-Lily !
Il ne savait pas quoi dire; il ne savait pas quoi faire. Elle se tint devant la fenêtre, toujours nue, et contempla les lumiè- res de Cedar Rapids. Ses mains étaient plaquées sur ses joues, comme si elle était atterrée, ou pensive, ou peut-être les deux. Il repoussa du pied le drap qui s’était entortillé autour de sa cheville gauche, s’extirpa du lit et s’approcha d’elle. Elle avait des grains de beauté sur l’épaule, disposés comme Cassiopée. Il voulut la toucher mais se ravisa au dernier moment.
Il se dirigea vers la salle de bains.
-Tu me possèdes, dit-elle d’une voix forte. Tu es mon amant.
Il s’arréta, se retourna et écarta les mains en un geste suppliant.
-Je ne te possède pas, Lily. Même si je voulais te possé- der, je ne le pourrais pas. Ca ne se passe pas de cette façon. Tu exerces des pressions, tu persuades les gens, tu les intimides, tu les achètes. Tu essaies tous les trucs possibles et imaginables. Mais tu ne possèdes jamais des gens, jamais. Ce n’est pas possible, tout simplement.
Il entra dans la salle de bains et referma la porte à demi. Il se vit dans le miroir au-dessus du lavabo et trouva qu’il avait une mine épouvantable. Un visage complètement hagard. Il alla jusqu’aux W.-C. et releva la lunette. Il était sur le point d’uriner quand Lily entra dans la salle de bains.
-Allons, trésor, dit-il. Lâche-moi les baskets, d’accord ? Je suis fatigué. J’ai du sommeil en retard.
Mais elle l’ignora. Elle vint vers lui, le saisit par les cheveux et l’embrassa. Sa langue se glissa entre ses lèvres; sa salive avait un goût de vin et de clous de girofle.
-Laisse-moi, supplia-t-il. J’ai besoin de pisser.
Mais elle l’embrassa à nouveau, puis elle se mit à califour-chon sur le siège des W.-C., face à lui, et empoigna sa queue. Ses ongles s’enfoncèrent dans sa peau, de telle sorte qu’il lui était impossible de se dégager.
-Vas-y, pisse ! dit-elle, et ses yeux le défièrent, comme ils le faisaient toujours.
Bryan la regarda avec stupeur pendant un long moment, puis il secoua lentement la tête. Il commençait sérieusement à croire qu’il avait peut-être commis une très grave erreur de jugement en s’assurant le concours de Lily Monarch et de ses militants pour les droits des animaux.
-J’ai quelque chose à te dire, déclara-t-elle. Il est temps que tu saches.
C’était une heure plus tard. Tous deux avaient pris une douche, Bryan était allongé sur le lit, emmitouflé dans un peignoir blanc pelucheux. Il remaniait un discours qu’il devait prononcer le lendemain devant des étudiants en économie de l’université d’Iowa. Un halo de lumière baignait son visage et les verres de ses lunettes de lecture brillaient tandis qu’il relisait son texte et biffait des phrases avec son stylo en écaille marron. Il embaumait l’aftershave Heritage.
Lily s’assit sur le lit, suffisamment près pour qu’ils soient intimes, suffisamment loin pour que Bryan ne puisse pas la toucher. Elle portait une veste de pyjama en soie d’un blanc immaculé, pas de pantalon. S’il avait soulevé sa tête de l’oreiller, il aurait pu voir, entre ses cuisses, son talon enfoui dans son sexe, mais il resta résolument dans la même position et attendit d’entendre ce qu’elle avait à lui dire.
-Tu trouves que notre relation est difficile, n’est-ce pas ? demanda-t-elle.
Bryan ôta ses lunettes et la considéra un moment. Pas son regard-miroir froid, sur la défensive, mais un regard de sin-cère curiosité. Cela faisait longtemps qu’une femme ne lui avait pas parlé de cette façon.
-Je trouve qu’elle est inhabituelle, finit-il par reconnaître.
Lily traça un motif sur le dessus-de-lit avec l’ongle de son index.
-Je ne veux pas que tu y mettes fin, pour cette raison. C’est trop important.
-Pourquoi ? Parce que tu ne pourrais pas trouver un autre type pour faire adopter un projet de loi végétarien par le Congrès ? Parce que tu ne pourrais pas trouver un autre type qui accepte de te pisser dessus ?
-Peut-être pour ces deux raisons, répondit doucement Lily. Peut-être pour ces deux raisons, et pour autre chose.
-Bon, d’accord. Raconte. Personne ne m’a jamais accusé d’être borné.
-Tu te souviens de la Fille-Porc ? dit Lily.
-La Fille-Porc ? Bien sûr. Tout le monde se souvient de la Fille-Porc. Cela s’est passé… il y a douze, treize ans ? A Prairieville ou un bled comme ça.
-Cela s’est passé il y a quinze ans, à Prairieburg, dit Lily.
-C’est ça. On a trouvé une fillette dans une ferme très isolée, un élevage de porcs, je me trompe ? Ses parents étaient morts et les porcs l’avaient élevée. Elle était plus un porc qu’un être humain.
-C’est exact, fit Lily. Les porcs l’avaient nourrie, avaient veillé sur elle et l’avaient protégée du froid. Ils l’avaient même éduquée, d’une certaine façon. Elle pouvait communiquer avec eux; elle comprenait ce qu’ils voulaient.
Il s’ensuivit un silence si long que Lily crut que Bryan ne lui parlerait plus jamais. Il se contentait de la regarder fixement, l’une des branches de lunettes dans la bouche, l’expression indéchiffrable.
-C’était toi la Fille-Porc ? lui demanda-t-il.
Lily baissa la tête. Des larmes commencèrent à couler sur ses joues.
-La Fille-Porc, c’était toi ? répéta-t-il d’un air incrédule. Pendant tout ce temps, j’ai couché avec la Fille-Porc ?
Lily releva la tête et déglutit.
-Mon véritable nom n’est pas Lily Monarch. C’est Virginia Lauterbach.
-Oui, je me rappelle, Virginia Lauterbach, la Fille-Porc, dit Bryan. J’avais demandé à Carl d’établir un dossier sur toi. Un dossier complet. Je sais même quand tu as mis un dia-phragme pour la première fois. Comment se fait-il que Carl n’ait pas découvert ça ?
-Tu as fait établir un dossier sur moi ? Tu n’avais donc pas confiance en moi ?
-Oh, voyons, Lily, tu sais comment ça se passe ! Je suis sénateur. Je veux être Président. Il faut que je prenne des précautions. Pour ton bien-être, autant que pour le mien.
-Tu aurais pu me demander… tu aurais pu me demander tout ce que tu voulais savoir.
-Lily, je suis désolé, mais je fais faire des enquêtes sur tout le monde. Mon équipe, mes amis. Même le gosse du laitier.
Lily s’essuya les yeux avec sa manche.
-Bon… je suppose qu’un sénateur doit prendre certaines précautions. Mais tu n’aurais jamais découvert que j’avais été la Fille-Porc. Pas facilement, en tout cas. Les services sociaux de l’État d’Iowa ont fait les démarches nécessaires pour mon adoption. Ils m’ont donné un nouveau passé, ainsi qu’un nou-vel avenir. C’était suffisamment moche que j’aie été élevée par des porcs… ils ont voulu m’éviter d’être en butte à la curiosité malsaine des gens jusqu’à la fin de mes jours. Après qu’on m’eut trouvée, il m’a fallu neuf semaines pour réapprendre à marcher sur mes deux jambes. Encore maintenant, j’ai une sensation très agréable lorsque je me mets à quatre pattes. J’ai suivi une thérapie pendant dix-huit mois avant de commencer à parler.
Bryan hochait la tête et semblait incapable de s’arrêter de hocher la tête.
-Je m’en souviens. J’ai lu tout ca dans le Reader’s Digest. C’était une histoire incroyable. Tout à fait incroyable. Et c’était toi ? Mince alors !
Lily détourna la tête.
-Je n’aurais peut-être pas dû te le dire.
-Pourquoi pas ? C’est incroyable. C’est sensationnel !
-Arrête de dire ” c’est incroyable”. J’ai l’impression d’être un phénomène de foire.
Bryan lança de côté les feuillets de son discours et se redressa.
-Lily, tu n’es pas un phénomène de foire, jamais de la vie ! Ce qui t’est arrivé, ce n’était pas de ta faute. C’est incroyable que tu sois parvenue à survivre à ça. La Fille-Porc, je n’arrive pas à y croire !
-Ce n’est pas un souvenir très agréable, crois-moi.
-Allez, raconte-moi.
Il se déplaça sur le lit et la prit par le poignet.
-Tu sais probablement tout, si tu as lu l’article dans le Reader’s Digest. Mon père et ma mère avaient un élevage de porcs à Amana, mais leur affaire a périclité, et la Farmer’s Bank a fait saisir leur ferme. Du moins, c’est ce que j’ai découvert par la suite. Une nuit, mon père a chargé dans son camion tous les porcs qui nous restaient, nous avons fait nos bagages et nous sommes partis.
” Nous avons eu de la chance, je suppose. Nous avons trouvé une ferme abandonnée, près de Prairieburg, et nous l’avons squattée. J’ai grandi parmi les porcs parce que mon père n’osait pas m’envoyer à l’école. Il redoutait que quel-qu’un apprenne où nous étions. Il m’avait fait promettre de ne jamais m’éloigner de la ferme. Bien sûr, j’étais terrifiée et je ne m’éloignais pas. Je me rappelle qu’une fois, par une jour-née torride et poussiéreuse, j’ai regardé vers l’horizon et j’ai pensé c’est de là-bas que viennent les gens méchants.
Bryan secoua la tête avec compassion.
-Incroyable, répéta-t-il.
-Un hiver, poursuivit Lily, il faisait très froid et mes parents ont chargé le poêle de combustible pour que nous ayons chaud toute la nuit. Le matin, ils ne se sont pas réveil-lés. Ils étaient morts, empoisonnés par des émanations d’oxyde de carbone. J’avais quatre ans. Je n’ai pas osé quitter la ferme parce que mon père m’avait dit de ne pas le faire, et je n’avais pas envie d’entrer dans la maison parce que mon père et ma mère gisaient là-bas, morts. Alors je suis allée vers les seuls amis que j’avais, les porcs.
” Ils m’ont acceptée, ils se sont occupés de moi et m’ont traitée comme l’un des leurs. Je me nourrissais de lait de truie que je tétais, de navets et de tout ce que les porcs pouvaient trouver dans les champs. Une truie en particulier était toujours là pour veiller sur moi. Je l’aimais aussi fort que si elle avait été ma mère. Un jour, je me suis perdue dans un pré et je me suis tordu la cheville. Elle est partie à ma recherche, m’a trouvée, et s’est couchée à coté de moi pour me réchauffer, jusqu’à ce que je sois capable de marcher et de rentrer à la ferme.
“Quelques semaines seulement après la mort de mes parents, les porcs étaient retournés à l’état sauvage. Et lors-qu’on m’a trouvée, j’étais presque un porc à l’état sauvage, moi aussi. Enfin, une coche, techniquement parlant. Je n’avais pas encore eu de portée.
Il était évident que Bryan était fasciné et excité. Il caressa le bras de Lily du dos de la main, puis ses épaules, puis sa joue.
-Toute cette scène dans la salle de bains, c’était donc ça ? Le comportement sexuel d’une truie ?
-Ma mère se comportait ainsi. Ma mère-truie, je veux dire.
-Mais toi… tu n’as jamais… ?
Lily le regarda bien en face.
-Ça te dégoûterait si je l’avais fait ?
Pour la première fois depuis qu’elle le connaissait, Bryan rougit.
-Excuse-moi, dit-il. Je n’aurais même pas dû penser à cela.
-Pourquoi pas ? Moi, j’y aurais pensé, si j’avais été à ta place. C’est l’une des choses que j’ai apprises en vivant avec des porcs. Une franchise totale. Mais la réponse à ta question est non, je ne l’ai jamais fait. Je n’intéressais pas les verrats, tout simplement. Ils sont stimulés sexuellement par les odeurs. Je devais sentir foutrement mauvais, mais je n’avais pas la bonne odeur, c’est tout.
-Comment as-tu été retrouvée ? demanda Bryan, essayant de changer de sujet.
- Tout à fait par hasard. Un agent immobilier est venu à la ferme, un après-midi d’été, et il m’a trouvée, dormant à côté de ma mère-truie, nue, d’une saleté immonde, maigre comme un clou. Il m’a secouée pour me réveiller, et ma pre-mière réaction a été d’essayer de m’enfuir. J’ai cru que c’était l’un de ces ” méchants hommes ” contre lesquels mon père m’avait mise en garde.
” Ces porcs étaient intelligents, dépourvus de tout égoïsme, et très doux. Ils peuvent être dangereux quand on les provoque. Ils peuvent même te blesser. Mais lorsque tu les connais… Lorsque tu les connais vraiment… oh, ils font preuve d’une telle compréhension, d’une telle bienveillance ! Ils pos-sèdent une telle grâce !
” Maintenant tu comprends certainement pourquoi j’estime qu’il est de mon devoir de libérer Capitaine Black.
Bryan lui caressa les cheveux.
-Oui, je comprends.
Il hésita un moment, puis se leva et alla jusqu’au bar.
-Tu veux un whisky ? lui demanda-t-il.
Elle secoua la tête. Il se versa un double whisky et déclara:
-Je comprends ce que tu ressens, crois-moi. Enfin, cela a dû être une expérience tellement incroyable, vivre avec des porcs ! Mais tu es un cas unique. Personne ne peut avoir de telles affinités avec des porcs, absolument personne, à part toi. C’est pourquoi le grand public ne comprendra pas ton geste, et si nous voulons que Zapf-Cady soit adopté par le Congrès, nous avons besoin de la compréhension du grand public. Nous en avons sacrément besoin !
Lily ne dit rien. Assise sur le lit, elle le regardait fixement.
-La Fille-Porc, murmura-t-il en buvant une gorgée de whisky. Qui l’aurait cru ? Je m’envoie en l’air avec la Fille-Porc !
Ils remontèrent rapidement le couloir jusqu’à la sortie de secours qui donnait sur l’escalier. Ils laissaient derrière eux un tourbillon d’air dérangé, et une odeur de toile d’emballage à moitié pourrie, de fourrures d’animaux mouillées, et de peste. L’entourage de Janek-le-Vert, le Voyageur Vert, et leur prisonnier terrifié, Terence Pearson.
Ils tournèrent le coin et se trouvèrent brusquement en face d’Edna Bulowski, en train d’enfiler son imperméable rose. Ils firent halte et la regardèrent fixement, et elle les regarda fixement.
Elle regarda d’abord le Témoin, si grand et si blanc. Puis le Bretteur. Elle jeta à peine un regard au Lépreux, ou à Nue, ou à Lame. Mais elle reconnut Terence.
-Hé, qui êtes-vous ? s’exclamat-elle. Et où pensez-vous aller comme ça ?
Terence demeura silencieux, mais Nue dit:
- Laissez-nous tranquilles. Autrement, vous le regret-terez.
- Pardon ?
- Laissez-nous tranquilles et oubliez-nous. Rentrez chez vous. C’est là où vous alliez, n’est-ce pas ?
Edna Bulowski fit un pas en avant, l’air décidé, et sortit son pistolet de son étui.
-Je pense que vous faites une petite erreur, leur dit-elle. Cet homme est en état d’arrestation, en détention préventive. D’abord, vous entrez ici sans autorisation; ensuite, vous l’ai-dez à s’évader. Ce qui est un délit très grave.
-Je vous en prie… Laissez-nous passer, dit Nue.
Edna Bulowski leva son pistolet et secoua lentement la tête d’un côté et de l’autre.
-Je regrette, mais ce n’est pas possible. Cet homme doit retourner dans sa cellule, et vous allez m’accompagner. Vous êtes en état d’arrestation pour être entrés sans autorisation dans un bâtiment appartenant au comté et pour avoir aidé un homme soupçonné d’homicide à s’évader… et pour toutes sor-tes d’autres motifs, à en juger par votre dégaine ! Vous voulez connaître vos droits ? Je vous lirai vos droits. Mais d’abord, nous allons marcher bien gentiment et nous trouver de jolies cellules, d’accord ?
Le Bretteur fit un pas en avant. Le son vint d’abord; puis son pied suivit.
-Ne bougez pas, monsieur. Restez où vous êtes. Posez vos mains sur le mur, bien en évidence !
Le Bretteur ne fit rien de tout cela. Edna n’était même pas sûre qu’il l’avait entendue. Il semblait étrangement indistinct, comme si les verres de ses lunettes étaient embués. En fait, tous ces gens, excepté Terence Pearson, paraissaient presque transparents.
-Vous devriez nous laisser passer, répéta Nue, de la plus serviable des voix.
-Il est sourd ou quoi ? demanda Edna, en montrant de la tête le Bretteur.
-Oh, non ! Il n’est pas sourd. Il choisit de ne pas parler, c’est tout.
-Alors, dites-lui que ce serait une bonne idée s’il choisis-sait également d’appuyer ses mains contre le mur et d’écarter les jambes.
Un silence, le temps d’un battement de coeur, puis Nue dit:
-Il n’obéit qu’à un seul maître. Comme nous tous.
-Il n’obéit qu’à un seul maître ?
Un autre silence.
-C’est exact. Il n’écoutera pas des ordres formels.
-Cela lui arrive peut-être de suivre un conseil, de temps à autre ?
-Bien sûr. Aucun de nous n’est fier au point de ne pas tenir compte d’un conseil.
-Alors dites-lui que mon conseil est le suivant: il appuie ses mains contre le mur et il écarte les jambes. Sinon, je compte jusqu’à trois et je l’abats.
Nue détourna la tête… elle ne répondit même pas. Lame se mit à faire des pointes, en une imitation guindée de pas de ballet. Edna s’humecta les lèvres. Il y avait quelque chose qui clochait, quelque chose qui n’allait pas du tout. Elle voyait le mur à travers les bras levés du garçon. On aurait dit un fan-tôme, un ectoplasme. Terence Pearson regardait fixement Edna, en sueur et le visage blême, mais il ne parlait pas, lui non plus. Il avait bien plus peur des mummers que d’un shérif-adjoint, une femme de petite taille, portant des lunettes, seule, et qui ne se doutait pas qu’elle était en présence de créatures terrifiantes, exhalant la peste.
-Un, dit Edna, la gorge nouée.
Mais le Bretteur resta où il était. Il ne semblait même pas respirer.
-Deux, dit Edna.
Elle priait de toutes ses forces pour ne pas avoir à tirer sur cet homme, mais elle était sûre qu’il ne lui laisserait pas d’au-tre choix. Pourquoi toutes ces épées ? C’était probablement un tueur professionnel. Elle était en droit de tirer, et même de tuer, si elle jugeait que c’était nécessaire.
-Trois, dit-elle. C’était votre dernière chance.
Elle tira. Dans l’espace resserré du couloir, la détonation fut assourdissante. Elle avait certainement touché le Bretteur, parce qu’elle avait tiré à bout portant. Cependant, un instant après qu’elle eut tiré et que la balle eut fait voler un fragment de plâtre du mur derrière lui, il se tourna de côté. Après, pas avant… Pourtant il était toujours indemne.
Elle leva son pistolet pour tirer à nouveau. Mais le bras du Bretteur se recourba derrière lui si rapidement qu’elle ne vit même pas le mouvement. Elle entendit le chuchotement strident, irritant, de l’acier contre un fourreau. Elle replia son index sur la détente de son arme de service, mais l’épée fen-dait déjà l’air vers son visage, la pointe en avant, à une vitesse de presque 90 kilomètres à l’heure. Avec un chippp ! fragile, elle brisa le verre droit de ses lunettes, s’enfonça dans son oeil, transperça son crâne de part en part, et la cloua au mur de plâtre gris. Son pistolet tomba par terre; elle n’avait pas eu le temps de tirer.
Edna était choquée, mais vivante. Elle était adossée au mur et avait très froid, bien qu’elle ne comprît pas pourquoi. Même l’intérieur de son cerveau paraissait glacé. Elle avait envie de bouger, elle avait envie de s’affaisser. Elle avait envie de comprendre ce qui lui était arrivé.
Elle aperçut des silhouettes floues devant elle.
-Que m’est-il arrivé ? leur demanda-t-elle.
Ou pensa qu’elle leur demandait. Elle n’était pas du tout sûre de savoir comment on faisait pour parler.
L’un des personnages s’approcha d’elle, si près qu’elle ne put le voir distinctement. Une voix dit:
-Vous auriez dû nous laisser passer. Nous n’obéissons qu’à un seul maître, et ce n’est pas vous, je regrette d’avoir à le dire.
Elle sentit une main vigoureuse, décharnée, sur son épaule, qui la pressa durement contre le mur. Mais qu’est-ce qu’ils lui faisaient ? Pourquoi l’appuyaient-ils contre le mur ? Puis elle éprouva la sensation froide et crissante de l’épée que l’on dégageait du plàtre d’un mouvement brutal, puis qui retraversait le côté de son cerveau et ressortait de son orbite.
La douleur explosa dans sa tête comme une soudaine flam-bée. En fait, elle crut vraiment qu’elle était en train de brûler.
Elle glissa de côté contre le mur et laissa un demi-cercle de sang, puis le sol vint à sa rencontre et la frappa aussi violemment que si elle avait heurté une porte de plein fouet.
Elle ne vit pas les pieds qui passaient lentement devant elle: les pieds du Témoin, du Bretteur et du Lépreux, les chaussons de danse de Lame, les bottes de Nue. Les chaussures sans lacets de Terence Pearson, qui allait affronter son destin, Janek-le-Vert. Sa démarche était saccadée, peu empressée, tel un homme marchant vers la potence.
Ils franchirent la porte de la sortie de secours. Les lumières dans la cage d’escalier étaient toujours capricieuses et prê- taient une aura de ténèbres et de mal aux cinq mummers mas-qués. Terence baissa les yeux vers les ombres tremblotantes et dit:
-Où m’emmenez-vous ? Vous ne réussirez jamais à me faire sortir d’ici. Le bâtiment est trop bien gardé.
-Certains peuvent nous voir et d’autres ne le peuvent pas, répliqua Nue. Et en outre, nous ne descendons pas. Nous montons, vers le toit.
-Nous allons sur le toit ? Et ensuite ?
-Ensuite, mon ami, tu vas voir ce que tu vas voir, et bien plus !
-Nous serons pris au piège si nous allons sur le toit.
-Janek ton père ne peut jamais être pris au piège, ni enfermé. Il parcourt les années tel un semeur. Il donne la vie, il donne la croissance. Il est la fertilité mème. Comment pourrait-il être pris au piège ? La racine est-elle prise au piège sous les pavés ?
-Je ne crois pas que j’y arriverai, dit Terence.
Nue fut déconcertée.
-Tu ne crois pas que tu arriveras à quoi ?
-Je ne crois pas que j’arriverai à monter l’escalier jus-qu’au toit. Mes jambes ne me portent plus.
-Mon ami, il le faut. Tu n’as pas le choix.
Comme pour souligner ce point, le Bretteur dégaina deux de ses épées et les brandit, une dans chaque main. La lumière glissa le long des lames tel du vif-argent se glissant par une lézarde dans un mur.
-Bon, d’accord, fit Terence.
Il éprouvait un immense sentiment de désespoir, comme si tout ce qu’il avait fait jusqu’ici s’avérait parfaitement inutile. Toutes ces années passées à étudier des Bibles, des ouvrages historiques et des cartes météorologiques… toutes ces années de vigilance et d’attente… et pourtant ils étaient là, les mummers dont il avait toujours redouté la venue.
D’abord il n’avait pas cru son père, lorsque celui-ci lui avait expliqué pourquoi il ne devait jamais avoir d’enfant. ” Tu n’es pas mon fils “, lui avait dit son père, dans le demi-jour de son salon; son visage se détachait sur les rideaux de tulle, avec leurs motifs de perroquets et d’orchidées. “J’ai permis à quel-qu’un d’autre de faire l’amour avec ta mère… cela semblait en valoir la peine sur le moment… Je n’avais jamais pensé que cela retombe-rait sur toi… “
Il avait discuté avec son père tout l’après-midi. Il avait même téléphoné au docteur de son père. ” Il dit que je ne suis pas son fils… Je n’arrive pas à lui ôter cette idée de la tête, malgré tous mes efforts. “
Mais le docteur avait dit doucement: ” Il y a eu un doute sur la paternité, c’est vrai. Ne me citez pas, parce que je nierai toujours cela, mais votre mère a toujours affirmé que vous étiez le fils de quelqu’un d’autre. Ce n’était pas une liaison. Elle a couché avec lui une seule fois, et cela a été horrible. Mais une fois a suffi. “
Ils arrivèrent au dernier étage. Lame ouvrit la porte et sor-tit sur le toit. Nue le suivit.
-Allons, viens, le pressa-t-elle. Tu as toujours voulu rencontrer ton créateur, n’est-ce pas ?
Terence était tellement malade de peur qu’il s’appuya con-tre le mur.
-Je ne sais pas… Je ne peux pas faire ça.
-Il est ton père, insista Nue.
Terence songea un instant à faire demi-tour et à s’enfuir, mais le Bretteur se tenait à ses côtés, et toute tentative d’éva-sion semblait hasardeuse. Pire: mortelle.
Terence fit les tout derniers pas sur le toit comme sur un lac de goudron noir et luisant. Il continuait de pleuvoir, mais le ciel était clair, et on avait une vue sur Cedar Rapids de tous les côtés. Vers le nord, vers les boucles miroitantes de la Cedar River, et au-delà, vers Hiawatha. Vers le sud, vers l’aéroport, et des millions d’hectares de terres cultivées, où des choses poussaient continuellement et montaient vers la surface du sol, tels des morts qui refusent de rester enterrés.
Terence alla jusqu’au parapet et se pencha. Le Bretteur le suivait de près. Terence regarda la circulation en contrebas, durant un très long moment, jusqu’à ce que la pluie commence à dégoutter du bout de son nez. Puis il se retourna, écarta le Bretteur d’une poussée et demanda à Nue:
-Où est-il ? Que veut-il ?
-Il est ici, répondit Nue.
Elle s’inclina et recula. La pluie scintilla sur les fourrures de sa veste sentant le rance.
Et c’était la vérité, bien sûr.
Il surgit des ombres de la cage aux ascenseurs et leur apparut enfin… Le Voyageur Vert que Terence avait craint depuis son enfance. La créature qui vous concevait, puis qui convoi-tait vos intestins, année après année. La créature qui estimait que chacun de ses enfants lui appartenait, dans tous les sens imaginables. La créature qui venait frapper à votre porte la nuit, qui frappait et frappait, parce qu’elle voulait se nourrir de la chair de sa chair.
Son visage était dissimulé par un masque d’un blanc étincelant, tout comme son entourage, et sur son masque était peint le même visage au sourire rusé que celui sur la gravure que Terence avait punaisée au-dessus de son bureau. C’était un visage étrangement médiéval, lisse, aux traits slaves. Il terrifiait tellement Terence qu’il avait du mal à le regarder. Le visage était entouré d’un manteau touffu de laurier, et le laurier était entrelacé de ronces, d’orties et d’herbe aux gueux, la clématite frisée et duveteuse appelée Joie du Voyageur.
Il s’approcha lentement de Terence, dans un bruissement sourd, jusqu’à ce qu’ils se tiennent face à face, à moins d’un mètre l’un de l’autre. Le vent agitait ses feuilles, mais Terence crut entendre une respiration lente et pénible, comme celle d’un asthmatique. Le Voyageur Vert dégageait également la plus étrange des odeurs, une odeur d’herbes, de mousse et de tourbe humide. Il émanait de lui un froid glacial. Le froid d’une cuvette dans une forêt, par une nuit de janvier.
Nue s’approcha et se pencha vers le masque du Voyageur Vert. Elle écouta un moment, acquiesça, et acquiesça à nouveau, puis elle dit à Terence:
-Janek est mécontent de toi. Il voulait un fils dont il serait fier. Il dit que tu l’as privé de quelque chose de précieux et d’important, quelque chose qui lui revenait de droit.
Terence avala sa salive. Il était au bord des larmes.
-Je voulais les sauver, c’est tout. Je ne voulais pas qu’ils souffrent.
-Tu ne voulais pas qu’ils souffrent ? Mais ils souffrent maintenant. Leur âme n’a aucun endroit où aller. Leur esprit n’a aucun endroit où se reposer. Et c’est entièrement à cause de toi.
-Je voulais les sauver, c’est tout, répéta Terence. C’étaient mes enfants, merde !
-Les enfants de qui ? demanda Nue.
-Les miens, mes enfants. Les miens. Les enfants qu’Iris et moi avons créés ensemble.
Nue se pencha vers le Voyageur Vert à nouveau, puis elle dit:
-Et qui t’a créé ?
Terence détourna les yeux. Lame lui fit un petit signe de la tête, un signe presque amical.
-Qui t’a créé, Terence ? répéta Nue, d’un ton beaucoup plus sec.
-Ma mère m’a créé. Ma mère et… quelque chose. Quelque chose qui a donné à ma famille ce sang impur. C’était entière-ment de la faute de mon père.
-Ton père ?
-Le mari de ma mère. James Pearson. Un fermier de Des Moines, Iowa.
-Mais ton vrai père ?
Terence serra et desserra les poings. Il voulait affronter le Voyageur Vert, il voulait affronter ce sourire médiéval, blanc et moqueur, mais il trouvait cela tellement difficile. Quoi qu’il dise, malgré ses protestations véhémentes, il savait que cette créature était son vrai père, la créature qui avait mis sa mère enceinte et lui avait donné la vie.
Quelle que fût cette créature, il lui ressemblait, lui aussi. Il n’y avait pas d’échappatoire.
Nue se pencha vers le Voyageur Vert à nouveau. Elle écouta, mais elle hésita avant de s’adresser à Terence.
-Qu’y a-t-il ? voulut savoir ce dernier.
Sa voix fut presque recouverte par le grondement d’un avion qui passait dans le ciel et se dirigeait vers l’aéroport.
-Qu’y a-t-il ? Répondez-moi, bordel de merde !
-Il dit que tu l’as mis en colère, que tu l’as déçu. C’est la première fois que l’un de ses fils se conduit de cette façon. Tous ses fils sont des fils obéissants, ils ne complotent jamais afin de le priver de ce qui lui revient de droit. Tu es la chair de sa chair. Pourquoi as-tu essayé de le flouer ?
-Il allait tous nous tuer ! s’écria Terence. Il allait tous nous tuer ! C’est ce qui est dit dans la Bible, c’est ce qui est dit dans tous les livres, dans toutes les langues ! Il allait nous éventrer et manger nos intestins !
-Mais il est ton père. Il t’a donné la vie: il a le droit de la reprendre.
Terence secoua la tête avec force.
-Absolument pas, ma petite demoiselle. Absolument pas. Il n’a pas le droit de faire une chose pareille. Une fois que vous êtes né, vous êtes né, et peu importe qui sont vos parents. Une fois que vous avez la vie, personne ne peut vous l’ôter… personne… parce que la vie est sacrée, et votre vie vous appartient.
-Mais tu as tué tes enfants, n’est-ce pas ? De quel droit ?
-J’avais le droit de les protéger de la souffrance. Je les aimais, bon Dieu ! Je les aimais ! Mais un sang impur coulait dans leurs veines ! Un sang tellement impur !
Des larmes se mirent à ruisseler sur ses joues. Il pointa son index vers Nue, de rage, de peur et de frustration.
-Il ne possède pas une seule parcelle de mon corps, pas un seul putain d’ongle ! Parce que je suis moi ! Parce que je suis moi ! Parce que je suis moi !
Il s’ensuivit un moment de silence. Le Voyageur Vert produisit un bruissement et recula. Le Bretteur recula aussitôt, ainsi que le Témoin. Le Lépreux se tenait déjà à l’écart, près du parapet opposé: il se profilait sur les lumières du centre de Cedar Rapids, pareil à un cauchemar surgi du quatorzième siècle. Lame fit trois pas prudents en arrière, hésita, puis en fit un quatrième.
-Hé, qu’est-ce que vous faites ? s’exclama Terence.
Mais Nue demeura silencieuse. Un petit tourbillon de feuilles se forma, traversa le toit en crissant, et s’envola vers le ciel. Deux mains grotesques surgirent du tourbillon… des mains qui étaient faites de chair, d’os et de brindilles entrelacés. Terence savait ce que le Voyageur Vert était vraiment, mais se trouver en sa présence pour la première fois n’avait plus rien à voir avec des livres, ou des Bibles, ou des recherches historiques. Se trouver face à lui pour la première fois, c’était comprendre le pouvoir étrange et terrifiant de la Nature… un pouvoir qui n’était régi par aucune loi, sinon les lois de la croissance: croître, se nourrir, croître à nouveau, et recouvrir tout ce qui se trouvait sur son chemin.
Terence ne voyait rien du Voyageur Vert, excepté un remous de feuilles de laurier qui s’envolaient, d’où ses deux mains se tendaient comme les mains d’un homme qui se noie dans un lac recouvert de feuilles. Elles étaient si pâles, ses mains, qu’elles étaient presque lumineuses, de la couleur de tubercules qui n’ont jamais vu le soleil. Certaines veines étaient bleues, là où circulait le sang. D’autres étaient des racines blanches et sinueuses. Des branches dures et ligneuses poussèrent du côté de ses doigts et de ses ongles, de telle sorte que ses mains devinrent des griffes compliquées, faites de bâtons incurvés et brisés.
-Oh ! mon Dieu, protégez-moi, dit Terence.
Il tremblait tellement qu’il pouvait à peine se tenir debout. C’était la terreur. La terreur glacée, absolue. Il regarda ces deux mains se lever devant lui, et ses intestins se changèrent en eau. Le plus terrifiant, c’est qu’il savait ce qui allait lui arriver. Il avait étudié cela et fait des recherches pendant tant d’années, dans l’espoir de l’éviter. Il était devenu un tel spé- cialiste pour tout ce qui se rapportait à Janek-le-Vert qu’il s’était plus ou moins imaginé qu’il aurait une certaine influence sur lui, si jamais ils se rencontraient.
Au lieu de cela, il avait l’impression de se liquéfier, de per-dre toute résolution, tout espèce de volonté.
Nue écouta Janek-le-Vert un moment, puis dit à Terence:
-Ça te plaît d’être ici, sur le toit ?
Terence haussa les épaules, incapable de parler.
-Ton père t’a fait venir ici parce qu’il voulait te montrer quelque chose.
Terence jeta un regard éperdu autour de lui. Tout ce qu’il voyait, c’étaient les lumières de Cedar Rapids; tout ce qu’il sentait, c’était le vent.
Janek-le-Vert se déplaça dans un bruissement et grimpa sur le parapet. Il se tint là, se détachant sur les lumières de la ville. Il se penchait vers le vent pour garder son équilibre. Le vent souffla dans les feuilles de son manteau et les emporta, si bien qu’une traîne de feuilles frémissantes se forma derrière lui, telle une bannière de guerre, puis s’éparpilla au-dessus des rues en contrebas.
-Il veut que tu voies l’insignifiance de la vie humaine, murmura Nue dans l’oreille de Terence, proche de façon obs-cène. Il veut que tu voies à quel point vous êtes tous faibles… de petites lumières qui clignotent.
Ils entendirent l’écho de sirènes dans le lointain.
-Et, bien sûr, qui aurait l’idée de te chercher ici, sur le toit ?
Terence ne dit rien et regarda les feuilles s’envoler du dos de Janek en un flot sombre porté par le vent. Il savait qu’il ne pouvait absolument rien faire. Janek-le-Vert était tout ce que la Bible avait dit à son sujet, et pire. Il était un épouvantable miracle. Et il était réel.
Et il était ici.
Et Terence ne pouvait absolument rien faire, sinon attendre ce que son destin lui réservait.
Sur la 76’Avenue, à environ quatre kilomètres à l’ouest de l’aéroport, un camionneur nommé Randy Gedge se dirigeait vers l’ouest, à destination de Des Moines. Il transportait qua-tre-vingt-seize réfrigérateurs à deux battants.
La pluie s’était atténuée en grande partie, mais les nappes d’eau sur la chaussée étaient toujours gênantes, et il roulait prudemment à 60. Un peu plus tôt, il avait failli emboutir l’arrière d’une Toyota qui avait surgi brusquement devant lui, et il était le genre de conducteur qui préférait se sentir frustré plutôt que de tuer une famille de cinq personnes. Il avait vu cela se produire trop souvent. Un moment de colère, une manoeuvre inconsidérée, et puis l’un de ces accidents où l’on est incapable de dire où finit le métal et où commencent les gens.
Randy avait cinquante-cinq ans et c’était sa dernière année de routier. Il n’était pas triste. Il ne regretterait pas les grandes routes qui s’étendaient sans fin devant lui, ni les journées de solitude effroyable,- mais il regretterait les conversations paillardes entre cibistes, les restoroutes, et le lever du soleil au-dessus des prairies en hiver. La liberté lui manquerait également, parce que, désormais, il devrait regagner sa petite maison peinte en vert à Marion, et parler à Betty tous les jours de la semaine, aller au supermarché tous les jeudis matin, et dormir dans le même lit toutes les nuits, à regarder la lueur des phares d’autres camions éclairer fugitivement le plafond.
L’avenir ne s’annonçait pas très bien, mais Randy s’effor- çait d’être optimiste. Ce qui le préoccupait plus que toute autre chose, cependant, c’était ce que Betty et lui allaient bien pouvoir se dire, jour après jour. Il n’avait jamais été très bavard. Il était beau (si l’on considérait que Charles Bronson était beau), avait des jambes arquées et était bâti comme l’un des réfrigérateurs qu’il transportait dans son camion. Il était arrêté dans ses opinions, aussi. Il avait toutes sortes d’opinions d’ailleurs, surtout si vous aviez envie de discuter hockey sur glace. Mais cela n’intéressait pas Betty. Tout ce qui l’inté- ressait, c’était regarder la télévision et faire des achats. La dernière fois qu’ils étaient sortis ensemble, il lui avait dit qu’il pouvait l’emmener à l’endroit de son choix, absolument n’importe où. Au Sports Page peut-être, sur la Première Avenue, elle adorait la salade de thon; ou au Huckleberry’s. Et qu’est-ce qu’elle lui avait demandé de faire ? Elle lui avait demandé de l’emmener à Williamsburg-plus d’une heure de rou-te !-à l’hypermarché Tanger, afin d’acheter des housses à fleurs pour le divan du séjour.
La pluie fouettait le pare-brise de son camion, et les essuie-glace s’élançaient d’un côté et de l’autre à toute vitesse. A la radio, un Roy Orbison mort chantait tristement: Seuls les solitaires… savent ce que tu ressens… ce soir.
Non, ils le savent foutrement pas, pensa Randy. La Toyota qui avait débouché devant lui sur Edgewood Road avait ralenti et faisait maintenant du 45. Il lui fit un appel de pha-res, mais le conducteur n’en tint pas compte. En fait, il roula encore plus lentement. Randy n’avait pas envie de se traîner derrière lui, mais il n’avait pas envie non plus de perdre son élan. Avec un semi-remorque de cette taille, chargé à plein, il fallait plus de quinze cents mètres pour prendre de la vitesse, et cela coûtait cher en fuel.
-Avance, fils de pute, murmura-t-il, et il rétrograda de deux crans.
Mais la Toyota roulait de plus en plus lentement; elle faisait à peine du 40. Randy arriva juste derrière elle, presque pare-chocs contre pare-chocs, mais le conducteur de la Toyota était ivre ou bien très âgé ou bien têtu comme une putain de mule, car il continua de rouler à la même vitesse lamentable, kilomètre après kilomètre. Randy se sentait prêt à lui rentrer dans le cul. Ce qui l’exaspérait encore plus, c’était le visage stupide de ” Mr Tout-Sourire sur la lunette arrière, et l’auto-collant JÉSUS A BESOIN DE TOI MAINTENANT.
Randy était tellement attentif à se maintenir à distance du pare-chocs arrière de la Toyota qu’il ne remarqua pas les for-mes pâles qui traversaient la route devant eux… et lorsqu’il les vit, il était beaucoup trop tard. Le conducteur de la Toyota ne les avait pas vues, lui non plus, parce que la Toyota fit brusquement une embardée de côté, puis cahota, et cahota à nouveau, et dérapa vers l’autre côté de la route.
Randy freina à mort et les pneus de son semi-remorque se bloquèrent dans un long hurlement strident. Au même instant, il entendit des objets lourds et charnus heurter son pare-chocs et sa calandre, des dizaines de corps. Son pare-brise fut soudainement aspergé de sang et de morceaux de chair, aussi violemment que si quelqu’un avait balancé dessus le contenu d’un seau d’abattoir.
Le tracteur se mit en travers de la route; la remorque décri-vit un arc de cent quatre-vingts degrés et tamponna le flanc de la Toyota. La Toyota fut projetée hors de la chaussée et bascula dans le fossé. Au même moment, la portière arrière de la remorque s’ouvrit, et six ou sept réfrigérateurs tombè- rent sur la chaussée avec fracas. Deux d’entre eux atterrirent sur le toit de la Toyota.
Durant un long moment, Randy crut qu’il pourrait garder le contrôle de son véhicule. Il braqua désespérément et parvint presque à le redresser. Mais la remorque avait acquis trop d’élan: elle continua sur sa lancée, bascula, et entraîna le tracteur dans sa chute. Randy sentit ce qui se passait. Il comprit qu’il était trop tard pour ouvrir sa portière et sauter, mais il se laissa tomber de côté sur le plancher de la cabine, pour ne pas être écrasé.
Il y eut un choc terrifiant, et le fracas assourdissant de réfri-gérateurs qui basculaient et tombaient les uns sur les autres. Le pare-brise de la cabine se disloqua et s’affaissa, comme une averse de neige tombant du porche d’une maison en hiver. Randy sentit la piqûre de la pluie froide sur son visage, et les rafales de vent qui s’engouffraient dans l’habitacle.
Il sentit autre chose, comme un pincement dans sa cheville gauche. Ce n’était pas vraiment douloureux, juste un pincement. Il tenta de lever sa jambe pour voir ce qui s’était passé, mais il constata que cela lui était impossible. Il baissa les yeux vers le plancher et vit que le support de son siège s’était affaissé et coinçait sa cheville comme un trombone géant. Il remua son pied. Sa cheville ne semblait pas cassée, mais il ne parvint pas à se dégager.
Il renifla plusieurs fois. Il ne sentait aucune odeur de fuel, Dieu merci ! néanmoins, il voulait sortir de la cabine en vitesse. Le semi-remorque était couché en travers de la chaus-sée, tous feux éteints, et bien qu’il fût plus de vingt-trois heu-res et que la route fût déserte, quelqu’un risquait d’arriver à vive allure et de le percuter.
Au début, Randy fut si choqué qu’il ne se demanda même pas ce qui avait bien pu obstruer la route et heurter son semi-remorque. Il y avait eu neuf ou dix chocs, et énormément de sang. Il espérait qu’il n’avait pas heurté un groupe de randon-neurs, ou une équipe d’ouvriers chargés de la réfection de la chaussée. Mais cela semblait peu probable: à cette heure de la nuit, par un temps pareil, qui se serait promené ou aurait travaillé sur cette route ? Et il n’avait pas vu de panneaux d’avertissement.
Puis, comme il regardait par son pare-brise sans verre la pluie et l’obscurité, il commença à distinguer quelque chose qui bougeait: des formes pâles, tachetées qui allaient et venaient sous la pluie et dans l’obscurité. Des dizaines de formes à proximité de l’épave du semi-remorque. Il entendit des gémissements et des pleurs, puis un cri strident, et un autre.
Deux ou trois des formes se retournèrent et vinrent vers lui. Alors il comprit ce qu’étaient ces formes. Des porcs, bordel de Dieu ! Tout un troupeau de porcs en liberté. L’un d’eux s’approcha, et Randy ne fut pas étonné que le conducteur de la Toyota ne les ait pas vus… ou seulement lorsqu’il était trop tard. Le porc était d’une saleté immonde; ses soies étaient collées par la pluie et la boue. Il semblait également sous-alimenté, comme si on ne lui avait pas donné à manger depuis des semaines. Un autre porc s’approcha. Ses yeux noirs brillaient dans l’obscurité; il était tellement maigre qu’il ressemblait plus à un rat d’égout gigantesque qu’à un porc d’élevage. Un autre survint, puis un autre. Ils reniflèrent le camion prudemment. De la bave pendait de leurs mâchoires.
-A l’aide ! cria Randy. Est-ce que quelqu’un m’entend ? Je suis coincé dans la cabine !
Les porcs furent effrayés, et ils reculèrent précipitamment. Mais ils revinrent, et cette fois ils furent rejoints par cinq ou six de leurs congénères. Randy leur dit:
-Hé ! les gars, lâchez-moi un peu, d’accord ? Je veux juste sortir mon cul de là.
Il n’avait pas peur d’eux: son oncle avait été éleveur de porcs autrefois, il leur avait souvent apporté de la nourriture et de l’eau, et les conduisait d’un enclos à l’autre en leur cinglant la croupe avec un bâton.
Il se démena et parvint à saisir le micro de sa CB, mais l’appareil était mort. Il cria à nouveau:
-Est-ce qu’il y a quelqu’un ? Je suis coincé !
Mais il n’entendit que la pluie, le vent, et les grognements d’un porc blessé. L’un des porcs s’approcha de la cabine et glissa son groin à l’intérieur, à quelques centimètres seulement de lui. Randy sentit son odeur, malgré la puanteur du diesel répandu sur la chaussée. Le porc avait une odeur fétide, très forte.
-Barre-toi ! grogna-t-il.
Mais le porc ne broncha pas. Il resta là, sa tête à l’intérieur de la cabine. Il regardait fixement Randy, comme s’il réfléchissait à ce qu’il allait faire.
Randy tourna sa cheville d’un côté et de l’autre, mais il ne parvenait toujours pas à la dégager. Le porc fut rejoint par un autre porc, et par un autre. Il renifla Randy, prudemment au début, puis avec plus d’avidité.
-Fous le camp ! Bouh ! cria Randy. Tire-toi, tu pues !
Mais le porc s’enhardit. Il avança sa tête à l’intérieur de la cabine couchée sur le flanc, et happa la manche de Randy. Randy hurla: ” Làche-moi, fils de pute ! ” mais le porc ne fit pas attention à lui et happa sa manche à nouveau. Cette fois, ses dents transpercèrent la toile de jean et lui éraflèrent la peau.
Jusqu’à maintenant, Randy avait été irrité. Maintenant il commençait à avoir vraiment peur. Il se démena encore plus frénétiquement pour dégager sa cheville. En même temps, il tendit la main vers la boîte à gants, où il laissait une grosse torche électrique et une clef à tubes.
Mais le porc se jeta sur lui à nouveau. Cette fois, il le mordit violemment au poignet. Randy le frappa plusieurs fois du plat de la main et hurla:
-Barre-toi, salopard ! Fous le camp d’ici !
Au lieu de battre en retraite, le porc couina, gronda et devint furieux. Il se glissa un peu plus à l’intérieur de la cabine, et mordit son bras et sa main droite. Au début, Randy ne sentit qu’une douleur cuisante. Puis, brusquement, il y eut du sang partout, humide et chaud. Il frappa le porc à deux reprises avant de s’apercevoir que les quatre doigts de sa main droite avaient été arrachés. Il ne lui restait plus que son pouce.
Il cria. Un énorme cri qui lui brûla les poumons. Il frappa le porc, encore et encore, mais l’animal revint à la charge. Il le mordit au poignet et tira sa tête en arrière: un long lambeau de chair et de muscles fut arraché de son bras, tout du long jusqu’au coude.
Les autres porcs avaient senti l’odeur du sang. Ils se pressè- rent autour de la cabine, poussèrent, se faufilèrent à l’inté- rieur. Ils couinaient et grimpaient les uns sur les autres afin d’arriver jusqu’à lui. Randy voyait seulement des yeux brillants et des groins couverts de bave, et il était submergé par la douleur et l’odeur fétide des porcs.
Il hurla à nouveau et agita les moignons de ses mains. Mais il y avait des dents partout, qui le happaient et le déchiquetaient, et la chair de ses bras partait par gros morceaux.
Un porc le mordit au visage. Lorsque cela se produisit, Randy comprit qu’il était mort… et il voulait mourir. Il sentit son haleine sur son visage, puis l’animal enfonça ses dents dans sa joue et le côté de son nez. Il transperça la peau, la chair, le cartilage et les os. Puis il arracha littéralement son visage de son crâne. A travers des yeux à demi-aveuglés, Randy vit le porc détourner la tête d’un mouvement brusque; de la chair pendait de ses mâchoires. Ensuite Randy sentit la pluie sur ses pommettes sans chair.
Il eut l’impression que son coeur était un pendule, saisi par la main de quelqu’un.
Et lâché.
Il oscillait.
Et était saisi à nouveau, et tenu un long, très long moment.
Et lâché. Il oscilla. Et fut saisi à nouveau. Puis immobilisé pour toujours.
Les porcs envahirent la cabine et mirent son corps en piè- ces. Ils dévorèrent toutes les parties qu’ils pouvaient attein-dre, arrachèrent ses poumons en des lambeaux jaunâtres, noircis par le tabac, fouillèrent dans son bassin pour manger ses intestins comme s’ils fouillaient dans une auge remplie à ras bords. Ils déchiquetèrent même le vinyle taché de sang des sièges et le mangèrent, ainsi qu’une partie du caoutchouc mousse.
De l’autre côté de la chaussée, dans le fossé rempli d’eau de pluie, vingt ou trente autres porcs se disputaient les corps du conducteur de la Toyota et de sa passagère. Ces deux-là furent plus chanceux que Randy: le conducteur, âgé de cinquante-cinq ans, était mort sur le coup lorsque son automobile avait quitté la route, la poitrine défoncée par le volant. Sa passa-gère, une femme de trente-cinq ans, avait eu une artère sectionnée à la cuisse, et elle était morte quelques minutes plus tard, vidée de son sang.
En moins de dix minutes, il ne restait pratiquement plus rien de Randy et des occupants de la Toyota, excepté trois monceaux d’os couverts de sang. Le crâne sans yeux de Randy était appuyé contre la portière de la cabine: il fixait sans la voir sa cheville coincée. Le conducteur de la Toyota portait des gants en peau de porc, que les porcs n’avaient pas mangés, inexplicablement, attendu qu’un porc affamé peut manger à peu près n’importe quoi. Une main agrippait toujours le volant: une main qui n’était rattachée à rien du tout.
Le tonnerre gronda sourdement. Certains des porcs com-mençaient déjà à s’en aller.
Ce fut à ce moment qu’un étudiant de vingt ans, Kevin McCready surgit sur la route à bord de la Camaro havane de son père. Il fonçait vers l’est. Kevin avait promis d’aller chercher son père à l’aéroport. Celui-ci avait pris un vol de nuit pour rentrer de Chicago, où sa soeur venait d’accoucher de jumeaux. Kevin avait déjà vingt minutes de retard, son père serait fou furieux, et c’était pour cette raison qu’il roulait à toute allure.
La pluie tombait en diagonale sur la route, et même avec ses essuie-glace à balayage rapide, il avait du mal à voir à plus de quatre cents mètres devant lui. Mais la 76’Avenue était aussi droite qu’une flèche, et il n’y avait personne d’autre sur la route à cette heure de la nuit, pas dans cette partie de l’Iowa, où la plupart des gens allaient se coucher dès la fin de Star Trek, la nouvelle génération. Kevin faisait du 110, frôlait le 120 et écoutait Heart-Shaped Box de Nirvana.
Il ne vit pas le semi-remorque de Randy Gedge couché en travers de la route… jusqu’à ce qu’il soit beaucoup trop tard pour qu’il puisse s’arrêter. Il bloqua les freins, mais la Camaro roulait encore à plus de 90 quand elle percuta la cabine. L’im-pact la fit passer sous le moteur du tracteur et la compressa si violemment que la partie avant du véhicule fut réduite à moins d’un tiers de sa hauteur originelle. Kevin McCready fut compressé avec elle et changé instantanément en une chose élargie et aplatie, une chose faite de chair écrasée, que même son père n’aurait pas reconnue, si ce n’est qu’elle portait le même sweater que Kevin.
Il y eut un étrange silence, avec seulement le bruit de la pluie et du vent, et les cris affreux de porcs blessés. Puis le réservoir d’essence de la Camaro explosa et projeta en l’air deux porcs embrasés et un pneu arrière également en feu. Il y eut un autre silence, puis une nouvelle et formidable explo-sion. Des morceaux de métal brûlant roulèrent et traversèrent la chaussée. En quelques instants, tout se mit à flamber d’un côté de la chaussée à l’autre. Des porcs en train de brûler couraient en tous sens et criaient comme des enfants. L’un d’eux décrivit un zigzag flamboyant et s’élança vers le champ de maïs proche de la route, où il se tordit de douleur. Il finit par s’affaisser et continua de brûler, semblable à un canapé abandonné.
La 76e Avenue ressemblait à une vision de l’enfer. Le tonnerre grondait, la pluie s’abattait en nappes luisantes. A travers la pluie, les carcasses embrasées du semi-remorque et de la Camaro scintillaient et projetaient des lueurs blafardes, tan-dis que les seules voix étaient les cris terrifiants d’animaux blessés.
Ce soir, cela avait été poulet sauté et légumes verts à la moutarde. Une fois par semaine, Sally-Ann préparait un repas riche en calories pour Luke, afin qu’il ne trouve pas son régime trop déprimant. Si elle avait appris sa consommation illicite de beignets enrobés de sucre et de petits gâteaux à la framboise, elle aurait certainement fait preuve de moins d’indulgence. Mais ils savouraient ce repas familial, cela les rapprochait, et le plaisir évident de Luke était une récompense en soi.
Elle le regardait saucer joyeusement son assiette avec un morceau de pain, du pain de farine de maïs fraîchement cuit, lorsque le téléphone sonna.
Il s’essuya la bouche avec sa serviette et voulut se lever, mais elle dit:
-Non, non, continue de manger. A moins que quelqu’un ait été assassiné, tu finis ton dîner.
Elle décrocha le combiné.
-Allo ? dit-elle, et elle écouta. Oui, elle-même. Il est ici, oui, mais il est en train de dîner.
-Qui est-ce ? demanda Luke en fourrant un autre morceau de pain dans sa bouche.
-Papa ! s’insurgea Nancy. Ne parle pas la bouche pleine ! Tu me dis toujours que je ne dois pas parler la bouche pleine !
Sally-Ann écouta un moment encore, puis elle tendit le combiné à Luke.
-John Husband. C’est grave.
Luke prit le combiné et dit d’un ton brusque:
-J’écoute.
-Je suis désolé, Luke. C’est une nouvelle plutôt moche. Quelqu’un a aidé Terence Pearson à s’évader.
-Hein ? s’exclama Luke. Comment quelqu’un aurait-il pu aider Terence Pearson à s’évader ?
Mais tandis qu’il disait ces mots, il pensait le Voyageur Vert, je l’ai vu, je ne m’étais pas trompé, il était bien là.
-Une nouvelle encore plus moche, dit John. Ils ont également éliminé cinq de vos adjoints.
Luke cessa de mâcher.
-Ils ont éliminé cinq de mes adjoints ? Qu’entendez-vous par là ?
-Ils les ont tués, Luke. Je suis vraiment désolé.
Luke se mit à trembler.
-Quand cela s’est-il passé ?
-Plutôt difficile à dire, nous venons d’arriver. Mike Whipps était allé là-bas pour vous remettre son dernier rapport sur l’affaire Pearson. Tout était normal dans le hall, mais lorsqu’il est arrivé au deuxième étage, il n’a trouvé que des cadavres et du sang. Ensuite l’un de vos hommes est arrivé et lui a dit que Pearson s’était fait la malle.
-Dites-moi qui est mort.
-Verbick, Smittkamp, Engel, Sloan et Bulowski.
-Ils ont tué Edna ?
-Je suis navré. Je sais qu’ils étaient tous des amis pour vous, aussi bien que des officiers de police.
-Ne me dites rien de plus, fit Luke. J’arrive tout de suite.
-J’ai également alerté la police de l’Etat, et la police de la route.
-J’arrive tout de suite.
Il repassa le combiné à Sally-Ann, se leva, embrassa Nancy et Sally-Ann, et se dirigea vers la porte. Il n’était pas en uniforme: il portait une chemise de laine bleue et un jean, mais il enfila son blouson de service et prit son chapeau et son ceinturon de pistolet.
-Luke…, dit Sally-Ann.
-Cinq morts, dont Edna, déclara-t-il. Et Pearson s’est évadé. Alors ferme la porte à double tour. On ne sait jamais avec ces dingues. Parfois ils s’en prennent aux gens qui les ont arrêtés.
-Oh ! Luke, je suis désolée. Je suis tellement désolée.
Il ouvrit la porte d’entrée.
-Merci. Nous aurons du temps pour ça plus tard. Pour le moment, j’ai du travail qui m’attend.
Il pleuvait à verse lorsqu’il atteignit la Troisième Avenue. Le parking était encombré d’ambulances, de voitures de patrouille et de véhicules de la presse. Même la limousine du préfet de police était là, bordel de Dieu ! Luke gara sa Buick et trottina pesamment vers l’entrée principale, où il fut immé- diatement assailli par des journalistes et des photographes.
-Allons, laissez-moi passer ! grogna-t-il.
-Shérif, est-ce que cela signifie que Terence faisait partie d’une bande organisée de criminels ? Ou bien d’une secte ?
-Savez-vous comment vos adjoints sont morts ?
-Vous aviez toujours déclaré que vos cellules étaient à haute sécurité. Comment un tueur en série a-t-il pu sortir d’ici en toute tranquillité ?
Luke ne répondit à aucune de leurs questions. Il se fraya un passage à travers la foule et entra dans le hall, où John Husband, Mike Whipps et une vingtaine d’autres officiers de police l’attendaient. Il y avait également le sous-préfet de police, un homme au visage rubicond et à la chevelure argen-tée ondoyante, affligé d’une petite toux répétitive tout à fait désagréable.
Sur le sol devant le bureau d’accueil, il y avait deux draps qui présentaient des bosses. Du corps gisant sous chaque drap, un petit ruisseau de sang s’était écoulé et avait suivi le motif octogonal des dalles de marbre.
Luke ignora tous les autres et prit John Husband par le bras.
-Dites-moi ce qui s’est passé, fit-il à voix basse. Tout ce que vous savez. En mots d’une syllabe. Et ne dites pas ” déso-lé “. Il y a trois syllabes.
-C’est incompréhensible, déclara John. C’est comme si personne n’avait rien vu. Smittkamp et Engel se tenaient au bureau d’accueil. Je pense que quelqu’un est entré et les a tués avec un couteau. La gorge tranchée, tous les deux. D’une oreille à l’autre, et même un peu plus.
-Ils avaient sorti leur arme ?
John secoua la tête.
-Des empreintes ?
-Non. Celui qui a fait ça savait manier un couteau, je puis vous l’assurer.
-Tous deux ont été tués avec le même couteau ?
-Le même type de couteau, à première vue. Nous allons procéder à des analyses.
Luke fit le tour du bureau et contempla les deux draps. Pour la première fois de toute sa carrière, il n’avait aucune envie de voir ce qu’il y avait au-dessous. Il avait parlé à Smittkamp et Engel moins de deux heures auparavant. Cependant, il savait qu’il serait obligé de regarder, et de regarder très attentivement, parce que c’était l’un de ces faits incompréhensibles que, parfois, aucune enquête de police approfondie ne parvenait jamais à expliquer. Comment un homme avait-il pu égorger deux officiers de police armés ?
-Ils étaient plusieurs, c’est évident, dit Luke.
-Personne n’a vu personne.
Luke arpenta le hall. Ses collègues et les journalistes se tenaient respectueusement à l’écart. Il savait ce qu’il cherchait. Il ne cherchait pas des empreintes digitales ou des empreintes de pas. Il cherchait des indices, la preuve que le Voyageur Vert était bien venu ici.
Il cessa de marcher de long en large et réfléchit, la main plaquée sur la bouche. John Husband le rejoignit et dit:
-Vous voulez voir la cellule ? Ils n’ont pas forcé la serrure. Ils connaissaient certainement la combinaison, ou bien ils l’ont trouvée. L’un d’eux était peut-être un perceur de coffres-forts.
-Oui, fit Luke. Et peut-être que non. C’était peut-être un joueur de dés. Les joueurs de dés sont très forts pour les combinaisons numériques, non ?
John Husband eut l’air déconcerté.
- Sans doute, oui, admit-il.
C’était une nuit sinistre. Il écarta le drap qui recouvrait Edna Bulowski et resta là à la contempler un long moment.
Elle était tombée d’une telle façon qu’elle semblait lui sourire, un oeil crevé et ensanglanté. Il examina également les corps de Sloan et de Verbick, dans la petite pièce à côté des cellules où les policiers de service de nuit se faisaient du café. Les pin-up sur les murs étaient aspergées de sang.
-Une affaire plutôt bizarre, fit remarquer John Husband.
-Terence Pearson était un type plutôt bizarre, et il avait des idées plutôt bizarres.
-Ainsi que des amis plutôt bizarres, on dirait.
-Non, ce n’étaient pas ses amis, fit Luke. Il n’avait pas d’amis. Ces gens le voulaient pour autre chose.
-Ils ont mis le paquet pour l’avoir, merde !
-Oui, dit Luke. Et j’aimerais bien savoir pourquoi.
Ils retournèrent dans le hall pour parler au médecin légiste. C’était celui qui avait examiné le corps de Mary van Bogan, chez les Pearson. Il paraissait las et de mauvaise humeur.
-Alors, qu’en pensez-vous ? lui demanda Luke.
Le médecin légiste haussa les épaules.
-Après un examen préliminaire, il semble que les quatre officiers de police de sexe masculin ont été égorgés avec la même arme ou des armes tout à fait similaires. A mon avis, ils ont été maintenus par derrière et la blessure mortelle a été faite très rapidement. L’arme, ou les armes, était extrêmement affilée, affilée d’une façon presque surnaturelle. Avec un couteau pareil, on pourrait sectionner un tuyau en acier de plus d’un centimètre de diamètre. Alors la gorge d’une personne, vous pensez !
-Et pour Edna Bulowski ?
-Une épée ou un couteau très long. L’arme a probablement été lancée. Des entailles superficielles sur le bord infé- rieur de l’orbite montrent que la lame s’est abaissée, ou a vibré, après la pénétration initiale. Cela ne se serait pas produit si l’agresseur avait tenu la poignée de l’arme.
-Autre chose ?
-Pas pour le moment. Nous vous ferons parvenir un rapport circonstancié le plus tôt possible.
-Merci, dit Luke. Vous êtes très coopératif.
Le médecin légiste le regarda par-dessus ses verres demi-lune, et son regard était froid et grave.
-Ils étaient de chez nous, shérif. Vous aurez toute la coo-pération dont vous avez besoin.
Luke jetait un coup d’oeil dans la cage d’escalier et les couloirs lorsque l’adjoint Fairbrother arriva vers lui en courant.
-Shérif ! Désolé de vous interrompre, mais il y a eu un accident très grave sur la 76e Avenue. Un semi-remorque et deux voitures.
-Vous ne pouvez pas vous en occuper ?
-Si, bien sûr, shérif, mais j’ai pensé que je devais vous informer de la cause de l’accident.
-Allez-y.
-Hum ! c’étaient des porcs. Tout un troupeau de porcs, peut-être une centaine ou davantage.
Luke ferma les yeux un moment et se passa la main sur la nuque.
-Et merde, dit-il. Il ne manquait plus que ça. Des porcs !
Garth souffrait le martyre lorsque Nathan et David entrè- rent dans sa chambre au Centre Médical de Mercy, mais il parvint à esquisser un sourire.
Nathan approcha une chaise de son lit. Les couvertures formaient une bosse au-dessus de l’arceau qui protégeait la cheville cassée de Garth. Ses côtes étaient bandées jusqu’aux aisselles.
-Tu as une mine épouvantable, dit Nathan en lui prenant la main.
-Merci, c’est ce que je ressens.
-Nous vous avons apporté des chocolats… et ceci, dit David. (Il tendit à Garth une boîte de chocolats et un numéro de Playboy.) J’ai dit que cela allait peut-être trop vous exciter, mais papa m’a affirmé que vous ne regardiez jamais les photos.
-Ton fils devient trop malin pour toi, sourit Garth.
-Kayley est venue te voir ? demanda Nathan.
-Bien sûr. Elle m’a apporté ces fleurs. Elle doit revenir plus tard, après avoir mangé un morceau.
-Dis-moi ce qui s’est passé, fit Nathan.
-Inutile de prendre cet air soucieux.
-Bien sûr que je suis soucieux. Je me sens fautif.
-Ma foi… ce qui s’est passé a été douloureux, je ne le nie pas, mais c’était extrêmement intéressant. Je suis entré dans l’enclos de Capitaine Black et j’ai commencé à lui parler. Il était un peu énervé, mais pas du tout agressif. Jusqu’à ce que je prononce le prénom Emily.
-Emily ? C’est le prénom de la fille des Pearson, non ? Celle qui a survécu.
-Exactement. C’est pour cette raison que j’ai prononcé ce prénom, qu’est-ce que tu crois ? A ce moment, Capitaine Black est devenu fou furieux ! Il a foncé sur moi comme un dix-tonnes !
-Bon, qu’essaies-tu de dire ?
-J’essaie de dire que cela a certainement marché… La xénogreffe. Je sais que ce n’est pas une preuve concluante, en aucune façon. Le capitaine en a peut-être eu marre, tout simplement. Mais sa réaction à ” Emily ” a été tellement instantanée… tellement indiscutable.
-Tu crois vraiment que Capitaine Black a hérité la personnalité du petit George Pearson ?
-Peut-être pas toute sa personnalité. Après tout, la personnalité de George n’était qu’à moitié formée. Mais ses souvenirs, c’est possible. Ses points de repère psychologiques. Emily l’avait toujours protégé. Emily avait toujours veillé sur lui. S’il est devenu fou furieux, c’est peut-être parce que… cette fois-là, cette toute dernière fois… Emily ne l’a pas pro-tégé, et il est mort. Ou du moins, son existence physique de petit garçon de trois ans a pris fin. Mais son cerveau, une partie de son cerveau, a continué de vivre.
Nathan secoua lentement la tête.
-Seigneur, c’est incroyable ! Si tu as raison, c’est vraiment incroyable ! Je ne pensais pas que cela irait plus loin qu’une simple greffe de tissus.
-Je ne le pensais pas, moi non plus, dit Garth. Quand on fait une greffe d’organe classique, le receveur n’acquiert aucun des traits de caractère du donneur. Ce n’est pas comme dans ces films d’horreur, tu sais ? Un type a une main en moins, on lui coud la main d’un assassin, et il se met à étrangler des gens.
-Mais dans le cas présent…
Garth palpa précautionneusement ses lèvres enflées et fendues.
-Dans le cas présent, si. Il se pourrait bien que nous ayons modifié la personnalité de Capitaine Black. Si je parviens à obtenir de lui une réaction indiscutable à… disons une douzaine de choses que George était le seul à connaître, alors je pense que nous aurons fait un pas en avant prodigieux. Si nous sommes vraiment capables de transférer des traits de caractère et des souvenirs d’un cerveau à un autre… bon sang ! Songe aux possibilités ! Nous pouvons révolutionner le traitement des maladies mentales du jour au lendemain.
-Sigmund Freud peut se rhabiller, sourit Nathan.
-Ne plaisante pas, dit Garth. Tout cela est du domaine du possible.
-Bon, alors ? lui demanda Nathan. (Il s’appuya contre le dossier de sa chaise et joignit ses mains derrière sa tête.) Qu’as-tu l’intention de faire ?
-Sortir d’ici le plus vite possible. Je déteste les hôpitaux.
-Tu aurais pu avoir pire que Mercy, le rassura Nathan. Ta cheville, c’est une fracture compliquée, hein ? Pas de veine. Tu en as pour plusieurs semaines, vu ton âge.
-Merci tout de même ! fit Garth. Mais je veux être parti d’ici demain au plus tard. Il m’est impossible de différer cette expérience, ne serait-ce que d’un jour.
-Tu vas continuer ? Après ce que Capitaine Black vient de te faire ? Alors qu’il a tué Raoul ?
-Nathan, il le faut. Avec Zapf-Cady sur le point d’être voté, nous n’avons peut-être plus beaucoup de temps devant nous. Et de plus, maintenant je sais à quoi m’attendre. Je prendrai toutes les précautions nécessaires.
-Est-ce que je pourrai revoir Capitaine Black ? intervint David.
Nathan secoua la tête.
-Je ne pense pas. Il est devenu salement dangereux, depuis son opération.
Mais Garth dit:
-Bien sûr que tu pourras le voir. Pourquoi pas ? Nous n’entrerons plus dans l’antre du lion… enfin, du porc. Je vais trouver un moyen qui nous permettra de parler à Capitaine Black sans aucun danger pour nous. Ou pour lui, à vrai dire. Tu pourras le voir, bien sûr. En fait, je pense que tu pourrais m’aider. Il t’avait à la bonne, l’autre fois, n’est-ce pas ? Il serait peut-être plus calme avec toi.
-Je ne sais pas, dit Nathan. S’il y a le moindre danger…
Garth leva la main.
-Absolument aucun danger, je te le promets. Je n’ai pas l’intention de remettre ça, merci bien ! Même dans l’intérêt de la science.
-Bon, je vais y réfléchir, dit Nathan.
-Oh ! papa, s’il te plaît ! s’exclama David.
-J’ai dit que j’allais y réfléchir, d’accord ?
Ils parlèrent un moment de la rentrée scolaire et de base-ball, puis David alla s’acheter un 7-Up. Nathan approcha sa chaise du lit de Garth et dit:
-Parlons sérieusement. Tu penses que Capitaine Black a vraiment acquis la personnalité de ce petit garçon ?
-Je n’en suis pas certain, répondit Garth. Mais tout porte a le croire.
-J’ai tellement de remords à cause de toute cette affaire !
-Mais pourquoi ? Ce petit garçon était mort. Maintenant une partie de lui est toujours vivante. C’est mieux que rien non ?
-Mais il vit dans le corps d’un porc, Garth ! C’est un putain de cauchemar, tu ne crois pas ?
Garth laissa retomber sa tête sur les oreillers. Son visage était tiré, pâle et extrêmement grave.
-Je n’en sais rien, Nathan. Mais je vais faire de mon mieux pour le découvrir.
-Et si c’est l’enfer sur Terre, quand un petit garçon s’aperçoit qu’il s’est réincarné dans un porc ?
Garth soutint le regard de Nathan avec une totale fermeté.
-Si c’est vraiment ça, alors nous devrons faire à Capitaine Black ce que tout bon vétérinaire ferait: lui donner le coup de grâce.
-Tu veux dire que George Pearson devra endurer l’angoisse d’être assassiné une seconde fois ?
-Nathan, tu es beaucoup trop sentimental, dit Garth. Même s’il y a quelque chose de George dans le cerveau de Capitaine Black, ce n’est probablement rien de plus qu’une vague demi-conscience.
-D’accord, d’accord, acquiesça Nathan. Mais je me sens coupable, c’est tout.
-C’est l’histoire de ta vie, mon vieux, fit Garth. (Il serra sa main et ajouta :) Merci d’être venus, David et toi. Passez donc à l’Institut Spellman, samedi matin. Tu verras par toi-même comment Capitaine Black se comporte. Ce sera intéressant. Et sans danger, je te le promets. C’est le genre d’expé- rience qui n’arrive qu’une fois dans la vie, et tu en fais partie. Il faut que tu sois là.
-C’est plutôt difficile, tu sais, de se sentir responsable de la mort d’autres personnes, murmura Nathan.
-Tu n’es pas responsable. Raoul savait les risques qu’il prenait.
-Tout de même…
Garth saisit la main de Nathan.
-Ecoute, il y a quelque chose qui s’appelle le destin, et nous avons beau être malins, nous ne pouvons pas lui échapper, parce que nous le forgeons nous-mêmes. Nous le devons; autrement, que serions-nous ? Raoul a forgé son destin, tout comme Susan, à sa façon. Elle a pris sa voiture pour emmener son enfant malade à l’hôpital, alors qu’elle aurait mieux fait d’appeler une ambulance. Qui sait pourquoi elle a agi ainsi ? Nous ne le saurons jamais. Mais c’était ce qu’elle était, c’était la façon dont elle se comportait toujours, et son destin l’attendait sur cette bretelle d’autoroute, de même que le destin de Raoul l’attendait dans ce laboratoire. Alors cesse de t’accabler de reproches. Pour l’amour de Dieu, Nathan, il n’est pas humainement possible de prévoir les conséquences de tout ce qu’on fait !
-Tu as probablement raison, dit Nathan.
Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher de penser à George Pearson… tout petit et désorienté… ouvrant les yeux pour découvrir qu’il n’était plus un garçon, pas physiquement, en tout cas, mais un énorme porc. Seigneur, pas étonnant qu’il soit devenu fou furieux. N’importe qui serait devenu fou furieux. C’était pire que dans La Métamorphose de Kafka, où le jeune homme est changé en un insecte gigantesque.
David revint avec son 7-Up.
-Tu devrais regarder les informations, dit-il à son père d’une voix excitée. Des porcs se sont échappés et ont provoqué un carambolage monstre près de l’aéroport. Les policiers disent que quatre personnes ont été tuées, et que les porcs les ont mangées.
-Bon sang ! s’exclama Garth.
-C’est certainement inexact, dit Nathan. Les porcs ne mangent pas des gens.
-J’ai bien peur d’être obligé de te reprendre sur ce point, fit Garth. C’est parfaitement possible. En fait, lorsqu’ils sont vraiment affamés, ils peuvent manger à peu près n’importe quoi. Il y a deux ou trois mois, l’un de nos laborantins a oublié sa planchette porte-papiers dans un enclos: le lendemain, le porc poussait des cris affreux, parce qu’il était en train de chier des marqueurs non digérés et des pinces métalliques.
Nathan se leva et posa sa main sur l’épaule de David.
-Okay, Garth, je pense que ça suffit pour une nuit. Nous devons partir.
-Oh ! attends un peu, papa. C’est passionnant !
-J’ai dit que ça suffisait pour une nuit. Je te téléphonerai plus tard, Garth. Je suis content de voir que tu n’es pas trop esquinté.
-Je suis un rescapé, sourit Garth. Mais tu l’avais déjà deviné, non ?
Le van noir tourna dans Vernon Drive et le conducteur coupa le moteur et éteignit les phares. Le véhicule était garé en diagonale, en face de la maison des Pearson, plongée dans l’obscurité ce soir. Le vent soufflait par rafales et les rubans CORDON DE POLICE-NE PAS FRANCHIR voletaient et claquaient comme les flammes d’un bateau.
Terence était assis à l’arrière du van, bâillonné et les mains attachées derrière le dos. Il se sentait meurtri, et était certain d’avoir perdu plusieurs dents, mais sa bouche était tellement enflée qu’il lui était impossible de le savoir. Il était également épuisé. Il avait l’impression que cette nuit ne se terminerait jamais, que le jour ne se lèverait jamais. Les vitres du van étaient teintées en noir, aucune lumière ne provenait du dehors. On entendait seulement le sifflement des lignes télé- phoniques, le bruissement de feuilles sur le toit et le claquement intermittent d’une porte de jardin.
Le plancher du van était tapissé de couvertures crasseuses et de peaux de chèvre. Terence était serré contre le Lépreux, dont la robe de bure empestait. Le Lépreux ne disait rien, mais il respirait, une respiration sifflante et oppressée, et se grattait de temps à autre. Terence aurait juré qu’il entendait des morceaux mous de chair atrophiée se détacher de son corps, chaque fois qu’il se grattait, mais c’était peut-être un effet de son imagination.
Assise à la gauche de Terence, il y avait Nue, avec sa veste de fourrure sentant le rat et ses cheveux ornés de fleurs fanées. Elle lui avait à peine parlé durant le trajet, mais de temps en temps elle lui avait caressé la joue avec les ongles crochus de sa main gauche, presque distraitement, comme si elle essayait de se rappeler à quoi il ressemblait.
Le Bretteur était assis en face de lui, tout juste visible dans l’obscurité. Il se tenait la tête dans les mains; le sac contenant ses épées était appuyé contre son genou. Lame était assis à côté de lui: il prenait des poses, remuait continuellement et poussait des soupirs. Le Témoin était au volant et Terence ne voyait que le contour de son dos. Il supposait que le Docteur était assis à ses côtés, sur le siège avant du passager. Il avait entendu un dialogue à voix basse, en tchèque familier… pas le tchèque littéraire ou universitaire, mais le tchèque des habitants moins cultivés de Bohême et de Brno, avec des ” r ” roulés et de fortes expirations, le genre de prononciation qui donnait un sens à des mots comme scrvkl et t~pyt.
Il avait deviné que c’était le Docteur, parce que le tchèque familier était également employé par des étudiants et des intellectuels, dans la conversation courante, mais très peu par écrit.
Terence était terrifié par le Docteur, mais il l’était encore plus par le Bretteur, et cela n’avait aucune commune mesure avec la terreur que lui inspirait la forme touffue qui bruissait, assise tout au fond du van. Janek-le-Vert, à l’odeur forte de laurier, aussi sombre qu’une tombe fraîchement ouverte, une présence implacable et vorace qu’il était parfaitement incapable de comprendre.
A l’endroit où Janek-le-Vert était assis, les couvertures étaient recouvertes de terre à l’odeur âcre. Nue avait dit à Terence, avec un amusement laconique: ” Regarde, cela devrait t’intéresser… L’histoire de Dracula provient de là, Dracula et ses caisses remplies de terre. ” Elle prononçait ” Dra-coo-la “, et cela semblait d’autant plus terrifiant, comme si elle l’avait réellement connu.
Terence était encore choqué et contusionné par leur fuite précipitée. Ils avaient dévalé les escaliers depuis le toit tels des danseurs de mazurka pris de folie, tous les six, étage après étage. Ils avaient atteint la sortie de secours donnant sur la rue et avaient quitté l’immeuble pour affronter l’orage. Il n’y avait eu personne pour les arrêter, pas de ” On ne bouge plus ! Police ! ” Ils avaient traversé rapidement le parking sous une pluie battante et s’étaient engouffrés dans leur van.
Terence avait crié: ” A l’aide ! Je suis là ! Venez à mon secours, pour l’amour du ciel ! ” et c’était à ce moment que le Témoin lui avait donné un formidable coup de poing au côté de la tête, avec la force d’une matraque de police. Il avait pivoté sur un pied, l’autre pied levé en l’air tel un clown dément, et était tombé à la renverse. Lame et Nue l’avaient soulevé et hissé à l’arrière du van. Et maintenant ils étaient ici.
-Qu’est-ce que nous attendons ? demanda-t-il à Nue, d’une voix pâteuse.
-Nous attendons que ta petite fille se mette à pleurer et réveille ton voisin, chuchota Nue. Il se lèvera et ira lui demander ce qu’elle a. Elle lui dira qu’elle a entendu un bruit effrayant dans la rue. Il ira au rez-de-chaussée, déverrouillera la porte et jettera un coup d’oeil au-dehors. A ce moment-là, nous pourrons entrer dans sa maison sans aucune effusion de sang, et nous emmènerons ton Emily.
-Comment savez-vous cela ? demanda Terence.
-Nous le savons parce qu’un enfant de Janek perçoit toujours lorsqu’il se trouve à proximité. Tu as perçu sa présence, lorsque tu étais enfermé dans ta cellule, n’est-ce pas ? Emily la percevra, elle aussi.
-Vous devriez la laisser tranquille, fit Terence d’une voix pitoyable. Vous ne devriez pas l’emmener. Vous devriez la laisser tranquille !
-Tiens, tiens ! gloussa Nue. Et qui es-tu pour dire de telles choses ? Toi, le fils de ton père ?
Terence jeta un regard vers la forme sombre et touffue dans le coin du van, et il ne put s’empêcher de frissonner, comme si un démon cornu lui avait chuchoté à l’oreille et lui avait révélé la date de sa mort.
-Ce n’est pas mon père. Mon père était un homme doux et bienveillant. Jamais il n’aurait tué quelqu’un, jamais.
-Mais bien sûr ! Ton père était un homme bienveillant. Il est toujours un homme bienveillant. Regarde-le, mon ami. Il aurait pu prendre ta vie sur le toit, n’est-ce pas ? Mais il t’a épargné, parce qu’il t’aime. Tu es la chair de sa chair, d’ac-cord ? Il peut te tuer ou t’épargner. Et pour le moment, il a choisi de t’épargner, ce qui est un geste bienveillant.
Terence toussa et frissonna. Le Témoin leva brusquement la main, et le Voyageur Vert produisit un horrible bruissement d’excitation. Une lumière venait d’être allumée dans la maison des Terpstra, au premier. Un instant plus tard, Mr Terpstra apparut brièvement et traversa le palier, dans son peignoir à rayures rouge et marron.
-Ça y est, chuchota Nue. Ta fille a commencé à pleurer.
Terence se mordit par mégarde sa lèvre enflée et tressaillit de douleur. Il ferma les yeux et adressa une prière à Dieu pour que Janek ne leur fasse pas de mal, à Emily et à lui. Oh, Seigneur, sauvez-moi du Voyageur Vert. Oh, Seigneur, sauvez-moi de mon sang impur !
Deux ou trois minutes s’écoulèrent, puis Mr Terpstra réapparut sur le palier.
-Et voilà ! murmura Nue.
Ils attendirent quelques secondes encore, puis, à la grande surprise de Terence-et manifestement à celle de Nue, également-, la lumière du palier fut éteinte.
Un bruissement vif et agité parvint de Janek-le-Vert. Le Témoin se retourna sur son siège et, malgré son masque blanc dénué de toute expression, il était clair qu’il était perplexe.
-Que s’est-il passé ? demanda Terence.
-Ton voisin est retourné se coucher. Il n’est pas allé voir ta fille.
-Alors, qu’est-ce que cela veut dire ?
-Cela veut dire que nous allons devoir pénétrer dans la maison d’une autre façon.
-Vous allez être obligés de pénétrer de force dans la maison ?
-Nous ne pouvons pas faire ça.
-Pourquoi donc ? Vous êtes cinq.
-Nous ne le pouvons pas. Ce n’est pas… possible, c’est tout.
Nue semblait irritée et préoccupée. D’après les grattements provenant du fond du van, Terence devina que Janek-le-Vert était préoccupé, lui aussi. Ou peut-être commençait-il à avoir faim. Selon les ouvrages anciens que Terence avait étudiés, Janek devait se nourrir au moins deux fois par semaine, et parfois encore plus souvent.
-Il va falloir que tu ailles sonner à la porte, et que tu attendes que ton voisin te prie d’entrer.
-Il ne fera jamais ça, fit Terence. Il ne peut pas me voir, depuis le début.
-Tu dois essayer. Il n’y a pas d’autre façon.
-Ça ne marchera pas, rétorqua Terence. Tout à fait indé- pendamment du fait que Terpstra ne peut pas me blairer, il n’invitera pas un tueur d’enfants en cavale à entrer chez lui. Il est peut-être idiot, mais il n’est pas stupide.
-Tu dois essayer, répéta Nue.
Afin d’appuyer la requête de Nue, le Bretteur sortit l’une de ses épées et la pointa d’une main ferme sur le front de Terence. La pointe perça la peau. Terence sentit du sang cou-ler entre ses yeux et sur le côté de son nez.
-Bon, d’accord, je vais essayer, accepta-t-il. Mais il faut que vous me détachiez.
Nue tendit la main et le Bretteur lui donna un couteau à manche de corne. Elle trancha les cordes qui enserraient les poignets de Terence, puis le poussa du plat de la main.
-Tu n’essaieras pas de t’enfuir, hein ? Je n’aimerais pas te voir mourir.
Terence ne dit rien. Lame ouvrit la portière du van, et Terence passa près du Lépreux et de la forme buissonneuse et touffue de Yanek-le-Vert. Il hésita un moment comme il passait devant Janek, mais celui-ci n’eut aucune réaction. Derrière son masque, il demeura plus froid et plus hostile que jamais.
Terence descendit du van. Nue lui dit:
-Fais en sorte qu’il t’invite à entrer. Janek serait très fâché contre toi si tu ne le faisais pas.
-Je crois que j’ai pigé, répliqua Terence.
Il traversa la rue et se dirigea vers l’allée des Terpstra. Il se frictionna les poignets. Il avait l’impression que sa bouche faisait dix fois sa grosseur habituelle, et sa tempe gauche était douloureuse. Il fit halte lorsqu’il atteignit la pelouse des Terpstra et se retourna. Le van était sinistre, toutes lumières éteintes, et rien n’indiquait que quelqu’un se trouvait à l’inté- rieur. Terence scruta la rue et tenta d’évaluer ses chances de s’enfuir. Mais la prochaine rue transversale se trouvait à plus de cent cinquante mètres de là, et il avait vu de ses propres yeux à quel point le Bretteur pouvait être rapide et précis, lorsqu’il avait tué ce shérif-adjoint.
Outre la vitesse, il lui fallait la volonté de s’enfuir, et il se sentait incapable d’agir avec une telle détermination.
Terence claudiqua jusqu’à la porte des Terpstra et appuya sur la sonnette. Il fut obligé de sonner six ou sept fois avant que la lumière du palier ne s’allume de nouveau. Puis il entendit Leland descendre l’escalier et grommeler:
-J’arrive, j’arrive ! Vous avez vu l’heure qu’il est, bon Dieu !
Il ne répondit pas et attendit que Leland Terpstra ouvre la porte et scrute l’obscurité.
-Qui est là ? demanda Leland d’une voix bourrue. Et merde, qu’est-ce que vous voulez ?
-Bonsoir, Leland, dit Terence, s’efforçant de prendre un ton posé et conciliant.
-Qui est là ? répéta Leland. (Puis il s’exclama :) Terence, c’est vous ?
-Pour une fois vous avez raison, Leland.
-Je croyais que vous étiez en prison, fit Leland craintivement. Ils vous ont relâché ?
-Quelque chose comme ça. Ils m’ont libéré sous caution.
-Après ce que vous avez fait ? Ils vous ont libéré sous caution ?
-Leland, je suis fatigué, j’ai faim, et je ne peux pas rentrer chez moi. Le Bureau du shérif a oublié de me rendre mes clés, et je n’ai pas pensé à les demander.
-Désolé, Terence. Je ne peux rien faire pour vous. Dolly a donné à la police le double de vos clés. Ils ont dit que personne ne devait entrer dans la maison jusqu’à ce que leur enquête soit terminée.
-Je ne sais pas quoi faire, dit Terence. Je n’ai pas assez d’argent pour aller à l’hôtel. Je n’ai même pas de pièces de monnaie pour téléphoner.
Depuis le palier à l’étage, Mrs Terpstra lança:
-Leland ? Qui est-ce ? Qu’est-ce qui se passe ?
-Tout va bien, Dolly, répondit Leland. Ne t’inquiète pas. Quelqu’un qui demande son chemin, c’est tout.
Il lança un regard furieux à Terence et reprit:
-Je suis désolé, Terence. Je ne peux pas vous aider. Maintenant laissez-nous tranquilles !
Terence s’approcha de la porte. Leland n’ôta pas la chaîne de sûreté; il referma même la porte de deux ou trois centi-mètres.
-Leland, vous n’avez rien à craindre de moi. Je n’ai rien fait de mal.
-Vous coupez la tête à vos gosses et vous ne pensez pas que c’est mal ? Vous êtes un fou furieux. Vous avez toujours été un fou furieux. Votre façon d’injurier les gens, votre façon de traiter cette pauvre Iris. Mais cette fois vous avez complète-ment pété les plombs, Terence, vous avez commis un acte monstrueux. Je ne veux plus vous voir. Plus jamais, vous entendez ?
-Comment va Emily? demanda Terence d’une voix douce, s’efforçant de calmer Leland.
-Emily va bien, et ce n’est pas grâce à vous. Cette pauvre fille a de la chance de ne pas être dans un hôpital psychiatrique, après tout ce qui lui est arrivé.
-Est-ce que je pourrais la voir ?
Terence se tourna pour regarder vers le van. Il savait qu’il n’était pas censé s’inviter lui-même chez les Terpstra. On devait inviter le Voyageur Vert à entrer: autrement, il était incapable de franchir n’importe quel seuil. Il avait une influence uniquement sur ceux qui acceptaient avec empressement ce qu’il avait à offrir et, chose étonnante, beaucoup de gens acceptaient. Ils étaient tout à fait disposés à sacrifier l’avenir d’enfants non conçus, non baptisés, pourvu qu’ils aient tout de suite richesses et abondance.
En fait, songea Terence, cela n’avait rien d’exceptionnel.
Des gens sacrifiaient l’avenir d’enfants non conçus, non bap-tisés, tous les jours de la semaine. Très souvent, ils ne le faisaient même pas en échange de richesses et d’abondance. Ils agissaient ainsi simplement par bêtise, ou par indifférence, ou par méchanceté.
Aucun signal ne parvint du van, et Terence se retourna vers Leland Terpstra.
-Donnez-moi une chance, Leland. Je ne suis pas coupable tant qu’un jury ne m’a pas déclaré coupable. J’ai peut-être eu un comportement bizarre par moments. Mais jamais je n’aurais fait de mal à mes enfants, vous le savez.
Leland scruta la rue dans les deux sens.
-Comment êtes-vous venu ici ?
-Des amis m’ont déposé devant chez moi. Ils sont repartis avant que je m’aperçoive que je n’avais pas ma clé.
-Vous ne pouvez pas briser un carreau et entrer ? C’est votre maison, après tout.
-Oui, bien sûr, vous avez raison. Mais je voudrais voir Emily, être certain qu’elle va bien.
-C’est impossible, je le crains, Terence.
-Leland, je suis son père ! Quelles que soient les accusa-tions qui pèsent sur moi, elle est toujours sous ma responsabilité.
-J’ai dit ” impossible “. Elle n’est pas ici.
-Comment ça, elle n’est pas ici ? Le shérif m’a dit qu’il l’avait vue chez vous. Il me l’a dit lui-même !
-Il l’a vue ici, en effet. Mais elle ne pouvait pas rester chez nous indéfiniment, non ? Les gens des services sociaux du comté sont venus la chercher. J’ignore où ils l’ont emme-née. Sans doute dans un foyer pour enfants.
-Ils ne vous ont pas dit lequel ?
-S’ils l’ont fait, je ne m’en souviens pas. Nous l’avons hébergée quelques heures, c’est tout. Nous avons agi en bons voisins.
Terence appuya sa main sur sa poitrine. Il commençait à avoir des palpitations. Il n’osait pas penser à ce qui se passerait s’il était obligé de retourner vers le van et de dire à Janek-le-Vert qu’Emily était partie, et qu’il n’avait pas été capable de se faire inviter chez les Terpstra.
-Hé, ça va ? fit Leland en le dévisageant plus attentivement. Votre lèvre est sacrément enflée, dites-moi. Et qu’est-il arrivé à votre visage ?
-Leland, haleta-t-il, je dois absolument m’asseoir.
Leland secoua la tête.
-Vous n’entrerez pas chez moi, Terence. Il n’en est pas question. Je vous ai vu vous conduire comme un forcené et je ne tiens pas à ce que ça se reproduise dans ma maison. Maintenant vous feriez mieux de partir, sinon j’appelle les flics et ils vous embarqueront. Pour un homme qui vient d’être libéré sous caution, ça ferait plutôt mauvais effet, non ?
-Leland, je vous en supplie. Je crois que je vais m’évanouir.
Leland hésita pendant un long moment. Terence ferma les yeux et voulut presque qu’il l’invite à entrer. Finalement, Leland ferma la porte, ôta la chaîne de sûreté et dit:
-Cinq minutes, Terence, c’est tout. Pas une minute de plus. Et pas de bêtises, hein ?
-Leland, c’est tout ce que je demande.
Leland rouvrit la porte. Pratiquement au même instant, Terence entendit les portières du van s’ouvrir violemment. Leland regarda par-dessus l’épaule de Terence et demanda, en fronçant les sourcils:
-Qui sont ces gens ? Ils vont à un bal costumé ?
Terence se retourna. Il aperçut le Bretteur, le Lépreux, le Témoin et les jumeaux Lame et Nue, qui traversaient rapidement la rue, silencieux et déterminés. Ils étaient suivis de près par un personnage de petite taille, simiesque: il portait un manteau de velours foncé et son visage était dissimulé par un masque rouge vif, de la couleur du sang frais. Ce devait être le Docteur, pensa-t-il, et il savait ce que le Docteur pouvait faire.
Lorsque Leland vit que le petit groupe remontait son allée, il s’écria: ” Bon Dieu, Terence ! ” et voulut claquer la porte. Mais Terence avança son coude et l’empêcha de la refermer, puis il donna un grand coup de pied, et la porte s’ouvrit en vibrant.
-Merde, Terence, que se passe-t-il ? paniqua Leland.
Le Bretteur fut sur lui avant qu’il puisse dire autre chose. Il semblait avoir traversé la cour soudainement, le temps d’un battement de coeur. Il empoigna Leland par les pans de son peignoir, le fit pivoter sur lui-même et le poussa violemment du pied. Leland tomba dans une position de prière sur les marches de l’escalier. Il laissa échapper un couinement qui était à mi-chemin entre une toux et un hurlement. Le Bretteur lui donna un autre coup de pied. Sa botte étroite en daim noir le frappa entre les omoplates, si fort que Leland en eut le souffle coupé.
Le reste de l’entourage du Voyageur Vert fit irruption dans le vestibule, tandis que le Bretteur traînait Leland vers le séjour. Lame ferma les rideaux hermétiquement, puis alluma les lumières dans la pièce. Du premier, Mrs Terpstra appela:
-Leland ? Leland ! Que se passe-t-il en bas, Leland ? Que signifie tout ce boucan ?
Nue lança un regard à Lame et, sans la moindre hésitation, Lame sortit du séjour et monta l’escalier, silencieusement et rapidement. Terence regarda Nue avec frayeur, mais Nue porta son index à ses lèvres pour lui faire comprendre qu’il devait garder le silence. Terence regarda en spectateur impuissant le Bretteur obliger Leland à s’agenouiller au milieu de la pièce et lui donner des gifles.
Les joues de Leland devinrent rouge . Il avait une vilaine ecchymose au front, et du sang coulait du coin de sa bouche. Il se tourna vers Terence avec une expression de terreur et d’incrédulité totale.
-C’est réel, fut tout ce que Terence put lui dire.
-Où est ta fille ? lui demanda Nue d’un ton sec. Tu avais dit que ta fille serait ici.
Terence leva les mains, sur la défensive.
-Les services sociaux l’ont emmenée.
-Les services sociaux ?
-Je le jure.
Nue parcourut d’un regard méprisant le séjour bien tenu aux meubles encaustiqués. La présence des serviteurs de Janek semblait à tel point déplacée dans une pièce comme celle-là que même Terence avait du mal à croire qu’ils étaient vraiment ici. Ils étaient tellement putrides, tellement dépra-vés, tellement hors du temps ! Pourtant, ils étaient bien réels, leur force, leur assurance, l’odeur de sueur, de graisse et de velours crasseux qu’ils dégageaient, en témoignaient.
Nue s’approcha de Leland Terpstra et le regarda fixement.
Leland leva les yeux et sa pomme d’Adam tressauta, comme s’il essayait d’avaler un gros morceau de gras.
-Que voulez-vous ? lui demanda-t-il. Vous n’allez pas me tuer, dites.
Nue posa une main sur son épaule.
-Que sais-tu de la mort ? lui demanda-t-elle.
-Je ne comprends pas ce que vous voulez dire.
-Je veux dire, est-ce que tu sais ce qui se passe, quand on meurt ?
-Non, je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas. Certains disent qu’il y a une lumière, non ? Et que l’on a envie de s’avancer vers cette lumière, parce qu’elle est tellement accueillante.
-Et tu crois à cette lumière magique ? Si je te tuais maintenant, c’est là où tu irais ? Vers cette lumière ?
Leland tordit ses mains éperdument.
-Je vous en prie, ne me tuez pas. J’ai essayé d’être bon. J’ai essayé d’être juste et honnête avec tout le monde. Si j’avais su que vous vouliez Emily, je l’aurais gardée ici. Cela m’était parfaitement égal. Mais j’ignorais que vous vouliez Emily, et les gens des services sociaux l’ont emmenée, et en ce qui me concernait, c’était la meilleure chose qui pouvait arriver.
-Où est-elle ? demanda Nue d’une voix brumeuse, suppliante. (Elle lui caressait la joue du bout des doigts.) Pourquoi ne me dis-tu pas où elle est ?
Leland transpirait et tremblait.
-Madame, croyez-moi, je vous le dirais si je le savais.
Elle continua de lui caresser la joue, d’une façon de plus en plus provocante, jusqu’à ce que le visage de Leland soit empli de désespoir.
-Tu le sais certainement, chuchota-t-elle. Tu es certainement capable de te le rappeler.
Il secoua la tête à plusieurs reprises. Maintenant il était tellement terrifié qu’il ne pouvait même pas parler. Terence intervint:
-Il n’y a pas beaucoup d’endroits à Cedar Rapids qui hébergent des enfants abandonnés. Je pense que c’est le foyer pour enfants McKinley, parce qu’il se trouve à proximité du Centre Medical de Mercy. C’est là où a eté hospitalisée sa mere. Ma femme, Iris.
-Je ne sais pas, dit Leland desesperement. Je vous jure que je ne sais pas !
-Peu importe, fit Nue. Nous la trouverons, de toute façon.
-Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas !
Tandis que Leland suppliait et balbutiait, le Bretteur avait sorti ses epes de son sac, une par une, produisant un tintement terrifiant. Il les sortit toutes les cinq et entrecroisa les lames jusqu’à ce qu’elles forment le pentagone que Leland lui-meme avait entrevu, la nuit où Mary van Bogen avait été assassinée, dans la maison des Pearson.
Le Bretteur leva en l’air le pentagone, de telle sorte qu’il encadra son visage masqué, sans expression. Leland le regarda avec epouvante, puis il tourna la tete vers Terence et s’écria:
-Quoi ? Qu’est-ce que c’est ? Qu’a-t-il l’intention de faire ?
A ce moment, Lame réapparut. Il semblait essoufflé. Il coula un regard vers Nue et hocha la tête. Nue ferma les yeux brièvement pour indiquer qu’elle avait compris.
Le Docteur traversa la piece. Son masque ne lui allait pas, et son cuir chevelu etait pelé, hormis quelques touffes de cheveux. Il se tint aux côtés de Leland et toussa-une toux grêle, pleine de glaires-; puis il lui tapota l’épaule.
-Le Docteur dit que tu ne dois pas avoir peur, fit Nue.
-Terence…, supplia Leland.
Terence lui tourna le dos. Il savait ce qui allait se passer. Leland les avait invités à entrer, et une fois qu’il les avait invités à entrer, il avait irrévocablement remis son sort entre les mains du Voyageur Vert. Le Voyageur Vert était affamé. Ses racines et ses vrilles se tordaient douloureusement là où son estomac aurait dû se trouver, et il n’y avait qu’une seule nourriture que sa faim réclamait: des viscères humains… Les viscères de Leland, parce qu’il n’y avait personne d’autre. Ils ne seraient pas aussi succulents que ceux des enfants du Voyageur Vert, et ils seraient moins nourrissants. Mais c’était tout de même de la nourriture.
Le Bretteur abaissa le pentagone formé par les épées au-dessus de la tête de Leland, comme il l’avait fait avec Terence, dans sa cellule. Mais cette fois-là, c’était uniquement pour avertir Terence qu’il perdrait sa tête s’il n’obéissait pas. A présent, Terence savait que le Bretteur remplissait sa fonction de bourreau auprès de Janek. Il ferma les yeux un instant et chuchota à voix basse: ” Père céleste, ayez pitié de lui “.
Leland geignait, un son affreusement hésitant qui provenait d’une seule narine. Le pentagone des épées fut abaissé sur son visage, jusqu’à ce qu’il forme un collier d’acier affilé autour de son cou. Leland tourna frénétiquement la tête d’un côté et de l’autre, pris au piège, puis il hurla:
-Terence, venez à mon secours ! Terence, aidez-moi, pour l’amour de Dieu ! Ne les laissez pas me tuer, Terence ! Non !
Terence commit l’erreur de se retourner. A cet instant, le Bretteur referma le pentagone dans un infime tintement d’acier, et les épées tranchèrent le cou de Leland Terpstra, comme s’il était aussi tendre qu’un trognon de chou.
Il y a toujours un instant durant lequel une tête tranchée peut voir et comprendre ce qui lui est arrivé, et la tête de Leland Terpstra ne fit pas exception à la règle. Elle regarda fixement Terence, et sa bouche commença à s’ouvrir comme si elle voulait dire quelque chose. Puis un geyser de sang jaillit de la carotide et aspergea les épaules de son peignoir. Immédiatement, le Docteur empoigna les cheveux clairsemés, puis souleva la tête et l’agita d’un côté et de l’autre. Le sang gicla dans toute la pièce, sur les murs, éclaboussant la photographie de David Kirkwood sur l’autel des Terpstra.
-Au nom du ciel ! cria Terence au Docteur.
Le Docteur eut un mouvement de recul, faisant semblant d’être effrayé. Il brandit la tête ruisselante de sang de Leland comme s’il voulait la donner à Terence en cadeau de réconciliation. Terence n’avait pratiquement rien mangé de la jour-née, à part le hamburger qu’on lui avait apporté dans sa cellule à l’heure du déjeuner. Son estomac se crispa et sa bou-che se remplit d’un flot de vomi granuleux et acide, qu’il fut obligé de ravaler.
-Dites-lui d’arrêter ça ! dit-il en toussant à Nue. Dites-lui de poser ça !
Nue se contenta de ricaner. Terence avait l’impression de vivre un cauchemar: il n’avait jamais dormi et il ne dormirait plus jamais, parce que cela ne changeait rien, qu’il dorme ou qu’il soit éveillé. Il voulut saisir la tête de Leland, mais le Docteur l’écarta vivement et la mit hors de sa portée, puis il leva un doigt décharné en signe d’avertissement.
Pendant ce temps, le Bretteur avait calé le corps décapité de Leland: il était assis par terre, le dos appuyé contre le canapé. La moquette tout autour était tellement imbibée de sang qu’elle crépitait littéralement, mais le Bretteur n’y prêta pas la moindre attention. Manifestement, cela faisait partie d’un rituel précis. Tout devait être préparé de la même façon consacrée.
Terence tremblait de dégoût.
-Mon Dieu, répétait-il constamment. Mon Dieu, vous êtes tous des malades ! Vous êtes pires que tout ce que j’avais imaginé !
-Nous donnons aux gens ce qu’ils désirent, c’est tout, répliqua Nue. Nous ne demandons pas grand-chose en échange. (Elle montra du doigt la photographie éclaboussée de sang de David Kirkwood Terpstra). Combien de jeunes gens sont morts durant combien de guerres ? Et qu’en ont retiré leurs parents ? Pas le moindre lopin de terre, pas une seule bonne récolte. Janek-le-Vert donne la vie; il ne la prend pas. Tout ce qu’il demande, c’est ce qui lui revient de droit. Ce qu’il a conçu, il ne pourrait pas le consommer ?
Tenant la tête de Leland dans sa main droite, le Docteur plongea sa main gauche dans les poches de son manteau. Il en sortit des touffes d’herbes séchées, des racines et des fleurs. Terence en reconnut certaines, mais la plupart lui étaient inconnues. Le Docteur les enfonça dans la cavité béante du cou de Leland. En même temps, il traçait des signes et des symboles dans l’air.
Grâce à ses années de recherches, Terence savait que le Docteur utilisait de la sauge, du romarin et du thym, les her-bes du mariage, les herbes qui lient les choses. Il utilisait également des feves, que l’on plaçait autrefois dans les cercueils, afin que leurs bourgeons fassent plaisir aux morts. Il y avait de la bistorte, pour arrêter les hémorragies; de la rue, pour faire revenir quelqu’un sur sa décision; de l’érigéron, pour faire cicatriser la chair lacérée; et de la centaurée, pour produire des hallucinations.
Il y avait de la verveine, une herbe si puissante qu’on croyait au Moyen Age qu’elle pouvait bleuir le soleil, à condition de pouvoir l’emporter là-bas.
Mais la plus puissante de toutes était la racine de mandragore mâle, noire à l’extérieur et blanche à l’intérieur. D’après la croyance médiévale, la mandragore poussait de la semence de la dernière éjaculation involontaire d’un pendu. C’était la racine de la puissance sexuelle et de la violence extrême.
Lorsque le Docteur eut terminé, l’orifice du cou de Leland était rempli d’herbes, de racines et de fleurs séchées, tel un vase grotesque.
Nue s’approcha du corps et psalmodia:
-Conjuro et conf rmo, super vos angeli fortes, sancti atque potentes, sancn atque potentes, sancti atque potentes.
Le Docteur tint la tête de Leland à deux mains, la brandit un moment, puis il l’abaissa lentement sur l’orifice ensanglanté de son cou. Cela produisit un bruit de baiser doux et mouillé.
Terence avait lu tout ce qui avait trait à la remise en place des têtes tranchées effectuée par le Docteur. C’était mentionné des douzaines de fois dans la littérature tchèque du quatorzième siècle et dans certains des ouvrages plus anciens qu’il avait trouvés, y compris les Clavicules de Salomon et La Magie sacrée d’Abramelin le Mage, tous deux interdits par l’Église catholique.
Il avait lu ces passages, mais il n’avait jamais cru tout à fait que c’était vrai, et il n’avait jamais imaginé qu’il verrait cela de ses propres yeux.
Mais le Docteur plaça ses mains autour du cou de Leland, les laissa là un moment, puis les retira.
Terence frissonna, choqué, et ne put s’empêcher de pousser un glapissement de dégoût. La tête de Leland était posée sur son cou, mais d’une façon terriblement gauche et disgracieuse. Des brins d’herbes et de fleurs séchées dépassaient de sa peau, si bien qu’il donnait l’impression de porter un collier de feuilles dentelées.
-Tu vois ? lui dit Nue, écartant les bras telle l’assistante d’un magicien. La tête a été retirée; la tête a été remise en place.
-Mais il ne peut pas être vivant !
-Pourquoi donc ? Bien sûr qu’il est vivant ! Il a été cicatrisé !
Comme en réponse à l’affirmation de Nue, Leland poussa un gémissement.
-C’est seulement l’air qui sort de ses poumons ! s’insurgea Terence. Vous lui avez coupé la tête ! Il ne peut pas être vivant !
Mais Leland ouvrit la bouche plus largement et laissa échapper un autre gémissement, beaucoup plus long cette fois. Ce n’était pas simplement un gémissement de douleur. Pire encore que le gémissement d’un homme qui sait qu’il va mourir, c’était le gémissement d’un homme qui sait qu’il est déjà mort. Terence trembla violemment.
-Et voilà ! fit Nue triomphalement. A présent le Témoin va appeler ton père, et ton père va montrer à cet homme ce qu’est la vraie souffrance !
Le Témoin sortit silencieusement de la pièce.
Terence était incapable de parler, il ne pouvait même pas respirer. Il avait eu le sentiment de vivre un cauchemar depuis le jour où son père lui avait révélé l’existence du Voyageur Vert, mais il n’avait jamais pensé que le cauchemar aboutirait à une telle abomination.
Leland gémit à nouveau. Petit à petit, son gémissement s’éleva de plus en plus, jusqu’à ce que ce soit un hurlement rauque et interminable. Ses yeux s’ouvrirent brusquement, et il fixa Terence avec une expression d’absolue torture mentale.
-Tuez-moi ! cria-t-il. Tuez-moi, Terence, tuez-moi ! Tuez-moi tuez-moi tuez-moi tuez-moi !
Terence fit un pas raide dans sa direction mais, d’un geste souple, le Bretteur leva l’une de ses longues épées luisantes et la pointa vers la gorge de Terence, l’avertissant qu’il devait rester à l’écart.
Leland continua de crier, encore et encore:
-Tuez-moi, Terence ! Tuez-moi ! Tuez-moi !
Il tordait sa tête d’un côté et de l’autre. Son cou se gonfla et les brins d’herbe qui dépassaient de sa peau tombèrent sur son peignoir imbibé de sang et y restèrent collés, semblables à des moucherons englués dans du miel.
-Tuez-moi tuez-moi tuez-moi tuez-moi TUEZ-MOI, TERENCE !
Terence voulut s’avancer à nouveau; cette fois, le Bretteur enfonça la pointe de son épée dans son épaule. Terence ressentit une douleur cuisante, comme s’il avait été piqué par un frelon, et il recula aussitôt.
-Ne te mêle pas de ça, fils de Janek, lui conseilla Nue d’une voix beaucoup plus forte afin qu’il puisse l’entendre malgré les hurlements et les supplications de Leland. Tu ne veux pas fâcher ton père, toi aussi, n’est-ce pas ?
Le Bretteur repoussa Terence en arrière, à plusieurs reprises, jusqu’à ce qu’il soit obligé de s’asseoir dans le fauteuil près de l’âtre.
-Et reste là ! l’admonesta Nue.
Leland commença à agiter ses bras. Il essaya de se mettre debout, mais sa décapitation semblait l’avoir privé de son sens de l’équilibre et de toute coordination physique. Il parvint seulement à se retourner et resta affalé sur le canapé. Un mince filament de sang et de bave s’écoula de sa bouche. Il toussa et cracha de l’aubépine et du sang.
-Tuez-moi, dit-il au canapé. Tuez-moi, dit-il au mur. Tuez-moi, dit-il à la photographie profanée de son fils.
La porte se rouvrit et le Témoin revint. Il baissa les yeux vers Leland Terpstra, puis il fit signe d’entrer à la créature qui l’avait suivi.
Un courant d’air s’engouffra par la porte ouverte, et une spirale de feuilles de laurier en forme de clé de sol voleta et bruissa sur la moquette. Puis Janek-le-Vert apparut, dans son manteau de feuilles et de branches. Les branches frottèrent contre le chambranle de la porte, et les feuilles s’éparpillèrent sans fin autour de lui. Son masque était plus impénétrable, plus sarcastique que jamais, mais, à la faveur de la vive lumière du lustre dans le séjour des Terpstra, Terence pouvait voir le reste de son corps plus distinctement. Et plus il apparaissait distinctement, plus il était terrifiant. Ses cheveux étaient blanc-grisâtre, presque blanc-verdâtre, mais par endroits sa tête était recouverte de touffes de mousse verte et humide. C’était difficile de voir à l’intérieur de l’obscurité de son manteau feuillu, mais Terence distingua des racines qui pendaient, et des formes blafardes et molles qui ressemblaient à des champignons parasites. Janek empestait. Une odeur infecte de feuilles moisies et de bois pourri, de sève aigre d’or-ties écrasées.
Le Bretteur empoigna Leland par l’épaule et le fit tourner sur lui-même, afin qu’il puisse voir Janek. La bouche de Leland s’ouvrit et se referma, puis il se mit à crier de nouveau, un cri qui rappela à Terence un chien qu’il avait vu un jour, ecrasé sous un camion.
Leland leva un bras et le tendit vers Terence en un geste de terreur.
-Tuez-moi, Terence ! Pour l’amour de Dieu, Terence ! Tuez-moi !
Terence commença à se lever de son fauteuil, mais le Bretteur se retourna et brandit son épée, en guise de nouvel avertissement.
-Tuez-moi ! glapit Leland.
-C’est à lui qu’il faut le demander ! cria Terence en retour.
Il était clair que Leland était trop hystérique pour comprendre. Il n’arrêtait pas d’agiter sa tête d’un côté et de l’autre, il griffait les coussins du canapé comme s’il voulait les déchiqueter.
-C’est à lui qu’il faut le demander ! répéta Terence. (Il criait à pleine gorge et montrait du doigt le Voyageur Vert.) A lui, Leland !
Leland continua de crier pendant quelques secondes encore, puis il se tut et fixa Terence, les yeux exorbités. Terence montrait toujours du doigt le Voyageur Vert. Cette fois, il répéta beaucoup plus doucement:
-C’est à lui qu’il faut le demander.
Ce n’était guère le moment pour Terence de s’interroger sur la moralité de ce qu’il faisait. Il savait que Leland allait mourir de l’une des morts les plus atroces que l’on ait jamais imaginées, mais si Janek ne le tuait pas, il ne mourrait pas du tout.
Leland tourna sa tête sur son cou boursouflé, entouré de feuilles, et leva les yeux avec crainte vers le Voyageur Vert. Durant un long moment, Terence crut que Leland ne serait pas capable de parler, mais il devait parler, parce que le Voyageur Vert pouvait tuer seulement lorsqu’on le lui demandait.
Leland toussa… d’autres herbes, du sang. Puis il dit, avec un calme extraordinaire:
-Tuez-moi !
Le Bretteur agit sur-le-champ. Il repoussa Leland sur le canapé et lui arracha son peignoir taché de sang. Il fendit la veste de pyjama avec son couteau à manche de corne et en écarta les pans pour-découvrir son ventre maigre et blanc. La poitrine de Leland se soulevait et s’abaissait rapidement, sous l’effet de la terreur.
Le Voyageur Vert s’approcha du canapé et tendit une main hérissée de ronces. Il traça plusieurs sillons parallèles sur le ventre de Leland… des sillons qui firent apparaître de minuscules gouttes de sang. Leland serra les dents et respira en de rapides et forts sifflements. Désormais, il était trop terrifié pour parler. Il venait de faire l’expérience de la mort. Tout ce qu’il désirait maintenant, c’était connaître une mort qui allait durer et lui apporterait la paix éternelle.
Le Voyageur Vert voûta son dos au manteau de feuilles et se détourna à demi de Leland, comme s’il s’était ravisé et ne voulait plus le tuer. Leland continuait de respirer bruyamment; il attendait de découvrir ce que le Voyageur Vert avait l’intention de lui faire, ses doigts plantés dans les coussins du canapé. Des feuilles tombaient partout, un automne perpétuel de l’âme.
Cela se passa si vite que Terence ne vit pas le geste. Le Bretteur plongea le plus fin des couteaux et éventra Leland depuis ses poils pubiens gris jusqu’à son sternum enfoncé. La lame était tellement affilée qu’elle se coinça un instant dans le sternum; le Bretteur fut obligé de tirer le couteau d’avant en arrière et d’arrière en avant pour la dégager.
En fait, ce fut tellement rapide que Leland lui-même ne comprit pas ce qui lui était arrivé, jusqu’à ce qu’il baisse la tête et s’aperçoive que son abdomen béait, et que ses genoux étaient recouverts d’intestins luisants, ocre pâle. Ils semblaient se soulever et gonfler comme une sorte de pudding fumant et répugnant. L’odeur était tellement douceâtre et forte que Terence fut incapable de la supporter plus longtemps. Il eut deux haut-le-coeur, puis il vomit douloureusement le peu que contenait son estomac, dans l’âtre des Terpstra, à quatre pattes.
Il entendait Leland hurler. Il ne voulait plus regarder. Il ne pouvait pas regarder. Puis Leland hurla ” Terence ! ” et il tourna la tête, ses yeux voilés de larmes, ses sinus obstrués de sang et de vomissures.
Il aperçut le Voyageur Vert penché sur l’abdomen béant de Leland, une main plongée dans les intestins de Leland. Avec son autre main, le Voyageur Vert avait pris le foie protégé par une membrane. Il le tenait délicatement dans sa paume, tel un homme dégustant la plus savoureuse des truffes, et le poussait dans l’orifice pour la bouche de son masque de mummer au sourire narquois.
-Terence ! hurla Leland à nouveau.
Terence se blottit derrière le fauteuil et se boucha les oreilles avec les mains. Puis il essaya de se convaincre qu’il n’était pas là, qu’il n’était jamais né, et que même la pire des horreurs devrait prendre fin.
Emily était couchée dans son lit, au foyer d’accueil, et contemplait le plafond. Il était plus de trois heures du matin, mais elle n’avait pas fermé l’oeil de la nuit. Elle avait écouté la pluie gargouiller dans les tuyaux de descente, telles des voix d’hommes en train de se noyer. Le courant d’air provenant de la fenêtre entrouverte faisait ondoyer le rideau de tulle, et cela créait un théâtre d’ombres continuel sur le plafond: une créature bossue à l’énorme tête, accompagnée de deux lévriers au corps étiré qui couraient à ses côtés.
Elle se rendait compte que quelque chose de très important lui arrivait, mais elle était incapable de comprendre quoi. Elle avait l’impression qu’il y avait deux Emily, l’une à l’intérieur de l’autre. C’était comme si deux négatifs photographiques légèrement différents avaient été posés l’un sur l’autre, du fait de ses deux personnalités, mais l’une d’elles était plus sombre, plus étrangère, plus obscure, comme si elle se cachait le visage avec les mains.
Et cette personnalité plus sombre grandissait. Elle la sentait distinctement grandir. Elle avait presque l’impression qu’elle pouvait lui parler, comme si elle était une autre personne. Pourtant, c’était également elle.
Elle avait éprouvé pour la première fois ce flou de sa personnalité la nuit où tante Mary avait été tuée. Elle s’était réveillée et avait ressenti une immense frayeur doublée de plaisir, comme si elle faisait un tour de montagnes russes dans l’obscurité complète. Elle s’était redressée dans son lit, les yeux grands ouverts, et avait écouté. Et elle avait su que quel-qu’un qui l’aimait se trouvait à proximité, quelqu’un qu’elle n’avait jamais rencontré, mais quelqu’un qui lui donnerait tout ce qu’elle désirait.
Elle avait aussi senti quelque chose d’excitant, comme des herbes aromatiques, la forêt en hiver, et elle avait perçu un goût inhabituel sur sa langue, comme de l’amidon… quelque chose d’âcre et de légèrement visqueux.
Elle se rappelait avoir parlé à l’homme de haute taille, au visage blanc et au manteau blanc, dans la cour, mais elle ne se rappelait pas très bien comment elle était arrivée là. Elle se rappelait qu’elle s’était sentie surexcitée et ravie. Le père de son père venait ! Elle était impatiente de le voir, impatiente de l’inviter à entrer. Ce n’était pas son grand-père de Des Moines, c’était un autre grand-père très différent, puissant, merveilleux et étrange.
Elle se souvenait des feuilles qui s’engouffraient dans la cour, de plus en plus de feuilles qui voletaient et bruissaient. Elle se souvenait d’une jeune fille aux longues jambes qui portait une grosse veste en peaux de lapin et de chien, et d’un autre homme coiffé d’un étrange bonnet noir.
Après cela, cependant, tout paraissait incohérent. Avait-elle vu sa mère dans l’escalier ? Elle en avait gardé une demi-image, mais elle n’en était pas sûre. Avait-elle entendu tante Mary crier ? Elle ne savait pas. Son esprit restait dans le vague.
Elle avait eu du chagrin pour tante Mary. Elle avait pleuré, des larmes amères, dans la maison des Terpstra. Et puis elle avait cessé d’avoir du chagrin pour tante Mary, et elle avait éprouvé une immense satisfaction, parce qu’elle avait le pressentiment que le père de son père était satisfait.
Elle ne se rappelait pas si elle avait effectivement vu le père de son père ou non. Elle avait le vague souvenir de quelque chose qui était sombre, touffu et buissonneux, mais comment cela aurait-il pu être le père de son père ?
Elle pensa à George, à Lisa, et elle se sentit triste à nouveau. Elle les voyait encore s’agenouiller dans le champ et prier, tandis que leur père s’apprêtait à leur couper la tête.
Elle regarda la créature bossue faire des bonds et des sauts sur le plafond, et les chiens efflanqués courir à ses côtés. Elle se demanda vers où elle courait, cette créature. Est-ce qu’elle fuyait quelque chose qui était encore plus terrifiant, ou bien poursuivait-elle quelqu’un ? Un soudain crépitement de la pluie contre la fenêtre de la chambre la fit sursauter, et elle leva la tête pour s’assurer qu’une créature bossue bien réelle ne la lorgnait pas depuis le rebord de la fenêtre.
Elle savait que son nouveau grand-père était furieux après son père. Elle ignorait d’où elle tirait ce savoir, mais elle savait, tout simplement. C’était dans sa tête, comme si elle l’avait toujours su. Son père n’avait pas fait ce qu’il aurait dû faire. Il ne s’était pas conduit en bon fils. Il avait tué George et Lisa parce qu’il ne voulait même pas que leur nouveau grand-père les voie. Et si Emily n’avait pas couru aussi vite, il l’aurait tuée également. Ensuite les choses auraient mal tourné, très mal tourné.
Suffisamment pour changer le temps, et la façon dont l’herbe poussait, et pour que des gens se fassent tuer.
C’était mal de sa part de penser comme elle le faisait maintenant, et elle savait parfaitement que la conséquence d’être deux Emily à l’intérieur d’une Emily serait catastrophique. Non seulement pour elle, mais pour son nouveau grand-père, et pour les milliers de personnes qui avaient besoin de lui. Emily pensa à des champs et à des fermes. Mais elle ne voyait pas du soja mûrissant,-ou du maïs qui bruissait dans le soleil de l’été. Elle ne voyait que de la terre détrempée, et la sécheresse, et des vents apportant d’épais nuages de poussière. Elle sentait la puanteur de fossés où l’eau stagnait, de blé en train de pourrir, et de tombes fraîchement ouvertes.
Elle se demanda qui elle était, et elle n’était pas certaine d’être à même de répondre. Elle était certaine qu’elle était Emily. Mais elle était également ” Emily “.
C’était ” Emily ” qui avait invité son nouveau grand-père et tous ses amis à entrer dans la maison, la nuit où tante Mary avait été tuée. C’était ” Emily ” qui avait parlé au shérif, chez les Terpstra. Elle ne se rappelait même pas ce que ” Emily ” lui avait dit, mais elle avait gardé le souvenir d’une sensation désagréable de haut-le-coeur, et elle avait le sentiment d’avoir dit quelque chose de méchant.
Cette nuit, cependant, elle ne savait pas très bien où Emily finissait et où ” Emily ” commençait. Elle ne savait même pas si cela aurait dû la terrifier.
Le rideau de tulle ondula sous l’effet d’une soudaine bourrasque. Le bossu fit une pirouette, bondit et disparut dans une fissure du plafond, et les lévriers bondirent à sa suite.
La porte de la chambre d’Emily s’entrouvrit de deux ou trois centimètres. Les yeux mi-clos, Emily aperçut l’une des infirmières à l’uniforme beige, venue s’assurer qu’elle dormait. Emily ne bougea pas. Un instant plus tard, la porte fut refermée sans bruit.
Emily pensa: Nous sommes deux ici, vous ne nous voyez donc pas ? La petite fille et la ” petite fille “. Le temps change, le monde change et je suis en train de changer, moi aussi.
A dix heures un quart, le matin suivant, la sonnette de la maison de Lily retentit; elle alla ouvrir, tout en se séchant les cheveux avec une serviette. Trois jeunes hommes trempés et une jeune femme pareillement trempée se tenaient sur la véranda. Derrière eux, la pluie balayait le bout grossièrement pavé et couvert de flaques d’eau de Fir Avenue.
-Entrez vite ! dit Lily. Je viens juste de faire du café.
Le plus grand des jeunes hommes s’avança dans le vestibule, et les autres le suivirent. Il avait un visage mince et basané, de longs cheveux noirs attachés sur la nuque en une épaisse queue de cheval. Il portait un jean et un blouson de cuir noir élimé, orné de badges, de pin’s et des lettres DPA en clous de métal. L’un des deux autres jeunes hommes était coiffé d’un bonnet en laine tricotée, comme Michael Nesmith des Monkees. L’autre, qui se faisait appeler Kit, avait un gros nez et portait des lunettes. La jeune fille était jolie, dans le genre anorexique ou enfant abandonné. Son T-shirt marron à manches longues était trempé et dégouttait de pluie.
-Harriet, tu veux que je te prête des vêtements secs ? lui demanda Lily. (Elle-même était vêtue d’un jean bleu moulant et d’une grosse chemise en laine, déboutonnée presque jus-qu’à la taille.) Tu ne vas pas encore attraper la crève, dis-moi ?
-Non, merci, renifla Harriet.
Elle foula le tapis indien rouge et jaune et se tint devant l’âtre, où trois grosses bûches couvertes de cendres dispensaient leur dernière chaleur vacillante. Elle se donna des tapes pour rétablir la circulation du sang dans ses veines.
-J’ai tellement de T-shirts, ça ne me dérange pas.
-Non, ça ira, affirma Harriet avec humeur.
Elle était la martyre du mouvement Droits Pour les Animaux. Elle disait souvent que si jamais elle tuait un animal, même accidentellement, elle s’ouvrirait les veines. Elle avait même supplié les Laboratoires Upjohn de la prendre pour pratiquer des vivisections sur elle, à la place d’un chimpanzé. Les chimpanzés étaient les égaux des êtres humains, alors quelle différence cela faisait-il ?
-Et toi, Dean ? demanda Lily au jeune homme grand et basané. Tout est prêt ?
-Je veux, oui ! Nous avons les échelles, nous avons les pinces coupantes, nous avons les pieds-de-biche, nous avons les grands pétards. John se présentera à la porte d’entrée à 12 h 01 précises. Nous attaquerons le grillage de la clôture d’enceinte dès que nous entendrons son signal.
-Cela va faire les gros titres de tous les journaux, déclara triomphalement le jeune homme au bonnet en laine. Nous allons être célèbres, dans le monde entier !