble à nouveau ? lui demanda Pete Fruehling.

-J’ai dit, où avez-vous trouvé ceci ?

-Au deuxième étage, devant les toilettes pour dames.

-Mais vous n’avez vu personne ?

-J’ai dit, au deuxième étage, devant les toilettes pour dames “.

-Quoi ?

-Non, shérif, je n’ai vu personne. Mais ça ne m’ennuie pas d’inspecter l’immeuble à nouveau, si vous le voulez.

-Pete, mais qu’est-ce que vous racontez ? Soyez logique, bon sang !

-J’ai dit, ça ne m’ennuie pas d’inspecter l’immeuble à nouveau. Pas de problème.

Luke le dévisagea.

-Vous et moi ne sommes pas sur la même longueur d’onde ou quoi ?

-Je dis simplement que cela m’est égal de procéder à une nouvelle inspection des lieux.

-Pete…, commença Luke.

Puis il ouvrit son poing et considéra la pièce de monnaie. Il leva les yeux et regarda autour de lui. Le bureau semblait anormalement sombre, et Pete semblait bizarrement flou, estompé, plus exactement, tel un homme se tenant derrière un rideau de tulle. Luke percevait qu’il était là, et pourtant il avait l’impression qu’il n’était pas là. Il avait la sensation troublante que le sol bougeait sous ses pieds, une sensation de vertige.

Il jeta la pièce sur son bureau. A l’instant où il la lâcha, il éprouva une sensation de mouvement brutal. Puis les lumiè- res brillèrent à nouveau, Pete fut net à nouveau, et la sonnerie des téléphones et le bourdonnement de la climatisation furent aussi distincts qu’auparavant.

-Je vous demande pardon ? fit Pete.

-Vous me demandez pardon pour quoi ?

-Vous venez de dire que vous et moi n’étions pas sur la même longueur d’onde.

-Oh, oui. J’ai dit ça ? Je pensais peut-être à autre chose.

-Ça doit être ça, shérif.

Une fois que Fruehling fut parti, Luke se renversa dans son fauteuil et le fit pivoter d’un côté et de l’autre, d’un air pensif. Il jetait un coup d’oeil à la pièce d’argent à chaque balancement, mais il ne la prit pas dans sa main. Mr Marek lui avait dit ce que cette pièce pouvait faire, et Luke croyait Mr Marek. C’était la preuve. Une preuve empirique, irréfutable. L’ennui, c’est que ce n’était pas la preuve que Janek-le- Vert était un tueur en série réel, en chair et en os. C’était la preuve que les légendes populaires étaient vraies: qu’il y avait bien un Voyageur Vert qui pouvait survivre siècle après siècle, qu’il y avait bien des mummers qui avaient des épées, des couteaux et des bourses en cuir contenant des pièces d’argent sacrées.

Il avait ressenti l’effet de l’une de ces pièces d’argent par lui-même, et il y croyait. Il y croyait. Durant quelques instants, tandis qu’il serrait cette pièce dans son poing, il avait vécu non pas maintenant mais alors, en retard d’un battement de coeur sur Pete Fruehling, en retard d’un battement de coeur sur tout Cedar Rapids, et l’Iowa, et même sur sa propre femme et sa fille.

Maintenant il savait qu’il n’avait pas imaginé la créature buissonneuse qu’il avait entrevue dans la cage d’escalier. Mais il savait également qu’il ne pouvait pas faire grand-chose. A moins d’être en mesure d’acculer le Voyageur Vert et de découvrir qui ou ce qu’il était vraiment, le Voyageur Vert demeurerait plus un mythe qu’un homme… plus un personnage de conte de fées effrayant qu’un criminel réel.

Cela ne plaisait pas du tout à Luke de faire des réponses évasives à John Husband, mais il se rappelait ce qui était arrivé, voilà quatre ou cinq ans, au shérif Dennis Molloy, du comté de Black Hawk. Il y avait eu une série épouvantable de viols commis par un autostoppeur, un homme nu qui-d’après toutes les femmes qu’il avait agressées-avait sa tête ” posée à l’envers “.

Induit en erreur par un jeune adjoint imaginatif, le shérif Molloy en était venu à penser qu’il traquait un hors-la-loi réincarné ” des années 1880, Jack Allison, lequel avait été pendu à Waterloo le dernier jour d’octobre 1886. Le cou d’Allison avait été tellement tordu par la corde du bourreau que le croque-mort l’avait couché sur le flanc dans son cercueil, de telle sorte qu’il regardait vers le haut.

Le shérif Molloy avait fait faire un exorcisme: il avait même pris l’avion pour aller consulter un prêtre vaudou haï- tien à Miami, tout cela aux frais du comté. Cependant, l’autostoppeur avait été finalement arrêté, et l’on découvrit qu’il portait un masque en latex de Richard Nixon, mis à l’envers, avec des trous découpés pour ses yeux.

Luke n’avait surtout pas envie de découvrir que le Voyageur Vert faisait partie d’un canular quelque peu étrange et compliqué, avec lui-même dans le rôle du jobard. Il n’était pas encore prêt à aller retrouver le shérif Molloy à la maison de retraite pour policiers crédules.

Il sortit de son tiroir un sachet en plastique et, à l’aide de son stylo-bille, poussa précautionneusement la pièce d’argent à l’intérieur du sachet. Il ferma le sachet et le tint en l’air. Enfermée dans le plastique, la pièce n’avait apparemment aucun effet sur lui. Il la posa sur la paume de sa main. Toujours aucun effet. Il la serra dans son poing. Rien.

C’était déjà quelque chose. Selon toute apparence, on pouvait mettre la magie spirituelle du monde antique en quarantaine, si l’on utilisait une matière moderne. Il fit tomber la pièce dans la poche de poitrine de sa chemise, la tapota, et attendit un moment pour s’assurer qu’elle ne le poussait pas en arrière dans le temps.

Peut-être une légère sensation de vertige ? Non. Pas de vue trouble, pas de tremblements. Tout allait bien. Néanmoins, il avait toujours du respect pour le pouvoir et l’ancienneté de ce qu’il portait dans sa poche.

Il était pratiquant. Il savait pratiquement par coeur les paroles de saint Matthieu.

Alors Judas, qui l’avait livré, voyant qu’il avait été condamné, fut pris de remords et rapporta les trente pièces d’argent aux grands prêtres et aux anciens. Il jeta les pièces dans le sanctuaire et se retira, puis il alla se pendre. Ayant ramassé l’argent, les grands prêtres se dirent: Il n’est pas permis de le verser au trésor, puisque c’est le prix du sang.

” Après délibération, ils achetèrent avec cet argent le “champ du potier” comme lieu de sépulture pour les étrangers. Voilà pourquoi ce champ-là s’est appelé jusqu’à ce jour le Champ du Sang “.

Luke se sentait humble, calme et profondément terrifié. Après tout, il portait sur lui un trentième du prix du Champ du Sang.

 

Luke fit un dernier tour dans l’immeuble, écouta, regarda un peu partout. Au rez-de-chaussée, il aperçut Joe Krolieke-wicz, l’électricien, un grand type efflanqué, en train de véri-fier les coupe-circuits.

-Vous avez trouvé ce qui cloche ? lui demanda Luke.

Joe secoua la tête.

-C’est bizarre. On dirait une série irrégulière de sautes de tension, mais je ne comprends pas ce qui se passe. J’ai appelé la compagnie d’électricité, mais ils n’ont constaté aucune anomalie.

-C’est bon, Joe. Faites de votre mieux.

Il remonta le couloir, vers les cellules. Il échangea quelques mots avec le policier de service (lequel s’était mis au garde-à- vous, toujours enveloppé de la fumée de sa cigarette, un numéro de Penthouse à moitié dissimulé derrière son dos), puis il continua jusqu’à la cellule de Terence Pearson. Il resta là un moment, à observer Terence allongé sur sa couchette: celui-ci regardait fixement le plafond, les yeux grands ouverts.

-Comment ça va, Terry ? demanda-t-il finalement.

-Je m’ennuie comme un rat mort, répondit Terence, sans même tourner la tête vers Luke.

-Wendy Candelaria m’a dit que vous étiez sans doute disposé à coopérer.

-J’y réfléchis. C’était quoi, ce boucan, tout à l’heure ?

-Pas de quoi vous inquiéter. Un intrus, c’est tout.

Terence leva les yeux vers lui.

-Un intrus ?

-Quelqu’un qui a laissé des feuilles de laurier un peu partout dans l’immeuble. Quelqu’un que vous connaissez ?

Terence s’était redressé sur sa couchette. Il avait l’air inquiet.

-Quelqu’un est entré et a laissé des feuilles de laurier dans cet immeuble ? Vous me faites marcher, hein ? Vous essayez de me faire peur.

-J’ai vu quelqu’un de mes propres yeux, Terry. Un type qui donnait l’impression d’être déguisé en buisson.

Terence se leva et vint jusqu’aux barreaux de sa cellule. Il les agrippa avec force puis scruta le visage de Luke, essayant de découvrir si celui-ci le faisait marcher.

-Vous parlez sérieusement, hein ? dit-il au bout d’un moment. Vous l’avez vu ! Vous avez vu le Voyageur Vert, ici, dans cet immeuble ! Bon Dieu ! Je croyais que vous aviez dit que cet endroit était plus sûr que le pénitencier de Marion !

-Nous avons fouillé l’immeuble de fond en comble, répli-qua Luke. Il n’y avait personne.

-Vous croyez qu’il vous aurait laissé le trouver? Le Voyageur Vert peut faire tout ce qu’il veut, aller partout où ça lui plaît ! Écoutez, shérif, il faut que vous me fassiez sortir d’ici. Je ne reste pas si le Voyageur Vert est ici. Pas question, shérif. Oh non, pas question !

-Je crains que vous n’ayez pas le choix, fit remarquer Luke.

-Et merde ! s’écria Terence. Ce n’est pas une question de choix ! C’est une question de vie ou de mort ! Vous savez ce que le Voyageur Vert fait aux gens ? Vous le savez, oui ou merde ?

-Terry, cessez de crier, d’accord ? dit Luke. Vous ne ris-quez absolument rien. Si vous ne pouvez pas sortir de cette cellule, comment diable quelqu’un pourrait-il y entrer, hein ? Même le Voyageur Vert est incapable de passer à travers des barreaux en acier !

Terence se mit à tourner dans sa cellule; il se cogna contre les murs, se cogna contre les barreaux. Il serrait les bras sur sa poitrine et frissonnait tel un enfant qu’on sort d’une piscine.

-Il est ici, bordel de merde ! Il est ici ! Je savais que le mauvais temps le ferait venir ! Je savais que les mauvaises récoltes le feraient venir ! Je sentais qu’il venait, depuis des années et des années, et maintenant il est ici, et je suis enfermé dans cette putain de cellule ! Je ne peux pas sortir et il va me tuer, shérif. Vous m’entendez ? Il est dans l’immeuble ! Il est ici, dans ce putain d’immeuble, et il va me trouver, et ensuite il me tuera !

Ces derniers mots furent prononcés d’une voix tellement stridente qu’ils furent quasi incompréhensibles pour Luke.

Terence s’approcha des barreaux. Il se tenait la tête dans les mains, son visage était blême et sa peau aussi grise que du carton-pâte.

Il prit une inspiration pincée, par le nez, et s’efforça de parler calmement.

-Shérif, si je les ai tués… vous entendez, si je les ai tués, c’était à cause de lui ! A cause du Voyageur Vert, voilà pourquoi ! Je les ai tués parce qu’il n’y avait pas d’autre solution. Je n’avais pas le choix. Et maintenant il est ici !

-Vous voulez faire des aveux complets ? demanda Luke.

-Je veux que vous me fassiez sortir d’ici !

-Si vous voulez faire des aveux complets, vous sortirez de cette cellule. Nous vous emmènerons dans la salle d’interrogatoire, où vous pourrez passer des aveux complets.

-La salle d’interrogatoire ? demanda Terence d’un air méfiant.

-La salle d’interrogatoire. Ce sera beaucoup plus confortable pour tout le monde.

-C’est un endroit sûr ?

-Évidemment que c’est un endroit sûr.

Terence regarda autour de lui et se mordilla l’intérieur des joues, l’air pensif.

-Je ne sais pas, je ne sais pas. Ce n’est pas un piège, hein ?

-Pourquoi essaierais-je de vous piéger ?

Terence le dévisagea un long moment, puis il se mit à sourire.

-C’est un piège, n’est-ce pas ? Mon avocat est parti et vous pensez que vous pouvez dire n’importe quoi. Vous êtes allé dans ma chambre, pas vrai ? Vous avez vu cette gravure du Voyageur Vert. Vous avez tiré vos conclusions et maintenant vous essayez de me faire peur pour m’arracher des aveux complets. Cela vous éviterait beaucoup de travail, c’est ça, et vous ne seriez pas obligé de passer des heures et des heures au tribunal ? Ha ! on n’a pas Terence Pearson comme ça… je ne suis pas stupide, shérif, croyez-moi !

-Terry, dit Luke, faisant preuve d’une patience infinie, je l’ai vu de mes propres yeux. Cela ressemblait à un buisson. C’était suspendu au plafond.

Terence s’approcha si près que Luke sentit son haleine… l’haleine fétide de quelqu’un en proie à un profond désarroi, quelqu’un qui ne se brosse pas les dents comme il faut, ou qui ne boit pas assez d’eau.

-Vous ne m’aurez pas, shérif. Wendy Candelaria vous a dit que j’étais disposé à vous donner certains renseignements, que nous trouverions un arrangement à l’amiable, hein ? Cela vous a donné à réfléchir, et vous vous etes dit la chose suivante: s’il dispose de renseignements, c’est qu’il est forcément coupable, ou au moins complice. Bon, je vais aller le trouver dans sa cellule et lui foutre une trouille monstre. Il me dira tout ce qu’il sait et je ne serai pas obligé de lui donner quoi que ce soit en échange !

Luke poussa un soupir.

-Vous êtes complètement à côté de la plaque, Terry. Je vous dis que je l’ai vu, au plafond.

-Vous avez lu ça. Vous avez lu ça dans mes carnets, ce truc de ” marcher au plafond “.

-Nous n’avons pas encore la traduction intégrale de vos notes. Et nous n’avons trouvé aucune mention à ce sujet.

-Vous vous foutez de moi, shérif ! répliqua Terence. (Il-hurlait presque.) Vous me bourrez le mou ! Je ne crois pas un seul mot de ce que vous racontez !

Luke défit le bouton de sa poche de chemise et prit l’une des feuilles de laurier qu’il avait ramassées dans la cage d’escalier. Il la mit sous le nez de Terence et dit:

-Et ça, qu’est-ce que c’est ?

Terence se protégea les yeux de la main comme s’il était un vampire menacé par un crucifix.

-Où avez-vous trouvé cette feuille ? demanda-t-il d’une voix étranglée. Vous auriez pu la trouver n’importe où. Vous auriez pu l’acheter dans une épicerie.

-J’aurais pu, bien sûr, mais je ne l’ai pas fait. J’ai trouvé cette feuille de laurier dans la cage d’escalier, juste après avoir aperçu Janek-le-Vert.

Terence garda sa main levée.

-Je ne vous crois pas. Jamais de la vie. Emportez cette feuille et fichez-moi la paix.

Luke laissa retomber la feuille de laurier dans sa poche.

-Wendy Candelaria m’a dit que vous alliez réfléchir cette nuit. Longuement, à tête reposée. N’oubliez pas de le faire !

Terence ne répondit pas. Il gardait toujours sa main craintivement levée lorsque Luke tourna les talons et s’éloigna dans le couloir des cellules. Luke souhaita une bonne nuit au policier de service, puis traversa le hall et sortit de l’immeuble pour retrouver la nuit, la pluie et le vent.

Il traversa le parking. Il ne savait pas quoi penser de Terence Pearson. Sa première intuition avait peut-être été la bonne: Terence Pearson n’était rien d’autre qu’un timbré de première. Mais Terence Pearson croyait à l’existence du Voyageur Vert, et Luke y croyait également. D’une façon bizarre, cela faisait d’eux des complices. Pas les complices d’un crime, mais tous deux portaient témoignage du phéno-mène le plus étrange et le plus terrifiant que Luke ait jamais connu, durant toutes ces années.

Il monta dans sa voiture et boucla sa ceinture. A travers le pare-brise constellé par la pluie, il lui sembla apercevoir un homme de haute taille, portant un imperméable blanc, immobile sur le trottoir, un peu plus loin. Il mit le contact, puis les essuie-glace, mais lorsque le pare-brise fut nettoyé, l’homme avait disparu. Des ” passants “, comme les appelait son grand-père: des gens qui semblaient être là, mais lorsque vous regardiez, ils n’étaient plus là. Son grand-père affirmait que c’étaient les fantômes des colons qui étaient morts alors qu’ils essayaient de traverser les plaines de l’est de l’Iowa dans les années 1840, des gens qui s’appelaient McCleod, Murphy, Smith, Brozik. Des morts.

Luke ouvrit la boîte à gants et prit ses lunettes de conduite. Il en avait besoin seulement lorsque ses yeux étaient fatigués. Il se dit qu’il avait probablement vu trop de choses ce soir: plus de choses que ce qu’un homme devrait voir durant toute sa vie. Il n’aspirait qu’à rentrer chez lui et s’envoyer une bière.

 

Une vingtaine de minutes plus tard, Terence était toujours assis sur sa couchette, la tête appuyée contre le mur, la bouche ouverte. Il dormait à moitié, une oreille aux aguets.

La soirée avait été calme dans les cellules. Peu après minuit, on avait amené une Noire. Elle avait ri et pleuré tour à tour, puis s’était mise à chanter un cantique, interminable-ment, malgré les protestations de son voisin de cellule exas-péré. Quelqu’un d’autre, apparemment un adolescent, avait sangloté un long moment. Mais dans l’ensemble l’endroit avait été plutôt paisible, si l’on exceptait des ronflements et, de temps à autre, une toux bruyante.

Terence s’assoupit et rêva qu’il courait à travers un champ de blé balayé par un ouragan. Il poursuivait Emily. Il faisait tournoyer sa faucille, celle qu’il utilisait pour élaguer les églantiers. Il était exalté et terrifié. Il savait ce qu’il devait faire. Les blés cinglaient ses jambes. Le ciel tournait autour de lui, tel un grand manège noir avec des chevaux de bois gris électrique.

-Emily ! criait-il vers elle. Emily, arrête-toi !

Mais Emily ne s’arrêta pas. Elle atteignit la lisière du champ, dévala le talus et disparut.

Terence arriva en haut du talus, juste au-dessus du fossé, et jeta un regard éperdu à la ronde, les poumons en feu. La route s’étendait sur des kilomètres et des kilomètres; cette fois, il n’y avait pas de camionnette. Il n’y avait rien du tout. Il se retourna, déconcerté. Où était-elle ? Un instant plus tôt, elle courait à quelques mètres seulement devant lui; et maintenant elle avait disparu.

-Emily ! hurla-t-il. Emily, où es-tu ?

Il attendit, écouta. Le vent fouettait ses oreilles. Les blés bruissaient et chuchotaient comme la mer. Un long moment s’écoula, durant lequel il demeura assis sur sa couchette, la tête appuyée contre le mur, la bouche ouverte. Il ronflait doucement.

Puis il entendit un rire. Le plus doux des rires, pas du tout rauque. Le rire d’une petite fille, moqueur mais mélodieux.

Dans son rêve, il fit volte-face et Emily était là. Mais lors-qu’elle se retourna lentement, elle n’avait pas du tout le visage d’Emily. Elle avait le visage blanc d’un mummer, tel un mas-que parfaitement verni, avec des trous noirs pour les yeux.

Choqué, hors d’haleine, Terence se réveilla. Et lorsqu’il se réveilla, ils étaient tous là. Ils se tenaient silencieusement devant les barreaux de sa cellule et l’observaient, comme s’ils l’avaient observé pendant des heures.

Ils étaient cinq, et quatre d’entre eux portaient un masque blanc. Terence s’exclama: ” Oh, mon Dieu ! Dieu Tout-Puis- sant ! ” Il suffoquait tel un alpiniste manquant d’oxygène. Il était en proie à une telle frayeur mortelle qu’il urina dans son pantalon, un jet chaud, dru et humiliant. Leur apparition soudaine était déjà effrayante. Mais ce qui les rendait encore plus terrifiants, c’était le fait qu’ils n’étaient pas complètement opaques. Ils ressemblaient à des fantômes d’eux-mêmes, à des apparitions d’eux-mêmes, plutôt qu’à des personnes réelles. Si Terence regardait avec suffisamment d’attention, il voyait à travers eux, et distinguait une faible image du mur derrière eux. Les tubes au néon du couloir les éclairaient brillamment; pourtant, lorsqu’ils venaient en pleine lumière, celle-ci luisait faiblement à travers leurs épau-les et leur tête.

Pour Terence, c’était une preuve suffisante. Ils étaient réels, d’accord. Mais ils existaient en retard d’un battement de coeur sur lui. Ce qu’il voyait, c’était eux tels qu’ils avaient été, une seconde plus tôt, et non tels qu’ils étaient maintenant. C’était ce qui les rendait immortels. C’était ce qui les rendait intou-chables. S’il tentait de les empoigner et de les frapper, il frap-perait quelque chose qui n’avait guère plus de substance qu’un souvenir.

L’homme de haute taille à l’imperméable blanc s’était approché des barreaux, le visage dissimulé par un masque blanc émail, la main droite posée négligemment sur les barreaux, tel un homme tenant une barre d’appui dans le métro. Ses doigts étaient effilés, secs et parfaitement manucurés, mais les ongles de son index et de son majeur étaient jaunis par la nicotine. A ses côtés, légèrement en retrait, il y avait un homme plus mince et plus grand. Il était vêtu d’un étrange costume bouffant aux quartiers rouges et noirs, et coiffé d’une petite toque noire, ornée d’un gland en soie à chaque coin. Cet homme portait en bandoulière un grand sac en velours noir, d’où dépassaient les poignées de plusieurs épées, semblables à des crucifix.

Un personnage petit et voùté se tenait derrière lui, à moitié caché. Il était revêtu d’une bure, comme un moine du quatorzième siècle. Son visage était entièrement dissimulé par l’obscurité de son capuchon. Mais il tenait serrés d’une main les pans de son habit autour de son cou. Cette main était flasque, les doigts couverts de protubérances, comme si sa chair avait pourri, rongée par la lèpre. Terence entendait sa respiration sifflante, du fait de narines à moitié bouchées, et il voyait que l’homme oscillait légèrement, comme s’il souffrait continuellement.

Deux jeunes gens, un garçon et une fille, se tenaient sur un côté. Ils étaient brillamment éclairés par les néons du couloir, de telle sorte qu’ils semblaient anormalement réels… encore plus réels que la réalité elle-même. Le garçon portait une livrée de bouffon de cour, un costume moulant et soyeux, écarlate et jaune. Les cheveux blonds et bouclés de la fille étaient ornés de fleurs séchées, de marguerites, de chardons et d’herbes de Saint-Jean. Elle portait une grosse veste élimée en peaux de bêtes, des jambières en laine écrue grise, et des bottes.

Chacun d’eux portait autour du cou une petite bourse en cuir, retenue par une lanière. Pour Terence, c’était la preuve ultime et terrifiante qu’ils étaient les mummers préférés du Voyageur Vert, parce que les bourses contenaient les pièces d’argent que Judas Iscariote avait reçues pour trahir Jésus, et c’étaient ces pièces qui assuraient leur immortalité.

-Ainsi vous êtes venus, murmura Terence.

Il connaissait leurs noms et leurs fonctions respectives. Dans un chuchotement terrifié, son père lui avait révélé qui était chacun d’eux. Le Témoin au visage blanc: celui qui observait, impassible, les péchés de cupidité et de trahison, et les consignait par écrit, sans aucune exception. Le Bretteur: le bourreau, celui qui éventrait et tranchait les intestins. Le Lépreux: celui qui était porteur de toutes les maladies qui frappaient l’humanité, l’être impur. Et les jumeaux, Lame et Nue.

Il n’en manquait que deux. Le Docteur, qui pouvait replacer les tétes tranchées et faire revivre les morts par des procé- dés magiques. Et le Voyageur Vert, Janek, celui qui apportait la fertilité et la fécondité, l’héritier de toutes les anciennes et mystérieuses forces de la verdeur et de la croissance.

Terence se leva.

-Que voulez-vous ? demanda-t-il, la gorge nouée, comme s’il avait avalé une arête de poisson.

Le Témoin ne dit rien. Le Bretteur ne dit rien. Ils étaient des mummers, ils ne parlaient jamais. Mais la fille, Nue, dit, de derrière son masque lisse et blanc:

-Tu as pris quelque chose qui n’était pas à toi. Tu as pris deux vies qu’il ne t’appartenait pas de prendre.

-Je les ai sauvés, voilà ce que j’ai fait.

-Tu les as condamnés au néant, c’est tout. Tu ne penses tout de même pas que le Ciel les accueillera, dis-moi ? Le Ciel est fermé aux enfants de Janek. Et ils ne seront jamais admis dans le Royaume Sombre, non plus.

-C’étaient mes enfants, pas ceux de Janek !

-Ils étaient la lignée de Janek, répliqua Nue.

Elle avait un léger accent d’Europe de l’Est, et sa voix s’es-tompait par instants, comme si Terence écoutait un programme radiodiffusé depuis une ville très lointaine, la nuit, lorsque toutes les fréquences gazouillent et chantent la solitude et le désespoir. Il semblait y avoir également un blanc, entre le moment où il parlait et le moment où elle répondait, un décalage dans le temps.

Terence savait pourquoi, et cela le terrifiait encore plus. Ils étaient les serviteurs de Janek-le-Vert, les immortels silencieux, ceux qui avaient en leur possession les trente pièces d’argent que Judas avait reçues pour trahir le Christ.

-Tes enfants étaient les descendants de Janek, donc ils étaient les enfants de Janek, insista Nue. Ton père avait déjà promis que Janek pourrait les avoir, ainsi que toi et toute ta famille.

-Il n’avait pas le droit, dit Terence.

Il pouvait presque entendre la voix de son père en ce moment, rauque de panique: ” … J’ai pensé que j’avais bien fait, que Dieu m’en soit témoin ! Je le croyais vraiment, Terry. Pas une seule fois je n’ai songé aux conséquences… je ne pensais pas qu’un jour ils viendraient te chercher, cela semblait impossible… “

Nue s’approcha des barreaux. Terence voyait ses yeux briller à travers les ouvertures pour les yeux dans son masque. Il était terrifié à l’idée qu’elle puisse passer à travers les barreaux et le toucher. C’était une terreur totalement irrationnelle; néanmoins il recula. Une troupe de mummers qui pouvait entrer dans une prison sans la moindre difficulté pouvait très bien franchir des barreaux en acier.

Cette fille sentait quelque chose. Elle dégageait une odeur de fourrures d’animaux à moitié décomposées, de vieilles fleurs séchées et de sexe. Derrière elle, le garçon, Lame, ne disait rien, mais il était campé, une main posée sur la hanche, d’une façon qui donna à Terence l’impression qu’il souriait.

-Une promesse est une promesse, dit Nue.

-Je n’ai fait aucune promesse, protesta Terence. C’est mon père qui a fait cette promesse, avant même que je sois né. Ce n’était pas moi.

-Néanmoins, une promesse est une promesse, et une con-séquence est une conséquence. Quoi que tu prennes à Janek-le-Vert, tu dois le rembourser. Ce peut être cent cinquante hectares de blé d’hiver. Ce peut être du maïs; ce peut être des nouveau-nés. Ce peut être une noix. Tu dois rembourser, mon ami, et tu le sais.

Terence ne savait pas quoi dire. Il était tellement terrifié que c’était tout juste s’il pouvait parler. Il n’arrêtait pas de déglutir et de déglutir, et sa bouche était continuellement remplie de salive chaude, comme s’il était sur le point de vomir.

Le Témoin promena les ongles de ses doigts sur les barreaux de la cellule de Terence et produisit un crissement ténu. A nouveau, il y eut un décalage dans le temps terrifiant. Le crissement commença avant que le Témoin ait touché les barreaux, et il prit fin alors que celui-ci promenait encore ses ongles sur le métal.

Puis le Témoin s’écarta, comme s’il en avait entendu suffisamment. Le Bretteur s’avança aussitôt, d’un mouvement rapide, ramena son bras derrière son dos et tira ses épées de leur fourreau. Chacune d’elles produisit un tintement strident lorsqu’il les sortit, un bruit qui fit grincer les dents à Terence. Il y avait cinq épées en tout, et le Bretteur les entrecroisa habilement, de manière à ce qu’elles forment un pentagone. Il les brandit afin que Terence puisse les voir briller. Terence savait pourquoi les épées étaient entrecroisées de cette façon. La tête de la victime était introduite au milieu du pentagone, ensuite le Bretteur refermait le pentagone en tirant sur les épées, comme l’obturateur d’un appareil photographique.

Terence leva ses deux mains, ses doigts entrecroisés de la même façon que les épées.

-Partez ! s’écria-t-il. Vous ne pouvez pas entrer ici ! Vous n’êtes pas invités… vous devez être invités ! Et en plus, il n’y a rien de vert ici ! Rien !

-Nous n’avons pas besoin d’une invitation, mon ami, dit Nue. Janek est ton père et ton père t’ordonne de nous laisser entrer. En outre, il y a quelque chose de vert ici.

Terence garda ses doigts levés.

-Il n’y a rien… J’ai soigneusement vérifié.

-Nous pouvons tous faire une erreur, répliqua Nue.

Horrifié, Terence parcourut rapidement sa cellule du regard. Il n’y avait rien de vert ici: il en était certain. Il avait vérifié et revérifié tous les jours. Et chaque soir, avant de s’endormir, il avait fouillé tous les recoins. Il ne mangeait jamais de légumes verts, lisait uniquement des livres de poche dont il avait arraché la couverture, au cas où il y aurait eu un point vert sur le tirage couleurs. Pour la même raison, il n’acceptait jamais de bonbon dans une papillote. Qu’est-ce qui pouvait être vert ici ? Qu’est-ce qui pouvait être vert ?

Un léger courant d’air parcourut la cellule de Terence. Et la feuille de laurier que Luke avait eu l’intention de remettre dans la poche de sa chemise apparut, glissant de dessous la couchette. Elle voleta, hésita, puis voleta à nouveau.

-Vert, dit Nue.

Le Témoin toucha la serrure à combinaison de la cellule du bout des doigts de sa main droite. Dans sa main gauche, il faisait crisser des dés. Il les lança en l’air, les rattrapa au vol, les refit crisser, les lança en l’air à nouveau. A aucun moment il ne quitta des yeux le visage de Terence. Terence avait commencé à trembler. Il garda ses doigts levés pour chasser le Témoin, mais il savait que c’était inutile désormais. Le Témoin allait lancer les dés et trouver la combinaison.

Le Bretteur attendait patiemment. Le Lépreux se tenait en retrait; il respirait aussi péniblement qu’un homme sur son lit de mort. Lame écarta ses doigts et examina ses ongles. Nue posa une main sur l’épaule de Lame et la massa lentement.

-Vous ne pouvez pas faire ça ! dit Terence. Et merde… vous n’êtes même pas réels, vous êtes un mythe ! Vous êtes un putain de conte de fées !

-Tu veux savoir à quel point nous sommes réels ? demanda Nue. Nous sommes beaucoup plus réels que toi.

-Je peux fermer les yeux et je peux les rouvrir et vous ne serez plus là ! lui cria Terence.

-Je ne crois pas. Interroge le Bretteur. Demande-lui si tu peux examiner ses épées et voir combien elles sont affilées. Tu as déjà été tailladé par un mythe ? Un conte de fées a-t-il jamais fait saigner quelqu’un ?

Le Témoin amena sept. Les dés semblèrent bondir et étinceler en l’air. Au même instant, Terence entendit le premier pêne de la serrure se libérer avec un déclic. Le Témoin rattrapa les dés au vol, les mit dans le creux de sa main et souffla dessus. Puis il les lança en l’air à nouveau. Cette fois, il amena neuf.

-Quatre chiffres, quatre coups de dés, dit Nue en s’approchant des barreaux.

Le deuxième pêne se libéra.

Terence recula petit à petit, jusqu’à ce que son dos soit pressé contre le mur de la cellule. Il gardait ses doigts levés dans ce même motif entrecroisé, et ses yeux étaient agrandis par la terreur.

-Ab insidiis diaboli, libera nos Domine ! cria-t-il.

-Qu’est-ce que c’est ? demanda Nue. Une prière liturgi-que ? Un exorcisme ? Nous avons été bénis par le Saint-Père lui-même, mon cher. Les paroles d’Église nous sont très agréables.

-Ut Ecclesiam tuam secura tibi facias libertate servire, te rogamus, audi nos. Ut inimicos sanctae Ecclesiae humiliare digneris, te rogamus, audi nos. Per unigenitum Filium suum Dominum nos-trum~gesum Christum, qui cum eo vivit et regnat in unitate Spiritus sancti Deus, per omnia secula seculorum.

-Tu es très versé dans les langues, dis-moi ? fit Nue, et le troisième pêne cliqueta.

Le Bretteur fit un pas en avant, le motif luisant de ses épées brandi tel un talisman religieux. Lame laissa échapper un rire strident, comme s’il était impatient de voir ce qui allait se passer. Terence cessa de prier et de supplier Dieu, mais il continua de garder ses doigts levés et entrecroisés, toujours plaqué contre le mur.

-Je ne crois pas en vous, affirmat-il.

-Tu crois à l’enfer, n’est-ce pas ? lui demanda Nue. Tu crois aux démons ? Aux diables et aux esprits malins ?

Maintenant elle se moquait de lui. Elle se moquait de ses recherches frénétiques, de ses études approfondies, de ses travaux concernant le temps et les récoltes. Au bout du compte, il était le fils de Janek, et Janek viendrait le chercher, même si cela prenait du temps, même si les mummers devaient attendre leur heure pendant des années.

Le Témoin amena quatre.

-Quatre, murmura Nue, et le pêne s’ouvrit en cliquetant.

Terence tomba à genoux. La porte de la cellule pivota sur des gonds insuffisamment huilés, et le Témoin pénétra dans la cellule, suivi du Bretteur et du garçon appelé Lame.

-Tu veux mourir ici ? lui demanda Nue.

Mais Terence ne répondit pas. Il pensait seulement à Emily, courant à travers le champ de blé, et à la pluie glacée qui lui cinglait les joues.

Le Témoin le toucha, et ce contact fut véritablement infernal: froid et ardent, tel un cadavre ramené à la vie, galvanisé par des milliers de volts. A ce contact, les muscles de l’épaule de Terence se contractèrent, tressaillirent et frissonnèrent par suite d’une douleur à demi effective.

-Le moment du règlement est arrivé, je pense, déclara Nue.

Le Bretteur tint ses épées entrecroisées au-dessus de la tête de Terence, comme s’il allait le couronner roi.

-Vous êtes tous des lâches, dit Terence. Vous dissimulez votre visage.

Mais Nue répliqua:

-Les visiteurs silencieux se cachent quelquefois sous des formes bestiales, ou se couvrent le visage d’un masque pour demeurer inconnus.

Terence éprouva un terrifiant sentiment d’inéluctabilité. Il respirait par le nez, des inspirations rapides et superficielles. Il avait appris suffisamment de choses sur Janek-le-Vert pour savoir d’où il venait, lui et ses compagnons. Ils étaient apparus pour la première fois en Bohême, au neuvième siècle, après le baptême du duc Borziwog Ier. Ainsi ils étaient venus dans le sillage du christianisme. Ils étaient les moqueurs de Dieu. Ils provenaient d’une époque de miracles et d’épidé- mies de peste, de sabbats interdits et de rites de fertilité, de la sombre histoire de Podebrad et de Ladislas, et de terrifiantes pérégrinations à travers toute l’Europe. Ces pérégrinations les avaient finalement amenés ici, dans les plaines du MidWest, où le christianisme et les superstitions tchèques continuaient de survivre, d’une façon presque unique, dans la seconde moi-tié du vingtième siècle… ainsi qu’un besoin désespéré de ce que Janek-le-Vert avait à offrir aux fermiers.

La fertilité, moyennant le prix modique d’une vie future.

La prospérité, moyennant la promesse d’un enfant inconnu, sans nom, qui n’était pas encore né.

Le Bretteur s’approcha de Terence et abaissa lentement son motif d’épées entrecroisées autour de son cou.

-Janek te veut, mon cher, dit Nue. Tu sais qu’il n’y a pas d’échappatoire.

 

Lily se mit sur son séant.

-Je ferais mieux de partir. Nous organisons une manifestation demain matin.

-Pas une de tes émeutes, j’espère ? demanda Bryan.

Allongé sur le lit, la tête posée sur les oreillers, il soufflait voluptueusement la fumée de son cigare vers le plafond. Il était O h 27. Bryan était revenu au Plaza Collins peu après vingt heures, et avait trouvé Lily qui l’attendait dans sa suite. Il n’avait pas été particulièrement ravi. L’après-midi, il avait passé deux heures et demie à discuter avec des fonctionnaires de l’USDA * de détails techniques, puis deux autres heures à exposer les grandes lignes de Zapf-Cady à des éleveurs de porcs et de bétail.

Il était enroué et épuisé, et les petits jeux érotiques de Lily ne lui disaient absolument rien.

Le vote définitif interviendrait dans moins de deux semaines, et de nombreux éleveurs de porcs commençaient à paniquer. Lorsque Zapf-Cady avait été lancé, cela avait été considéré généralement comme un projet de loi quelque peu excentrique, pour ne pas dire opportuniste. Mais il avait acquis un soutien populaire tellement énorme que Bryan ne calculait plus ses chances de l’emporter: il se demandait seulement quelle serait l’importance de sa majorité.

Le principal atout de Zapf-Cady était sans doute que les hommes politiques ne pouvaient guère se permettre de dire qu’ils ne le soutenaient pas. Si vous vous prononciez contre Zapf-Cady, cela revenait à dire que vous étiez partisan de la vivisection, de l’élevage des animaux à fourrure et des mauvais traitements infligés aux animaux, et que vous ne croyiez pas que les animaux avaient une âme.

Lily se leva et vint se placer devant le miroir, ses énormes seins ballottés à chaque pas. Ses cuisses et ses fesses étaient couvertes de marques rouges, laissées par les doigts de Bryan, et ses poignets étaient marbrés. Elle se campa devant le miroir, se tapota les cheveux, s’humecta les lèvres et fit la moue.

-Tu trouves que j’ai l’air fatiguée ? demanda-t-elle à Bryan. Je trouve que j’ai l’air fatiguée.

-Tu es superbe. Je me demande comment tu fais.

-Non, je trouve que j’ai l’air fatiguée. Je serai contente lorsque toute cette affaire sera terminée.

Bryan se mit sur le flanc. Son pénis pendait sur sa cuisse poilue tel un fruit exotique brun foncé.

-Pourquoi cette manifestation, alors ? voulut-il savoir. Pas de violences, c’est compris ? Nous voulons que les médias continuent de nous soutenir.

-Tu n’as pas lu les journaux ? demanda Lily.

Elle alla jusqu’au secrétaire et prit un numéro de la Gazette de Cedar Rapids. La manchette proclamait: LE SUPER-PORC BLESSE GRIEVEMENT UN DEUXIEME CHERCHEUR.

Bryan ôta de sa lèvre un fragment de feuille de tabac.

-J’ai lu l’article. Et alors ? Ils seront obligés de fermer l’Institut Spellman de toute façon, lorsque Zapf-Cady aura été adopté.

-Mais tu as lu ce qu’ils ont fait à ce pauvre animal ? Ils lui ont implanté les synapses d’un cerveau humain, pour qu’il pense qu’il est un être humain.

-C’est ce qu’ils tentent de faire croire, dit Bryan. Mais j’ai parlé à deux ingénieurs agronomes hier et ils ne croient pas du tout que ce soit possible. Ce que tu as, en fait, c’est un porc dont tu peux utiliser le cerveau pour effectuer des ” réparations physiques sur un cerveau humain endommagé. Mais un porc qui pense qu’il est un être humain ? Foutaises !

Lily s’assit sur le lit à côté de lui. Son mamelon lui effleura le bras.

-Tu m’aimes, n’est-ce pas ? lui demanda-t-elle.

Il la regarda en plissant les yeux. Lorsqu’il la regardait de cette façon, elle pensait toujours qu’il se trahissait. C’était censé être un regard de sincérité inébranlable, un regard qui disait: ” Comment oses-tu douter de moi, ne serait-ce qu’une fraction de seconde ? ” Mais pour Lily, c’était un regard qui n’avait aucune profondeur. C’était comme si une visière-miroir s’abaissait sur le visage de Bryan, et tout ce qu’elle voyait, c’était elle-même.

Bryan n’était pas aussi insensible qu’il le prétendait. Il avait des faiblesses tout à fait inattendues, comme son amour de l’opéra, sa tendresse pour les chiens, et son attachement pour sa mère dont il pleurait toujours la mort, malgré les années. Mais il avait enfoui ses faiblesses sous des strates et des strates d’orgueil, puis de cupidité, et enfin de soif du pouvoir. Il pouvait être inspiré. Il était si beau qu’il aurait dû prêcher l’Evangile, politiquement sinon moralement. Mais il s’abritait derrière des couches chitineuses de mesquinerie et de forfan-terie, et en faisant montre d’un égoïsme forcené qui frisait la psychose.

-Bien sûr que je t’aime, répondit-il.

Il était trop égoïste pour admettre qu’il ne l’aimait pas.

-Tu sembles si distant, dit-elle.

Elle voulut lui caresser les cheveux, mais il détourna la tête.

-Je suis fatigué, c’est tout. La journée a été rude. Toutes ces palabres avec des éleveurs de porcs, des ingénieurs agronomes et des comptables ! Des comptables, merde ! Est-ce que tu sais que cinq mille employés du ministère de l’Agriculture sont des comptables ?

-Bryan, dit Lily. Je ne suis pas stupide. Je perçois ces choses, beaucoup plus que la plupart des gens.

-Quelles choses ?

-Je sens lorsque quelqu’un commence à mettre une liaison en question, comme tu le fais. Je sens lorsque quelqu’un n’a pas vraiment envie de me posséder.

-Tu as envie d’être possédée ? Une fille comme toi ?

-Bien sûr. Je te l’ai toujours dit, dès le commencement.

-Bon Dieu, Lily ! Je t’aime mais je passe par une crise. Laisse-moi souffler un peu. Je te veux, j’ai besoin de toi. Tu es très spéciale. Tu es essentielle ! Que veux-tu que je te dise de plus ?

Elle s’allongea près de lui. Elle toucha son visage. Elle promena le bout de son majeur sur son front parfait, sur son nez parfait. Elle joua avec ses cheveux.

-J’ai besoin de toi, murmura-t-elle. J’ai besoin de toi pour tout.

Il exhala un petit nuage de fumée.

-Lily, je sais que tu as besoin de moi. Moi aussi, j’ai besoin de toi. Mais pour le moment, je suis trop occupé. Je suis fatigué, aussi. Je suis vidé !

Elle resta près de lui, tout près. Le bout de son doigt caressa son menton, sa pomme d’Adam prononcée, les muscles plats (grâce à la gym) de sa poitrine. Son doigt descendit lentement jusqu’à son nombril, où elle le plongea dans sa sueur, puis elle suça son doigt, comme si c’était un nectar.

Il allongea le bras au-dessus de Lily et posa son cigare dans le cendrier en cristal. Il ne l’écrasa pas: il coûtait trop cher et il n’était qu’à moitié consumé. Il déposa un baiser rapide sur l’épaule de Lily et dit:

-Ecoute, tu es une fille superbe. Tu es intelligente, tu as de l’énergie à revendre, tout ce qu’il faut. Toi et moi, nous avons fait du bon boulot ensemble, pour la meilleure des cau-ses. Mais cela ne va pas durer éternellement. C’est impossible. Tu as toute la vie devant toi. Fais ce que tu dois faire. Moi, j’ai d’autres chats à fouetter.

Il l’embrassa à nouveau.

-Pour commencer, je veux être Président.

Lily glissa sa main entre les jambes de Bryan et commença à le caresser. Ses caresses étaient vigoureuses et intransigeantes, presque douloureuses. Elle pressa chaque testicule entre ses doigts jusqu’à ce que Bryan réagisse en inspirant bruyamment. Puis elle saisit son pénis et le pétrit jusqu’à ce qu’il commence à se dresser.

-Tu ne pourrais pas vivre sans moi, n’est-ce pas ? chuchota-t-elle. Allons, reconnais-le.

Mais Bryan put seulement dire:

-Lily… bon Dieu… Laisse-moi… souffler… une seconde !

Elle le lâcha immédiatement et balança ses jambes par-des- sus le bord du lit.

-Excuse-moi. Je pensais que nous étions plus intimes que cela.

-Voyons, trésor, dit Bryan. Je ne sais pas ce que tu t’imaginais. Enfin, nous sommes intimes, bien sûr. Nous l’avons été, c’est évident. Mais une fois que nous aurons remporté ce vote…

Lily tourna la têtè et lui lança un regard pénétrant.

-Tu y crois, n’est-ce pas ?

Il la regarda, tout aussi attentivement.

-Bien sûr que j’y crois ! Tu penses que j’aurais travaillé si durement pendant tous ces mois si je n’y croyais pas ? Tu penses que j’aurais mis en jeu ma carrière ? Tu sais à quel point ce projet de loi est controversé, surtout de la part d’un sénateur qui vient d’une région d’éleveurs de porcs ? Cela aurait pu être un vrai suicide. Mais j’y ai cru, et j’ai travaillé dans ce but, et maintenant cela va arriver.

-Et maintenant tu vas me quitter, dit Lily.

-Ai-je dit que j’allais te quitter ?

-Non, mais tu essaies de m’y préparer, n’est-ce pas ?

-Lily…

Elle se pencha vers lui, si près que leurs nez se touchaient presque.

-Tu ne sais même pas qui je suis, hein ? murmura-t-elle.

Il ne répondit pas. Il se demandait vraiment de quoi elle parlait. Bien sûr qu’il savait qui elle était. Dès la première semaine de leur liaison, il avait demandé à Carl Drimmer d’établir un dossier complet sur ses antécédents. Lily militait activement pour les droits des animaux, elle était orpheline, la fille adoptive de Mr Karl Monarch, un riche courtier d’assurances de Marion. Elle avait fait toutes ses études dans le district de Marion, et obtenu des notes brillantes à ses examens. Puis elle était allée à l’université d’Iowa et avait décro-ché une licence en sciences humaines.

Il savait quand elle avait perdu sa virginité, et avec qui. (A dix-sept ans et trois mois, avec John Forshaw Jr., qui faisait partie de l’équipe d’athlétisme de son lycée.) Il connaissait son dossier médical, son dossier dentaire, tout. Il avait vu trop d’hommes politiques dont la carrière avait été brisée par des putes. Il avait juré que cela ne lui arriverait jamais.

-De quoi parles-tu ? demanda-t-il d’un ton brusque.

Elle détourna la tête.

-A ton avis ? Je parle d’amour. Je parle de fidélité. Dès l’instant où tu m’as fait l’amour pour la première fois, je t’ai appartenu. Et je t’appartiendrai toujours.

Bryan ne s’était jamais senti troublé par une femme auparavant, mais il l’était maintenant. Il commençait à se dire que Lily Monarch cachait bien son jeu: tandis qu’il l’exploitait, afin de promouvoir Zapf-Cady, elle l’avait exploité… même s’il ne savait pas encore pourquoi, ou pour qui.

Lily était une fille d’une beauté stupéfiante, vaporeuse, érotique et mystérieuse, comme une page centrale de Playboy, mais intelligente également, et extrêmement perverse. Elle attirait toutes sortes d’hommes: hauts fonctionnaires ventrus, metteurs en scène de télévision, Hell’s Angels, journalistes et autres individus peu recommandables. Elle avait tout donné à Bryan, y compris sa confiance. Pourtant elle était capable de dire: Tu ne sais meme pas qui je suis, hein ? “, et il savait qu’elle disait la vérité.

Il ne savait pas qui elle était. Pas avec certitude, pas à cent pour cent. Et avec Zapf-Cady sur le point d’être ratifié par le Congrès, il n’était pas sûr d’avoir envie de savoir, non plus. Il flairait des ennuis. Il pressentait que quelque chose se pré- parait, et il ignorait ce que c’était. Il n’aimait pas ça du tout. Cela le rendait nerveux.

-Cette manifestation, dit-il. Cela n’a rien à voir avec ce porc, hein ?

-Il se pourrait bien que si, répliqua-t-elle, lui tournant le dos.

-Inutile de te tourmenter à propos de ce porc ! Dès que Zapf-Cady aura été ratifié, ce porc sera mis en liberté.

-Mais ce serait une publicité formidable si nous le libé- rions maintenant, non ?

Il se redressa sur un coude.

-Tu as l’intention de le libérer maintenant ? Tu es devenue complètement folle ou quoi ? Cela signifie pénétrer illé- galement dans l’Institut Spellman et en faire sortir le porc… tout aussi illégalement. Tu te rendrais coupable de violation de propriété, de vol, sans parler des dommages matériels et de Dieu sait quoi d’autre. Et merde, Lily ! Il y a probablement des lois en Iowa qui punissent les voleurs de porcs !

Elle se retourna vivement et lui décocha un regard furieux.

-Tu ne nous arrêteras pas, Bryan. Tu as toujours dit que tu nous soutenais. Tu l’as dit à la télévision, d’accord ? Tu l’as déclaré dans Time. ” Je soutiens le mouvement Droits Pour les Animaux à cent pour cent “, c’est ce que tu as déclaré, et je peux te montrer la coupure de presse. Nous allons faire sortir ce porc, nous allons délivrer ce pauvre animal, et tu ne pourras pas nous en empêcher.

Il s’ensuivit un long silence. Ils entendaient faiblement les bruits de la circulation et la plainte ténue de la sirène d’une ambulance dans le lointain.

Finalement, Bryan dit:

-Nous avons peut-être fait une erreur, toi et moi. Il y a peut-être eu… je ne sais pas… un genre de malentendu entre nous.

Elle se tenait toujours dans la même position, à demi tour-née vers lui: son visage était brillamment éclairé par la grosse lampe de chevet en cristal, ses yeux étincelaient, son sein droit était modelé par les ombres, son ventre sculpté par la lumière, ainsi que ses cuisses, et sa fine toison pubienne luisait d’un éclat rouge, telle une aigrette de pissenlit.

En cet instant, Bryan désira ardemment la comprendre, parce que Lily était plus que spéciale: elle était une récompense, un prix, qu’il l’aime ou non.

Mais pourquoi était-elle aussi entêtée ? Pourquoi était-elle aussi possessive ? Pourquoi insistait-elle toujours pour qu’il la possède ? Parce qu’il ne la possédait pas, n’avait pas envie de la posséder, et n’en aurait jamais envie. Après Zapf-Cady, d’autres trophées l’attendaient.

-Lily, dit-il, je ne t’ai jamais donné l’ordre de faire quelque chose auparavant. Jamais je n’aurais été aussi présomp-tueux. Mais je dois le faire maintenant. Toi et ta bande de fêlés, ne vous approchez pas de l’Institut Spellman. Je t’en prie ! Vous pourriez tout foutre en l’air.

-Ce porc est presque un être humain, Bryan, rétorqua Lily. Il est enfermé, torturé. Nous ne pouvons pas le laisser là-bas.

-Il faut le laisser là-bas. Tu as compris ? Il faut le laisser là-bas. Si tu le fais sortir, tu risques de tout gâcher. Tu as lu les journaux. Ce porc est extrêmement dangereux. Il a tué un docteur et il en a blessé deux autres. Et s’il tuait un gosse ? Du jour au lendemain, tu aurais tout détruit, complètement. Pour le moment, nous avons l’avantage. Mais nous pourrions perdre cet avantage en quelques secondes… si quelqu’un fait une connerie.

Lily revint vers Bryan et déposa un baiser sur le dessus de sa tête.

-Tu ne comprends pas les animaux, hein ? Mais un jour, tu les comprendras.

-Lily…

-Nous allons le libérer.