220

- Non, non, madame. Nous en portons tous lorsque nous nous trouvons Ö

l'extÇrieur Ö cette Çpoque

de l'annÇe. C'est l'hiver dans notre capitale et il fait froid en ce moment. Nous vivons sur un monde

plutìt froid - grosses nÇbulositÇs, prÇcipitations abondantes, souvent de la neige.

- Màme dans les rÇgions tropicales?

- Non, lÖ il fait en gÇnÇral chaud et sec. Mais la population est surtout regroupÇe dans les rÇgions plus froides. Nous aimons bien cela. C'est vivifiant et stimulant. Les mers, que nous avons ensemencÇes de faune et de flore terriennes, sont fertiles, de

sorte que les poissons et autres crÇatures se sont abondamment multipliÇs. En consÇquence de quoi, il n'existe pas de pÇnurie alimentaire, màme si l'agriculture terrestre demeure limitÇe et que nous ne serons jamais le grenier de la Galaxie. Les ÇtÇs sont courts mais träs chauds et les plages träs frÇquentÇes. Vous pourrez peut-àtre ne pas les trouver Ö votre goñt car la nuditÇ est tabou.

- VoilÖ un climat bien bizarre, me semble-t-il.

- question de rÇpartition mer-terre, d'orbite planÇtaire un peu plus excentrique que la plupart et de

divers autres facteurs. Franchement, cela ne me gàne guäre. ( Il haussa les Çpaules et ajouta : ) Ce n'est pas ce qui m'intÇresse.

- Vous àtes un Commercien. J'imagine que vous n'àtes pas souvent sur la planäte.

- Exact, mais je ne suis pas devenu commercien pour m'en Çvader. Je me plais, ici. Et cependant je m'y plairais peut-àtre moins si j'y Çtais plus souvent.

ConsidÇrÇes sous cet angle, les rudes conditions de Baleyworld ont des consÇquences positives. Elles encouragent le commerce. Baleyworld produit des hommes qui courent les mers pour trouver de la nourriture et il existe une certaine analogie entre courir les mers et courir l'espace. Je dirais qu'un bon tiers de tous les Commerciens qui parcourent 221

les routes de l'espace sont des gens de Baleyworld.

- Vous me semblez un peu abattu, D.G.

- Vraiment? Il me semble que je suis d'excellente humeur. J'ai d'ailleurs quelques raisons. Et vous aussi.

- Ah?

- C'est Çvident, non? Nous sommes sortis de

Solaria vivants. Nous connaissons exactement la nature du danger solarien. Nous avons mis la main sur une arme insolite qui devrait intÇresser nos militaires. Et vous allez àtre l'hÇroãne de Baleyworld. Les officiels de la planäte connaissent dÇjÖ

les grandes lignes des ÇvÇnements et tous les hommes du bord Çtaient volontaires pour vous apporter

cette combinaison. Il leur tarde Ö tous de vous approcher et de baigner dans votre aura, si l'on peut dire.

- quel changement! dit sächement Gladia.

- Absolument. Niss, l'homme que Daneel a corrigÇ...

- Je m'en souviens parfaitement, D.G.

- Il est träs dÇsireux de vous prÇsenter ses excuses. Et d'amener ses quatre

camarades pour qu'ils puissent s'excuser eux aussi. Et pour botter le train,

sous vos yeux, Ö celui qui a fait une proposition dÇplacÇe. Ce n'est pas un mÇchant garçon, madame.

- J'en suis certaine. Assurez-le qu'il est pardonnÇ

et que l'incident est oubliÇ. Et si vous vous chargez de la chose je... je leur serrerai la main, Ö eux et peut-àtre Ö quelques autres avant de dÇbarquer.

Mais ne les laissez pas s'attrouper autour de moi.

- Je comprends, mais je ne peux vous garantir qu'il n'y aura pas une certaine foule Ö Baleytown, la capitale de Baleyworld. Il est impossible d'empàcher divers officiels du gouvernement de tenter de

222

tirer un avantage politique du fait qu'on les verra avec vous, souriant et saluant.

- Par Jehoshaphat! comme aurait dit votre Ancàtre.

- Ne dites pas cela une fois Ö terre, madame.

C'est une expression qui lui est rÇservÇe. Pour tout autre, on considäre de mauvais goñt de l'employer...

Il va y avoir des discours et des vivats et toutes sortes de cÇrÇmonies officielles sans grande signification. Je suis dÇsolÇ, madame.

- Je m'en passerais bien, dit-elle pensivement, mais je suppose qu'il n'y a aucun moyen d'y Çchapper.

- Aucun, madame.

- Combien de temps cela va-t-il durer?

- Jusqu'Ö ce qu'ils se lassent. Plusieurs jours, peut-àtre, mais ils y mettront une certaine variÇtÇ.

- Et combien de temps resterons-nous sur la planäte?

- Jusqu'Ö ce que je me lasse, madame, mais j'ai beaucoup Ö faire... des endroits oî aller,.. des amis Ö voir...

- Des femmes Ö qui faire l'amour.

- HÇlas pour la fragilitÇ humaine, dit D.G. avec un grand sourire.

- Tout sauf vous attendrir.

- C'est une faiblesse. Je ne peux parvenir Ö m'attendrir.

- Vous ne vous adonnez pas totalement au bon sens et Ö la rectitude, n'est-ce pas?

- Je n'ai jamais eu cette prÇtention. Mais, cela mis Ö part, je dois Çgalement m'occuper de questions plus banales comme le fait

que mes officiers et mon Çquipage voudront voir leurs familles et amis, rattraper le sommeil en retard et prendre un peu de bon temps... Et si vous voulez bien considÇrer l'Éme des objets inanimÇs, il faudra rÇparer le

223

vaisseau, le retaper, le rafraåchir et refaire le plein.

Bref, ce genre de petites choses.

- Combien de temps prendront ces petites choses?

- Peut-àtre des mois, qui sait?

- Et qu'est-ce que je deviens, pendant ce temps?

- Vous pourriez voir notre monde, Çlargir vos horizons.

- Mais votre monde n'est pas exactement la cour de rÇcrÇation de la Galaxie.

- Tout Ö fait exact, mais nous essaierons de soutenir votre intÇràt. ( Il consulta sa montre. ) Un dernier conseil, madame. Ne parlez pas de votre Ége.

- quelle raison aurais-je d'en parler?

- Vous pourriez en parler accidentellement. On attendra de vous que vous prononciez quelques mots et vous pourriez dire, par exemple : Æ Au cours de mes quelque vingt-trois dÇcennies d'existence je n'ai jamais ÇtÇ

aussi

heureuse de faire la connaissance de quiconque comme celle des habitants de Baleyworld. Ø Si vous àtes tentÇe de dire quelque chose de cet ordre, renoncez-y.

- Je le ferai. Je n'ai nulle intention de me lancer dans l'hyperbole, de toute façon... mais, Ö titre de simple curiositÇ, pourquoi?

- Simplement parce qu'il vaut mieux qu'ils ignorent votre Ége.

- Mais ils connaissent mon Ége, non? Ils savent que j'Çtais l'amie de votre Ancàtre et ils savent Ö

quelle Çpoque il vivait. Ou ont-ils l'impression... ( elle lui jeta un regard aigu )... que je suis une lointaine descendante de la Gladia?

- Non, non, ils savent qui vous àtes et quel Ége vous avez, mais ils ne le savent qu'avec leur tàte... et peu de gens se servent de leur tàte, comme vous aurez pu le remarquer.

224

- Effectivement. Màme sur Aurora.

- Parfait. Je ne voudrais pas que les Coloniens soient diffÇrents dans ce domaine. Eh bien, vous paraissez... ( il hÇsita, Çvaluant ) quarante ans, peutàtre quarante-cinq et

c'est ainsi qu'ils vous accepteront avec leurs tripes, c'est-Ö-dire lÖ oî

se

situe en gÇnÇral le mÇcanisme de la pensÇe. A condition que vous n'insistiez pas lourdement sur votre Ége rÇel.

- Est-ce que ça change vraiment quelque chose?

- Vraiment? Ecoutez, le Colonien moyen ne veut vraiment pas de robots. Il n'a aucune sympathie pour les robots, aucun dÇsir d'en possÇder. Ici, nous nous satisfaisons d'àtre diffÇrents des Spatiens. Une longue vie est quelque chose de diffÇrent. quarante dÇcennies, c'est bien plus que dix.

- En fait, träs peu d'entre nous arrivent Ö quarante dÇcennies.

- Et en fait träs peu d'entre nous arrivent Ö dix dÇcennies. Nous enseignons l'avantage d'une vie bräve - la qualitÇ contre la quantitÇ, la rapiditÇ de l'Çvolution, un monde en mutation permanente mais rien ne peut rendre les gens

heureux de vivre dix dÇcennies lorsqu'ils imaginent qu'ils pourraient en vivre quarante. Ainsi, au delÖ d'un certain seuil, la propagande engendre un contrecoup et mieux vaut n'en rien dire. Ils ne voient pas souvent des Spatiens, comme vous l'imaginez, et ils n'ont guäre l'occasion de grincer des dents sur le fait que les Spatiens conservent un aspect jeune et vigoureux màme lorsqu'ils sont deux fois plus vieux que le plus ÉgÇ de tous les Coloniens. Ils verront cela en vous et s'ils y pensent cela va les perturber.

- Voulez-vous que je leur fasse un discours et que je leur dise exactement ce que signifient quarante dÇcennies? Leur dirai-je combien d'annÇes on survit au printemps de l'espoir,

sans parler des amis et des relations? Leur diraije que les enfants et la famille sont des mots vides de sens, leur parlerai-je 225

des maris qui se succädent, du vague souvenir des liaisons dÇsinvoltes entre-temps et dans le màme temps, de l'Çpoque oî vous dÇcouvrez que vous avez vu tout ce que vous vouliez voir, entendu tout ce que vous vouliez entendre, dÇcouvert qu'il vous est impossible d'avoir une pensÇe originale, oubliÇ

ce que sont l'exaltation et la dÇcouverte, apprenant chaque annÇe combien l'ennui peut devenir plus pesant?

- Mes compatriotes ne le croiraient pas. Je pense que je n'y crois pas moi-màme. Est-ce lÖ le sentiment de tous les Spatiens ou

est-ce que vous inventez de toutes piäces?

- Je suis certaine de ce que je ressens, mais j'en ai vu bien d'autres dÇcliner en vieillissant; j'ai vu leurs dispositions se gÉter, leurs ambitions se rÇduire, leurs indiffÇrences se faire plus nombreuses.

D.G., les lävres pincÇes, paraissait maussade.

- Le taux de suicides est-il ÇlevÇ chez les Spatiens? demanda-t-il. Je ne l'ai

pas entendu dire.

- Il est pratiquement nul.

- Mais cela ne colle pas avec ce que vous dites.

- Pensez donc! Nous sommes entourÇs de robots destinÇs Ö nous maintenir en vie. Il n'y a aucun moyen de se tuer quand nos actifs et vigilants robots nous entourent sans cess. Je doute màme que quelqu'un y songe. Je n'y penserais màme pas moi-màme, ne serait-ce que parce que je ne peux supporter l'idÇe de ce que cela signifierait pour tous mes robots domestiques, et plus encore pour Daneel et Giskard.

_ Ils ne sont pas vraiment vivants, savez-vous? Ils n'ont pas de sentiments.

- Vous dites cela parce que vous n'avez jamais vÇcu avec eux, dit Gladia en secouant la tàte... Et je crois que de toute façon vous surestimez l'aspiration Ö une longue vie chez ceux de votre race. Vous

226

savez mon Ége, vous regardez mon aspect et cela ne vous gàne cependant pas.

- Parce que je suis convaincu que les mondes spatiens doivent dÇgÇnÇrer et mourir, que ce sont les mondes coloniens qui reprÇsentent l'espoir de l'avenir de l'humanitÇ, et que ce sont les caractÇristiques de notre vie ÇphÇmäre qui en sont le garant.

Et en Çcoutant ce que vous venez de dire, Ö supposer que tout soit vrai, j'en

suis davantage convaincu encore.

- N'en soyez pas trop sñr. Vous pourriez bien vous trouver devant vos propres et insurmontables difficultÇs... si ce n'est dÇjÖ fait.

- C'est incontestablement possible, madame,

mais pour l'instant je dois vous laisser. Le vaisseau est en approche d'atterrissage et il me faut intelligemment consulter l'ordinateur qui le contrìle sans

quoi personne ne croira que je suis le commandant.

Il sortit et elle demeura un instant plongÇe dans des pensÇes mÇlancoliques, ses doigts jouant machinalement avec le plastique

qui recouvrait la combinaison.

Elle en Çtait arrivÇe Ö un sentiment d'Çquilibre, sur Aurora, Ö une façon de laisser sa vie se dÇrouler paisiblement. Au fur et Ö mesure des repas, des jours, des saisons, la vie s'Çtait ÇcoulÇe et la paix l'avait isolÇe, pratiquement, de la fastidieuse attente de la seule aventure qu'il lui restait Ö vivre, l'ultime aventure, la mort.

Et voilÖ qu'elle Çtait venue sur Solaria, qu'elle avait rÇveillÇ des souvenirs d'une enfance depuis longtemps enfuie, sur un monde depuis longtemps disparu, et voilÖ que cette paix, cette sÇrÇnitÇ s'Çtait brisÇe - Ö jamais, peut-àtre - et qu'elle se retrouvait dÇpouillÇe et nue devant l'horreur d'une vie qui se poursuivait.

227

qu'est-ce qui pourrait bien remplacer la sÇrÇnitÇ disparue?

Elle surprit la faible lueur du regard de Giskard posÇ sur elle et elle lui dit :

- Viens-moi en aide, Giskard.

CHAPITRE

Il faisait froid. Le ciel Çtait gris de nuages et la neige qui tombait, lÇgäre, faisait miroiter l'air. Des flocons tourbillonnaient dans la brise fraåche et au loin, au delÖ du terrain d'atterrissage, Gladia apercevait des amoncellements

de neige.

Des foules de gens s'amassaient çÖ et lÖ, que des barriäres empàchaient d'approcher trop präs. Tous portaient des combinaisons de genres et de couleurs divers et ils paraissaient

tout gonflÇs, ce qui

en faisait une foule d'objets informes oî seuls des yeux apparaissaient. Certains portaient des visiäres transparentes qui brillaient devant leur visage.

Gladia pressa sa main gantÇe sur son visage. Sauf pour ce qui Çtait de son nez, elle avait assez chaud.

La combinaison, bien plus qu'isolante, semblait dÇgager sa chaleur propre.

Elle regarda derriäre elle. Daneel et Giskard Çtaient tout proches, l'un et l'autre vàtus d'une combinaison.

Elle avait d'abord protestÇ contre ces vàtements :

- Ils n'ont pas besoin de combinaisons. Ils sont insensibles au froid.

- J'en suis convaincu, dit D.G., mais vous dites que vous n'irez nulle part sans eux et nous ne pouvons absolument pas les laisser exposÇs au froid. Cela ne paraåtrait pas naturel. Pas plus que nous ne souhaitons dÇchaåner leur hostilitÇ en montrant trop manifestement que vous avez des robots.

228

- Il faut qu'ils sachent que j'ai des robots avec moi et le visage de Giskard le trahira... màme SOUS

une combinaison.

- Peut-àtre peuvent-ils le savoir, dit D.G., mais il y

˘ a de fortes chances pour qu'ils n'y pensent pas s'ils

˘ y sont pas forcÇs... alors ne les forçons pas.

D.G. la conduisait maintenant dans un vÇhicule terrestre au toit et aux cìtÇs transparents.

- Ils voudront vous voir, Ö votre passage, madame, dit-il en souriant.

Gladia prit place d'un cìtÇ et D.G. s'installa de l'autre.

- Je suis le co-hÇros, dit-il.

- Est-ce important pour vous?

- Oh, oui! Cela se traduit par une prime pour mon Çquipage et peut-àtre par une promotion pour moi. Je ne mÇprise pas ce genre de choses.

Daneel et Giskard montärent Çgalement dans le vÇhicule et prirent place sur des siäges faisant face aux deux humains, Daneel en face de Gladia et Giskard en face de D.G.

Un autre vÇhicule se trouvait devant eux, non transparent celui-lÖ, et une douzaine d'autres suivaient. On entendait des acclamations, on voyait

une foràt de bras s'agiter dans la foule assemblÇe.

D.G. sourit, leur rÇpondit par un geste du bras, faisant signe Ö Gladia de faire comme lui. Elle agita la main, pour la forme. Il faisait chaud Ö l'intÇrieur du vÇhicule et le nez de Gladia avait cessÇ d'àtre glacÇ.

Ces vitres ont un reflet assez dÇsagrÇable, ditelle. On ne peut pas le supprimer?

- Certainement, mais nous n'en ferons rien. Il s'agit d'un champ de forces aussi discret que possible. Ces gens, lÖ-dehors,

sont pleins d'enthousiasme

et ils ont ÇtÇ fouillÇs, mais peut-àtre quelqu'un a-t-il rÇussi Ö dissimuler une arme et nous ne voulons pas que vous soyez blessÇe.

229

Vous voulez dire qu'on pourrait tenter de me tuer?

( Les yeux de Daneel scrutaient calmement la foule d'un cìtÇ, Giskard faisant de màme de l'autre. )

- C'est tout Ö fait improbable, madame, mais vous àtes spatienne et les Coloniens n'aiment pas les Spatiens. Certains pourraient màme leur vouer une haine telle qu'ils ne verraient en vous que la spacitude... Mais ne vous inquiÇtez pas. Màme si quelqu'un devait essayer - ce qui est tout Ö fait improbable, comme je l'ai dit -, il ne rÇussirait pas.

La file de voitures s'Çbranla, toutes ensemble et avec une grande douceur.

Gladia se redressa Ö demi, surprise. Il n'y avait personne de l'autre cìtÇ de la sÇparation de l'habitacle.

- qui conduit? demanda-t-elle.

- Les vÇhicules sont totalement informatisÇs, expliqua D.G. Je parie que les vÇhicules spatiens ne le sont pas.

Nous avons des robots pour les conduire.

D.G. continuait Ö agiter la main et Gladia faisait machinalement de màme.

- Pas nous, dit D.G.

- Mais un ordinateur, c'est essentiellement la màme chose qu'un robot.

- L'ordinateur n'est pas humaniforme et n'impose pas sa prÇsence. quelles que

soient les analogies technologiques, ils constituent, psychologiquement, des

mondes diffÇrents.

Gladia regardait la campagne, la jugeant d'une nuditÇ accablante. Màme si c'Çtait l'hiver, on ressentait une certaine dÇsolation devant les rares buissons dÇnudÇs et les arbres parcimonieusement

plantÇs dont l'aspect chÇtif faisait davantage encore ressentir une mort qui semblait tout Çtreindre.

230

D.G., remarquant son air abattu et les regards qu'elle jetait çÖ et lÖ sur le paysage, expliqua :

- Ca n'a pas träs grande allure en cette saison, madame. Mais en ÇtÇ ce n'est pas mal. On peut voir des plaines verdoyantes, des vergers, des champs de cÇrÇales...

- Des foràts?

- Non, pas de foràts naturelles. Notre monde est encore en pleine croissance et toujours en cours de façonnement. Nous n'avons eu qu'un peu plus d'un siäcle, en fait. La premiäre Çtape a consistÇ Ö mettre en culture des jardins voisins des habitations pour les tout premiers Coloniens, en utilisant des semences importÇes. Ensuite, nous

avons peuplÇ l'ocÇan de poissons et d'invertÇbrÇs divers, en tendant autant que possible Ö une Çcologie autonome. Le p'rocessus est träs simple... si la chimie ocÇanique s'y pràte. Si ce n'est pas le cas, la planäte ne peut àtre rendue habitable sans une totale modification chimique et cela n'a pas encore ÇtÇ effectivement tentÇ, encore qu'il existe toutes sortes de projets dans ce domaine... Enfin, nous essayons de faire prospÇrer la terre, ce qui est toujours lent et difficile.

- Est-ce que tous les mondes coloniens ont suivi cette voie ?

- Ils la suivent. Aucun d'entre eux n'est vraiment terminÇ. Baleyworld est le plus ancien et nous n'avons pas fini. Encore deux siäcles environ et les mondes coloniens seront riches et pleins de vie sur terre comme dans les mers

- bien que d'ici lÖ plusieurs autres mondes, plus neufs encore, en seront Ö divers stades prÇliminaires de leur Çvolution. Je suis certain que les

mondes spatiens en sont passÇs par lÖ.

- Il y a plusieurs siäcles, oui... et plus rapidement, je pense. Nous avions des robots pour nous aider.

231

- Nous nous dÇbrouillerons, se borna Ö dire D.G.

- Et la vie originelle... la flore et la faune qui se trouvaient sur ce monde avant l'arrivÇe des humains?

- Insignifiantes, petites, faibles, dit D.G. en haussant les Çpaules. Les scientifiques s'y intÇressent, bien sñr, de sorte que la vie locale originelle

existe toujours dans des aquariums spÇciaux, des jardins botaniques, des zoos. Il existe des Çtendues d'eau un peu Ö l'Çcart et de considÇrables Çtendues de terre qui n'ont pas encore ÇtÇ converties. Il existe màme une certaine vie indigäne dans ces rÇgions ÇloignÇes.

- Mais ces Çtendues sauvages finiront toutes par àtre converties? - Nous l'espÇrons.

- Ne pensez-vous pas que la planäte appartient en fait Ö ces choses insignifiantes, petites, faibles?

- Non, je ne suis pas sentimental Ö ce point. La planäte et l'Univers tout entier appartiennent Ö

l'intelligence. Les Spatiens en conviennent. Oî est la vie indigäne sur Solaria? Ou sur Aurora?

La file de voitures, qui avait roulÇ en terrain accidentÇ depuis le spatioport, parvenait maintenant en terrain plat, pavÇ, oî

apparaissaient plusieurs Çdifices surmontÇs de dìmes.

- Capital Plaza, annonça D.G. Ö voix basse. C'est le coeur màme de la planäte. On y trouve les

services administratifs et gouvernementaux, le Congräs planÇtaire s'y rÇunit, on y trouve aussi la RÇsidence de l'ExÇcutif, etc.

- Je suis dÇsolÇe, D.G., mais ce n'est guäre impressionnant. Ces Çdifices sont de petite taille et sans grand intÇràt.

- Vous ne voyez qu'un toit de temps en temps, madame, dit D.G. avec un sourire. Les immeubles eux-màmes sont situÇs au-dessous - tous reliÇs 232

entre eux. En fait, il s'agit d'un complexe unique et toujours en pleine croissance. C'est une citÇ en elle-màme, voyez-vous. C'est cela qui, avec les zones rÇsidentielles d'alentour, constitue Baleytown.

Avez-vous l'intention de tout avoir sous terre, en fin de compte? La ville tout entiäre? Le monde tout entier?

- La plupart d'entre nous pensent Ö un monde souterrain, oui.

- Il existe des villes souterraines sur la Terre ai-je cru comprendre.

- Effectivement, madame. C'est ce qu'on appelle les Cavernes d'Acier.

- C'est donc ce que vous imitez, ici?

- C'est plus qu'une simple imitation. Nous y ajoutons nos propres conceptions... Nous allons nous arràter, madame, et on va nous demander de descendre d'un instant Ö l'autre. A votre place, je fermerais ma combinaison. Le vent qui souffle sur la Plaza en hiver est lÇgendaire.

Gladia obtempÇra, tÉtonnant pour tenter de

rabattre les bords des ouvertures.

- C'est plus qu'une simple imitation, disiez-vous...

- En effet. Nous concevons notre ville souterraine en fonction du climat.

Du

fait que notre climat

est, dans l'ensemble, plus rude que celui de la Terre, l'architecture exige certaines modifications. Avec une construction adÇquate, il faut träs peu d'Çnergie pour chauffer le complexe en hiver et le rafraåchir en ÇtÇ. D'une certaine maniäre, en fait, nous chauffons en partie l'hiver avec

la chaleur emmagasinÇe

l'ÇtÇ prÇcÇdent et nous rafraåchissons en ÇtÇ avec le froid de l'hiver ÇcoulÇ.

- Et la ventilation?

- Elle consomme une partie de l'Çnergie stockÇe mais pas toute. Cela fonctionne, madame, et un jour nous -rivaliserons avec les structures de la Terre, 233

C'est lÖ, bien sñr, notre ambition finale... faire de Baleyworld une copie de la Terre.

- Pour autant que je sache, la Terre n'est pas Ö

ce point admirable qu'on souhaite en faire une imitation, dit Gladia d'un ton lÇger.

D.G. lui lança un regard aigu.

- Abstenez-vous de ce genre de plaisanteries, madame, lorsque vous vous trouvez avec des Coloniens... màme avec moi. La Terre

n'est pas un sujet de plaisanterie.

- DÇsolÇe, D.G., dit Gladia, je n'avais nulle intention de me montrer irrespectueuse.

- Vous ne saviez pas. Maintenant, si. Allons, descendons.

La portiäre latÇrale du vÇhicule s'ouvrit en glissant sans bruit et D.G.

se

tourna et descendit. Il

tendit ensuite la main Ö Gladia pour l'aider et lui dit :

- Vous allez vous adresser au Congräs planÇtaire, savez-vous, et Ö tous les officiels du gouvernement qui auront pu s'entasser lÖ.

Gladia, qui avait tendu la main pour saisir celle de D.G. et qui ressentait dÇjÖ - pÇniblement - le vent glacÇ sur son visage, recula soudain, s'exclamant : Je dois faire un discours? On ne me l'avait pas dit.

Je pensais que cela allait sans dire, pour vous, observa D.G., l'air surpris.

- Pas du tout. Et je ne sais pas faire de discours.

Je n'ai jamais fait cela.

- Il le faut. Il n'y a rien de terrible. Il s'agit simplement de dire quelques mots apräs de longs et ennuyeux discours de bienvenue.

- Mais qu'est-ce que je pourrais bien dire?

- Vous n'avez pas Ö faire appel Ö votre imagination, je vous l'assure.

Parlez

simplement de la paix,

234

de l'amitiÇ et blabla. Donnez-leur-en pour une demi-minute. Je vais vous griffonner quelque chose si vous voulez.

Et Gladia descendit du vÇhicule, suivie par les robots. Son esprit Çtait un vrai tourbillon.

NIVEAUA Le discours

CHAPITRE

En pÇnÇtrant dans l'Çdifice, ils retirärent leurs combinaisons et les tendirent Ö des serviteurs.

Daneel et Giskard retirärent Çgalement les leurs et les serviteurs jetärent Ö ce dernier des regards aigus, s'approchant de lui avec prÇcaution.

Gladia ajusta nerveusement ses obturateurs

nasaux. Jamais, jusqu'alors, elle ne s'Çtait trouvÇe en prÇsence d'une telle foule d'àtres humains Ö la vie ÇphÇmäre - en partie, savait-elle ( ou le lui avait-on dit? ) parce qu'ils transportaient en eux des infections chroniques et des hordes de parasites.

- Est-ce que je rÇcupÇrerai ma propre combinaison?

- Aucune autre, l'assura D.G. Elles vont àtre conservÇes Ö l'abri et stÇrilisÇes par des radiations.

Gladia jeta autour d'elle un regard circonspect.

Elle avait en quelque sorte l'impression que màme le contact visuel pouvait àtre dangereux.

- qui sont ces gens? demanda-t-elle, montrant 236

plusieurs hommes en vàtements de couleurs vives et manifestement armÇs.

- Des gardes chargÇs de la sÇcuritÇ, madame, dit D. G.

- Màme ici? Dans un bÉtiment officiel?

- Absolument. Et lorsque nous serons Ö la tribune un champ de forces nous sÇparera de l'assistance.

- N'avez-vous pas confiance en vos propres Çlus?

- Pas totalement, dit D.G. avec un demi-sourire.

Notre monde est demeurÇ rude et nous suivons

notre bonhomme de chemin. On n'a pas rabotÇ

toutes nos aspÇritÇs et nous n'avons pas de robots pour veiller sur nous. Et puis nous avons aussi des partis minoritaires actifs; nous avons nos faucons de guerre.

- que sont les faucons de guerre?

La plupart des Baleyworldiens avaient maintenant retirÇ leur combinaison et

allaient prendre des verres. On entendait un brouhaha de conversations et nombreux Çtaient ceux qui regardaient Gladia, mais nul ne s'approcha pour bavarder avec eux. En fait, il Çtait manifeste pour Gladia qu'on les Çvitait.

D.G. remarqua le regard de Gladia, qui errait çÖ

et lÖ sur l'assistance, et le comprit.

- On leur a dit, expliqua-t-il, que vous aimeriez qu'on ne vous serre pas de trop präs. Je crois qu'ils comprennent votre crainte de l'infection.

- J'espäre qu'ils ne jugent pas cela injurieux.

- C'est possible, mais vous avez avec vous ce qui est manifestement un robot et la plupart des Baleyworldiens n'apprÇcient pas ce

genre d'infection.

Notamment les faucons.

- Vous ne m'avez pas dit ce que c'est.

- Je vous le dirai, si on a le temps. Dans un instant, il va falloir que nous montions, vous, moi et 237

les autres personnes, Ö la tribune... La plupart des Coloniens pensent que, en son temps, la Galaxie va leur appartenir, que les Spatiens ne peuvent pas gagner la course Ö l'expansion et ne la gagneront pas. Nous savons aussi que cela prendra du temps.

Nous ne le verrons pas. Nos enfants ne le verront probablement pas. Cela prendra peut-àtre un millier d'annÇes, pour autant que

nous le sachions. Les faucons ne veulent pas attendre. Ils veulent rÇgler cela tout de suite.

- Ils veulent la guerre?

- Ils ne le disent pas clairement. Et ils ne se disent pas eux-màmes faucons de guerre. Ce sont les gens raisonnables qui les appellent ainsi. Eux s'appellent les SuprÇmatistes de la Terre. Apräs tout, il est difficile d'en vouloir Ö des gens qui se dÇclarent partisans de la suprÇmatie de la Terre.

Nous sommes tous d'accord, mais pour la plupart d'entre nous ce n'est pas pour demain et nous n'en sommes pas furieux pour autant.

- Et ces faucons pourraient m'agresser? Physiquement?

D.G. lui fit signe d'avancer puis rÇpondit

- Je crois qu'il faut y aller, madame. On nous installe... Non, je ne crois pas que vous serez effectivement attaquÇe, mais

mieux vaut àtre prudents.

Gladia s'arràta au moment oî D.G. lui indiquait sa place.

- Pas sans Daneel et Giskard, D.G. Je n'irai nulle part sans eux. Pas màme Ö la tribune. Pas apräs ce que vous venez de me dire Ö propos des faucons.

- Vous demandez beaucoup, madame.

- Au contraire, D.G. Je ne demande rien. Ramenez-moi chez moi tout de suite...

avec mes robots.

Tendue, elle regarda D.G. s'approcher d'un petit groupe d'officiels. Il s'inclina lÇgärement, les bras le long du corps. Sans doute un geste de respect sur Baleyworld, pensa Gladia.

238

Elle n'entendit pas ce que disait D.G., mais une pensÇe pÇnible et tout Ö fait fortuite lui traversa l'esprit. Si on tentait de la sÇparer de ses robots contre sa volontÇ, Daneel et Giskard allaient sñrement faire tout leur possible

pour s'y opposer. Ils agiraient bien trop vite et avec une trop grande prÇcision pour blesser quiconque - mais les gardes chargÇs de la sÇcuritÇ feraient aussitìt usage de leurs armes.

Il fallait empàcher cela Ö tout prix... faire semblant d'accepter de se sÇparer de Daneel et Giskard

et leur demander d'attendre derriäre elle. Comment pourrait-elle supporter cela? Jamais, de toute sa vie, elle n'Çtait vraiment demeurÇe sans robots. Comment se sentir en sÇcuritÇ

sans

eux? Mais, d'autre part, comment rÇsoudre le dilemme autrement?

D.G. revint et annonça :

Le fait que vous soyez une hÇroãne, madame,

päse son poids dans la balance. Et, bien sñr, je sais me montrer träs persuasif. Vos robots peuvent vous suivre. Ils se tiendront derriäre vous sur l'estrade, mais aucun projecteur ne sera braquÇ sur eux. Et, pour l'amour de l'Ancàtre, madame, n'appelez pas l'attention sur eux. Ne les regardez màme pas.

- Vous àtes gentil, D.G., dit Gladia d'une voix tremblante et avec un soupir

de soulagement. Merci.

Elle prit sa place en tàte de la file, D.G. Ö sa gauche, Daneel et Giskard derriäre elle, suivie par une longue thÇorie d'officiels des deux sexes.

Une Colonienne, qui portait une sorte de bÉton paraissant àtre un symbole de sa charge, eut un signe de tàte approbateur apräs avoir attentivement examinÇ la file. Elle prit ensuite la tàte du cortäge et tout le monde suivit.

Gladia entendit une musique, sur un rythme de marche simple et rÇpÇtitif et elle se demanda si elle Çtait censÇe avancer d'un pas spÇcifique, les coutumes 239

variant Ö l'infini et pas toujours de façon

rationnelle d'un monde Ö l'autre.

Du coin de L'oeil, elle remarqua D.G. qui avançait, un peu n'importe comment, traånant presque les pieds. Elle eut un pincement dÇsapprobateur des lävres et se mit Ö marcher en suivant le rythme de la musique, la tàte et le corps bien droits. En l'absence de directive, elle marcherait comme elle l'entendait.

Ils arrivärent sur une scäne et des siäges sortirent doucement du sol. La file se disloqua mais D.G. la guida doucement par le bras. Les deux robots la suivirent.

Elle se tint devant le siäge que D.G. lui dÇsigna tranquillement. La musique se fit plus sonore mais l'Çclairage parut avoir baissÇ. Apräs un instant qui lui parut interminable, elle sentit que D.G., d'une lÇgäre pression, lui faisait signe de s'asseoir. Elle obÇit et tous l'imitärent.

Elle remarqua le lÇger miroitement du champ de forces protecteur et, au delÖ, une assistance de plusieurs milliers de personnes. Dans cet amphithÇÉtre träs en pente, tous les

siäges Çtaient occupÇs. Chacun Çtait vàtu de couleurs tristes dans les marron et les noirs, les hommes comme les femmes ( pour autant qu'elle pñt les distinguer ). Dans les allÇes se tenaient les gardes dans leur uniforme vert et cramoisi. Incontestablement, cela permettait de les reconnaåtre aussitìt. Cela devait Çgalement en faire des cibles parfaites, songea Gladia.

- Vous avez un nombre considÇrable d'Çlus, ditelle Ö voix basse en se tournant

vers D.G.

- Je crois que tous les membres de l'administration et du gouvernement sont

ici avec amis et invitÇs, dit-il avec un lÇger haussement d'Çpaules.

C'est la rançon de votre popularitÇ, madame.

Elle jeta un regard sur l'assistance, de droite a gauche puis de gauche Ö droite et tenta d'apercevoir 240

tout au bout, du coin de L'oeil, soit Daneel soit Giskard - simplement pour s'assurer qu'ils Çtaient bien lÖ. Et puis, pensa-t-elle en se rebellant, il ne se passerait rien si elle jetait un coup d'oeil rapide.

DÇlibÇrÇment, elle tourna la tàte. Ils Çtaient lÖ. Elle aperçut Çgalement D.G. qui roulait des yeux exaspÇrÇs.

Elle sursauta soudain au moment oî la lumiäre d'un projecteur privilÇgia l'une des personnes sur la scäne tandis que le reste de la salle se faisait plus obscur.

La silhouette prise dans le pinceau du projecteur se leva et se mit Ö parler. Sa voix n'Çtait pas träs sonore, mais Gladia entendit un lÇger Çcho qui se rÇpercutait depuis les murs les plus ÇloignÇs. Il devait pÇnÇtrer dans le moindre recoin de l'immense salle, pensa-t-elle.

S'agissait-il d'une amplification due Ö un systäme si discret qu'elle ne pouvait le voir ou de l'acoustique particuliärement ÇtudiÇe et de la forme de la salle? Elle l'ignorait, mais elle se contraignit Ö poursuivre ses rÇflexions car cela la libÇrait, un instant, de l'obligation d'Çcouter ce qui se disait.

A un moment, elle entendit qu'on murmurait

Æ quakenbush Ø quelque part dans l'assistance.

Mais sans l'acoustique parfaite, on n'aurait probablement rien entendu.

Pour elle, le mot ne signifiait rien, mais Ö entendre le petit rire ÇtouffÇ

qui parcourut l'assistance,

elle pensa qu'il s'agissait d'un vulgarisme local. Le bruit s'estompa presque aussitìt et Gladia fut surprise du profond silence qui

s'ensuivit.

Compte tenu, peut-àtre de la parfaite acoustique de la salle qui permettait de percevoir le moindre son, l'assistance devait faire silence pour Çviter un bruit et une confusion intolÇrables. Ensuite, une fois Çtabli le silence et tout bruit de la part de l'auditoire devenu tabou, il Çtait impensable que ne 241

rÇgnÉt pas le seul silence... Sauf lorsqu'on ne pouvait rÇsister Ö l'envie de

murmurer Æ quakenbush Ø, supposa-t-elle.

Gladia se rendit compte que ses pensÇes se faisaient confuses et que ses yeux

se fermaient. D'un

seul coup, elle se reprit. Les habitants de la planäte essayaient de l'honorer et si elle s'endormait, cela serait sans doute considÇrÇ comme une intolÇrable injure. Elle essaya de demeurer ÇveillÇe en Çcoutant attentivement, mais cela parut lui donner davantage sommeil encore. Elle prÇfÇra se mordre l'intÇrieur des joues et respirer profondÇment.

Trois officiels prirent tour Ö tour la parole, avec une relative briävetÇ, grÉce au Ciel, et Gladia finit par se sentir pleinement ÇveillÇe lorsque le projecteur tomba sur sa gauche et

que D.G. se leva pour

prendre Ö son tour la parole, debout devant son siäge.

Il paraissait tout Ö fait Ö l'aise, les pouces passÇs dans sa ceinture.

- Hommes et femmes de Baleyworld, dit-il, messieurs les lÇgislateurs, honorables dirigeants et chers compatriotes, vous venez d'entendre rapporter ce

qui s'est passÇ sur Solaria. Vous savez que ce fut une rÇussite totale. Vous savez que Mme Gladia d'Aurora a contribuÇ Ö ce succäs. Je vais maintenant vous prÇciser quelques dÇtails ainsi qu'Ö mes compatriotes spectateurs de l'hypervision.

Il entreprit de raconter une version modifiÇe des evÇnements et la nature des modifications amusa beaucoup Gladia. Il passa allÇgrement sur sa propre dÇconfiture face Ö un robot humaniforme. Il ne dit mot de Giskard et rÇduisit le rìle de Daneel au minimum tandis qu'il insistait sur celui jouÇ par Gladia. L'affaire se changea en un duel entre deux femmes - Gladia et Landaree - et c'Çtaient le courage et le sens de l'autoritÇ de Gladia qui l'avaient emportÇ. D.G. termina en disant

242

- Et maintenant, Mme Gladia, solarienne par la naissance, auroraine par la nationalitÇ, mais baleyworldienne par son exploit..

Il fut interrompu par des applaudissements nourris, les plus nourris que Gladia eñt entendus car les prÇcÇdents orateurs n'avaient ÇtÇ que tiädement accueillis.

D.G. leva les mains pour rÇclamer un silence qui revint aussitìt. Il termina

- Mme Gladia va s'adresser Ö vous.

Gladia, voyant le projecteur sur elle, se tourna vers D.G., soudain paniquÇe. On applaudissait tout autour d'elle et D.G. applaudissait, lui aussi. Il se pencha vers elle et lui murmura, sous le couvert des applaudissements :

- Vous les aimez, vous voulez la paix et, n'Çtant pas un homme politique, vous n'avez pas l'habitude de faire de longs discours. Dites-leur cela et asseyez-vous.

Elle le regarda sans comprendre, bien trop nerveuse pour avoir entendu ce qu'il avait dit.

Elle se leva et se retrouva face Ö une foule de gens sur une foule de gradins.

CHAPITRE

Gladia se sentit toute petite ( et certainement pas pour la premiäre fois de sa vie ) en se tournant vers l'estrade. Tous les hommes Çtaient plus grands qu'elle, de màme que les trois autres femmes. Elle se rendit compte que bien qu'ils fussent tous assis et elle debout, ils ne l'en dominaient pas moins.

quant Ö l'assistance, qui attendait maintenant dans un silence presque menaçant, elle eut la certitude que tous ceux qui la composaient la dÇpassaient en long comme en large.

Elle respira profondÇment et dit : Æ Mes amis... Ø

mais ses mots ne se traduisirent que par un faible 243

sifflement. Elle s'Çclaircit la gorge ( dans ce qui lui parut un bruit de tonnerre ) et reprit :

- Mes amis! ( Cette fois le son sembla Ö peu präs normal. ) Vous àtes tous des descendants de Terriens. Je suis moi-màme descendante de Terriens. Il

n'existe pas d'àtre humain, dans aucun des mondes habitÇs - qu'il s'agisse de

mondes spatiens, de mondes coloniens ou de la Terre elle-màme -, qui ne soit terrien par la naissance ou par l'ascendance.

Toute autre diffÇrence s'efface devant ce fait capital.

( Elle jeta un coup d'oeil sur sa gauche et vit que D.G.

arborait un petit sourire et que sa paupiäre tremblait comme s'il allait lui

faire de L'oeil. Elle poursuivit : ) C'est lÖ un fait qui devrait guider toutes

nos pensÇes, toutes nos actions. Je vous remercie tous de me considÇrer comme une compatriote humaine et de m'accueillir parmi vous sans autre considÇration de diffÇrence de nature,

sans autre classification dans laquelle vous auriez pu àtre tentÇs de me ranger. De ce fait, et dans l'espoir que viendra bientìt le jour oî seize milliards d'àtres humains, vivant dans l'amour et la paix, se jugeront uniquement comme tels et rien de

plus - ou de moins -, je vous considäre non seulement comme des amis mais comme des fräres et des soeurs.

Un tonnerre d'applaudissements Çclata et Gladia, soulagÇe, ferma Ö demi les yeux. Elle demeura debout pour laisser les applaudissements se poursuivre et se plonger dans l'agrÇable sensation

qu elle avait bien parlÇ et - màme - qu'elle devait poursuivre. Lorsque les applaudissements se calmärent, elle sourit, salua sur

sa droite, sur sa gauche, et

s'appràta Ö s'asseoir.

quand une voix s'Çleva de l'assemblÇe, lui demandant :

- Pourquoi ne parlez-vous pas en solarien?

FigÇe dans son mouvement, choquÇe, elle regarda D.G.

244

Il fit un lÇger mouvement de tàte, lui murmura : Æ Ne rÇpondez pas Ø, et lui fit signe aussi discrätement que possible de s'asseoir.

Elle le regarda une ou deux secondes puis se rendit compte du spectacle assez disgracieux qu'elle devait offrir, le postÇrieur en arriäre, figÇe dans son mouvement pour s'asseoir. Elle se redressa aussitìt, adressa un sourire Çclatant aux spectateurs, tournant la tàte d'un cìtÇ et de

l'autre. Pour la premiäre

fois, elle prit conscience d'objets tout proches dont les objectifs brillants Çtaient braquÇs sur elle.

Bien sñr! D.G. avait dit que la cÇrÇmonie Çtait retransmise par hyperonde. Cela ne lui parut guäre important maintenant. Elle avait parlÇ, on l'avait applaudie et elle faisait face, bien droite et sans nervositÇ, Ö l'auditoire qu'elle pouvait voir. quelle importance pouvaient avoir ceux qu'elle ne voyait pas? Elle rÇpondit, toujours souriante :

- Je pense qu'il s'agit lÖ d'une question amicale.

Vous voulez que je vous montre mes talents? quels sont ceux qui veulent que je parle comme le ferait une Solarienne? N'hÇsitez pas, levez la main.

quelques bras se levärent.

- Le robot humaniforme, sur Solaria, m'a entendue parler solarien. C'est ce

qui a fini par le vaincre.

Allons... je voudrais voir tous ceux qui souhaitent une dÇmonstration.

D'autres bras se tendirent et quelques instants plus tard l'auditoire Çtait une foràt de mains levÇes.

Gladia sentit qu'on tirait son pantalon et elle se libÇra d'un mouvement vif.

- Parfait. Vous pouvez baisser les bras, fräres et soeurs- Comprenez que la langue que j'utilise maintenant est le galactique standard, qui est Çgalement

votre langue. Moi, cependant, je le parle avec l'accent aurorain et je sais que

vous me comprenez

tous màme si cet accent peut vous paraåtre amusant et le choix de mes mots vous surprendre un peu, de 245

temps Ö autre. Vous remarquerez que j'ai l'accent chantant. Cela paraåt toujours ridicule Ö quiconque n'est pas aurorain, màme aux autres Spatiens.

Ø D'autre part, lorsque je prends l'accent solarien, comme en ce moment, vous remarquerez que l'accent chantant disparaåt et qu'il

devient rocailleux,

avec les " r " qui rroulent interrminablement , notamment lorsqu'il n'y a pas de " r " du tout, comme dans le mot acaciarr.

L'assistance Çclata de rire et Gladia ne se dÇpartit pas de son sÇrieux. Finalement, elle leva les bras, leur fit signe de cesser et les rires s'arràtärent.

- Cependant, reprit-elle, je ne retournerai probablement jamais sur Solaria et

je n'aurai donc pas

l'occasion d'utiliser de nouveau le dialecte solarien.

Et le brave commandant Baley ( elle se tourna vers lui et s'inclina lÇgärement, remarquant la transpiration sur son front ).

me

dit qu'il ne sait pas quand je

rentrerai en Aurora, ce qui va peut-àtre m'obliger Ö

renoncer Çgalement Ö l'accent aurorain. Il ne me restera donc qu'Ö parler le dialecte de Baleyworld et je vais m'y mettre immÇdiatement.

Ses doigts se nouärent, invisibles, elle se redressa, inclina le menton, imita le petit sourire dÇgagÇ de D.G. et reprit, d'une voix affectÇe de baryton :

- Hommes et femmes de Baleyworld, messieurs

les lÇgislateurs, honorables dirigeants et chers compatriotes - c'est-Ö-dire

tout le monde sauf, peut-àtre,

quelques peu honorables dirigeants...

Elle fit de son mieux pour y mettre les coups de glotte, les Æ a Ø peu sonores et l'aspiration des Æ h Ø.

Les rires se firent plus forts cette fois et plus prolongÇs. Gladia se permit de sourire et d'attendre calmement que s'apaise l'hilaritÇ. Apräs tout, elle les persuadait de rire d'eux-màmes.

Et lorsque le calme revint, elle dit simplement en dialecte aurorain et en forçant sur l'accent

246

- Tous les dialectes paraissent amusants ou

curieux pour ceux qui n'y sont pas habituÇs et tendent Ö sÇparer les àtres humains en diffÇrents groupes - et frÇquemment rÇciproquement inamicaux. Les dialectes, cependant, ne

sont que les langages de la bouche. Au lieu de les Çcouter, vous, moi et tous les àtres de tous les mondes habitÇs devrions Çcouter le langage du coeur, et pour celuici il n'existe pas de dialecte. Ce langage, si nous

voulions seulement l'Çcouter, a la màme sonoritÇ pour nous tous.

Et voilÖ. Elle allait maintenant se rasseoir mais une autre question jaillit. Celle d'une femme, cette fois :

- quel Ége avez-vous?

- Asseyez-vous, madame! grogna D.G. entre ses dents. Ne rÇpondez pas.

Gladia se tourna vers D.G., Ö demi levÇ. Les autres occupants de la tribune, pour autant qu'elle pñt les voir dans la pÇnombre en dehors de la lumiäre du projecteur, semblaient la regarder, tendus.

Elle se tourna de nouveau vers l'assistance et dit d'une voix sonore :

- On veut que je m'assoie, ici, Ö la tribune. quels sont ceux, parmi vous, qui veulent que je m'assoie?

Je vous trouve bien silencieux... quels sont ceux qui veulent que je rÇponde franchement Ö la question?

On entendit de vifs applaudissements et des cris de : Æ RÇpondez! RÇpondez! Ø

- La voix du peuple! dit Gladia. Je suis dÇsolÇe, D.G., et vous, messieurs, mais on m'ordonne de parler.

Elle regarda le projecteur et dit d'une voix forte

- Je ne sais qui contrìle les lumiäres, mais allumez l'auditorium et Çteignez

le projecteur. Je me

fiche des consÇquences sur les camÇras de l'hyperonde. Assurez-vous seulement

que le son passe

247

bien. On ne se souciera guäre que je ne sois pas träs visible si l'on m'entend parfaitement. D'accord?

- D'accord! hurla l'auditoire. ( Puis on entendit Lumiäres! Lumiäres!

quelqu'un, sur l'estrade, fit des signes frÇnÇtiques et l'auditoire fut plongÇ dans la lumiäre.

- C'est beaucoup mieux, dit Gladia. Maintenant je vous vois tous, mes fräres. J'aimerais, notamment, voir la femme qui a posÇ la question, celle qui veut connaåtre mon Ége. J'aimerais m'adresser directement Ö elle. N'hÇsitez pas, ne

soyez pas timide. Si

vous avez le courage de poser la question, vous devriez avoir le courage de la poser en face.

Elle attendit et finalement une femme se leva, au milieu de la foule, ses cheveux bruns tirÇs en arriäre, la peau d'un brun lÇger. Ses vàtements, collants pour souligner sa silhouette mince, Çtaient d'un marron plus foncÇ.

- Je n'ai pas peur de me lever, dit-elle d'une voix un peu stridente. Et je n'ai pas peur de rÇpÇter- ma question : quel Ége avez-vous?

Gladia la regarda calmement et se sentit màme heureuse de la confrontation.

Comment cela Çtait-il possible? Au cours de ses trois premiäres dÇcennies d'existence, on lui avait soigneusement enseignÇ Ö juger comme insupportable la prÇsence d'un seul àtre

humain. Et voilÖ

qu'elle affrontait des milliers de personnes sans trembler. Elle en fut vaguement surprise et tout Ö fait ravie.

- Restez debout, madame, je vous prie, et parlons.

Comment mesurons-nous l'Ége? En annÇes ÇcoulÇes depuis la naissance?

- Je m'appelle Sindra Lambid, annonça calmement la femme. Je fais partie des

Çlus, et je suis

donc l'un des Æ chers Çlus Ø et Æ honorables dirigeants Ø du commandant Baley.

J'espäre àtre, Æ honorable Ø, en tout cas. ( On entendit une cascade 248

de rires, l'assistance semblant se faire de plus en plus bon enfant. ) Pour rÇpondre Ö votre question, je crois que la dÇfinition habituelle de l'Ége

d'une personne est le nombre d'annÇes galactiques standard ÇcoulÇes depuis sa naissance. C'est ainsi que j'ai cinquante-quatre ans. quel Ége avez-vous?

Si vous nous donniez simplement un chiffre?

- Je vais vous le dire. Depuis ma naissance se sont ÇcoulÇes deux cent trente-trois annÇes galactiques standard et j'ai donc

vingt-trois dÇcennies soit un peu plus de quatre fois votre Ége, Gladia se tenait bien droite et elle savait que sa silhouette petite et mince la faisait paraåtre extràmement juvÇnile dans la pÇnombre, Ö cet instant.

On entendit un brouhaha de conversations et une sorte de grognement qui Çmanait de sa gauche. Un rapide coup d'oeil dans cette direction lui rÇvÇla que D.G. avait portÇ la main Ö son front.

- Mais c'est une façon tout Ö fait passive de mesurer le temps, poursuivit Gladia. Une façon toute quantitative qui ne tient pas compte de l'aspect qualitatif. Ma vie S'est

ÇcoulÇe tranquillement,

tristement pourrait-on dire. J'ai ÇtÇ plongÇe dans une routine bien Çtablie, protÇgÇe de tout ÇvÇnement fÉcheux par un systäme social parfaitement

rodÇ qui ne laissait place ni au changement ni Ö

l'expÇrience, et par mes robots qui faisaient Çcran Ö

toute Çventuelle mÇsaventure.

Ø Deux fois dans ma vie seulement j'ai connu le souffle de l'exaltation et les deux fois Ö la suite d'ÇvÇnements tragiques. Une premiäre fois Ö trentetrois ans, alors que j'Çtais

plus jeune en annÇes que

la plupart d'entre vous qui m'Çcoutez maintenant, j'ai connu une pÇriode - assez bräve - au cours de laquelle on m'a accusÇe d'un meurtre. Deux ans plus tard, pendant un temps - pas träs long non plus -, j'ai ÇtÇ impliquÇe dans un autre meurtre.

Lors de ces deux occasions, l'inspecteur Elijah 249

Baley se trouvait Ö mes cìtÇs. Je pense que la plupart d'entre vous connaissent l'histoire telle qu'elle a ÇtÇ rapportÇe par le fils d'Elijah Baley.

J'y ajouterai une troisiäme occasion car, au cours de ce mois, j'ai connu une assez grande agitation qui a atteint son apogÇe lorsqu'on m'a demandÇ de paraåtre face Ö vous, expÇrience tout Ö

fait diffÇrente de ce que j'ai pu faire au cours de ma longue vie. Et je dois reconnaåtre que seuls votre bonne humeur et votre aimable accueil m'ont

rendu la chose possible.

Ø que chacun de vous imagine la diffÇrence avec sa propre vie. Vous àtes des pionniers qui vivez dans un monde de pionniers. Ce monde a ÇvoluÇ au cours de toute votre vie et va continuer Ö Çvoluer.

Ce monde n'est pas encore fixÇ et chaque jour qui passe est - et doit àtre - une aventure. Le climat màme est une aventure. Vous connaissez le froid, puis la chaleur, puis de nouveau le froid. C'est un climat riche en vent, en tempàtes et en changements soudains. A aucun instant

vous ne pouvez vous reposer et laisser le temps s'Çcouler paresseusement dans un

monde qui ne changerait pas, ou guäre.

Ø Nombreux sont les Baleyworldiens qui sont

commerçants ou peuvent dÇcider de l'àtre et passer alors la moitiÇ de leur vie Ö parcourir les chemins de l'espace. Et si jamais ce monde finit par àtre domptÇ, nombreux sont ses habitants qui peuvent choisir de transfÇrer leur activitÇ sur un autre monde moins dÇveloppÇ ou se joindre Ö une expÇdition qui dÇcouvrira un monde oî

le pied de l'homme ne s'est pas encore posÇ et participer Ö son façonnement, Ö son ensemencement afin de le rendre apte Ö l'occupation humaine.

Ø Si vous mesurez la vie par les ÇvÇnements, les actions accomplies, les succäs, je ne suis qu'une enfant, plus jeune que le plus jeune d'entre vous. Le 250

grand nombre d'annÇes que j'ai vÇcues n'a contribuÇ

qu'Ö me lasser, qu'Ö m'ennuyer; le petit nombre des vìtres Ö vous enrichir, Ö vous passionner... Dans ces conditions, rÇpÇtez-moi donc votre Ége, madame Lambid.

- Cinquante-quatre bonnes annÇes, madame Gladia.

Elle se rassit et, de nouveau, les applaudissements montärent, se poursuivirent. D.G. profita du

bruit pour demander d'une voix rauque :

- Madame, qui vous a enseignÇ Ö maåtriser ainsi un auditoire?

- Personne, souffla-t-elle. Je n'avais jamais essayÇ.

- Arràtez, pendant que vous gagnez. L'homme qui se läve maintenant est le leader de nos faucons.

Inutile de l'affronter. Dites que vous àtes fatiguÇe et asseyez-vous. Nous nous chargerons nous-màmes de contrer le Vieux Bonhomme Bistervan.

- Mais je ne suis pas fatiguÇe, protesta Gladia, je m'amuse.

L'homme qui se trouvait maintenant debout en face d'elle, tout Ö fait sur sa droite mais assez präs de l'estrade, Çtait grand, solide, avec une broussaille de sourcils blancs qui lui tombaient sur les yeux.

Blancs Çgalement ses cheveux clairsemÇs tandis que le noir de ses vàtements n'Çtait ÇgayÇ que par une bande blanche le long des manches et des

jambes du pantalon, comme pour dÇlimiter Çtroitement son corps. Il dit d'une

voix profonde et sonore:

- Je m'appelle Tomas Bistervan et beaucoup me connaissent sous le nom de Vieux Bonhomme, surtout je crois parce qu'ils souhaiteraient que je ne tarde pas trop Ö mourir et je pense que je ne trainerai guäre. Je ne sais comment vous appeler car vous ne semblez pas avoir de nom de famille et parce que je ne vous connais pas assez bien pour 251

vous appeler par votre prÇnom. Sincärement, je ne souhaite d'ailleurs pas vous connaåtre Ö ce point.

Ø Apparemment, vous avez contribuÇ Ö sauver un vaisseau de Baleyworld malgrÇ les piäges et les ai-mes de votre peuple et de cela nous vous remercions. En revanche, vous venez

de nous raconter

quelques pieuses absurditÇs sur l'amitiÇ et la fraternitÇ. Pure hypocrisie!

Ø quand votre peuple nous a-t-il tÇmoignÇ la moindre fraternitÇ? quand les Spatiens se sont-ils sentis liÇs Ö la Terre et Ö son peuple par quelque parentÇ? Certes, vous descendez des Terriens, vous les Spatiens. Nous ne l'oublions pas. Pas plus que nous n'oublions que vous l'avez oubliÇ. Pendant plus de vingt dÇcennies, les Spatiens ont contrìlÇ la Galaxie et traitÇ les Terriens comme d'odieux animaux Ö la vie ÇphÇmäre.

Maintenant que nous devenons forts, vous nous tendez la main de l'amitiÇ, mais

cette main est gantÇe, comme le sont les

vìtres. Vous tentez de vous souvenir de ne pas nous tourner le nez, mais le nez, màme s'il n'est pas tournÇ, est protÇgÇ par des obturateurs. Eh bien?

Est-ce que je me trompe?

- Peut-àtre, dit Gladia en montrant ses mains, l'auditoire de cette salle - et plus encore ceux qui me voient en hyperonde - ne savent-ils pas que je porte des gants. Ils ne sont pas träs visibles, mais ils n'en existent pas moins. Je ne le nie pas. Et je porte des obturateurs nasaux qui filtrent la poussiäre et les micro-organismes sans trop gàner la respiration.

Et je prends soin de me dÇsinfecter pÇriodiquement la gorge. Et je me lave peut-àtre un peu plus que l'exigent les seules rägles ÇlÇmentaires d'hygiäne. Je ne nie rien de tout cela.

Ø Mais cela traduit mes dÇfauts, pas les vìtres.

Mon systäme immunitaire n'est pas träs rÇsistant.

Ma vie a ÇtÇ trop confortable et je n'ai ÇtÇ que trop peu exposÇe. Il ne s'agit pas d'un choix dÇlibÇrÇ de 252

ma part mais du prix Ö payer. Si l'un d'entre vous se trouvait dans ma fÉcheuse position, que ferait-il?

Notamment vous, monsieur Bistervan, que feriez-vous?

- Je ferais comme vous, rÇpondit Bistervan,

mÇcontent. Et je considÇrerais cela comme un signe de faiblesse, une preuve que je suis mal adaptÇ Ö

une vie qui ne l'est pas et que je dois donc laisser place Ö ceux qui sont forts. Femme, ne nous parlez pas de fraternitÇ. Vous n'àtes rien pour moi. Vous àtes de ceux qui nous ont persÇcutÇs et ont tentÇ de nous dÇtruire quand ils Çtaient puissants et qui viennent Ö nous en gÇmissant maintenant qu'ils sont faibles.

L'auditoire s'agita - et pas träs amicalement mais Bistervan tenait bon.

- Vous souvenez-vous du mal que nous vous

avons fait quand nous Çtions puissants? demanda doucement Gladia.

- Soyez assurÇe que nous ne l'oublions pas. Cela demeure prÇsent Ö notre esprit chaque jour, rÇpondit Bistervan.

- Parfait! Car vous saurez ainsi ce qu'il faut Çviter. Vous avez appris que lorsque le fort opprime le faible, c'est mal. Par consÇquent, lorsque la roue tournera, que vous deviendrez puissants et nous faibles, vous ne vous conduirez pas en oppresseurs.

- Oh, oui! J'ai entendu cet argument. Lorsque vous Çtiez forts, il n'Çtait pas question d'une morale que vous pràchez avec ardeur maintenant que vous àtes faibles.

- Mais, en ce qui vous concerne, vous aviez

pleinement conscience de la morale lorsque vous Çtiez faibles, et vous Çtiez ÇpouvantÇs par le comportement des puissants -

et

voilÖ que vous oubliez cette morale maintenant que vous àtes forts. Il est certainement prÇfÇrable que celui qui Çtait immoral 253

apprenne la morale dans l'adversitÇ plutìt que celui qui Çtait moral oublie sa morale dans la prospÇritÇ.

- Nous rendrons ce que nous avons reçu, dit

Bistervan en brandissant le poing.

- Vous devriez donner ce que vous auriez aimÇ

recevoir, rÇtorqua Gladia en tendant les bras. Du fait que chacun peut avoir une injustice passÇe Ö

venger, vous prÇtendez donc, mon ami, qu'il est bon que le fort opprime le faible. Et en disant cela vous justifiez les Spatiens du passÇ et ne devriez donc pas vous plaindre dans le prÇsent. Je dis, moi, que l'oppression Çtait un mal lorsque nous la pratiquions dans le passÇ et qu'elle

le demeurerait tout

autant si vous la pratiquiez dans l'avenir. Nous ne pouvons changer le passÇ, malheureusement, mais nous pouvons toujours dÇcider de ce que sera l'avenir.

Gladia s'arràta. Bistervan ne rÇpondant pas

immÇdiatement, elle demanda :

- quels sont ceux d'entre vous qui souhaitent une Galaxie nouvelle et non plus l'Çternel recommencement de l'ancienne?

Les applaudissements commencärent Ö crÇpiter, mais Bistervan leva les bras et cria d'une voix de stentor : Attendez! Attendez! Ne soyez pas stupides! Arràtez !

Les applaudissements se turent lentement et Bistervan dÇclara :

- Est-ce que vous pensez que cette femme croit ce qu'elle dit? Est-ce que vous pensez que les Spatiens nous veulent du bien? Ils se croient toujours forts et ils nous mÇprisent, et ils ont l'intention de nous dÇtruire... si nous ne les dÇtruisons

pas, d'abord. VoilÖ qu'arrive cette femme et, comme des idiots, nous l'accueillons et nous en faisons grand cas. Eh bien, prenez-la au mot. que l'un d'entre vous demande Ö se rendre dans un monde spatien 254

et voyons s'il le pourra. Ou si vous avez derriäre vous un monde et que vous puissiez user de menaces, Comme l'a fait le commandant Baley, pour obtenir l'autorisation de vous poser, comment serez-vous traitÇs? Demandez donc au commandant s'il a ÇtÇ traitÇ en fräre.

Ø Cette femme est une hypocrite, malgrÇ tout ce qu'elle raconte - non, de par ce qu'elle raconte, plutìt. C'est la publicitÇ de son hypocrisie. Elle gÇmit et se plaint de son systäme immunitaire inadÇquat, et du fait qu'elle doit se protÇger des dangers de l'infection. Bien sñr, elle ne le fait pas parce qu'elle pense que nous sommes PolluÇs et malades. Cette pensÇe, j'imagine, ne l'a jamais effleurÇe.

Ø Elle gÇmit sur sa vie passive, protÇgÇe des mÇsaventures et des infortunes par une sociÇtÇ trop bien rÇgie et par une foule de robots pleins de sollicitude. Comme elle doit dÇtester cela!

Ø Mais qu'est-ce qui la met en danger, ici? quelle sorte de mÇsaventure va lui arriver sur notre planäte, croit-elle?

Cependant,

elle a amenÇ deux robots avec elle. Nous sommes rÇunis dans cette salle pour lui faire honneur bien qu'elle y vienne avec ses robots. Ils sont lÖ sur l'estrade avec elle.

Vous pouvez les voir, maintenant que la salle est tout ÇclairÇe. L'un est une imitation d'àtre humain et il s'appelle R. Daneel Olivaw. L'autre est un robot informe, de structure ouvertement mÇtallique, et il s'appelle R. Giskard Reventlov. Saluez-les, chers compatriotes baleyworldiens. Ce sont lÖ les fräres de cette femme.

- Echec et mat, grogna D.G. en un murmure.

- Pas encore, rÇpliqua Gladia.

Des cous se tendaient, dans l'assistance, et des milliers de voix soufflaient le mot Æ robots Ø.

- Vous pouvez facilement les voir, annonça Gladia. Daneel, Giskard, levez-vous

255

Les deux robots se levärent aussitìt derriäre elle.

- Placez-vous de chaque cìtÇ de moi, dit-elle, pour que mon corps ne vous masque pas - il n'est pas assez volumineux pour masquer quoi que ce soit, de toute façon.

Ø Maintenant, je voudrais prÇciser quelques

points Ö votre intention. Ces deux robots ne sont pas venus pour me servir. Oui, ils aident Ö la bonne marche de mon Çtablissement sur Aurora, ainsi que cinquante et un autres robots, et je ne fais rien moi-màme qu'un robot puisse faire Ö ma place.

C'est lÖ la coutume dans le monde oî je vis.

Ø Les robots varient en complexitÇ, habiletÇ et intelligence, et ces deux-lÖ se situent Ö une Çchelle ÇlevÇe dans ces domaines. Notamment Daneel qui, selon moi, est de tous les robots celui dont l'intelligence rivalise le plus

avec l'intelligence humaine

dans les domaines oî la comparaison est possible.

Ø Je n'ai amenÇ que Daneel et Giskard avec moi, mais ils ne font pas grand-chose pour moi. Si vous voulez le savoir, je m'habille et je me baigne moimàme, je mange toute seule et

je marche sans avoir besoin qu'on me porte.

Ø Est-ce que je les utilise Ö ma protection personnelle? Non. Ils me protägent, certes, mais ils protägent tout aussi bien quiconque peut avoir besoin de protection. Sur Solaria, tout rÇcemment encore, Daneel a fait tout ce qu'il a pu pour protÇger le commandant Baley et il Çtait pràt Ö donner sa vie pour me protÇger. Sans lui, le vaisseau n'aurait pu àtre sauvÇ.

Ø Et je n'ai certainement pas besoin de protection Ö cette tribune. Apräs tout, il y a un champ de force qui s'Çtend devant l'estrade et cela constitue une protection suffisante. Il ne se trouve pas lÖ Ö ma demande, mais il y est et il suffit amplement Ö ma protection.

256

Ø Alors, pourquoi mes robots sont-ils avec moi?

Ø Ceux d'entre vous qui connaissent l'histoire d'Elijah Baley, qui a libÇrÇ la Terre de ses maåtres spatiens, qui fut Ö l'origine d'une nouvelle politique de colonisation et dont le fils fut le premier humain Ö arriver sur Baleyworld - pour quelle autre raison l'appelle-t-on ainsi? - savent que bien avant qu'il me connaisse, Elijah Baley a travaillÇ avec Daneel. Il a travaillÇ avec lui sur la Terre, sur Solaria et sur Aurora - Ö chacune de ses grandes affaires. Pour Daneel, Elijah Baley a toujours ÇtÇ " le camarade Elijah ". J'ignore si l'on mentionne ce fait dans sa biographie, mais vous pouvez me croire sur parole.

Et bien qu'Elijah Baley, en bon Terrien, ait commencÇ par fortement se mÇfier

de Daneel, une amitiÇ est nÇe entre eux. Lorsque Elijah Baley Çtait mourant, ici sur cette planäte, qui n'Çtait qu'un amas de maisons prÇfabriquÇes entourÇes de

minuscules jardins, ce n'Çtait pas son fils qui se trouvait avec lui en ses derniers instants. Ce n'Çtait pas moi. ( Un instant, elle pensa que sa voix allait se briser. ) Il a envoyÇ chercher Daneel et s'est accrochÇ Ö la vie jusqu'Ö ce que

Daneel arrive.

Ø Oui, c'est la deuxiäme visite de Daneel sur cette planäte. J'Çtais avec lui, mais je suis demeurÇe en orbite. ( Du calme! ) Ce fut Daneel seul qui se posa, Daneel qui recueillit ses derniäres paroles... Eh bien, cela ne signifie-t-il rien pour vous?

Sa voix s'Çleva d'un niveau dans l'aigu, tandis que, brandissant les poings, elle poursuivait :

- Est-ce Ö moi de vous le dire? Est-ce que vous ne le savez pas dÇjÖ? Voici le robot qu'aimait Elijah Baley. qu'il aimait, oui. Je voulais voir Elijah avant sa mort, pour lui dire adieu; mais c'est Daneel qu'il voulait... et voici Daneel. C'est celui-ci màme.

Ø Et cet autre est Giskard, qui n'a connu Elijah que sur Aurora, mais qui a rÇussi Ö lui sauver la vie.

257

Sans ces deux robots, Elijah Baley n'aurait pu atteindre son but. Les mondes spatiens conserveraient leur suprÇmatie, les mondes coloniens n'existeraient pas et aucun d'entre vous ne serait ici. Je le

sais. Vous le savez. Je me demande si monsieur Tomas Bistervan le sait?

Ø Daneel et Giskard sont des noms honorÇs sur ce monde. Ils sont couramment portÇs par les

descendants d'Elijah Baley Ö sa demande. Je suis arrivÇe sur un vaisseau dont le commandant a pour nom Daneel Giskard Baley. Combien, je me le

demande, parmi ceux devant lesquels je me trouve en ce moment - en personne ou par hyperonde portent le nom de Daneel ou Giskard

Eh bien, ces robots qui se trouvent derriäre moi sont ceux que rappellent ces noms. Et doivent-ils àtre accusÇs par Tomas Bistervan?

Le murmure qui montait de l'auditoire se faisait grondement et Gladia leva les bras, suppliante.

- Un instant. Un instant. Laissez-moi terminer. Je ne vous ai pas dit pourquoi j'ai amenÇ ces deux robots.

Le silence se fit aussitìt.

- Ces deux robots n'ont jamais oubliÇ Elijah Baley, pas plus que je ne l'ai oubliÇ. Les dÇcennies ÇcoulÇes n'ont pas le moins du monde estompÇ son souvenir. Lorsque j'ai ÇtÇ pràte Ö embarquer sur le vaisseau du commandant Baley, lorsque j'ai su que je me rendrais peut-àtre sur Baleyworld, comment aurais-je pu refuser d'amener Daneel et Giskard avec moi? Ils voulaient voir la planäte dont Elijah Baley avait rendu l'existence possible, la planäte oî

il a vÇcu ses derniäres annÇes et oî il est mort.

Ø Oui, ce sont des robots, mais des robots intelligents qui ont fidälement et

bien servi Elijah Baley.

il n'est pas suffisant de respecter tous les àtres humains; il faut avoir du respect pour les àtres intelligents. C'est pourquoi je les ai amenÇs ici.

258

( Suivit un dernier cri du coeur qui demandait rÇponse : ) Ai-je eu tort?

Elle reçut sa rÇponse. Une immense clameur, un Æ Non! Ø retentit dans toute la salle et tous se levärent, applaudissant, tapant des pieds, hurlant, criant... encore... encore... et encore.

Gladia regardait, souriante, et tandis que le vacarme se poursuivait, elle prit conscience de deux choses. D'abord, elle ruisselait de transpiration.

Ensuite, elle se sentait plus heureuse qu'elle ne l'avait jamais ÇtÇ de sa vie.

On aurait dit que toute sa vie elle avait attendu cet instant... l'instant oî elle, qui avait ÇtÇ ÇlevÇe dans l'isolement, pouvait enfin apprendre, apräs vingt-trois dÇcennies, qu'elle Çtait capable d'aff-ronter une foule, de l'Çmouvoir et de la plier Ö sa volontÇ.

Elle Çcouta l'interminable rÇponse qui, dans le vacarme, montait... montait... montait.

CHAPITRE

Ce fut bien plus tard - elle ne pouvait dire combien de temps exactement - que Gladia finit par reprendre ses esprits.

Il y avait eu d'abord ce vacarme interminable, la solide barriäre des hommes de la sÇcuritÇ qui lui faisaient traverser la foule, la plongÇe dans des tunnels sans fin qui semblaient s'enfoncer de plus en plus profondÇment sous terre.

Träs tìt, elle perdit contact avec D.G. et n'Çtait pas certaine que Daneel et Giskard se trouvaient bien avec elle. Elle voulut demander oî ils Çtaient mais seuls l'entouraient des gens sans visages. Elle pensa vaguement que les robots devaient se trouver präs d'elle car ils se seraient opposÇs Ö toute

sÇparation et elle aurait entendu le tumulte si on avait tentÇ de les tenir Ö l'Çcart.

259

Lorsque, finalement, elle parvint dans une piäce, les deux robots Çtaient Ö ses cìtÇs. Elle ne savait pas exactement oî elle se trouvait, mais la piäce Çtait vaste et claire. L'endroit Çtait plutìt mÇdiocre comparÇ Ö sa demeure d'Aurora, mais comparÇ Ö la cabine du vaisseau il apparaissait luxueux.

- Vous serez en sÇcuritÇ ici, madame, lui dit le dernier garde en prenant congÇ. Si vous avez besoin de quelque chose, faites-le-nous savoir, ajouta-t-il en lui montrant un appareil posÇ sur une petite table Ö

cìtÇ du lit.

Elle regarda l'objet, mais le temps qu'elle se retourne pour demander ce que c'Çtait et comment cela fonctionnait, il Çtait parti.

Ma foi, songea-t-elle, je me dÇbrouillerai.

- Giskard, demanda-t-elle d'un ton las, vois laquelle de ces portes donne sur

la salle de bains et comment fonctionne la douche. Ce qu'il me faut, maintenant, c'est une douche.

Elle s'assit avec prÇcaution, bien consciente d'àtre tout humide de transpiration et ne voulant pas mouiller le fauteuil. Elle commençait Ö ressentir dÇsagrÇablement cette position peu naturelle quand Giskard reparut.

- Madame, la douche coule, dit-il, et j'ai rÇglÇ la tempÇrature. Il y a un morceau de matiäre solide que je crois àtre du savon et une sorte de serviette primitive ainsi que divers autres objets qui pourraient se rÇvÇler utiles.

- Merci, Giskard, dit Gladia en se rendant bien compte que malgrÇ ses assurances vÇhÇmentes

quant au fait que des robots comme Giskard ne se chargeaient d'aucune tÉche domestique, c'Çtait prÇcisÇment le genre de tÉche

qu'elle venait de lui demander. Mais nÇcessitÇ fait loi...

Si jamais elle n'avait autant dÇsirÇ une douche, jamais non plus elle ne l'apprÇcia autant. Elle demeura sous l'eau bien plus longtemps que nÇcessaire 260

et lorsqu'elle en sortit il ne lui vint pas Ö l'idÇe de se demander si les serviettes avaient ÇtÇ stÇrilisÇes par irradiation avant

qu'elle ait fini de se sÇcher... et c'Çtait alors trop tard.

Elle fouilla dans les divers objets sortis pour elle par Giskard : poudre, dÇodorant, peigne, dentifrice, säche-cheveux... mais elle ne trouva rien qui ressemblÉt Ö une brosse Ö

dents.

Elle renonça finalement

et se frotta avec un doigt, ce qu'elle jugea peu satisfaisant. Elle ne trouva pas de brosse Ö cheveux, ce qu'elle jugea Çgalement fÉcheux. Elle nettoya le peigne au savon avant de s'en servir mais n'en rÇpugna pas moins Ö l'utiliser. Elle trouva un vàtement qui lui parut destinÇ Ö

àtre passÇ pour aller au

lit. Il sentait le propre mais paraissait beaucoup trop grand.

- Madame, annonça tranquillement Daneel, le

commandant souhaiterait savoir s'il peut vous voir.

- Je pense, oui, rÇpondit Gladia, fouillant toujours Ö la recherche d'un autre

vàtement de nuit.

Fais-le entrer.

D.G. paraissait fatiguÇ, dÇfait màme, mais lorsqu'elle se retourna pour l'accueillir il eut un sourire las et lui dit :

- Il est difficile de croire que vous avez plus de vingt-trois dÇcennies.

- quoi? LÖ-dedans?

- Cela permet de se rendre compte. C'est Ö demi transparent. Peut-àtre ne le savez-vous pas?

Elle baissa un regard hÇsitant sur la chemise de nuit et rÇpondit :

- Eh bien, si cela vous amuse. Mais il n'en reste pas moins que je suis ÉgÇe de deux siäcles un tiers.

- On ne le croirait pas Ö vous voir. Vous avez dñ

àtre träs belle dans votre jeunesse.

On ne me l'a jamais dit, D.G. Je pensais plutìt 261

ne pouvoir me prÇvaloir que d'un charme discret...

Peu importe, comment utilise-t-on cet instrument?

L'appareil d'appel? Touchez simplement la plaque sur le cìtÇ droit et l'on vous de-mandera ce que vous voulez. Apräs quoi, c'est Ö vous de jouer.

- Parfait. J'aurais besoin d'une brosse Ö cheveux, d'une brosse Ö dents et de vàtements.

- Je veillerai Ö ce qu'on vous apporte les brosses.

quant aux vàtements, on y a pensÇ. Vous trouverez une housse pendue dans l'armoire. Elle contient ce qu'on fait de mieux en matiäre de mode sur Baleyworld, mais cela ne vous plaira

peut-àtre pas, bien sñr. Et je ne peux garantir qu'ils vous iront. La plupart des femmes de Baleyworld sont plus grandes que vous et certainement plus fortes et plus ÇtoffÇes... Mais c'est sans importance. Je crois que vous allez demeurer un bon moment dans l'isolement.

- Pourquoi?

- Eh bien, madame, il semble que vous ayez

prononcÇ un discours ce soir, et, si je me souviens bien, vous avez refusÇ de vous asseoir, ainsi que je vous l'ai suggÇrÇ plus d'une fois.

- Cela m'a paru assez rÇussi, D.G.

- Effectivement. Un succäs retentissant, dit D.G.

avec un grand sourire, en se grattant le cìtÇ droit de la barbe comme pour soigneusement peser le mot. Mais maintenant le succäs a son revers. En ce moment, je dirais que vous àtes la femme la plus cÇläbre de Baleyworld et tous les Baleyworldiens veulent vous voir et vous toucher. Si nous vous emmenons quelque part, cela va instantanÇment dÇclencher une Çmeute. Du moins jusqu'Ö ce que les choses s'apaisent. Nous ne savons pas exactement combien de temps cela prendra.

Ø Et puis il y a màme les faucons de guerre qui braillent contre vous. Mais demain il fera jour et une fois dissipÇs l'hypnotisme et l'hystÇrie, ils vont 262

àtre furieux. Si le Vieux Bonhomme Bistervan n'a pas vraiment envisagÇ de vous tuer sur le coup apräs votre discours, l'ambition de sa vie, demain, sera certainement de vous faire pÇrir dans de lentes tortures. Et l'on peut penser que les gens de sonparti se feraient un plaisir d'aider le Vieux Bonhomme Ö satisfaire ce petit caprice.

Ø C'est pourquoi vous àtes ici, madame. C'est pourquoi je ne sais combien de sections de gardes chargÇs de la sÇcuritÇ - parmi lesquels, je l'espäre, ne se sont pas glissÇs de crypto-faucons - surveillent cette piäce, cet Çtage et tout l'hìtel. Et du fait que j'ai ÇtÇ si Çtroitement associÇ Ö ce Petit jeu du hÇros-et-de-l'hÇroãne, me voilÖ bouclÇ moi aussi et je ne peux sortir.

- Oh! dit Gladia, Çbahie, j'en suis dÇsolÇe. Vous ne pouvez donc pas voir votre famille?

- Les Commerciens n'ont guäre la tripe familiale, dit D.G. avec un haussement d'Çpaules.

- Votre petite amie, alors.

- Elle survivra Ö l'Çpreuve... probablement mieux que moi, dit-il avec un regard Çvaluateur sur Gladia.

- N'y songez màme pas, commandant, rÇpondit

calmement Gladia.

- Je ne Peux m'empàcher d'y songer, madame, mais je ne ferai rien.

- Combien de temps pensez-vous que je doive demeurer ici? SÇrieusement.

- Cela dÇpend du Directoire.

- Du Directoire?

- Notre ExÇcutif de cinq membres, madame, dit D.G. en levant la main, doigts ÇcartÇs. Chacun exerçant un mandat de cinq ans ÇchelonnÇ d'annÇe en annÇe, avec un renouvellement annuel auquel s'ajoutent des Çlections spÇciales en cas de dÇcäs ou d'incapacitÇ Ö assumer la charge. Ce qui assure une continuitÇ et limite le danger d'un pouvoir personnel.

263

Cela signifie aussi que toute dÇcision doit faire l'objet d'une discussion et cela prend plus de temps, parfois, que nous ne pouvons nous le permettre.

J'aurais tendance Ö penser que si l'un des cinq Çtait dÇterminÇ et Çnergique...

- Il pourrait imposer ses vues aux autres. C'est arrivÇ parfois, mais pas cette fois-ci... si vous voyez ce que je veux dire. Le Premier Directeur est Genovus Pandaral. Il n'est pas mal, mais c'est un timorÇ... et cela revient souvent au màme. Je lui ai demandÇ de laisser monter vos robots Ö la tribune avec vous et cela s'est rÇvÇlÇ une mauvaise idÇe. Pour nous deux.

- Pourquoi une mauvaise idÇe? Les gens ont ÇtÇ contents.

- Trop contents, Madame. Nous voulions faire de vous notre hÇroãne spatienne qui nous permettrait d'apaiser l'opinion publique afin que nous ne nous lancions pas dans une guerre prÇmaturÇe. Vous avez ÇtÇ träs bonne sur la question de la longÇvitÇ; vous leur avez fait applaudir Ö la briävetÇ de leur vie. Mais ensuite vous les avez fait applaudir les robots et nous ne voulions

pas de cela. En ce domaine,

nous ne sommes pas träs enthousiastes Ö l'idÇe que le public applaudisse Ö la notion de fraternitÇ avec les Spatiens.

- Vous ne voulez pas d'une guerre prÇmaturÇe, mais vous ne voulez pas non plus d'une paix prÇmaturÇe, c'est bien cela?

- Parfaitement exprimÇ, madame.

- que voulez-vous donc?

- Nous voulons la Galaxie, toute la Galaxie. Nous voulons coloniser et peupler toutes ses planätes habitables et fonder rien de moins qu'un Empire galactique. Et nous ne voulons pas que les Spatiens nous gànent. Ils peuvent demeurer sur leurs propres mondes et vivre en paix Ö

leur guise, mais ils ne doivent pas s'en màler.

264

- Mais dans ce cas vous allez les confiner sur leurs cinquante mondes comme nous avons

confinÇ les Terriens sur la Terre pendant tant d'annÇes. La màme vieille injustice. Vous àtes aussi mauvais que Bistervan.

- Les situations sont diffÇrentes. On avait bouclÇ

les Terriens parce qu'on se dÇfiait de leur potentiel expansionniste. Vous, les Spatiens, ne disposez pas d'un tel potentiel. Vous avez choisi la voie de la longÇvitÇ et des robots et le potentiel s'est Çvanoui.

Vous n'avez màme plus cinquante mondes, dÇsormais. Solaria a ÇtÇ

abandonnÇe. Le

tour des autres viendra, en son temps. Les Coloniens n'ont aucun intÇràt Ö pousser les Spatiens sur le chemin de l'extinction, mais pourquoi devrions-nous intervenir dans leur choix? C'est ce que votre discours tendait Ö faire.

- J'en suis heureuse. que pensiez-vous que j'allais dire?

- Je vous l'ai dit. La paix, l'amitiÇ et vous vous asseyiez. Vous auriez pu terminer cela en une minute.

- Je ne peux croire que vous attendiez de moi quelque chose d'aussi ridicule, dit Gladia, irritÇe.

Pour qui me preniez-vous?

- Pour ce que vous vous preniez vous-màme...

Pour quelqu'un qui mourait de frayeur Ö l'idÇe de parler. Comment Pouvions-nous prÇvoir que vous Çtiez une femme insensÇe qui, en une demi-heure, pouvait persuader les Baleyworldiens de brailler en faveur d'idÇes que toute leur vie nous les avons persuadÇs de rejeter? Mais il ne sert Ö rien de discuter... ( Il se leva lourdement. ) J'ai besoin d'une douche moi aussi, et il est prÇfÇrable que j'aie une nuit de sommeil... si je peux dormir. A demain.

- Mais quand saurons-nous ce que le Directoire a dÇcidÇ de faire de moi?

265

- quand ils le sauront eux-màmes, et ce n'est peut-àtre pas pour demain. Bonne nuit, madame.

CHAPITRE

Je viens de faire une dÇcouverte, annonça Giskard sans la moindre trace d'Çmotion dans la voix.

Je l'ai faite parce que pour la premiäre fois de mon existence j'ai fait face Ö des milliers d'humains. Si cela s'Çtait produit il y a deux siäcles, j'aurais fait cette màme dÇcouverte. Et si je n'en avais jamais eu autant en face de moi Ö la fois, je n'aurais jamais rien dÇcouvert.

Ø Songe donc au nombre de choses essentielles que j'aurais facilement pu saisir mais que je n'ai jamais saisies et que je ne saisirai jamais, simplement parce que les conditions idÇales ne seront

jamais rÇunies. Je demeure ignorant si les circonstances ne me servent pas et

je ne peux compter sur les circonstances.

- Je ne pensais pas, ami Giskard, dit Daneel, que Mme Gladia, avec ses longues habitudes de vie, pouvait affronter des milliers de personnes avec sÇrÇnitÇ. Je pensais qu'elle ne pourrait màme pas dire un mot. Lorsqu'il est apparu qu'elle en Çtait capable, j'ai supposÇ que tu Çtais intervenu sur son esprit et que tu avais pu le faire sans dommage. qu'as-tu dÇcouvert?

- Ami Daneel, je me suis simplement permis de relÉcher quelques liens d'inhibition, juste assez pour lui permettre de dire quelques mots et qu'on puisse l'entendre.

Mais elle a fait bien plus.

Apräs cette träs lÇgäre intervention, je me suis tournÇ vers la multiplicitÇ de cerveaux qui se trouvaient devant moi dans la

foule. Jamais je n'en avais

vu autant, pas plus que Mme Gladia, et je me suis trouvÇ tout aussi dÇconcertÇ qu'elle. J'ai dÇcouvert, 266

d'abord, que je ne pouvais rien faire au milieu de cette immense imbrication mentale qui battait devant moi. Je me sentais impuissant.

Ø Et puis j'ai remarquÇ certains sentiments d'amitiÇ, de curiositÇ, d'intÇràt,

teintÇs - comment dire? de sympathie pour Mme Gladia. J'ai jouÇ avec ce que j'ai pu trouver qui revàtait cette nuance de sympathie, la resserrant et la renforçant. Je souhaitais une petite rÇaction favorable envers Mme Gladia, une

rÇaction qui puisse l'encourager, qui puisse

rendre inutile toute tentative de ma part d'insister davantage sur l'esprit de Mme Gladia. C'est tout ce que j'ai fait. Je ne sais sur combien de fils de la màme nuance j'ai tirÇ. Pas beaucoup.

- Et ensuite, ami Giskard?

- J'ai dÇcouvert, ami Daneel, que je venais de me livrer Ö une autocatalyse. Chaque fil que je renforçais renforçait un fil voisin de màme nature et ces

deux fils en renforçaient bien d'autres alentour. Je n'ai pas eu Ö faire plus. De lÇgers mouvements, de petits bruits, de lÇgers coups d'oeil qui semblaient approuver ce que disait Mme Gladia en encourageaient d'autres encore.

Ø Et puis j'ai dÇcouvert quelque chose de plus Çtrange encore. Tous ces petits signes d'approbation, que je ne pouvais dÇceler

que parce que les esprits s'ouvraient Ö moi, Mme Gladia devait les avoir Çgalement perçus d'une maniäre ou d'une autre car des inhibitions plus profondes tombaient sans que j'intervienne. Elle s'est mise Ö parler plus vite, avec davantage de confiance et l'auditoire rÇagissait mieux que jamais... sans que je fasse rien. Et Ö la fin ce fut l'hystÇrie, une tempàte de tonnerre et d'Çclairs mentaux si intense que j'ai dñ

leur fermer mon esprit pour Çviter de surcharger mes circuits.

Ø Jamais, au cours de toute mon existence, je n'ai ressenti quelque chose de semblable et cependant 267

cela a commencÇ sans que j'introduise davantage de modifications dans cette foule, que j'ai pu en introduire jadis dans une poignÇe de personnes. En fait,

je crois que l'effet s'en est rÇpandu au delÖ de l'auditoire Ö portÇe de mon esprit... jusqu'Ö un auditoire plus vaste atteint par hyperonde.

- Je ne vois pas comment cela peut se faire, ami Giskard, dit Daneel.

- Moi non plus, ami Daneel. Je ne suis pas

humain. Je n'ai pas l'expÇrience directe de la possession d'un esprit humain

avec ses complexitÇs et

ses contradictions, de sorte que je ne puis saisir les mÇcanismes par lesquels il rÇagit. Mais, apparemment, on peut plus facilement

manipuler les foules

que les individus. Cela paraåt paradoxal. Il faut davantage d'efforts pour mouvoir de gros poids que de petits. Il faut davantage d'efforts pour contrebalancer une grande Çnergie

qu'une moindre. il faut davantage de temps pour parcourir une longue distance qu'une distance courte. Pourquoi, dans ces conditions, est-il plus facile de dominer une foule d'individus que quelques-uns? Tu penses comme un humain, ami Daneel. Peux-tu m'expliquer?

- Tu as dit toi-màme, ami Giskard, rÇpondit

Daneel, qu'il s'agissait d'un effet autocatalytique, d'une sorte de contagion. Une seule Çtincelle peut finir par mettre le feu Ö une foràt.

Giskard, muet, semblait plongÇ dans ses pensÇes.

Puis il dit :

- Ce n'est pas la raison qui est contagieuse, mais l'Çmotion. Mme Gladia a choisi des arguments qui pouvaient toucher les sentiments de la foule. Elle n'a pas tentÇ de la raisonner. Peut-àtre est-ce donc que plus la foule est importante, plus facilement on peut la dominer par l'Çmotion que par la raison.

Ø Du fait que l'on compte peu d'Çmotions mais de nombreuses raisons, on peut plus aisÇment prÇvoir le comportement d'une foule que d'une seule personne.

268

Ce qui signifie, de ce fait, que si l'on doit tirer des lois susceptibles de prÇvoir le cours de l'histoire, il faut agir sur de vastes populations. Plus elles seront vastes et mieux ce sera. Cela pourrait bien àtre la Premiäre Loi de la psychohistoire, la clÇ de l'Çtude de l'Humanique. Et cependant...

- Cependant?

- Je suis frappÇ de voir qu'il m'a fallu si longtemps pour comprendre cela,

simplement parce que je ne suis pas humain. Un àtre humain pourrait donc instinctivement comprendre son propre esprit assez bien pour savoir comment manipuler ses

semblables. Mme Gladia, sans la moindre expÇrience de la façon dont il faut s'adresser Ö des foules Çnormes, a menÇ l'affaire de façon experte. Ce serait tellement mieux si nous avions avec nous quelqu'un comme Elijah Baley... Ami Daneel, n'es-tu pas en train de penser Ö lui?

- Peux-tu voir son image dans mon esprit?

demanda Daneel. C'est surprenant, ami Giskard.

- Je ne le vois pas, ami Daneel. Je ne peux

recevoir tes pensÇes. Mais je peux sentir les Çmotions, les Çtats d'esprit...

et ton esprit refläte une

texture que, par mon expÇrience passÇe, je sais associÇe Ö Elijah Baley.

- Mme Gladia a mentionnÇ le fait que j'ai ÇtÇ le dernier Ö voir le camarade Elijah vivant. C'est ainsi que dans ma mÇmoire j'Çvoque de nouveau cet

instant. Je repense Ö ce qu'il a dit.

- Pourquoi, ami Daneel?

- J'en cherche le sens. Je sens que c'est important.

- Comment ce qu'il a dit pourrait-il avoir un sens au delÖ de celui des mots? S'il y avait eu un sens cachÇ, Elijah Baley l'aurait dÇvoilÇ.

- Peut-àtre, rÇpondit lentement Daneel, le camarade Elijah ne comprenait-il

pas le sens de ce qu'il disait.

NIVEAUA Apräs le discours

CHAPITRE

Le souvenir,

il demeurait prÇsent dans l'esprit de Daneel comme un livre fermÇ aux infinis dÇtails, toujours disponible. FrÇquemment, il s'en rappelait certains passages pour leur information, mais träs peu Çtaient rappelÇs simplement parce que Daneel voulait en sentir la texture.

Ces

quelques rares passages

Çtaient, pour la plupart, ceux qui contenaient Elijah Baley.

Il y avait bien des dÇcennies de cela, Daneel Çtait arrivÇ sur Baleyworld alors qu'Elijah Baley vivait encore. Gladia Çtait venue avec lui, mais une fois en orbite autour de Baleyworld, Bentley Baley avait sautÇ dans son petit vaisseau pour les accueillir et Çtait montÇ Ö bord. A cette Çpoque, c'Çtait un homme plutìt noueux, entre deux Éges.

Il avait regardÇ Mme Gladia avec des yeux lÇgärement hostiles et avait dit :

Vous ne pouvez le voir, madame.

Pourquoi? avait demandÇ Gladia qui pleurait.

270

- Il ne le souhaite pas, madame, et je dois respecter sa volontÇ.

- Je ne peux le croire, monsieur Baley.

- J'ai un mot manuscrit et un enregistrement de ses paroles, madame. Je ne sais si vous pourrez reconnaåtre son Çcriture ou sa voix, mais je vous donne ma parole d'honneur que ce sont les siennes et qu'on ne l'a pas le moins du monde influencÇ.

Elle se rendit dans sa cabine pour lire et Çcouter seule. Puis elle en sortit, l'air dÇfait, mais rÇussit Ö

dire d'une voix ferme

Daneel, tu dois descendre le voir seul. C'est son dÇsir. Mais tu dois me rapporter tout ce qu'il aura dit et fait.

- Oui, madame, dit Daneel.

Daneel descendit dans le vaisseau de Bentley et celui-ci lui dit :

- On n'admet pas les robots sur ce monde,

Daneel, mais on fait une exception pour toi parce que mon päre le souhaite et qu'on le rÇväre grandement ici. Je ne nourris personnellement aucune

animositÇ contre toi, tu comprends, mais ta prÇsence ici doit àtre strictement

limitÇe. On te mänera

directement aupräs de mon päre. Lorsqu'il en aura terminÇ, on te ramänera aussitìt en orbite. Comprends-tu?

- Je comprends, monsieur. Comment va votre päre?

- Il est mourant, rÇpondit Bentley, dÇlibÇrÇment brutal peut-àtre.

- Je comprends cela aussi, dit Daneel avec un tremblement perceptible dans la voix dñ non pas Ö

une Çmotion ordinaire mais au fait que la prise de conscience de la mort d'un humain, màme si elle Çtait inÇvitable, dÇrÇglait les circuits positroniques de son cerveau. Je veux dire, sa mort est-elle proche?

Il devrait dÇjÖ àtre mort. Il s'accroche Ö la vie 271

parce qu'il refuse de la quitter avant de t'avoir VU.

Ils atterrirent. Le monde Çtait vaste mais la partie habitÇe - si elle se limitait Ö cela - Çtait petite et pauvre. Le ciel Çtait nuageux et il venait de pleuvoir. Les rues larges et droites Çtaient vides, comme

si les habitants, s'il en existait, n'avaient nulle envie de venir voir un robot.

Le vÇhicule traversa la partie dÇserte et les conduisit Ö une maison un peu plus grande et de plus d'allure que la plupart. Ils enträrent ensemble.

Bentley s'arràta devant une porte.

- Mon päre est dans cette piäce, dit-il d'une voix triste. Tu dois entrer seul. Il ne veut pas que j'entre avec toi. Vas-y. Peut-àtre ne le reconnaåtras-tu pas.

Daneel pÇnÇtra dans la pÇnombre de la chambre.

Sa vue se rÇgla rapidement et il aperçut un corps couvert d'un drap Ö l'intÇrieur d'un cocon transparent, visible seulement parce

qu'il brillait faiblement. La lumiäre Ö l'intÇrieur du cocon se fit un peu plus vive et Daneel put alors clairement distinguer le visage.

Bentley avait raison. Daneel ne retrouva rien de son vieux camarade dans ce visage ÇmaciÇ et

dÇcharnÇ. Les yeux Çtaient clos et Daneel eut l'impression de voir un cadavre.

Jamais il n'avait vu le

cadavre d'un àtre humain et lorsque cette pensÇe le frappa il en tituba et il lui parñt que ses jambes n'allaient plus le porter.

Mais les yeux du vieil homme s'ouvrirent et

Daneel recouvra son Çquilibre tout en continuant Ö

ressentir une faiblesse insolite.

Les yeux se fixärent sur lui et un faible sourire apparut sur les lävres pÉles et crevassÇes.

- Daneel. Mon vieil ami Daneel.

On pouvait vaguement reconnaåtre la voix d'Elijah Baley dans ce murmure.

Un

bras Çmergea

272

doucement de sous le drap et Daneel eut l'impression de retrouver Elijah, apräs

tout.

- Camarade Elijah, dit-il doucement.

- Merci... merci d'àtre venu.

- Il Çtait important que je vienne, camarade Elijah.

- Je craignais qu'on ne t'y autorise pas, peut-àtre.

Les... les autres... màme mon fils... pensent que tu es un robot.

- Je suis un robot.

- Pas pour moi, Daneel. Tu n'as pas changÇ,

n'est-ce pas? Je ne te vois pas träs bien, mais il me semble que tu es exactement comme dans mon

souvenir. quand t'ai-je vu pour la derniäre fois? il y a vingt-neuf ans?

- Oui... et pendant tout ce temps, camarade Elijah, je n'ai pas changÇ.

Vous

voyez, je suis donc un robot.

- J'ai changÇ, moi, et beaucoup. Je n'aurais pas dñ te laisser me voir comme cela, mais j'Çtais trop faible pour rÇsister au dÇsir de te rencontrer une derniäre fois.

La voix de Baley parut devenir plus ferme,

comme fortifiÇe par la vue de Daneel.

- Je suis heureux de vous voir, camarade Elijah, bien que vous ayez changÇ.

- Et Mme Gladia? Comment va-t-elle?

- Bien. Elle est venue avec moi.

- Elle n'est pas ... ? demanda Baley en essayant de regarder autour de lui, inquiet.

- Elle n'est pas descendue sur ce monde. Elle est demeurÇe en orbite. On lui a expliquÇ que vous ne souhaitiez pas la voir... et elle a compris.

- C'est faux. Je souhaite la voir, mais j'ai pu rÇsister Ö cette tentation-lÖ. Elle n'a pas changÇ, n'est-ce pas?

- Elle est la màme que lorsque vous l'avez vue la derniäre fois.

273

Parfait... mais je ne pouvais la laisser me voir ainsi. Je ne pouvais admettre que ce soit lÖ le dernier souvenir qu'elle emporte de moi. Avec toi, c'est diffÇrent.

- Parce que je suis un robot, camarade Elijah.

- Cesse d'insister sur ce point, demanda le vieil homme avec mauvaise humeur. Tu ne compterais

pas davantage pour moi si tu Çtais un homme,

Daneel. ( Il demeura silencieux un instant puis ajouta : ) Pendant toutes ces annÇes, jamais je ne lui ai hypervisÇ, jamais je ne lui ai Çcrit. Je ne pouvais me permettre de me màler de sa vie... Est-ce que Gladia est toujours mariÇe avec Gremionis?

- Oui, monsieur.

- Et heureuse?

- Je ne peux le savoir. Elle ne se comporte pas comme si elle Çtait malheureuse.

- Des enfants?

- Les deux qui sont autorisÇs.

- Elle n'est pas fÉchÇe que je ne lui aie pas donnÇ de nouvelles?

- Je crois qu elle comprend vos raisons.

- Est-ce... est-ce qu'elle parle parfois de moi?

- Presque jamais, mais selon Giskard elle pense souvent Ö vous.

- Comment va Giskard?

- il fonctionne correctement... comme vous le savez.

Tu es donc au courant... de ses capacitÇs?

Il m'en a parlÇ, camarade Elijah.

De nouveau, Baley demeura silencieux. Puis il s'agita et dit :

- Daneel, je voulais que tu viennes pour avoir la satisfaction Çgoãste de te voir, de constater par moi-màme que tu n'avais pas changÇ, que subsiste un souffle de la grande Çpoque de ma vie, que tu te souviens de moi et que tu continueras Ö t'en souvenir.

274

Mais je voulais Çgalement te dire quelque chose.

,, Je vais bientìt mourir, Daneel, et je savais que la nouvelle te parviendrait. Màme si tu n'Çtais pas ici, màme si tu Çtais demeurÇ sur Aurora, tu aurais appris la nouvelle. Ma mort constituera la nouvelle de la Galaxie. ( Sa poitrine se souleva sous un petit rire silencieux. ) qui l'aurait cru, jadis?

Ø Gladia l'aurait appris Çgalement, bien sñr, mais Gladia sait que je dois mourir et malgrÇ sa tristesse elle acceptera le fait. Mais je crains les rÇpercussions sur toi car tu es, ainsi que tu insistes pour le

dire et que je le nie - un robot. Au nom du bon vieux temps, tu pourrais croire qu'il t'incombe de m'empàcher de mourir et le fait que tu ne puisses y parvenir pourrait avoir sur toi un effet nuisible et permanent. Laisse-moi donc t'en dire quelques Mots.

La voix de Baley se faisait plus faible. Bien que Daneel demeurÉt immobile, son visage paraissait insolitement reflÇter une Çmotion, figÇ dans une expression d'inquiÇtude et de chagrin. Baley, les yeux fermÇs, ne pouvait le voir.

- Ma mort est sans importance, Daneel, dit-il. La mort d'aucun individu, parmi les humains, n'est importante. Lorsqu'on meurt et qu'on laisse une oeuvre apräs soi, on ne meurt pas complätement.

On ne meurt pas totalement tant que demeure

l'humanitÇ... tu comprends ce que je veux dire?

- Oui, camarade Elijah, dit Daneel.

- L'oeuvre de chaque individu apporte sa contribution Ö l'ensemble et devient

ainsi une partie immortelle du tout. Cette totalitÇ des vies humaines

- passÇes, prÇsentes et Ö venir - constitue une tapisserie qui existe maintenant depuis des dizaines de milliers d'annÇes, qui est devenue plus ÇlaborÇe et, dans l'ensemble, plus belle au cours de tout ce temps. Màme les Spatiens constituent une ramification 275

de cette tapisserie, et ils ajoutent eux aussi au dÇtail et Ö la beautÇ du dessin. Une vie individuelle est un fil de la tapisserie et qu'est-ce qu'un fil en comparaison de l'ensemble?

Ø Daneel, garde l'esprit fermement fixÇ sur la tapisserie et ne te laisse pas affecter parce qu'un fil s'estompe. Il y en a tant d'autres, tous prÇcieux, chacun jouant son rìle...

Baley s'arràta de parler mais Daneel attendit patiemment.

Baley ouvrit les yeux, regarda Daneel et fronça lÇgärement les sourcils.

- Tu es encore lÖ! Il est temps que tu t'en ailles.

Je t'ai dit ce que je voulais te dire.

- Je ne veux pas partir, camarade Elijah.

- Il le faut. Je ne peux empàcher plus longtemps la mort d'arriver. Je suis fatiguÇ... dÇsespÇrÇment fatiguÇ. Je veux mourir. Il est l'heure.

- Ne puis-je pas attendre, pendant que vous vivez encore?

- Je ne le souhaite pas. Si je meurs pendant que tu es lÖ Ö regarder, cela peut profondÇment t'affecter, malgrÇ ce que je t'ai

dit. Pars, maintenant.

C'est... un ordre. Je veux bien que tu sois un robot si tu le souhaites, mais dans ce cas tu dois obÇir Ö mes ordres. Tu ne peux rien faire qui puisse me garder en vie... Pars! Baley leva faiblement le doigt et dit Adieu, ami Daneel.

Daneel se retourna lentement, obÇissant Ö l'ordre de Baley avec une difficultÇ qu'il n'avait jamais rencontrÇe.

- Adieu, camarade... ( Il s'arràta un instant puis reprit, la voix lÇgärement rauque : ) Adieu, ami Elijah.

- Vit-il encore? demanda Bentley qui attendait Daneel dans la piäce voisine.

- Il vivait lorsque je suis sorti.

276

Bentley pÇnÇtra dans la chambre et en ressortit presque aussitìt.

- C'est fini, dit-il. il t'a vu et puis... il a abandonnÇ.

Daneel se rendit compte qu'il devait s'appuyer au mur. Il lui fallut un certain temps avant de pouvoir se tenir normalement debout.

Bentley dÇtourna les yeux, attendit puis regagna le petit vaisseau avant de remonter en orbite oî

attendait Gladia.

Elle aussi demanda si Elijah Baley vivait toujours et lorsqu'il lui dit doucement qu'il Çtait mort, elle se dÇtourna, les yeux secs, et alla pleurer dans sa cabine.

CHAPITRE

Daneel suivit sa pensÇe comme si le souvenir aigu de la mort de Baley, avec tous ses dÇtails, ne l'avait pas momentanÇment effleurÇ.

- Et cependant, je peux peut-àtre mieux

comprendre maintenant ce que disait le camarade Elijah, Ö la lumiäre du discours de Mme Gladia.

- Comment cela?

- Je ne le sais pas encore träs bien. Il m'est träs difficile de penser comme j'essaie de le faire.

J'attendrai aussi longtemps que nÇcessaire, dit Giskard.

CHAPITRE

Genovus Pandaral Çtait grand et ne paraissait pas träs vieux car son Çpaisse tignasse de cheveux blancs et ses favoris touffus lui confÇraient un air de dignitÇ et de distinction. Il Çmanait de lui une certaine aura de leader qui lui avait permis d'avancer rapidement dans la hiÇrarchie mais, ainsi qu'il

277

le savait parfaitement lui-màme, l'apparence ne correspondait pas tout Ö fait Ö la rÇalitÇ profonde.

Une fois Çlu au Directoire, l'exultation initiale s'Çtait rapidement estompÇe. Il-avait dÇpassÇ ses possibilitÇs et il s'en rendait compte chaque annÇe davantage en avançant d'un cran. Il Çtait maintenant Premier Directeur.

Premier Directeur!

Jadis, ça n'Çtait rien de gouverner. A l'Çpoque de Nephi Morler, il y avait de cela huit dÇcennies, ledit Morler, que les Çcoliers tenaient toujours pour le plus grand de tous les Directeurs, ce n'Çtait rien.

qu'Çtait Baleyworld, alors? Un petit monde, un tout petit nombre de fermes, une poignÇe de villes groupÇes le long de voies de communication naturelles. La population totale ne

dÇpassait pas cinq

millions d'Émes; la laine brute et un peu de titanium constituaient l'essentiel

de ses exportations.

Les Spatiens l'avaient totalement ignorÇ sous l'influence plus ou moins bienveillante de Han Fastolfe, d'Aurora, et la vie Çtait simple. Les habitants pouvaient toujours

retourner visiter la Terre

- s'ils voulaient aller prendre un bol de culture ou se plonger dans la technologie - et un flux constant de Terriens arrivaient comme immigrants. La puissante population de la Terre

Çtait inÇpuisable.

Dans ces conditions, comment Morler n'auraitil pas ÇtÇ un grand Directeur?

Il

n'avait rien eu Ö faire.

Et, dans l'avenir, il serait de nouveau assez simple de gouverner. Tandis que les Spatiens continuaient Ö dÇgÇnÇrer ( on apprenait Ö tous les Çcoliers que c'Çtait inÇvitable, qu'ils allaient sombrer dans les contradictions de leur sociÇtÇ - encore que Pandaral se demandait parfois si

cela Çtait certain ) et que

les Coloniens continuaient Ö croåtre en nombre et en puissance, le temps allait bientìt venir oî l'existence serait de nouveau

sñre. Les Coloniens

278

vivraient en paix et dÇvelopperaient leur technologie au maximum.

Cependant que Baleyworld se peuplerait, il prendrait les proportions et l'allure d'une autre Terre,

comme tous les mondes, tandis que çÖ et lÖ naåtraient d'autres mondes, en nombre sans Cesse croissant, pour constituer enfin le grand Empire galactique de l'avenir. Et Baleyworld, sans doute en sa qualitÇ de plus ancien et plus peuplÇ des mondes coloniens, tiendrait toujours une place primordiale dans cet Empire, sous la bienveillante et perpÇtuelle direction de la Patrie Terre.

Mais ce n'Çtait pas dans le passÇ que Pandaral se trouvait àtre Premier Directeur. Pas plus que dans l'avenir. C'Çtait maintenant.

Han Fastolfe Çtait mort, mais Kelden Amadiro vivait. Amadiro s'Çtait opposÇ Ö ce qu'on autorise la Terre Ö expÇdier des Coloniens, il y avait de cela vingt dÇcennies, et il vivait encore, toujours lÖ pour crÇer des ennuis. Les Spatiens Çtaient encore trop puissants pour qu'on en fasse fi; les Coloniens pas tout Ö fait assez solides pour avancer avec confiance.

En quelque sorte, les Coloniens devaient contenir les Spatiens jusqu'Ö ce que la balance penche suffisamment dans l'autre sens.

Et c'Çtait plus Ö Pandaral qu'Ö aucun autre que revenait la tÉche de maintenir les Spatiens dans le calme et de conserver des Coloniens tout Ö la fois rÇsolus et raisonnables - et c'Çtait lÖ une tÉche qu'il n'aimait guäre ni ne souhaitait assumer.

C'Çtait maintenant le matin, un matin froid et gris, avec la promesse de nouvelles chutes de neige

- cela du moins ne constituait pas une surprise - et, solitaire, il avançait vers l'hìtel. Il ne voulait pas d'escorte.

Les gardes chargÇs de la sÇcuritÇ, dehors en grand nombre, se figärent au garde-Ö-vous Ö son 279

passage et il les salua d'un air las. Lorsque le capitaine s'avança vers lui, il lui demanda :

- Des ennuis, capitaine?

- Aucun, monsieur le Directeur. Tout est calme.

- Dans quelle chambre a-t-on mis Baley? s'enquit-il apräs un signe de tàte approbateur. Ah!... Et la femme spatienne et ses robots sont sous bonne garde ?...

Parfait.

Il poursuivit son chemin. Dans l'ensemble, D.G.

s'en Çtait bien tirÇ. Solaria abandonnÇe pouvait servir aux Commerciens de rÇservoir presque inÇpuisable de robots et rapporter

de gros bÇnÇfices encore qu'il ne fallait pas confondre bÇnÇfices et Çquivalents naturels de la sÇcuritÇ mondiale, songea sombrement Pandaral. Mais mieux valait ne pas toucher Ö une Solaria piÇgÇe. Cela ne valait pas une guerre. D.G. avait bien fait de filer sur-le-champ.

Et d'emporter avec lui cet intensificateur nuclÇaire. Jusqu'alors, ces appareils Çtaient si Çnormes qu'on ne pouvait les utiliser que dans d'immenses

et coñteuses installations conçues pour dÇtruire des vaisseaux d'invasion - et màme ainsi on n'avait jamais dÇpassÇ le stade expÇrimental. Trop cher. il fallait absolument des versions moins onÇreuses et plus petites, de sorte que D.G. avait eu raison de penser qu'il Çtait plus important de ramener un intensificateur solarien que tous les robots de cette planäte. Cet intensificateur devrait considÇrablement aider les scientifiques de Baleyworld.

Mais si un monde spatien disposait d'un intensificateur transportable, pourquoi pas les autres?

Pourquoi pas Aurora? Si l'on parvenait Ö faire des armes assez petites pour àtre embarquÇes Ö bord de vaisseaux de guerre, une flotte spatienne pourrait sans mal balayer des vaisseaux coloniens, quel que soit leur nombre. Oî en Çtait-on dans ce domaine? Et combien de temps faudrait-il Ö Baleyworld

280

pour progresser dans la màme voie grÉce Ö

l'intensificateur rapportÇ par D.G.?

Il signala son arrivÇe Ö la porte de la chambre de D.G., entra sans attendre de rÇponse et s'assit sans attendre d'y àtre invitÇ. Il y avait quelques petits avantages Ö àtre Premier Directeur.

D.G. jeta un coup d'oeil par la porte de la salle de bains et dit, Ö travers la serviette avec laquelle il se sÇchait les cheveux :

- J'aurais aimÇ accueillir Votre Excellence de façon plus convenable, mais vous me trouvez dans la situation assez peu digne de l'homme qui vient de sortir de sa douche.

- Oh! La ferme! dit Pandaral, de mauvaise humeur.

D'ordinaire, il aimait bien l'irrÇsistible jovialitÇ de D .G., mais pas en ce moment. A certains Çgards, il n'avait jamais vraiment compris D.G. D.G. Çtait un Baley, un descendant du grand Elijah et de Bentley, le Fondateur. Ce qui ouvrait tout naturellement Ö

D.G. la voie vers un poste de Directeur, d'autant plus qu'il possÇdait cette sorte de bonhomie qui le rendait cher au public. Mais il avait choisi d'àtre commercien, une vie difficile... et dangereuse. Cela pouvait faire de vous un homme riche mais plus probablement vous tuer ou - pire encore - vous faire vieillir prÇmaturÇment.

De plus, sa vie de Commercien tenait D.G. ÇloignÇ

de Baleyworld pendant des mois Ö chaque voyage et Pandaral prÇfÇrait ses conseils Ö ceux de la plupart de ses chefs de dÇpartement. On ne pouvait pas toujours dire quand D.G. Çtait sÇrieux mais, cela mis Ö part, on Pouvait l'Çcouter avec confiance.

- Je ne pense pas que le discours de cette femme ait constituÇ pour nous le meilleur ÇvÇnement possible, dit Pandaral d'une voix

accablÇe.

- qui aurait pu le prÇvoir? rÇpondit D.G., haussant les Çpaules.

281

- Vous. Vous auriez pu vous inquiÇter de son passÇ... si vous aviez dÇcidÇ de l'emmener.

- Je m'en suis inquiÇtÇ, monsieur le Directeur.

Elle a passÇ plus de trois dÇcennies sur Solaria.

C'est Solaria qui l'a formÇe et elle y a vÇcu uniquement avec des robots.

Elle

voyait les humains par

images holographiques, sauf en ce qui concerne son mari - et il ne venait pas souvent la voir. Elle a eu du mal Ö s'habituer lorsqu'elle est arrivÇe sur Aurora et màme lÖ elle a surtout vÇcu avec des robots. A aucun moment, en vingt-trois dÇcennies, elle ne s'est trouvÇe devant plus de vingt personnes Ö la fois, et moins encore devant des milliers. J'ai pensÇ qu'elle serait incapable de dire plus de quelques mots - si elle y arrivait. Je ne pouvais pas savoir qu elle possÇdait des talents de tribun.

- Vous auriez pu l'arràter, une fois que vous aviez dÇcouvert de quoi elle Çtait capable. Vous Çtiez assis Ö cìtÇ d'elle.

- Vous vouliez une Çmeute? La foule avait plaisir Ö l'entendre. Vous y Çtiez. Vous le savez bien. Si je l'avais forcÇe Ö s'asseoir, ils auraient envahi la tribune. Apräs tout, monsieur le Directeur, vous n'avez pas tentÇ de l'arràter.

Pandaral se racla la gorge avant d'expliquer

- J'y songeais, en fait, mais chaque fois que je me retournais je tombais sur le regard du robot... de celui qui a l'air d'un robot.

- Giskard. Oui, et apräs? Il ne vous aurait pas fait de mal.

- Je sais. Tout de màme, il me rendait nerveux et m'en a en quelque sorte empàchÇ.

- Peu importe, monsieur le Directeur. ( Il avait fini de s'habiller et apporta le plateau du petit dÇjeuner Ö cìtÇ du Directeur. ) Le cafÇ est encore chaud. Prenez des petits pains et de la confiture si cela vous dit. Cela passera. Je ne pense pas que le public va dÇborder d'affection pour les Spatiens et 282

ruiner notre politique. Cela Pourrait màme se rÇvÇler utile. Si les Spatiens en

entendent parler, cela pourrait bien renforcer le parti Fastolfe. Peut-àtr Fastolfe est-il mort, mais son parti ne l'est pas, pas tout Ö fait, et il nous faut encourager sa politique de modÇration.

- Vous savez, dit Pandaral, je suis en train de penser que le Congräs pan-colonien doit se rÇunir dans cinq mois. Et il va me falloir entendre toutes sortes de rÇflexions ironiques sur la politique d'apaisement de Baleyworld et sur les Baleyworldiens qui se sont entichÇs des

Spatiens... Je vous le dis, ajouta-t-il lugubrement, plus le monde est petit,

Plus l'esprit faucon de guerre est grand.

Eh bien, dites-leur ceci, conseilla D.G. En

public, parlez en homme d'Etat, mais en privÇ

regardez-les dans les yeux - Ö titre non officiel - et dites-leur que la libertÇ d'expression existe sur Baleyworld et que nous avons l'intention que cela continue ainsi. Dites-leur que les intÇràts de la Terre sont chers au coeur de Baleyworld, mais que si l'un quelconque des mondes veut tÇmoigner

d'une dÇvotion plus grande pour la Terre en dÇclarant la guerre aux Spatiens,

Baleyworld suivra les ÇvÇnements avec intÇràt, mais sans plus. Cela devrait les calmer.

- Non, dit Pandaral, inquiet. Une telle dÇclaration filtrerait. Cela provoquerait un esclandre terrible.

Vous avez raison, et c'est dommage. Mais pensez-y quand màme et ne vous laissez pas faire par ces grandes gueules au cerveau ÇtriquÇ.

- Je suppose que nous nous dÇbrouillerons, soupira Pandaral, mais l'histoire

d'hier menace de voir nos plans se terminer sur une fausse note. C'est cela que je regrette.

- quelle fausse note?

- Lorsque vous avez quittÇ Solaria pour Aurora, 283

deux vaisseaux de guerre aurorains se sont Çgalement rendus sur Solaria.

Vous

le saviez?

- Non, mais je m'y attendais, rÇpondit D.G., indiffÇrent. C'est pour cette raison que j'ai pris le chemin des Çcoliers pour aller sur Solaria.

- L'un des vaisseaux aurorains s'est posÇ sur Solaria, Ö des milliers de kilomätres de vous - pour ne pas paraåtre vous avoir Ö L'oeil - et le second est demeurÇ en orbite.

- Raisonnable. C'est ce que j'aurais fait si j'avais disposÇ d'un second vaisseau.

- Le vaisseau aurorain s'est posÇ et a ÇtÇ dÇtruit en quelques heures. Le vaisseau demeurÇ en orbite a annoncÇ la nouvelle et on lui a ordonnÇ de

rentrer... Une station d'Çcoute de Commerciens a entendu le rapport et nous l'a fait parvenir.

- Le rapport n'Çtait pas codÇ?

- Si, bien sñr, mais dans un de ces codes que nous avons dÇchiffrÇs.

D.G. hocha pensivement la tàte et dit

- Träs intÇressant. Je parie qu'ils n'avaient personne qui parlait solarien.

- Manifestement, dit Pandaral d'un ton las. A moins que quelqu'un dÇcouvre oî sont passÇs les Solariens, cette femme, que vous avez amenÇe, reste la seule Solarienne de la Galaxie.

- Et ils m'ont permis de l'emmener, hein? C'est dur pour les Aurorains.

- De toute façon, j'allais annoncer la destruction du vaisseau aurorain hier soir. Comme ça, simplement, sans m'en rÇjouir.

Mais

màme ainsi, cela

aurait excitÇ tout les Coloniens de la Galaxie. Je veux dire que nous nous en sommes tirÇs et pas eux.

- Nous avions une Solarienne avec nous, dit D.G. sächement. Pas eux.

- Parfait. Cela aurait fait de vous et de la femme des hÇros, Çgalement... Mais tout cela n'a servi Ö

284

rien. Avec ce qu'a fait la femme, toute autre nouvelle aurait paru bien moins importante. Màme

l'annonce de la destruction d'un vaisseau de guerre aurorain.

- Sans compter qu'apräs que tout le monde aurait eu fini d'applaudir Ö la fraternitÇ et Ö l'amitiÇ,

cela aurait dÇtonnÇ - au moins pendant la demiheure suivante - d'applaudir la

mort d'environ deux cents fräres aurorains.

- Je le pense, en effet. Et c'est donc un Çnorme coup psychologique que nous avons ratÇ.

N'y pensez plus, monsieur le Directeur, dit D.G., les sourcils froncÇs. Vous pourrez toujours donner dans la propagande une autre fois, Ö un moment plus opportun. L'important, c'est la signification de l'ÇvÇnement : un vaisseau aurorain a ÇtÇ dÇtruit.

Cela signifie qu'ils ne s'attendaient pas Ö ce qu'on utilise contre eux un intensificateur nuclÇaire. On a ordonnÇ Ö l'autre vaisseau de se retirer, ce qui veut dire qu'il n'Çtait pas ÇquipÇ pour se dÇfendre contre cela - et peut-àtre ne possädent-ils pas de quoi s'en dÇfendre. J'en dÇduis que l'intensificateur portatif ou semi-portatif, en tout

cas - est une arme spÇcifiquement solarienne et non commune Ö tous les Spatiens. VoilÖ une bonne nouvelle pour nous... si elle est exacte. Pour l'instant, ne nous soucions pas de broutilles de propagande. Essayons plutìt de tirer tous les renseignements possibles de cet intensificateur. Il nous faut

dÇpasser les Spatiens dans ce domaine, si c'est possible.

- Vous avez peut-àtre raison, dit Pandaral apräs avoir dÇvorÇ un petit pain. Mais dans ce cas, qu'allons-nous faire en ce qui

concerne l'autre nouvelle?

- quelle autre nouvelle? Monsieur le Directeur, allez-vous me fournir les renseignements dont j'ai besoin pour discuter sans paraåtre idiot ou prÇfÇrez-vous 285

les lancer en l'air l'un apräs l'autre pour me voir sauter afin de les attraper?

- Ne vous fÉchez pas, D.G. A quoi servirait de discuter avec vous si on ne pouvait le faire Ö la bonne franquette? Vous savez comment cela se

passe Ö une rÇunion du Directoire? Vous voulez ma place? Vous pouvez la prendre, vous savez.

- Non, merci. Je n'en veux pas. C'est votre nouvelle que je veux.

- Nous avons reçu un message d'Aurora. Un vrai.

Ils ont effectivement daignÇ communiquer avec nous au lieu de faire passer le message par la Terre.

- Nous pouvons donc considÇrer qu'il s'agit d'un message important - au moins pour eux. que veulent-ils ?

- Ils veulent le retour de la femme solarienne.

- Donc ils savent manifestement que notre vaisseau s'est ÇchappÇ de Solaria et

qu'il est rentrÇ Ö Baleyworld. Eux aussi ont leurs stations d'Çcoute et ils piquent nos communications comme nous piquons les leurs.

- Effectivement, admit Pandaral, irritÇ. Ils dÇchiffrent nos codes et nous dÇchiffrons les leurs. J'ai le

sentiment que nous devrions tomber d'accord pour envoyer nos messages en clair. On ne s'en trouverait pas plus mal, ni les uns ni

les autres.

- Est-ce qu'ils ont dit pourquoi ils veulent la femme?

- Evidemment non. Les Spatiens ne donnent pas leurs raisons; ils donnent des ordres.

- Ont-ils dÇcouvert le rìle exact de cette femme sur Solaria? Etant donnÇ qu'elle est la seule Ö

parler le solarien, est-ce qu'ils veulent qu'elle dÇbarrasse la planäte de ses

rÇgisseurs?

- Je ne vois pas comment ils auraient pu le

savoir, D.G. Nous n'avons rÇvÇlÇ son rìle qu'hier soir. Le message d'Aurora a ÇtÇ reçu bien avant.

286

Mais peu importe la raison pour laquelle ils la veulent. La question est : que faisons-nous? si nous ne la rendons pas, cela peut provoquer entre nous et Aurora une crise dont nous ne voulons pas. Si nous la rendons, cela fera mauvais effet aupräs des Baleyworldiens et le Vieux Bonhomme Bistervan va connaåtre une heureuse journÇe Ö faire observer que nous rampons devant les Spatiens.

Les deux hommes se regardärent et D.G. dit lentement :

- Il va nous falloir la rendre. Apräs tout, elle est spatienne et citoyenne auroraine. Nous ne pouvons la garder contre la volontÇ d'Aurora. Ce serait faire courir un risque Ö tout Commercien s'aventurant en territoire spatien pour raisons professionnelles.

C'est moi qui vais la ramener, monsieur le Directeur, et vous pourrez rejeter

la faute sur moi. Dites

que les conditions mises Ö son voyage avec moi sur Solaria Çtaient que je la ramäne sur Aurora, ce qui est exact en fait, màme si cela n'a pas ÇtÇ officiellement Çcrit. Dites aussi

que je suis un homme de parole et que j'ai pensÇ que je devais tenir mes engagements... Et cela pourrait nous àtre profitable.

- Comment cela?

- Je vais y rÇflÇchir. Mais s'il faut en passer par lÖ, monsieur le Directeur, il me faudra une remise Ö

neuf de mon vaisseau sur le budget de la planäte. Et il faudra accorder Ö mes hommes une prime substantielle... Allons, monsieur le

Directeur, ils vont

devoir renoncer Ö leur permission.

NIVEAUA FIN DU PREMIER VOLUME

Impression Brodard et Taupin

Ö La Fläche ( Sarthe ) le 2 juillet 1990

6578C-5 DÇpìt lÇgal juillet 1990

ISBN 2-277-21996-7

, dÇpìt lÇgal dans la collection : aoñt 1986

ImprimÇ en France

Editions J'ai lu

27, rue Cassette, 75006 Paris

diffusion France et Çtranger : Flammarion

NIVEAUA Les robots et l'Empire, 2.

ISAAC ASIMOV

TRADUIT DE L'AMêRICAIN

PAR JEAN-PAUL MARTIN

EDITIONS J'AI LU

NIVEAUA TROISIEME PARTIE (suite), BALEYWORLD

CHAPITRE

Si l'on considäre qu'il n'avait pas eu l'intention de remonter Ö bord de son vaisseau avant trois- mois, D.G. paraissait de bonne humeur.

Et si l'on considäre qu'on lui avait attribuÇ des quartiers plus vastes et plus luxueux qu'Ö son prÇcÇdent voyage, Gladia paraissait plutìt abattue.

- Pourquoi tout cela? demanda-t-elle.

- A cheval donnÇ, on ne regarde pas les dents, rÇpondit D.G.

- Simple question. Pourquoi?

- Tout d'abord, madame, vous àtes une hÇroãne de tout premier plan et lorsqu'on a remis le vaisseau Ö neuf on a retapÇ ce coin Ö votre intention.

- RetapÇ?

- Simple expression. On l'a refait plus luxueusement, si vous prÇfÇrez.

- On n'a pu tout simplement fabriquer de l'espace.

qui a ÇtÇ lÇsÇ?

- En fait, c'Çtait la salle de repos de l'Çquipage, mais ils ont insistÇ, voyez-vous. Vous àtes leur chÇrie, aussi. En fait, Niss... vous vous souvenez de Niss?

- Certainement.

- Il voudrait remplacer Daneel aupräs de vous. Il 5

dit que Daneel ne prend aucun plaisir Ö son boulot et qu'il s'excuse sans cesse aupräs de ses victimes.

Niss dit qu'il dÇtruira le premier qui vous fera le moindre ennui. Avec grand plaisir, et sans s'excuser.

- Dites-lui, rÇpondit Gladia en souriant, que je ne perds pas de vue sa proposition et que je serais heureuse de lui serrer la main, si l'on peut arranger cela. Je n'ai pas eu l'occasion de le faire avant qu'on se pose sur Baleyworld.

- Vous portez vos gants, j'espäre, quand vous serrez des mains.

- Bien sñr, mais je me demande si c'est vraiment nÇcessaire. Je n'ai màme pas eu le moindre petit rhume depuis que j'ai quittÇ Aurora. Les piqñres que l'on m'a faites ont probablement renforcÇ merveilleusement mon systäme immunitaire. ( De nouveau elle regarda autour d'elle. ) Vous avez màme pensÇ Ö des niches murales pour Daneel et Giskard.

C'est träs dÇlicat de votre part, D.G.

- Madame, nous faisons tout notre possible pour vous àtre agrÇables et nous sommes ravis que vous soyez heureuse.

- C'est curieux, dit Gladia, comme perplexe

devant ce qu'elle allait annoncer, mais je ne suis pas vraiment heureuse. Je ne suis pas certaine de vouloir quitter votre planäte.

- Non? Le froid... la neige... une planäte lugubre...

primitive... des foules qui braillent interminablement partout. qu'est-ce qui

peut bien vous attirer ici?

- Pas les foules qui braillent, dit Gladia, rougissante.

- Je veux bien vous croire, madame.

- Non, ce n'est pas cela. C'est bien autre chose.

Je... je n'ai jamais rien fait. Je me suis divertie de diverses maniäres dÇpourvues d'intÇràt, j'ai fait du 6

coloriage de champs de forces, de l'exodesign pour robots. J'ai fait l'amour, j'ai ÇtÇ Çpouse, märe et!...

et... jamais dans aucun de ces domaines je n'ai ÇtÇ

un individu de quelque importance. Si j'avais soudain disparu ou si je n'Çtais

jamais venue au monde,

cela n'aurait rien changÇ pour personne - sauf peut-àtre un ou deux träs bons amis personnels.

Maintenant, c'est diffÇrent.

- Ah oui ? dit D.G. d'un ton lÇgärement mo queur.

- Oui'Je peux avoir une influence sur les gens. Je peux adhÇrer Ö une cause et la faire mienne. J'ai choisi une cause. Je veux empàcher la guerre. Je veux voir l'Univers peuplÇ tout aussi bien de Spatiens que de Coloniens. Je veux que chacun

conserve ses caractÇristiques propres tout en acceptant librement celles des

autres. Je veux m'y consacrer Ö un point tel qu'apräs ma disparition l'histoire

aura changÇ grÉce Ö moi et que les gens diront : Æ Rien ne serait aussi satisfaisant si elle n'avait pas ÇtÇ lÖ. Ø ( Elle tourna vers D.G. un visage radieux. ) Savez-vous combien cela peut changer la vie, apräs deux siäcles un tiers pendant lesquels on n'a ÇtÇ

personne, de dÇcouvrir qu'une existence que l'on croyait vide contient quelque chose, apräs tout, quelque chose de merveilleux; dÇcouvrir que l'on est heureuse longtemps, bien longtemps apräs avoir abandonnÇ tout espoir de l'àtre?

- Il n'est pas indispensable de rester sur Baleyworld pour avoir tout cela,

madame, observa D.G.,

quelque peu dÇcontenancÇ.

- Je ne l'aurai pas sur Aurora. Je ne suis qu'une immigrÇe solarienne sur Aurora. Sur un monde

colonien, je suis une Spatienne... quelque chose d'insolite.

- Cependant, Ö diverses occasions - et avec force 7

- vous avez dÇclarÇ que vous vouliez retourner Ö Aurora.

- Il y a quelque temps, oui... mais je ne le dis plus, D.G. Maintenant je ne le souhaite plus vraiment.

- Ce que nous apprÇcierions ÇnormÇment, si ce n'Çtait qu'Aurora vous rÇclame. Ils nous l'ont dit.

- Ils me rÇclament, moi? dit Gladia, manifestement surprise.

- C'est ce que nous annonce un message officiel du PrÇsident du Conseil d'Aurora. Nous serions heureux de vous garder, mais les Directeurs ont dÇcidÇ que cela ne valait pas le risque de dÇclencher une crise interstellaire.

Je ne suis pas certain d'àtre d'accord, mais ils ont plus de pouvoir que moi.

- Pourquoi me rÇclameraient-ils? demanda Gladia en fronçant les sourcils.

VoilÖ plus de vingt dÇcennies que je suis sur Aurora et Ö aucun moment ils n'ont paru vouloir de moi... Attendez!

Pensez-vous qu'ils me considärent maintenant

comme la seule personne susceptible d'arràter les rÇgisseurs sur Solaria?

J'y avais pensÇ, madame.

Je ne le ferai pas. Äa n'a tenu qu'Ö un fil quand j'ai empàchÇ l'action de ce rÇgisseur et je ne pourrais peut-àtre pas le refaire. Je sais que je ne le

pourrais pas... En outre, quel besoin auraient-ils d'aller se poser sur la planäte? Ils peuvent dÇtruire les rÇgisseurs Ö distance, maintenant qu'ils savent de quoi il s'agit.

- En fait, dit D.G., le message demandant votre retour a ÇtÇ envoyÇ bien avant qu'ils aient pu àtre au courant de votre conflit avec le rÇgisseur. Ils vous veulent sans doute pour une autre raison.

- Oh! ( Elle demeura un instant interloquÇe puis reprit feu et flammes : ) Je me fiche de leur raison.

8

Je ne veux pas rentrer. J'ai mon oeuvre Ö accomplir ici et j'entends la poursuivre.

- Je suis heureux de vous entendre dire cela, madame. J'espÇrais que tel serait votre sentiment.

Je vous promets de faire tout mon possible pour vous ramener avec nous lorsque nous quitterons Aurora. Mais, pour l'instant, je dois aller sur Aurora et vous devez venir avec moi.

CHAPITRE

Gladia regardait s'Çloigner Baleyworld avec des sentiments tout diffÇrents de ceux qui avaient ÇtÇ

les siens lorsqu'elle l'avait vu apparaåtre. C'Çtait bien le monde froid, gris et triste qu'il lui avait semblÇ àtre au dÇbut, mais il Çmanait de ses habitants chaleur et vie. ils Çtaient rÇels, solides.

Solaria, Aurora et les autres mondes spatiens qu'elle avait visitÇs ou vus en hypervision paraissaient tous peuplÇs d'individus sans substance...

gazeux.

C'Çtait bien le mot. Gazeux.

Peu importait que les humains vivant sur un

monde spatien ne fussent pas nombreux, ils s'Çtendaient pour emplir la planäte

tout comme les molÇcules de gaz s'Çtendent pour emplir un flacon.

Comme si les Spatiens se repoussaient entre eux.

Et c'est bien ce qu'ils faisaient, songea-t-elle tristement. Les Spatiens l'avaient toujours repoussee.

Elle avait ressenti une telle rÇpulsion sur Solaria, et màme sur Aurora, lors de ses premiäres et folles expÇriences sexuelles dont l'aspect le moins agrÇable Çtait cette intimitÇ

indispensable.

Sauf.. sauf avec Elijah... Mais ce n'Çtait pas un Spatien.

Baleyworld n'Çtait pas comme cela. Tous les

mondes coloniens non plus, probablement. Les

9

Coloniens se serraient les coudes, laissant autour d'eux, pour prix de ce regroupement, de vastes espaces dÇsolÇs... des espaces vides, jusqu'Ö ce qu'ils soient comblÇs par la population qui se multipliait.

Un monde colonien Çtait un monde de bouquets de gens, de rocs, de blocs, pas de gaz.

Pourquoi cela? A cause des robots, peut-àtre! Ils rÇduisaient la dÇpendance des individus Ö l'Çgard d'autres individus. Ils comblaient les interstices. Ils constituaient l'isolant qui diminuait l'attraction naturelle d'un individu pour un autre, de sorte que le systäme tout entier ne se composait que d'individus isolÇs.

Ce devait àtre cela. Sur Solaria, les robots Çtaient plus nombreux que partout ailleurs et l'effet isolant s'Çtait rÇvÇlÇ si fort que ces molÇcules de gaz qui Çtaient des àtres humains en Çtaient devenues si totalement inertes qu'elles n'Çtaient presque jamais liÇes. ( Oî Çtaient partis les Solariens, se demandatelle de nouveau, et oî

vivaient-ils? )

Le fait qu'on vivait longtemps devait Çgalement avoir son importance. Comment un lien sentimental pouvait-il rÇsister et non se dÇfaire lentement tandis que s'Çcoulaient les dÇcennies - ou, si l'un

mourait, comment l'autre pouvait-il supporter cette perte pendant des dÇcennies? On apprenait donc Ö

ne pas nouer de liens sentimentaux mais Ö se tenir Ö l'Çcart, Ö s'isoler.

En sens inverse, les humains, si leur vie Çtait bräve, ne pouvaient facilement survivre Ö la fascination de la vie. Les gÇnÇrations se succÇdant rapidement, la balle de la fascination passait de main

en main sans jamais toucher terre.

Tout rÇcemment encore, n'avait-elle pas dit Ö D.G.

qu'il n'y avait plus rien Ö faire, plus rien Ö dÇcouvrir; qu'elle avait connu toutes les expÇriences, toutes les pensÇes, que sa vie devait se poursuivre dans un 10

ennui total?... Et en disant cela, elle n'avait pu imaginer - ni màme ràver - que puissent exister des foules d'individus; qu'elle puisse s'adresser Ö de telles foules qui se fondaient en un ocÇan de tàtes; qu'elle puisse entendre leur rÇponse, non pas par des mots mais par des bruits; qu'elle puisse se fondre avec eux, ressentant ce qu'ils ressentaient devenant un seul immense organisme.

Ce n'Çtait pas uniquement le fait qu'elle n'eñt jamais encore connu une telle chose, c'Çtait aussi que jamais elle n'avait ràvÇ connaåtre une telle chose. Combien existait-il encore de choses dont elle ignorait tout malgrÇ sa longue vie? que demeurait-il encore Ö

connaåtre

qu'elle ne pouvait màme pas imaginer?

- Madame Gladia, lui dit doucement Daneel, je crois que le commandant demande Ö entrer.

- Ouvre-lui donc, rÇpondit Gladia en sursautant.

D.G. entra, les sourcils levÇs.

- VoilÖ qui me rassure, dit-il. Je pensais que vous n'Çtiez peut-àtre pas chez vous.

- C'Çtait bien le cas, en un sens. J'Çtais perdue dans mes pensÇes. Cela m'arrive parfois.

- Vous avez de la chance, dit D.G. Mes pensÇes ne sont jamais assez profondes pour que je m'y perde.

Etes-vous rÇconciliÇe avec l'idÇe de retourner sur Aurora, madame?

- Non, pas du tout. Et, entre autres pensÇes, je songeais que je ne vois toujours pas la moindre raison pour laquelle vous devriez aller sur Aurora.

Ce ne peut àtre uniquement pour me ramener. Le premier cargo spatial aurait fait l'affaire.

- Puis-je m'asseoir, madame?

- Oui, bien sñr. Cela va sans dire, commandant.

J'aimerais que vous cessiez de me traiter en personnage important. Cela devient

lassant. Et si c'est lÖ

11

une maniäre ironique de souligner que je suis une Spatienne, c'est plus que lassant. En fait, je prÇfÇrerais presque que vous m'appeliez Gladia.

- Vous me paraissez bien dÇsireuse de renier votre qualitÇ de Spatienne, Gladia, dit D.G. en s'asseyant et en croisant les jambes.

- J'aimerais autant oublier les diffÇrences futiles.

- Futiles? Pas lorsque vous vivez cinq fois plus longtemps que moi.

- Curieusement, j'ai pensÇ qu'il s'agissait lÖ d'un avantage plutìt ennuyeux pour les Spatiens... Dans combien de temps atteindrons-nous Aurora?

- On n'essaie de semer personne, cette fois. quelques jours pour qu'on s'Çloigne suffisamment de

notre soleil afin de pouvoir faire un bond Ö travers l'hyperespace qui nous amänera Ö quelques jours d'Aurora... et nous y serons.

- Et pourquoi devez-vous aller Ö Aurora, D.G.?

- Je pourrais vous rÇpondre qu'il s'agit d'une simple question de politesse, mais en vÇritÇ j'aimerais avoir l'occasion d'expliquer Ö votre PrÇsident ou màme Ö l'un de ses collaborateurs - ce qui s'est passÇ exactement sur Solaria.

- Ne le savent-ils pas?

- En gros, si. Ils ont ÇtÇ assez aimables pour pirater nos communications, comme nous l'aurions fait pour les leurs si la situation avait ÇtÇ inversÇe.

Mais malgrÇ cela ils n'en ont peut-àtre pas tirÇ les conclusions exactes. J'aimerais rectifier le tir... si c'est bien le cas.

- Et quelles sont les conclusions exactes, D.G.?

- Ainsi que vous le savez, les rÇgisseurs, sur Solaria, ont ÇtÇ rÇglÇs pour ne considÇrer un individu comme humain que s'il ou

si elle parle avec l'accent solarien, comme vous l'avez fait. Cela signifie que

les Coloniens ne sont pas les seuls Ö àtre

12

considÇrÇs comme non-humains. C'est Çgalement le cas de tout Spatien non solarien. Pour àtre prÇcis, les Aurorains ne seraient pas considÇrÇs comme des àtres humains s'ils se posaient sur Solaria.

- C'est incroyable. Les Solariens n'ont pu souhaiter que les rÇgisseurs traitent les Aurorains comme ils vous ont traitÇs.

- Vraiment? Ils ont dÇjÖ dÇtruit un vaisseau aurorain. Le saviez-vous?

- Un vaisseau aurorain! Non, je ne le savais pas.

- Je vous assure que c'est bien ce qu'ils ont fait. Il s'est posÇ Ö peu präs Ö la màme heure que nous.

Nous nous en sommes sortis, mais pas eux. Nous vous avions, voyez-vous, et eux pas. On peut donc on doit donc - en conclure

qu'Aurora ne peut

automatiquement traiter les autres mondes spatiens comme des alliÇs. En cas d'urgence, ce serait

chaque monde spatien pour soi.

- Il serait dangereux de gÇnÇraliser Ö partir d'un seul fait, dit Gladia en secouant Çnergiquement la tàte. Les Solariens auront jugÇ trop difficile de faire rÇagir les rÇgisseurs favorablement Ö cinquante accents et dÇfavorablement Ö des dizaines d'autres.

Il Çtait plus facile de les rÇgler sur un seul accent.

C'est tout. Ils ont pariÇ qu'aucun autre Spatien ne se poserait sur leur monde et ils ont perdu.

- Oui, je suis persuadÇ que c'est lÖ ce que diront les gouvernants d'Aurora car il est gÇnÇralement plus facile de tirer une dÇduction favorable qu'une conclusion dÇsagrÇable. Je veux donc m'assurer que l'aspect dÇsagrÇable ne leur aura pas ÇchappÇ - et que cela les gàne vraiment, Excusez-moi de me montrer prÇsomptueux, mais je ne pense pas que quelqu'un d'autre puisse faire cela aussi bien que moi et je crois donc que c'est moi qui dois aller sur Aurora plutìt qu'un autre.

13

Gladia se sentait pÇniblement dÇchirÇe. Elle ne voulait pas àtre une Spatienne mais simplement un àtre humain et oublier ce qu'elle venait de qualifier de Æ diffÇrences futiles Ø. Mais lorsque D.G. parlait avec une Çvidente satisfaction de contraindre Aurora Ö une position humiliante, elle se sentait en quelque sorte spatienne. ContrariÇe, elle rÇpliqua :

- Je prÇsume que les mondes coloniens sont

Çgalement Ö couteaux tirÇs, eux aussi. N'est-ce pas chacun pour soi?

- il vous semble peut-àtre qu'il doive en àtre ainsi, dit D.G. avec un signe de dÇnÇgation de la tàte, et je ne serais pas surpris que chaque monde colonien pris sÇparÇment ait eu Ö un moment

tendance Ö faire passer son intÇràt avant le bien de tous, mais nous avons quelque chose qui manque aux Spatiens.

Et quoi donc? Une plus grande noblesse?

Certes non. Nous ne sommes pas plus nobles

que les Spatiens. Mais nous avons la Terre. C'est notre monde. Tout Colonien se rend sur la Terre aussi souvent qu'il le peut. Tous les Coloniens savent qu'existe un monde, vaste, moderne, possÇdant une histoire incroyablement riche, une diversitÇ de cultures, une complexitÇ Çcologique extraordinaire et que ce monde lui appartient, qu'il est lÖ

chez lui. Il se peut que les mondes coloniens se querellent, certes, mais jamais la querelle ne peut dÇgÇnÇrer en violence ou en rupture permanente des relations car on fait aussitìt appel au gouvernement de la Terre comme mÇdiateur dans toutes les

querelles et sa dÇcision suffit, on ne la discute pas.

Ø Voici les trois avantages que nous possÇdons, Gladia : pas de robots, quelque chose qui nous permet de bÉtir d'autres mondes de nos propres 14

mains; des gÇnÇrations qui se succädent rapidement; et surtout, la Terre, qui

constitue notre noyau central.

- Mais les Spatiens... commença vivement Gladia qui ne poursuivit pas.

D.G. sourit et reprit avec une pointe d'amertume :

- Alliez-vous dire que les Spatiens descendent aussi des Terriens et que la Terre est Çgalement leur planäte? C'est exact dans les faits mais psychologiquement faux. Les Spatiens ont tout fait pour

rejeter leur hÇritage. Ils ne se considärent pas comme de proches parents - ou màme de lointains parents - des Terriens. Si j'Çtais un mystique, j'e dirais qu'en se coupant de leurs racines les Spatiens ne peuvent survivre bien longtemps. Mais bien entendu je ne suis pas un mystique et ce n'est pas ainsi que j'exprimerai ma pensÇe - mais de toute façon ils ne peuvent survivre encore longtemps.

J'en suis persuadÇ.

Et puis, apräs un bref silence, il ajouta, avec une sorte de gentillesse gànÇe, comme s'il se rendait compte que dans son exaltation il venait de toucher un point sensible :

- Mais je vous en prie, Gladia, considÇrez-vous Comme un àtre humain plutìt que comme une

Spatienne et je me considÇrerai moi-màme COMME

un àtre humain et non comme un Colonien. L'humanitÇ survivra, que ce soit avec

les Coloniens ou

les Spatiens ou les deux. Je crois que ce ne sera qu avec les Coloniens, mais je peux me tromper.

- Non, dit Gladia, tentant d'Çtouffer sa passion, je crois que vous avez raison, Ö moins qu'on ne cesse en quelque sorte de faire la diffÇrence entre Spatiens et Coloniens. C'est lÖ

mon but,... contribuer Ö ce qu'on cesse.

- quoi qu'il en soit, dit D.G. en jetant un regard 15

sur la bande faiblement lumineuse qui, tout autour de la paroi, indiquait l'heure, puis-je dÇjeuner avec vous?

- Certainement.

- Eh bien, je vais chercher le repas. J'enverrais bien Daneel ou Giskard, mais je ne veux pas prendre l'habitude de me servir de

robots. En outre et quelle que soit l'affection que vous porte l'Çquipage, je ne pense pas qu'elle s'Çtende Ö vos robots.

Gladia n'apprÇcia guäre le repas quand D.G. l'eut apportÇ. Elle paraissait ne pouvoir s'accoutumer au manque de subtilitÇ dans ces saveurs qui devaient àtre l'hÇritage de la cuisine terrienne dÇshydratÇe pour une consommation de masse. Aucun des mets n'Çtait cependant particuliärement dÇsagrÇable. Elle mangea, impassible.

D.G., qui remarqua son manque d'enthousiasme, demanda :

- La cuisine ne vous dÇplaåt pas, j'espäre?

- Non. Je m'y suis habituÇe, apparemment. J'ai connu quelques expÇriences assez dÇsagrÇables la premiäre fois que j'Çtais Ö bord, mais rien de grave.

- J'en suis heureux, Gladia, mais...

- quoi?

- Avez-vous une idÇe de la raison pour laquelle le gouvernement aurorain souhaite votre retour avec une telle urgence? Ce ne peut àtre parce que vous avez maåtrisÇ le rÇgisseur et ce ne peut àtre Ö cause de votre discours. La demande a ÇtÇ expÇdiÇe bien avant qu'ils aient eu connaissance de l'un ou de l'autre.

- Dans ce cas, D.G., dit tristement Gladia, ils n'ont aucune raison de souhaiter ma prÇsence. Ils n'en ont jamais eu.

- Mais il doit y avoir quelque chose. Le message a 16

ÇtÇ adressÇ au nom du PrÇsident du Conseil d'Aurora.

- On a tendance Ö considÇrer l'actuel PrÇsident comme une potiche.

- Oh? qui se trouve derriäre lui? Kelden Amadiro?

- Exactement. Vous avez donc entendu parler de lui?

- Oh, ouil L'homme qui est l'Éme du fanatisme antiterrien. L'homme qui a ÇtÇ politiquement

ÇcrasÇ par le Dr Fastolfe il y a vingt dÇcennies survit pour nous menacer de nouveau. VoilÖ un excellent exemple de nocivitÇ de la longÇvitÇ.

- Mais le mystäre demeure. Amadiro est un

homme vindicatif. Il sait que c'est Elijah Baley qui fut cause de la dÇfaite dont vous parlez et Amadiro croit que j'en ai ÇtÇ responsable aussi. Sa haine - sa haine farouche - s'Çtend Ö moi. Si le PrÇsident me rÇclame, ce ne peut àtre que parce que Amadiro me rÇclame... et pourquoi Amadiro me rÇclameraitil? Il prÇfÇrerait se dÇbarrasser de moi. C'est probablement pourquoi il m'a envoyÇe avec vous sur

Solaria. Il espÇrait certainement que votre vaisseau serait dÇtruit... et moi avec. Et cela ne lui aurait pas causÇ la moindre peine.

- Pas de larmes irrÇpressibles, hein? dit D.G., songeur. Mais ce n'est certainement pas ce qu'on vous a dit. Nul ne vous a dit : Æ Partez donc avec ce fou de Commercien, cela nous donnera le plaisir de vous savoir morte. Ø

- Non. Ils ont prÇtendu que vous aviez terriblement besoin de moi et qu'il Çtait de bonne politique

de collaborer en ce moment avec les mondes spatiens. Et que ce serait excellent

pour Aurora que je leur rapporte tout ce qui s'Çtait passÇ sur Solaria, Ö

mon retour.

Oui, c'est bien ce qu'il fallait dire. Peut-àtre 17

màme le pensaient-ils, dans une certaine mesure.

Ensuite, lorsque - contre toute attente - notre vaisseau s'en est tirÇ alors qu'un vaisseau aurorain a ÇtÇ dÇtruit, ils auront probablement souhaitÇ obtenir un rÇcit de premiäre main

de ce qui s'est passÇ.

C'est ainsi que lorsque je vous ai emmenÇe sur Baleyworld au lieu de vous ramener sur Aurora, ils ont rÇclamÇ votre retour. C'est peut-àtre bien cela.

Maintenant, bien sñr, ils connaissent l'histoire et peut-àtre ne souhaitent-ils plus votre retour. Encore qu'ils ne sachent que ce qu'ils ont pu voir Ö l'hypervision baleyworldienne et

peut-àtre ne veulent-ils pas prendre cela pour argent comptant.

Cependant...

- Cependant quoi, D.G.?

- quelque chose me dit que le dÇsir d'entendre votre rapport ne constitue pas l'unique raison de leur message. Il me semble que l'insistance de la demande allait bien au delÖ.

- Ils ne peuvent rien souhaiter d'autre, dit Gladia.

Rien.

- Je me le demande.

- Je me le demande aussi, dit Daneel depuis sa niche murale.

- quoi donc, ami Daneel?

- Je me demande quelle est la vÇritable signification du message d'Aurora rÇclamant le retour de

Mme Gladia. Pour moi, comme pour le commandant, le dÇsir d'entendre un rapport

ne me semble pas un motif suffisant.

- As-tu autre chose Ö proposer?

- J'ai une idÇe, ami Giskard.

- Puis-je la connaåtre, ami Daneel?

- Il m'a semblÇ qu'en demandant le retour de

Mme Gladia le Conseil aurorain pouvait bien espÇrer 18

obtenir davantage... et ce n'est peut-àtre pas Mme Gladia qu'ils veulent.

- que peuvent-ils souhaiter de plus que Mme Gladia?

- Ami Giskard, est-il concevable que Mme Gladia rentre sans toi ni moi?

- Non, mais de quelle utilitÇ serions-nous, toi et moi, pour le Conseil aurorain?

- Moi, ami Giskard, je ne leur serais d'aucune utilitÇ. Toi, en revanche, tu es unique car tu peux percevoir ce qui se passe dans les esprits.

- C'est exact, ami Daneel, mais ils l'ignorent.

- Depuis notre dÇpart, n'est-il pas possible qu'ils l'aient dÇcouvert et se soient mis Ö regretter amärement de nous avoir permis

de quitter Aurora?

- Non, ce n'est pas possible, ami Daneel, rÇpondit Giskard sans hÇsitation perceptible. Comment l'auraient-ils dÇcouvert?

- Voici comment j'ai raisonnÇ, dit prudemment Daneel. Tu as, lors de ta visite sur la Terre avec le Dr Fastolfe il y a bien longtemps, rÇussi Ö rÇgler quelques robots pour leur donner une capacitÇ

mentale träs rÇduite, tout juste assez pour leur permettre de continuer ton oeuvre consistant Ö

influencer les dirigeants de la Terre et leur faire voir d'un oeil favorable le processus de Colonisation. C'est du moins ce que tu

m'as dit un jour. Il y a

donc, sur la Terre, des robots capables d'influencer les esprits.

Ø De màme, et comme nous le pensons depuis un certain temps, l'Institut de Robotique d'Aurora a envoyÇ sur la Terre des robots humaniformes. Nous ignorons dans quel but prÇcis, mais le moins qu'on puisse en attendre est qu'ils y observent ce qui s'y passe et qu'ils en rendent compte.

Ø Màme si les robots aurorains ne peuvent lire 19

dans les esprits, ils peuvent rapporter que tel ou tel gouvernant a soudain changÇ d'attitude en ce qui concerne la Colonisation, et peut-àtre depuis que nous avons quittÇ Aurora, quelqu'un d'important, sur cette planäte, a-t-il commencÇ Ö entrevoir la vÇritÇ - c'est-Ö-dire que ce changement d'attitude ne peut s'expliquer que par la prÇsence sur la Terre de robots qui influencent les esprits. Et peut-àtre a-t-on pu remonter, pour l'expliquer, au Dr Fastolfe ou Ö toi.

Ø Cela aurait pu, Çgalement, Çclairer certains officiels d'Aurora sur la signification de tel ou tel

ÇvÇnement qu'on aurait pu t'imputer plutìt qu'au Dr Fastolfe. En consÇquence, ils Çtaient fort dÇsireux de te voir rentrer, mais

ne pouvaient te

rÇclamer personnellement car cela aurait laissÇ

deviner qu'ils Çtaient au courant. Ils ont donc rÇclamÇ Mme Gladia - demande toute naturelle

sachant que si elle rentrait, tu rentrerais aussi.

Giskard demeura un instant silencieux puis

rÇpondit :

- VoilÖ un raisonnement intÇressant, ami Daneel, mais il ne tient guäre. Ces robots que j'ai conçus afin d'encourager la Colonisation ont accompli leur tÉche voilÖ plus de dix-huit dÇcennies et sont demeurÇs inactifs depuis lors, du moins en ce qui concerne leur influence sur les esprits. En outre, la Terre a banni il y a bien longtemps tous les robots de ses Villes et les a confinÇs dans des zones non peuplÇes et non urbanisÇes.

Ø Ce qui signifie que les robots humaniformes qui auraient ÇtÇ expÇdiÇs sur Terre, ainsi que nous le pensons, n'auraient pu avoir l'occasion de rencontrer mes robots capables d'influencer les esprits ni

de se rendre compte de leurs capacitÇs puisqu'ils ne les utilisent plus. Il est donc impossible qu'on ait 20

dÇcouvert mes talents tout particuliers ainsi que tu le penses.

- N'a-t-on pas pu les dÇcouvrir autrement, ami Giskard?

- Impossible, affirma Giskard.

- Et cependant, je me demande!...

NIVEAUA qUATRIEME PARTIE, AURORA

NIVEAUA Le vieux leader

CHAPITRE

Kelden Amadiro ne se trouvait pas immunisÇ

contre ce flÇau humain qu'est la mÇmoire. En fait, il y Çtait plus exposÇ que la plupart. Dans son cas, en outre, la tÇnacitÇ de la mÇmoire apportait avec elle un contenu insolite par l'intensitÇ de sa fureur et de sa frustration, par sa profondeur, par sa persistance.

Tout se prÇsentait si bien pour lui, il y avait de cela vingt dÇcennies. Directeur fondateur de l'Institut de Robotique ( il l'Çtait toujours ), il lui avait

semblÇ, un triomphal instant, que le contrìle total du Conseil ne pouvait lui Çchapper, qu'il allait Çcraser son plus grand ennemi, Han Fastolfe, et le cantonner dans une opposition impuissante.

S'il avait pu... si seulement il avait pu...

( Comme il essayait de chasser cela de son esprit et comme sa mÇmoire le lui rappelait sans cesse!

23

Comme si c'en n'Çtait pas assez de l'affliction et du dÇsespoir. )

S'il avait rÇussi, la Terre serait demeurÇe isolÇe, seule, et il aurait veillÇ Ö ce qu'elle dÇcline, s'affaiblisse et finisse par

s'effondrer. Pourquoi pas?

Mieux valait que meurent ces habitants ÇphÇmäres d'un monde malade et surpeuplÇ - ils Çtaient cent fois mieux morts que vivant la vie qu'ils s'Çtaient eux-màmes contraints de vivre.

Et les mondes spatiens, sereins et sñrs, se seraient encore Çtendus. Fastolfe s'Çtait toujours plaint que les Spatiens vivaient trop longtemps et trop confortablement sur leurs coussins

robotiques pour àtre des pionniers, mais Amadiro lui aurait prouvÇ son erreur.

Fastolfe avait gagnÇ. A l'instant oî sa dÇfaite ne paraissait plus faire de doute, il Çtait parvenu c'Çtait impensable, incroyable

- Ö tirer sa victoire du nÇant, pour ainsi dire.

C'Çtait ce Terrien, bien sñr, Elijah Baley...

Mais la mÇmoire d'Amadiro se dÇrobait devant le souvenir du Terrien. Il ne pouvait revoir son visage, entendre sa voix, se souvenir de ce qu'il avait fait.

Le nom seul suffisait. Vingt dÇcennies n'Çtaient pas parvenues Ö attÇnuer d'un iota la haine ou la douleur qu'il ressentait.

Et avec Fastolfe qui dÇcidait de la politique, les misÇrables Terriens avaient fui leur planäte dÇpravÇe et avaient envahi les mondes, les uns apräs les autres. Le maelstrîm des progräs de la Terre avait

sidÇrÇ les mondes spatiens et les avait figÇs, paralysÇs.

Combien de fois, s'adressant au Conseil, Amadiro avait-il fait observer que la Galaxie Çchappait lentement Ö l'emprise des Spatiens, qu'Aurora, interdite,

observait les ÇvÇnements tandis que des sous-hommes occupaient les mondes, l'un

apräs l'autre, que

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l'apathie s'installait plus fermement chaque annÇe dans l'esprit des Spatiens?

- RÇveillez-vous! s'Çtait-il ÇcriÇ. RÇveillez-vous!

Voyez-les croåtre en nombre. Voyez les mondes coloniens se multiplier. qu'attendez-vous? qu'ils vous prennent Ö la gorge?

Et toujours Fastolfe rÇpondait de sa voix apaisantÇ et les Aurorains et autres

Spatiens ( toujours Ö

la remorque d'Aurora quand Aurora choisissait de ne rien entreprendre ) se rassÇrÇnaient et retombaient dans leur lÇthargie.

Ils ne semblaient pas frappÇs par l'Çvidence. Les faits, les chiffres, l'indiscutable dÇgradation de dÇcennie en dÇcennie les laissaient de marbre.

Comment, alors qu'on lui criait sans cesse la vÇritÇ, alors qu'elle voyait se rÇaliser les plus sombres prÇdictions, une majoritÇ

constante persistait-elle Ö emboåter le pas Ö Fastolfe, Ö le suivre comme un

troupeau de moutons?

Comment Fastolfe lui-màme pouvait-il voir tout ce qu'il prÇconisait se rÇvÇler pure folie et ne jamais varier dans sa politique? Non pas qu'il s'entàtÉt dans l'erreur, il semblait tout simplement ne jamais se rendre compte qu'il Çtait dans l'erreur.

Si Amadiro avait ÇtÇ du genre Ö donner dans le fantasque, il aurait sñrement imaginÇ qu'une sorte de mauvais sort, d'enchantement s'Çtait abattu sur les mondes spatiens. Il aurait imaginÇ que quelqu'un, quelque part, possÇdait

le pouvoir magique d'endormir des cerveaux pourtant vifs et d'aveugler des yeux sans cela parfaitement ouverts sur la rÇalitÇ.

Et pour ajouter encore Ö ce supplice raffinÇ, on plaignait Fastolfe d'àtre mort en pleine frustration.

Frustration, disait-on, de voir que les Spatiens ne pouvaient conquÇrir des mondes Ö eux.

C'Çtait prÇcisÇment la politique de Fastolfe qui les 25

en empàchait! De quel droit en ressentait-il de la frustration? qu'aurait-il fait si, comme Amadiro, il avait toujours discernÇ et proclamÇ la vÇritÇ sans pouvoir contraindre les Spatiens, un nombre suffisant de Spatiens - Ö

l'Çcouter

Combien de fois avait-il pensÇ que mieux valait une Galaxie vide que soumise Ö la domination des sous-hommes? Si seulement il avait possÇdÇ quelque pouvoir magique lui permettant de dÇtruire la Terre - le monde d'Elijah Baley - d'un simple signe

de tàte, avec quelle joie il l'aurait fait!

Mais c'eñt ÇtÇ l'indice d'un dÇsespoir total que de se rÇfugier dans une telle illusion. D'un autre cìtÇ

revenait pÇriodiquement ce souhait futile de renoncer et d'accueillir avec joie

la mort... si seulement ses robots le lui permettaient.

Et puis vint l'instant oî lui fut donnÇe - malgrÇ lui, en quelque sorte -

la

possibilitÇ de dÇtruire la Terre. Cela remontait Ö trois quarts de dÇcennie,

lorsque pour la premiäre fois il avait rencontrÇ

Levular Mandamus.

CHAPITRE

Le souvenir! Il y avait trois quarts de dÇcennie...

Amadiro leva les yeux et vit que Maloon Cicis venait d'entrer dans son bureau. Sans doute avait-il signalÇ son arrivÇe et il avait le droit d'entrer si on ne rÇpondait pas Ö son signal.

Amadiro soupira et quitta son petit ordinateur.

Cicis Çtait son bras droit depuis la fondation de l'Institut. Il se faisait vieux. Rien de particuliärement remarquable, simplement un air de douce dÇcrÇpitude gÇnÇrale et un nez paraissant un peu plus asymÇtrique que jadis.

Amadiro se passa la main sur son nez quelque peu bulbeux et se demanda dans quelle mesure la 26

dÇcrÇpitude l'envahissait. Naguäre, il mesurait 1,95 mätre, une belle taille màme selon les normes spatiennes. Il se tenait certainement aussi droit maintenant que jamais mais, en se mesurant rÇcemment, il n'avait pu faire plus

de 1,93 mätre. Commençait-il Ö se voñter, Ö se tasser, Ö se ratatiner?

Il chassa ces tristes pensÇes qui constituaient, plus que toutes les toises, l'indice qu'il vieillissait. il demanda :

- qu'y a-t-il, Maloon?

Cicis avait un robot personnel qui lui collait aux talons - träs moderne et d'une ÇlÇgance luxueuse.

Cela aussi Çtait un signe de vieillissement. Lorsqu'on ne peut conserver un corps jeune, on peut toujours acheter un nouveau robot. Amadiro Çtait bien dÇcidÇ Ö ne pas faire sourire les authentiques jeunes en tombant dans ce travers - notamment du fait que Fastolfe, qui avait huit dÇcennies de plus qu'Amadiro, ne l'avait jamais fait.

- C'est encore ce Mandamus, chef.

- Mandamus?

- Celui qui veut sans cesse vous voir.

- Vous voulez dire cet idiot qui descend de la femme solarienne? demanda Amadiro apräs un instant.

- Oui, chef

- Eh bien, je ne veux pas le voir. Ne le lui avez-vous pas encore fait comprendre, Maloon?

- On ne peut plus clairement. Il me demande de vous transmettre un mot et dit que vous le recevrez, apräs cela.

- Je ne crois pas, Maloon, dit doucement Amadiro. que dit ce mot?

- Je ne comprends pas ce qui est Çcrit, chef, ce n'est pas du galactique.

- Dans ce cas, pourquoi le comprendrais-je plus que vous.

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- Je ne sais pas, mais il m'a demandÇ de vous le donner. Si vous voulez bien y jeter un coup d'oeil, chef, et me dire si vous n'avez pas changÇ d'avis, je retournerai l'Çconduire encore une fois.

- Eh bien, voyons donc, dit Amadiro en hochant la tàte.

il regarda le mot, l'air ÇcoeurÇ. Il disait : Æ Ceterum senseo, delenda est

Carthago. Ø

Amadiro lut le message, leva les yeux sur Maloon, revint au message et demanda finalement :

- Vous avez dñ y jeter un coup d'oeil puisque vous savez que ce n'est pas du galactique. Lui avez-vous demandÇ ce que cela signifiait?

- Je l'ai fait, chef. Il m'a dit que c'Çtait du latin mais cela ne m'en a pas appris davantage. Il a dit que vous comprendriez. C'est un homme träs rÇsolu et il a prÇtendu qu'il attendrait lÖ, toute la journÇe, que vous le lisiez.

- A quoi ressemble-t-il?

- mince. SÇrieux. Probablement dÇpourvu d'humour. Grand, mais moins que vous.

Des yeux profondÇment enfoncÇs, au regard intense, des lävres minces.

quel Ége?

D'apräs le grain de sa peau, je dirais quatre dÇcennies environ. Il est träs jeune.

- Dans ce cas, nous devons àtre indulgents pour la jeunesse. Faites-le entrer.

- Vous allez le recevoir? demanda Cicis, surpris.

- C'est ce que je viens de dire, non? Faites-le entrer.

CHAPITRE

Le jeune homme pÇnÇtra dans la piäce comme s'il marchait au pas. il se tint tout raide devant le bureau et dit

28

- Je vous remercie, monsieur, de bien vouloir me recevoir. Permettez-vous que mes robots entrent avec moi?

Je serais heureux de les voir, rÇpondit Amadiro, levant les sourcils. Me permettez-vous de conserver les miens?

Il y avait bien des annÇes qu'il n'avait entendu quelqu'un prononcer la vieille formule concernant les robots. Encore une de ces bonnes vieilles coutumes qui tombait en dÇsuÇtude

tandis que s'estompait la notion de politesse et que l'on tenait de plus en plus pour acquis que les robots faisaient partie de l'individu.

- Oui, monsieur, dit Mandamus.

Deux robots enträrent mais, remarqua Amadiro, pas avant que permission en eñt ÇtÇ accordÇe. Des robots neufs, manifestement efficients, tÇmoignant d'une excellente facture.

Est-ce vous qui les avez conçus, monsieur Mandamus?

Les robots prÇsentaient une plus grande valeur lorsqu'ils Çtaient conçus par

leur propriÇtaire.

- C'est moi, en effet, monsieur.

- Vous àtes donc roboticien?

- Oui, monsieur. Je suis diplìmÇ de la facultÇ d'Eos.

Vous travaillez sous la direction de...

Pas du Dr Fastolfe, monsieur, dit doucement

Mandamus. Sous la direction du Dr Maskellnik.

- Vous n'àtes donc pas membre de l'Institut.

- J'ai fait ma demande pour y entrer, monsieur.

- Je vois. ( Amadiro rangea des papiers sur son bureau puis demanda vivement, sans lever les

yeux : ) Oî avez-vous appris le latin?

- Je ne sais pas le latin assez bien pour le parler ou le lire, mais j'en sais assez pour connaåtre cette citation et savoir oî la retrouver.

29

Cela est dÇjÖ remarquable. Comment se fait-il?...

Je ne peux consacrer tout mon temps Ö la

robotique et j'ai donc quelques passe-temps. L'un d'eux est la planÇtologie, et notamment la Terre. Ce qui m'a conduit Ö l'histoire et Ö la culture de la Terre.

- VoilÖ qui n'est pas träs courant chez les Spatiens.

- Non, monsieur, et c'est dommage. On devrait toujours connaåtre ses ennemis... comme vous le faites, monsieur.

- Comme je le fais?

- oui, monsieur. Je crois que bon nombre d'aspects de la Terre vous sont familiers et que vous

àtes plus versÇ dans ce domaine que moi car vous Çtudiez le sujet depuis plus longtemps.

- Comment le savez-vous?

- J'ai essayÇ d'en savoir sur vous autant que je le pouvais, monsieur.

- Parce que je suis un autre de vos ennemis?

- Non, monsieur. Parce que je veux faire de vous un alliÇ.

Vous avez donc l'intention de Faire de moi un alliÇ?

de vous servir de moi? Vous ne vous rendez

pas compte que vous vous montrez quelque peu impertinent?

- Non, monsieur, car je suis sur que vous souhaiterez àtre mon alliÇ.

- quoi qu'il en soit, dit Amadiro en le fixant, c'est moi qui me rends compte que vous devenez plus que quelque peu impertinent. Dites-moi, est-ce que vous comprenez cette citation que vous avez trouvÇe pour moi?

- Oui, monsieur.

- Eh bien, traduisez-la-moi en galactique standard.

30

- Elle dit : Æ Selon moi, Carthage doit àtre dÇtruite. Ø

- Et que signifie-t-elle selon vous?

- C'est Marcus Porcius Caton qui a dit cela, un sÇnateur de la RÇpublique romaine, une entitÇ

politique de l'ancienne Terre. Elle avait vaincu sa principale rivale, Carthage, mais ne l'avait pas dÇtruite. Caton soutenait que Rome ne serait pas en sÇcuritÇ tant que Carthage ne serait pas totalement dÇtruite... et finalement elle le fut, monsieur.

- Mais que reprÇsente Carthage pour nous, jeune homme?

Il existe des analogies.

Ce qui signifie?

que les mondes spatiens ont aussi leur principale rivale qui, selon moi, doit

àtre dÇtruite.

- Le nom de l'ennemi?

- La planäte Terre, monsieur.

Amadiro pianota lÇgärement des doigts sur le bureau devant lui.

- Et vous voulez faire de moi votre alliÇ dans un tel projet. Vous pensez que je serais heureux et träs dÇsireux de l'àtre... Dites-moi, docteur Mandamus, quand ai-je jamais dit, dans mes nombreux discours et Çcrits sur le sujet, que la Terre devait àtre dÇtruite ?

Les lävres de Mandamus se firent plus minces encore, ses narines se pincärent.

- Je ne suis pas ici, dit-il, pour vous faire tomber dans quelque piäge qui pourrait àtre utilisÇ contre vous. Je n'ai ÇtÇ envoyÇ ici ni par le Dr Fastolfe ni par aucun de ses partisans. Pas plus que je ne suis de ses partisans. Et je n'essaie pas davantage de savoir ce que vous avez en tàte. Je ne vous dis que ce qui se trouve dans mon esprit. Selon moi, la Terre doit àtre dÇtruite.

31

- Et comment proposez-vous de dÇtruire la

Terre? SuggÇrez-vous que nous y fassions pleuvoir des bombes nuclÇaires jusqu'Ö ce que les explosions, les radiations et les nuages- de poussiäre dÇtruisent la planäte? Parce que si telle est votre idÇe, comment pensez-vous empàcher, en reprÇsailles, des vaisseaux coloniens

d'agir de màme Ö

l'Çgard d'Aurora et de tous les autres mondes spatiens qu'ils pourront atteindre? On aurait pu bombarder impunÇment la Terre il y a encore quinze dÇcennies. C'est impossible maintenant.

- Je ne songe Ö rien de tel, docteur Amadiro, dit Mandamus, outrÇ. Je ne dÇtruirai pas inutilement des àtres humains, màme s'il s'agit de Terriens. Il existe cependant un moyen de dÇtruire la Terre sans nÇcessairement tuer tous ses habitants... et sans risque de reprÇsailles.

- Vous àtes un ràveur ou peut-àtre n'avez-vous pas tout votre bon sens.

Laissez-moi vous expliquer.

Non, jeune homme. Je dispose de peu de temps, et parce que votre citation, que j'ai parfaitement comprise, a piquÇ ma curiositÇ, je me suis dÇjÖ

permis de vous en consacrer beaucoup trop.

- Je comprends, docteur Amadiro, dit Mandamus en se levant, et je vous prie de m'excuser d'avoir abusÇ de vos instants. Pensez cependant Ö ce que je vous ai dit et, si la curiositÇ vous pique de nouveau, pourquoi ne pas me faire appeler lorsque vous aurez davantage de temps Ö me consacrer? Mais n'attendez pas trop parce que, s'il le faut, je m'adresserai ailleurs. Car je

dÇtruirai la Terre. Je suis franc

avec vous, vous voyez.

Le jeune homme tenta d'esquisser un sourire qui tendit ses joues minces sans autre effet sur son visage.

32

- Au revoir, et merci encore, dit-il.

Sur quoi il tourna les talons et sortit.

Amadiro demeura un instant songeur puis

effleura un bouton sur le cìtÇ de son bureau.

- Maloon, dit-il lorsque Cicis entra, je veux qu'on surveille ce jeune homme vingt-quatre heures sur vingt-quatre et je veux connaåtre les noms de tous ceux Ö qui il parle. Tous. Je veux qu'on les identifie et qu'on les interroge tous. On m'amänera ceux que je dirai... Mais, Maloon, tout doit àtre fait discrätement et avec une douce et

amicale persuasion. Je

ne suis pas encore le maåtre ici, comme vous le savez.

Mais il finirait par le devenir. Fastolfe Çtait ÉgÇ de trente-huit dÇcennies et manifestement il dÇclinait.

Et Amadiro avait huit dÇcennies de moins.

CHAPITRE

Pendant neuf jours, Amadiro reçut des rapports.

Mandamus parlait Ö ses robots, de temps en

temps Ö des collägues de l'universitÇ et plus rarement encore Ö des gens de l'Çtablissement voisin du

sien. Ses conversations Çtaient des plus banales et, bien avant le neuviäme jour, Amadiro avait dÇcidÇ

de ne pas faire attendre le jeune homme plus

longtemps. Mandamus n'Çtait qu'au dÇbut d'une longue vie et pouvait avoir trente dÇcennies devant lui; il n'en restait Ö Amadiro que huit Ö dix tout au plus.

Et Amadiro, songeant Ö ce que lui avait dit le jeune homme, pensa, avec une agitation croissante, qu'il ne pouvait se permettre qu'existe un moyen de dÇtruire la Terre et qu'il l'ignore. Pouvait-il laisser cette destruction se produire apräs sa mort, et donc sans qu'il en soit tÇmoin? Ou, ce qui Çtait presque 33

aussi dÇsagrÇable, qu'elle se produise alors qu'il vivait mais avec quelqu'un d'autre qui s'en chargerait, avec des doigts autres

que les siens sur le bouton?

Non, il lui fallait voir ça, en àtre le tÇmoin et l'acteur; sans quoi, pourquoi avoir supportÇ cette longue frustration? Mandamus Çtait peut-àtre un idiot ou un fou, mais dans ce cas Amadiro devait àtre certain qu'il Çtait idiot ou fou.

Une fois arrivÇ lÖ dans ses rÇflexions, Amadiro convoqua Mandamus dans son bureau.

Amadiro se rendait bien compte qu'il s'humiliait en agissant ainsi, mais l'humiliation Çtait le prix Ö

payer pour avoir la certitude que n'existait pas la plus petite chance que la Terre soit dÇtruite sans lui. Et ce prix, il Çtait pràt Ö le payer.

Il se cuirassa màme contre la possibilitÇ de voir arriver Mandamus arborant un sourire suffisant et un air de mÇpris triomphant. Il lui faudrait supporter cela Çgalement.

Apräs

quoi, bien sñr, si la suggestion du jeune homme se rÇvÇlait pure stupiditÇ, il

veillerait Ö ce qu'il soit puni autant que le permettait une sociÇtÇ civilisÇe, mais sans cela...

Il fut donc satisfait quand Mandamus pÇnÇtra dans son bureau avec une attitude de raisonnable humilitÇ et le remercia, apparemment sincäre, de cette deuxiäme entrevue. Il parut Ö Amadiro qu'il devait, lui aussi, se montrer aimable.

- Docteur Mandamus, dit-il, en vous congÇdiant sans Çcouter votre plan, je me suis montrÇ coupable d'impolitesse. Dites-moi donc ce que vous avez en tàte et j'Çcouterai jusqu'Ö ce qu'il soit bien clair pour moi - comme je crois que ce sera le cas - que votre plan est, peut-àtre, davantage le fruit de votre enthousiasme que de la pure raison. Alors, je vous congÇdierai de nouveau, mais sans mÇpris de ma 34

part, et je l'espäre, sans aucune coläre de la vìtre.

- Je ne pourrais me montrer irritÇ qu'on m'ait ÇcoutÇ patiemment, docteur Amadiro, dit Mandamus. Mais que se passera-t-il si

ce que je vous dis vous paraåt sensÇ et porteur d'espoir?

- Dans ce cas, dit lentement Amadiro, il est concevable que nous puissions travailler ensemble.

- Ce serait merveilleux, monsieur. Nous pourrions faire bien plus de choses

ensemble que sÇparÇment. Mais n'y aurait-il pas quelque chose de plus tangible que le priviläge de travailler avec vous?

Une rÇcompense?

- Je vous en serais reconnaissant, bien sñr, dit Amadiro apparemment mÇcontent, mais je ne suis qu'un Conseiller et le Directeur de l'Institut de Robotique. Il y aurait des limites Ö ce que je pourrais faire pour vous.

Je comprends parfaitement, docteur Amadiro.

Mais Ö l'intÇrieur de ces limites, ne pourrais-je avoir un acompte? Maintenant? demanda Mandamus en

fixant Amadiro.

Celui-ci fronça les sourcils devant le regard aigu, dÇterminÇ, d'yeux qui ne cillaient pas. Aucune humilitÇ dans ce regard!

- A quoi pensez-vous?

- A rien que vous ne puissiez m'accorder, docteur Amadiro. Faites de moi un membre de l'Institut.

- Si vous avez les compÇtences requises...

- Ne vous inquiÇtez pas. Je les ai.

- Nous ne pouvons laisser le candidat juge. Nous devons...

- Allons, docteur Amadiro, ce n'est pas une façon d'aborder nos nouveaux rapports. Etant donnÇ que vous n'avez cessÇ de me faire surveiller depuis ma derniäre visite, je ne peux croire que vous n'ayez 35

pas ÇtudiÇ mon dossier Ö fond. Vous devez donc savoir que je possäde les compÇtences requises. Et si, pour quelque raison, vous pensiez que ce n'est pas le cas, vous n'auriez pas le moindre espoir que je me montre assez ingÇnieux pour mettre au point un plan visant Ö la destruction de notre Carthage et je ne me trouverais pas de nouveau ici sur votre demande.

Un instant, Amadiro se sentit brñler de coläre. Un instant, il songea que màme la destruction de la Terre ne justifiait pas qu'il supporte une telle attitude de la part d'un enfant. Mais cela ne dura qu un

instant. Il recouvra rapidement tout son sang-froid et parvint màme Ö admettre qu'un individu aussi jeune, mais si plein d'audace et si froidement sñr de lui, Çtait le genre d'homme qu'il lui fallait. En outre, il avait ÇtudiÇ le dossier de Mandamus et incontestablement il avait toutes les

qualitÇs requises pour entrer Ö l'Institut.

- C'est exact, vous les avez, dit-il d'une voix Çgale mais au prix d'une ÇlÇvation de sa tension.

- Dans ce cas, inscrivez-moi. Je suis sñr que vous avez les formulaires nÇcessaires dans votre ordinateur. il vous suffit d'entrer

mon nom, celui de l'Çcole dont je sors, l'annÇe d'obtention de mon diplìme ainsi que tous les autres dÇtails statistiques qui pourraient vous àtre utiles. Apräs quoi vous n'auriez plus qu'Ö signer.

Sans un mot, Amadiro retourna Ö son ordinateur.

Il y entra les renseignements nÇcessaires, retira le formulaire, le signa et le tendit Ö Mandamus.

- C'est datÇ d'aujourd'hui. Vous àtes membre de l'Institut.

Mandamus examina le formulaire et le tendit Ö

l'un de ses robots qui le plaça dans une petite serviette qu'il glissa sous son bras.

- Je vous remercie, dit Mandamus, c'est träs 36

aimable Ö vous et j'espäre ne jamais vous dÇcevoir ni vous faire regretter votre opinion favorable quant Ö mes capacitÇs. Il reste donc encore une chose.

- Vraiment? quoi donc?

- Pourrions-nous discuter de la nature de la rÇcompense finale... en cas de succäs, bien sñr, de succäs total?

- Ne pourrions-nous plutìt laisser cela, en toute logique, Ö l'instant du succäs total, ou du moins au moment oî l'on sera raisonnablement proches de l'atteindre?

- Au plan rationnel, oui. Mais je suis un àtre de ràves tout autant que de raison. J'aimerais ràver un peu.

- Eh bien, Ö quoi aimeriez-vous ràver?

- Il me semble, docteur Amadiro, que le Dr Fastolfe n'est pas bien du tout. Il

est bien vieux et ne pourra Çviter la mort bien longtemps.

- Et alors?

- Lorsqu'il aura disparu, votre parti se fera plus puissant, plus agressif et les partisans les plus tiädes de Fastolfe jugeront peut-àtre plus pratique de porter leur allÇgeance ailleurs

Fastolfe disparu, vous emporterez sñrement les prochaines Çlections.

- C'est possible. Et alors?

- Vous deviendrez le chef de facto du Conseil et le guide de la politique extÇrieure d'Aurora qui sera, en fait, la politique des mondes spatiens en

gÇnÇral. Et si mes projets connaissent le succäs, votre direction sera une telle rÇussite que le Conseil ne manquera certainement pas de vous Çlire PrÇsident Ö la premiäre occasion.

Vos ràves atteignent des sommets, jeune homme. Et si tout ce que vous prÇvoyez

se rÇalise ? Vous auriez difficilement le temps de vous 37

occuper tout Ö la fois de la direction d'Aurora et de celle de l'Institut. Je vous demande donc qu'au moment oî vous dÇciderez de quitter votre poste de Directeur de l'institut vous soyez pret Ö soutenir ma candidature comme successeur Ö ce poste. On ne ferait certainement pas fi de votre choix personnel.

- il existe aussi des conditions Ö remplir pour ce poste.

- Je les remplirai.

- Attendons, nous verrons bien.

- Je veux bien attendre, mais bien avant d'avoir pleinement rÇussi vous verrez que vous accepterez de faire droit Ö ma requàte. je vous prie donc de vous faire Ö cette idÇe.

- Et tout cela avant que vous m'ayez dit un seul mot, murmura Amadiro. Eh bien, vous voilÖ membre de l'Institut et je vais m'efforcer de m'habituer Ö

l'idÇe de votre ràve personnel. Mais maintenant, tràve de prÇliminaires - dites-moi comment vous avez l'intention de dÇtruire la Terre.

Presque automatiquement, Amadiro fit le geste indiquant Ö ses robots qu'ils ne devaient rien se rappeler de cette partie de l'entretien. Et Mandamus, avec un petit sourire,

fit de màme avec les siens.

- Eh bien, commençons, dit Mandamus.

Mais avant qu'il puisse en dire davantage, Amadiro passa Ö l'attaque.

- Vous àtes sñr de ne pas àtre proterrien ?

- Je viens vous proposer de dÇtruire la Terre, rÇpliqua Mandamus, surpris.

- Et cependant vous descendez de la femme

solarienne... Ö la cinquiäme gÇnÇration, je crois.

- oui, monsieur, cela figure dans les registres publics. quel rapport?

La femme solarienne est depuis träs longtemps...

38

une proche, une amie... une protÇgÇe de

Fastolfe. Je me demande donc si vous ne nourrissez pas une certaine sympathie pour ses opinions proterriennes.

- Du fait de mon ascendance. ( Mandamus

paraissait sincärement ÇtonnÇ. Un bref instant, ses narines se pincärent comme sous l'effet de la contrariÇtÇ ou màme de la coläre, mais l'impression se dissipa et il dit calmement : ) Depuis tout aussi longtemps, le Dr Vasilia Fastolfe est tout aussi proche de vous... votre amie... votre protÇgÇe. Et il s'agit de la fille du Dr Fastolfe, sa descendante Ö la premiäre gÇnÇration. Je me demande si elle ne partage pas ses opinions.

- Je me le suis demandÇ Çgalement naguäre, dit Amadiro, mais elle ne les partage pas et, en ce qui la concerne, je ne me le demande plus.

Vous pouvez Çgalement cesser de vous le

demander en ce qui me concerne, monsieur. Je suis un Spatien et je veux voir les Spatiens dominer la Galaxie.

- Parfait, dans ce cas. Vous pouvez exposer votre plan.

- Je vais remonter au tout dÇbut, si vous le permettez. Les astronomes conviennent qu'il existe dans notre Galaxie des millions de planätes analogues Ö la Terre et sur lesquelles les humains pourraient vivre apräs avoir apportÇ les modifications

nÇcessaires Ö l'environnement mais sans qu'il soit besoin de terraformation gÇologique. Leur atmosphäre est respirable, il existe

un ou plusieurs ocÇans, le sol et le climat conviennent, la vie existe.

En fait, les atmosphäres seraient dÇpourvues d'oxygäne natif en l'absence de

plancton ocÇanique pour le moins.

Ø La terre est souvent aride, mais apräs une terraformation de l'ocÇan - c'est-Ö-dire apräs qu'on 39

y aura introduit la vie terrestre -, cette vie prospÇrera et la planäte pourra

àtre colonisÇe. On a

recensÇ une centaine de planätes de cette nature, on les a ÇtudiÇes et la moitiÇ environ sont dÇjÖ

occupÇes par des Coloniens.

Ø Et cependant aucune planäte habitable, parmi toutes celles qui ont ÇtÇ dÇcouvertes Ö ce jour, ne possäde l'Çnorme variÇtÇ et l'abondance de vie que possäde la Terre. Aucune ne recäle quelque chose de plus gros ou de plus complexe qu'un petit

nombre d'invertÇbrÇs vermiformes ou insectiformes ou, en ce qui concerne la flore, quelque chose de plus avancÇ que des fougäres. Pas question d'intelligence ou de quoi que ce soit qui s'en approche. Amadiro, en entendant

ces phrases empesÇ es,

songea : Il rÇcite comme un perroquet. Il a appris tout cela par coeur. Il s'agita et fit observer :

- Je ne suis pas un planÇtologue, docteur Mandamus, mais je vous prie de croire qu'il n'y a rien lÖ que je ne sache dÇjÖ.

- Comme je le disais, docteur Amadiro, je commence par le commencement...

Les

astronomes sont de plus en plus convaincus que nous disposons d'une bonne gamme de planätes habitables dans la Galaxie et que toutes - ou presque toutes - sont sensiblement diffÇrentes de la Terre. Pour une raison quelconque, la Terre est une planäte remarquablement insolite et l'Çvolution S'y est dÇveloppÇe Ö une allure extraordinairement rapide et de façon extraordinairement anormale.

- L'argument que l'on avance d'ordinaire est que s'il existait une autre espäce intelligente dans la Galaxie, elle aurait pris conscience de notre expansion depuis lors et se serait manifestÇe Ö nous d'une maniäre ou d'une autre.

- Oui, monsieur. En fait, s'il existait dans la 40

Galaxie une autre espäce intelligente plus avancÇe que nous ne le sommes, nous n'aurions pas eu tout d'abord l'occasion de nous Çtendre. Il paraåt donc certain, dans ces conditions, que nous sommes la seule espäce de la Galaxie capable de voyager Ö

travers l'hyperespace- Il n'est pas absolument certain que nous soyons la seule

espäce intelligente de

la Galaxie, mais il y a de fortes chances.

Amadiro Çcoutait maintenant avec un petit sourire de lassitude. Le jeune homme

se montrait aussi didactique qu'un monomaniaque pianotant sur un rythme monotone. C'Çtait lÖ un signe de douce excentricitÇ et chez Amadiro s'estompait le faible espoir qu'il nourrissait que Mandamus eñt rÇellement Ö proposer quelque chose

qui changerait le cours de l'histoire.

Vous continuez Ö me raconter ce que je sais

dÇjÖ, fit-il observer, chacun sait que la Terre paraåt unique et que nous sommes probablement la seule espäce intelligente de la Galaxie.

- Mais nul ne paraåt se poser cette question toute simple : Æ Pourquoi? Ø Ni les Terriens ni les Coloniens ne se la posent.

Ils

acceptent le fait. Ils font

montre d'une attitude mystique Ö l'Çgard de la Terre, si bien que sa nature insolite semble aller de soi. quant Ö nous, les Spatiens, nous ne nous demandons rien. Nous l'ignorons. Nous faisons de notre mieux pour ne jamais penser Ö la Terre car, si nous y pensions, nous pourrions aller plus loin et nous considÇrer nous-màmes comme des descendants des Terriens.

- Je ne vois pas l'intÇràt de la question, dit Amadiro. Inutile de chercher des rÇponses complexes au Æ pourquoi? Ø. Le hasard

joue un rìle important dans l'Çvolution, comme en toutes choses d'ailleurs, dans une certaine mesure. S'il existe des millions de mondes habitables, l'Çvolution peut 41

avancer sur chacun Ö un rythme diffÇrent. Sur la plupart, on assistera Ö quelque stade intermÇdiaire; sur certains, le rythme sera incontestablement lent, sur d'autres manifestement -rapide, sur un seul et unique, le rythme sera peut-àtre extraordinairement lent et sur un autre extraordinairement rapide. Il se trouve que la Terre est le monde oî

l'Çvolution a ÇtÇ extraordinairement rapide et c'est ainsi que nous sommes lÖ. Maintenant, si je pose la question Æ pourquoi? Ø, la rÇponse naturelle - et suffisante - est Æ le hasard Ø.

Amadiro attendit que la folie de son interlocuteur se manifeste par une explosion de coläre devant un argument logique par excellence, prÇsentÇ sur un ton badin, visant Ö dÇmolir complätement sa thäse. Mais Mandamus se borna Ö le fixer quelques instants de ses yeux profondÇment enfoncÇs et rÇpondit tranquillement

- Non. ( Il laissa s'Çcouler deux secondes et poursuivit : ) Il faut bien plus

qu'un heureux hasard ou deux pour multiplier par mille la vitesse de l'Çvolution.

Sur toutes les planätes, Ö l'exception de la

Terre, le rythme de l'Çvolution est Çtroitement liÇ Ö

celui du rayonnement cosmique dans lequel baigne la planäte. Cette vitesse ne rÇsulte pas du tout du hasard mais du rayonnement cosmique qui provoque les mutations Ö un rythme relativement lent.

Sur la Terre, quelque chose provoque des mutations bien plus nombreuses que sur

toute autre planäte habitable. Et cela n'a rien Ö voir avec les rayons cosmiques, car ils ne frappent pas la Terre avec une exceptionnelle profusion. Peut-àtre comprenez-vous mieux, maintenant,

pour quelle raison le Æ pourquoi? Ø peut àtre important.

- Eh bien, docteur Mandamus, puisque je vous Çcoute toujours avec bien plus de patience que je ne m'en serais cru capable, rÇpondez donc Ö la 42

question que vous posez avec tant d'insistance. Ou posez-vous simplement la question sans avoir la rÇponse.

- J'ai la rÇponse, fondÇe sur le fait que la Terre est unique Ö un autre Çgard.

- Laissez-moi poursuivre. Vous voulez parler de son gros satellite. Vous n'allez certainement pas prÇtendre, docteur Mandamus, que c'est lÖ votre dÇcouverte?

Pas du tout, rÇpliqua Mandamus avec une certaine raideur. Mais considÇrez que

les gros satellites paraissent monnaie courante. Notre systäme planÇtaire en

compte cinq, la Terre sept et ainsi de suite.

Mais tous les gros satellites, Ö l'exception d'un seul, contiennent des gÇants gazeux. Seul le satellite de la Terre, la Lune, contient une planäte pas plus grosse que lui.

- Oserai-je de nouveau le mot Æ hasard Ø, docteur Mandamus?

- Dans ce cas c'est peut-àtre le hasard, mais la Lune demeure unique.

- Màme dans ce cas. quel rapport peut bien

exister entre ce satellite et l'abondance de vie sur la Terre ?

- Ce n'est peut-àtre pas Çvident et le rapport peut paraåtre peu plausible - mais il est bien moins plausible encore que deux exemples aussi insolites d'un caractäre unique pour une seule planäte soient absolument sans rapport. Et j'ai trouvÇ le rapport.

- Vraiment? dit vivement Amadiro.

Il allait maintenant avoir la preuve manifeste de la douce folie du bonhomme. Il jeta un coup d'oeil dÇsinvolte Ö la bande indiquant l'heure, sur le mur.

MalgrÇ toute sa curiositÇ, il ne pouvait vraiment pas lui consacrer davantage de temps.

- La Lune, dit Mandamus, s'Çloigne lentement de la Terre, du fait de l'effet de marÇe de celle-ci. Les 43

grandes marÇes de la Terre sont une consÇquence unique de l'existence de ce gros satellite. Le soleil de la Terre provoque Çgalement des marÇes, mais elles ne font que le tiers de celles de la Lune en importance - tout comme notre soleil provoque de petites marÇes sur Aurora.

Ø Etant donnÇ que la Lune s'Çloigne sous l'effet de ces marÇes, elle se trouvait bien plus proche de la Terre au tout dÇbut de l'histoire du systäme planÇtaire. Plus la Lune Çtait proche de la Terre, plus

importantes Çtaient les marÇes. Ce qui faisait jouer continuellement la croñte terrestre au cours de la rotation de la planäte qui s'en trouvait ainsi ralentie, Ö la fois du fait de

ce jeu et de la friction des

marÇes ocÇaniques sur les fonds marins peu profonds - de telle sorte que l'Çnergie rotatoire se

trouvait convertie en chaleur.

Ø En consÇquence de quoi, la croñte de la Terre est la plus mince de toutes celles des planätes habitables que nous connaissons et c'est la seule planäte habitable oî existent une activitÇ volcanique et un systäme important

de plaques tectoniques.

- Mais tout cela n'a peut-àtre rien Ö voir avec l'abondance de vie sur la Terre. Je pense, docteur Mandamus, qu'il faut en arriver au fait ou prendre congÇ.

- Je vous demande encore un peu de patience, docteur Amadiro. Il est capital de bien saisir l'importance du fait quand nous

y serons. Je me suis livrÇ Ö une sÇrieuse simulation par ordinateur de l'Çvolution chimique de la croñte terrestre, tenant compte de l'action des marÇes et des plaques tectoniques, ce que personne encore n'avait jamais fait

avec autant de mÇticulositÇ et de sÇrieux - si je puis dire sans me vanter.

- Je vous en prie! murmura Amadiro.

44

- Et il apparaåt träs clairement - je vous montrerai quand vous le voudrez toutes les donnÇes qu'on trouve de l'uranium et du thorium dans la croñte et le manteau supÇrieur terrestre dans une proportion mille fois supÇrieure Ö celle de

tout autre monde habitÇ. En outre, leur rÇpartition est inÇgale et l'on trouve donc sur la Terre des poches oî l'uranium et le thorium sont encore plus concentrÇs.

Et, j'imagine, la radioactivitÇ y est dangereusement ÇlevÇe?

- Non, docteur Amadiro. L'uranium et le thorium sont faiblement radioactifs et màme dans les zones oî leur concentration est relativement importante, ils ne sont pas träs concentrÇs au sens absolu du terme... Tout cela, je le rÇpäte, du fait de la prÇsence d'une immense Lune.

Je suppose, donc, que la radioactivitÇ, màme si elle n'est pas assez importante pour mettre la vie en danger, suffit pour accroåtre le rythme des mutations. C'est bien cela, docteur

Mandamus?

- C'est bien cela. On assiste Ö des extinctions plus rapides, de temps Ö autre, mais aussi au dÇveloppement plus rapide de nouvelles

espäces - ce qui se

traduit par une Çnorme variÇtÇ et profusion de formes de vie. Et, enfin, c'est sur la seule Terre que ce phÇnomäne a permis d'atteindre le point de dÇveloppement d'une espäce et d'une civilisation intelligentes.

Amadiro hocha la tàte. Le jeune homme n'Çtait pas fou. Peut-àtre se trompait-il, mais il n'Çtait pas fou. Et peut-àtre avait-il raison.

Amadiro n'Çtait pas planÇtologue et il lui faudrait donc consulter des ouvrages sur le sujet pour voir si Mandamus n'avait pas dÇcouvert ce que l'on savait dÇjÖ, comme c'Çtait le cas de tant d'enthousiastes.

Mais il existait un point plus important qu'il lui 45

fallait vÇrifier sur-le-champ. Il demanda d'une voix douce

- Vous avez parlÇ de la destruction possible de la Terre. Existe-t-il un rapport entre cette destruction et les propriÇtÇs exceptionnelles de la Terre?

- On ne peut tirer avantage de propriÇtÇs exceptionnelles que d'une maniäre

exceptionnelle, rÇpondit Mandamus d'une voix tout aussi douce - Et... de quelle

façon, dans ce cas particulier?

- Avant de discuter de la mÇthode, docteur Amadiro, je dois vous expliquer que, sur un point, la question de savoir si la destruction est matÇriellement

possible dÇpend de vous

- De moi?

- Oui, dit fermement Mandamus, de vous. Sans quoi, pourquoi serais-je venu vous trouver avec cette longue histoire sinon pour vous convaincre que je sais de quoi je parle afin que vous puissiez collaborer avec moi d'une maniäre essentielle Ö

notre succäs?

- Et si je refusais, demanda Amadiro apräs un long soupir, quelqu'un d'autre ferait-il l'affaire?

- Il me serait possible de me tourner vers d'autres si vous refusiez. Est-ce

que vous refusez?

- Peut-àtre pas, mais je me demande dans quelle mesure je vous suis indispensable.

- Je vous rÇpondrai que vous M'àtes moins

indispensable que je ne le suis pour vous. Vous devez collaborer avec moi.

- Je le dois?

- J'aimerais que vous collaboriez, si vous prÇfÇrez que je m'exprime ainsi. Mais si vous voulez le triomphe d'Aurora et des Spatiens en gÇnÇral, une fois pour toutes, sur la Terre et sur les Coloniens, vous devez collaborer avec moi, que le mot vous plaise ou pas.

46

- Dites-moi donc, exactement, ce que je dois faire.

Commencez par me confirmer que, dans le

passÇ, l'Institut a conçu et construit des robots humaniformes.

- Oui, nous l'avons fait. Cinquante en tout. Il y a quinze Ö vingt dÇcennies.

Si longtemps? Et qu'en a-t-on fait?

Ce fut un Çchec, dit Amadiro d'un ton neutre.

Mandamus recula dans son siäge, l'air horrifiÇ, et demanda On les a dÇtruits?

DÇtruits? rÇpÇta Amadiro, surpris. Nul ne

dÇtruit des robots coñteux. On les a entreposÇs. On a retirÇ les batteries qu'on a remplacÇes par une pile spÇciale Ö microfusion pour conserver une vie minimale aux circuits positroniques.

- On peut donc les rÇactiver complätement?

- J'en suis certain.

Mandamus pianota de sa main droite sur l'accoudoir de son fauteuil et dÇclara,

rÇsolu

Dans ce cas, nous pouvons gagner.

NIVEAUA Le plan et la fille

CHAPITRE

Depuis bien longtemps Amadiro n'avait pas songÇ

aux robots humaniformes. Cette pensÇe lui Çtait pÇnible et, avec quelque difficultÇ, il s'Çtait appliquÇ

Ö l'oublier. Et voilÖ que Mandamus, soudain, faisait resurgir le souvenir.

Le robot humaniforme avait constituÇ l'atout maåtre de Fastolfe Ö cette lointaine Çpoque oî Amadiro

avait ÇtÇ Ö deux doigts de remporter la partie, atout maåtre ou pas. Fastolfe avait conçu et construit deux robots humaniformes ( dont un existait toujours ) et personne Ö part lui

ne pouvait en construire. L'Institut de Robotique tout entier, avec tous ses membres travaillant ensemble, n'avait pu y parvenir.

Amadiro n'avait pu sauver de cette grande dÇfaite que l'atout maåtre. Fastolfe avait ÇtÇ contraint de rendre publique la nature de la conception humaniforme.

Ce qui signifiait que l'on pouvait construire des 48

robots humaniformes et qu'on en avait effectivement construit. Et voilÖ qu'on n'en avait pas voulu. Les Aurorains n'en voulaient pas dans leur sociÇtÇ.

La bouche d'Amadiro se tordit au souvenir de cette dÇception qui resurgissait. On avait fini par apprendre l'histoire de la femme solarienne - Ö

savoir qu'elle avait utilisÇ Jander, l'un des deux robots humaniformes de Fastolfe, Ö des fins sexuelles. ThÇoriquement, les Aurorains n'y voyaient aucun inconvÇnient.

Mais en y rÇflÇchissant un peu plus, les femmes auroraines n'Çtaient guäre sÇduites Ö l'idÇe d'avoir Ö

rivaliser avec des femmes-robots. Pas plus que les hommes d'Aurora ne souhaitaient rivaliser avec des hommes-robots.

L'Institut avait fait tout son possible pour expliquer que les robots humaniformes n'Çtaient pas

destinÇs Ö Aurora mais qu'ils devaient constituer la premiäre vague de pionniers qui iraient dÇfricher et prÇparer de nouvelles planätes habitables que les Aurorains iraient occuper plus tard, apräs la terraformation.

Ce qui avait ÇtÇ Çgalement rejetÇ, du fait d'une suspicion et d'objections spontanÇes. quelqu'un avait qualifiÇ les humaniformes de Æ coins qu'on enfonce Ø. L'expression s'Çtait rÇpandue et l'Institut avait ÇtÇ contraint de renoncer.

ObstinÇment, Amadiro avait insistÇ pour mettre en rÇserve ceux qui existaient pour un Çventuel usage futur - usage dont la nÇcessitÇ n'Çtait jamais apparue.

Pourquoi ce refus des humaniformes? Amadiro

sentit vaguement monter en lui, de nouveau, cette irritation qui lui avait empoisonnÇ la vie, il y avait de cela tant de dÇcennies. Fastolfe lui-màme, bien que peu enthousiaste, avait acceptÇ de soutenir le projet et, pour lui rendre justice, il l'avait fait, sans 49

toutefois y mettre l'Çloquence qui Çtait la sienne lorsque les projets lui tenaient Ö coeur. Mais cela n'avait servi Ö rien.

Et cependant - et cependant - si Mandamus avait maintenant en tàte quelque projet qui pourrait se rÇaliser et qui nÇcessitait l'utilisation des robots...

Amadiro n'Çtait pas un tenant enthousiaste des Çlans mystiques tels que : Æ C'est mieux ainsi. Cela devait àtre. Ø Mais il lui fallut un effort pour s'empàcher de le penser tandis

qu'il descendait par un ascenseur en un lieu situÇ bien au-dessous du niveau du sol - le seul endroit d'Aurora qui pouvait, dans une bien faible mesure,

ressembler aux lÇgendaires Cavernes d'Acier de la Terre.

Mandamus sortit de l'ascenseur sur un signe

d'Amadiro et se retrouva dans un couloir obscur, frisquet, oî passait une douce ventilation. Il frissonna lÇgärement.

Amadiro le

rejoignit. Un seul robot accompagnait chacun des deux hommes.

- Träs peu de gens viennent ici, dit Amadiro d'un ton neutre.

- A quelle profondeur Sommes-nous? demanda Mandamus.

- Environ quinze mätres. Il y a plusieurs niveaux.

C'est sur celui-ci que l'on conserve les robots humaniformes- comme rÇflÇchissant, Amadiro s'arràta un instant,

puis tourna rÇsolument Ö gauche. - Par ici!

- Pas de panneaux indicateurs.

- Comme je vous l'ai dit, träs peu de gens viennent ici. Et ceux qui y viennent savent oî aller pour trouver ce qu'ils cherchent.

A cet instant ils arrivärent devant une porte qui, dans la demi-obscuritÇ, paraissait monstrueusement solide. De chaque cìtÇ se tenait un robot. Ils n'Çtaient pas humaniformes.

50

- Ce sont des modäles tout simples, constata Mandamus apräs un regard critique.

- Träs simples. Vous ne voudriez pas qu'on consacre quelque chose de complexe

Ö la simple tÉche de

garder une porte? ( Amadiro Çleva la voix mais sans se dÇpartir de son ton calme : ) Je suis Kelden Amadiro.

Une bräve lueur apparut dans les yeux des

robots. Ils dÇgagärent la porte qui s'ouvrit sans bruit, glissant vers le haut.

Amadiro fit entrer son compagnon et dit, toujours aussi calmement, en passant devant les robots :

- Laissez-la ouverte et rÇglez l'Çclairage pour qu'on puisse y voir.

- Je suppose que personne d'autre ne pourrait pÇnÇtrer ici?

- Certainement pas. Les robots me reconnaissent et reconnaissent ma voix et il leur faut ces deux critäres pour qu'ils ouvrent la porte. ( Il ajouta, comme pour lui-màme : ) Les serrures, les clÇs ou les combinaisons sont inutiles dans les mondes spatiens. Les robots nous gardent fidälement et en permanence.

- J'ai parfois songÇ, dit Mandamus, l'air ràveur, que si un Aurorain pouvait disposer de l'un de ces foudroyeurs que les Coloniens semblent traåner partout avec eux, il n'existerait pas de porte fermÇe pour lui. Il pourrait dÇtruire les robots en une seconde et aller ensuite oî bon lui semble, faire tout ce qui lui plaåt.

- Mais quel Spatien aurait l'idÇe d'utiliser de telles armes sur un monde spatien? demanda Amadiro, le regard brillant.

Nous

vivons sans armes et

sans violence. Ne comprenez-vous pas que c'est pour cela màme que j'ai consacrÇ ma vie Ö la dÇfaite et Ö la destruction de la Terre et de son engeance pernicieuse?... Oui, nous avons connu la violence 51

jadis, mais il y a longtemps, au dÇbut de la fondation des mondes spatiens, et

nous ne nous Çtions pas encore dÇbarrassÇs du poison de la Terre d'oî

nous arrivions. Et nous ne connaissions pas la valeur de la sÇcuritÇ robotique.

- La paix et la sÇcuritÇ ne valent-elles pas que l'on lutte pour elles? Des mondes sans violence!

Des mondes oî rägne la raison! N'avons-nous pas eu tort d'abandonner des dizaines de mondes habitables Ö des barbares Ö la vie ÇphÇmäre qui, comme

vous le dites, portent partout des foudroyeurs avec eux?

- Mais, murmura Amadiro, àtes-vous pràt Ö

recourir Ö la violence pour dÇtruire la Terre?

- La violence passagäre - et dans un but prÇcis est le prix qu'il nous faudra

probablement payer

pour mettre fin Ö la violence Ö jamais.

- Je me sens suffisamment spatien, dit Mandamus, pour souhaiter que màme cette

violence soit rÇduite au minimum.

Ils venaient de pÇnÇtrer dans une vaste salle et, Ö

leur entrÇe, murs et plafonds s'Çclairärent d'une lumiäre diffuse et douce.

- Eh bien, est-ce lÖ ce qu'il vous faut, docteur Mandamus? demanda Amadiro.

Mandamus regarda autour de lui, stupÇfait, et parvint Ö dire :

- Incroyable!

Toute une troupe d'àtres humains apparaissait lÖ, Ö peine plus vivants que des statues, mais beaucoup moins, en apparence, que des humains endormis.

- ils sont debout, murmura Mandamus.

- Ils prennent moins de place ainsi, c'est Çvident.

- Mais ils ne sont pas debout depuis quinze

dÇcennies. Ils ne peuvent plus àtre en ordre de 52

marche. Leurs articulations sont certainement figÇes, leurs organes lÇsÇs.

- Peut-àtre, dit Amadiro en haussant les Çpaules.

Mais si les articulations sont abåmÇes - ce qui n'est pas impossible -, on peut les remplacer. Il s'agit de savoir si on a quelque raison de le faire.

On en aura une, affirma Mandamus.

Il examina chacune des tàtes. Chacune regardait dans une direction diffÇrente, ce qui leur confÇrait un aspect quelque peu inquiÇtant. On aurait dit qu'ils allaient rompre les rangs.

- Chacun a ses traits particuliers, constata Mandamus, et ils sont diffÇrents

par la taille, la carrure...

- Oui. Cela vous surprend? Nous avions l'intention de faire de ceux-ci, et d'autres que nous aurions

pu construire, des pionniers dans le dÇveloppement de nouveaux mondes. Pour cela, nous les voulions aussi humains que possible, c'est-Ö-dire qu'il fallait les faire aussi particuliers que le sont les Aurorains.

Cela ne vous paraåt-il pas raisonnable?

- Tout Ö fait. Je suis heureux qu'il en soit ainsi.

J'ai lu tout ce que j'ai pu trouver sur les deux protohumaniformes que Fastolfe avait construits lui-màme - Daneel Olivaw et Jander Panell. J'en ai vu des holographies et ils m'ont paru identiques.

- Oui, dit Amadiro, impatient. Non seulement identiques mais l'un et l'autre reprÇsentant virtuellement une caricature du

Spatien idÇal. C'Çtait lÖ le

romanesque de Fastolfe. Je suis certain qu'il aurait fabriquÇ une race de robots humaniformes interchangeables, les deux sexes possÇdant cette sÇduction ÇthÇrÇe - du moins pensait-il que c'Çtait bien lÖ

la sÇduction souhaitable - destinÇe Ö les rendre totalement inhumains. Fastolfe est peut-àtre un brillant roboticien, mais c'est un homme incroyablement stupide.

53

Amadiro hocha la tàte. Avoir ÇtÇ battu par un homme aussi incroyablement stupide, songea-t-il...

mais il chassa cette pensÇe. Il n'avait pas ÇtÇ battu par Fastolfe mais par cet infernal Terrien. Perdu dans ses songes, il n'entendit pas la question de Mandamus.

- Pardon? dit-il avec une pointe d'irritation.

- Je disais : Æ Est-ce vous qui les avez conçus, docteur Amadiro?

- Non, par une curieuse coãncidence qui me

frappe comme particuliärement ironique ils ont ÇtÇ conçus par la fille de Fastolfe, Vasilia. Elle est aussi brillante que lui et beaucoup plus intelligente... et c'est peut-àtre l'une des raisons pour lesquelles ils ne se sont jamais entendus.

- D'apräs ce que j'ai entendu dire les concernant... commença Mandamus.

- J'ai Çgalement entendu ce qu on raconte, dit Amadiro en l'arràtant d'un geste, mais c'est sans importance. Il me suffit qu'elle s'acquitte parfaitement de sa tÉche et que n'existe pas le moindre risque qu'elle en vienne Ö sympathiser avec un homme qui, malgrÇ le hasard qui a fait de lui son päre biologique, est - et doit demeurer - Ö jamais un Çtranger et un àtre haãssable pour elle. Elle s'appelle màme Vasilia Aliena, le savez-vous?

- Oui, je le sais. Avez-vous les enregistrements des modäles de cerveaux de ces robots humaniformes?

- Certainement.

- Pour chacun d'eux?

- Bien sñr.

- Et je pourrais en disposer?

- S'il existe une raison.

- Il en existera une, affirma Mandamus.

êtant donnÇ que l'on a conçu ces robots en vue d'un travail de pionniers, puis-je prÇsumer qu'ils sont 54

ÇquipÇs pour explorer un monde et affronter des conditions primitives?

- Cela me paraåt Çvident.

- C'est parfait... mais des modifications seront peut-àtre nÇcessaires. Pensez-vous que Vasilia Fast,...

Aliena pourrait m'aider... si nÇcessaire? Manifestement ce doit àtre la plus

compÇtente dans ce domaine des structures du cerveau.

- Manifestement. Mais j'ignore cependant si elle voudra vous aider. Je sais que pour l'instant cela lui est matÇriellement impossible car elle ne se trouve pas sur Aurora.

Mandamus parut surpris et contrariÇ.

- Oî est-elle donc, docteur Amadiro?

- Vous avez vu ces humaniformes, rÇpondit Amadiro, et je ne souhaite pas demeurer plus longtemps

en aussi lugubre compagnie. Vous m'avez assez fait attendre et il ne faut pas vous plaindre si, Ö mon tour, je vous fais attendre. Si vous avez d'autres questions, allons en discuter dans mon bureau.

CHAPITRE

De retour dans le bureau, Amadiro fit un peu plus traåner les choses.

- Attendez-moi ici, demanda-t-il d'un ton plutìt tranchant avant de quitter la piäce.

Mandamus attendit, tout raide, mettant de l'ordre dans ses pensÇes, se demandant quand Amadiro

allait revenir... ou si màme il allait revenir. Allait-on l'arràter ou simplement le jeter Ö la Porte? Amadiro s'Çtait-il lassÇ d'attendre qu'on en arrive Ö L'essentiel?

Mandamus refusait d'y croire. Il s'Çtait fait une idÇe assez prÇcise du dÇsir effrÇnÇ d'Amadiro d'effacer une vieille dÇfaite. Il

paraissait Çvident

qu'Amadiro ne se lasserait pas d'Çcouter tant qu'il 55

lui apparaåtrait que Mandamus pourrait lui apporter sa revanche.

En promenant son regard sur le bureau d'Amadiro, Mandamus se demanda si ne pouvaient exister, dans la mÇmoire de l'ordinateur qui se trouvait pratiquement sous sa main, quelques renseignements susceptibles de lui àtre utiles. Il serait intÇressant de n'avoir pas Ö dÇpendre d'Amadiro pour tout.

PensÇe futile car Mandamus ignorait le code

d'entrÇe et, màme s'il l'avait su, plusieurs des robots personnels d'Amadiro se tenaient lÖ dans leurs niches et ils ne manqueraient pas de l'arràter s'il tentait de faire le moindre pas vers quelque chose qui, dans leur esprit, paraåtrait sensible. Màme ses propres robots le feraient. es

Amadiro avait raison. Les robots Çtaient si utiles et si efficaces - et si incorruptibles - comme gardiens que le concept màme de

quelque acte criminel, illÇgal ou simplement sournois, ne germait dans l'esprit de personne. Cette tendance s'Çtait tout simplement atrophiÇe - du moins contre d'autres Spatiens.

Il se demanda comment les Coloniens pouvaient s'en tirer sans robots. Mandamus tenta d'imaginer des individualitÇs se heurtant, sans robots pour amortir le choc, sans prÇsence robotique pour leur donner le sentiment salutaire de la sÇcuritÇ et faire respecter - sans qu'on s'en rende compte, la plupart du temps - un code moral adÇquat. Etant donnÇ les circonstances, les

Coloniens ne

pouvaient àtre que des barbares et on ne pouvait leur laisser la Galaxie. Amadiro avait raison sur ce point et il avait toujours eu raison, tandis que Fastolfe se trompait fabuleusement. Mandamus hocha la tàte, comme s'il venait de

se convaincre une fois de plus de la justesse de ce qu'il 56

voulait faire. Il soupira, souhaita que ce ne fñt pas nÇcessaire puis s'appràta, une fois de plus, Ö reprendre le raisonnement lui

prouvant que c'Çtait nÇcessaire, quand Amadiro rentra.

Il n'avait rien perdu de son aspect impressionnant bien qu'il fñt Ö un an d'atteindre sa vingthuitiäme dÇcennie. Il ressemblait beaucoup Ö ce que doit àtre un Spatien, sauf en ce qui concernait l'aspect informe de son nez. Il dit :

- DÇsolÇ de vous avoir fait attendre, mais il fallait que je m'occupe de certaines affaires. Je suis le Directeur de l'Institut et cela implique des responsabilitÇs.

- Pouvez-vous me dire oî se trouve le Dr Vasilia Aliena? demanda Mandamus. Je vous exposerai

ensuite mon projet.

- Vasilia est en voyage. Elle visite chacun des mondes spatiens pour voir oî ils en sont dans le domaine de la recherche robotique. Elle semble penser que puisque l'Institut de Robotique a ÇtÇ

fondÇ pour coordonner la recherche individuelle sur Aurora, la coordination interplanÇtaire devrait faire Çvoluer davantage encore les choses. Bonne idÇe, en fait.

Mandamus se mit Ö rire et dit, d'un ton Çgal

- Ils ne lui diront rien. Je doute que l'un quelconque des mondes spatiens souhaite qu'Aurora prenne une avance encore plus considÇrable.

- N'en soyez pas trop sñr. L'affaire colonienne nous a tous perturbÇs.

Savez-vous oî elle se trouve en ce moment?

Nous avons son itinÇraire.

- Faites-la revenir, docteur Amadiro.

- Je doute que cela puisse se faire aussi facilement, dit Amadiro, fronçant

les sourcils. Je crois qu'elle veut demeurer absente d'Aurora tant que son päre est vivant.

57

- Pourquoi cela? demanda Mandamus, surpris.

- Je n'en sais rien. ( Amadiro haussa les Çpaules. ) Et je m'en fiche... Mais je sais, en revanche, que je vous ai consacrÇ assez de temps. Comprenez-vous!

Venez-en au fait ou partez.

Il pointa vers la porte un doigt mÇcontent et Mandamus se rendit compte que la patience de son interlocuteur Çtait Ö bout.

- Träs bien. Il y a une troisiäme raison qui rend la Terre unique...

il parla facilement, tranquillement, sans emphase, comme se livrant Ö un exposÇ souvent rÇpÇtÇ et poli pour Amadiro lui-màme. Et Amadiro lui-màme se sentit de plus en plus intÇressÇ.

C'Çtait bien cela! Amadiro fut tout d'abord envahi par un immense sentiment de soulagement. Il ne s'Çtait pas trompÇ en pariant que le jeune homme n'Çtait pas un fou. Il Çtait parfaitement sain d'esprit.

Puis arriva le triomphe. Cela allait certainement marcher. Certes, les conceptions du jeune homme, telles qu'il les exposait, s'Çcartaient quelque peu de la voie qu'Amadiro aurait souhaitÇ leur voir suivre, mais on pourrait arranger cela, en fin de compte.

On pouvait toujours modifier.

Et lorsque Mandamus eut terminÇ, Amadiro lui dit, d'une voix qu'il tenta de maåtriser :

- Nous n'aurons pas besoin de Vasilia. L'Institut dispose de la compÇtence nÇcessaire pour nous permettre de commencer immÇdiatement. Docteur Mandamus... ( le ton d'Amadiro Çtait maintenant empreint d'un respect perceptible ), si cela se dÇroule comme prÇvu - et je ne peux m'empàcher de croire que ce sera le cas - vous serez Directeur de l'Institut quand je serai PrÇsident du Conseil...

Mandamus eut un bref et mince sourire, tandis qu'Amadiro se calait dans son fauteuil et, tout aussi 58

fugitivement, se permettait d'envisager l'avenir avec satisfaction et confiance, ce qu'il n'avait pu faire depuis vingt longues et tristes dÇcennies.

Combien de temps cela prendrait-il? quelques dÇcennies? Une seule? Une fraction de dÇcennie?

Pas longtemps. Pas longtemps. Il fallait hÉter les choses par tous les moyens pour qu'il puisse vivre et voir le retournement de la situation et se retrouver maåtre d'Aurora -

et

par consÇquent des mondes spatiens - et donc ( apräs la perte de la Terre et

des mondes spatiens ) maåtre màme de la Galaxie avant de mourir.

CHAPITRE

Lorsque le Dr Fastolfe mourut, sept ans apräs la rencontre d'Amadiro et de Mandamus et le dÇbut de leur projet, l'hyperonde annonça la nouvelle avec la force d'une explosion aux quatre coins des mondes occupÇs. Cela mÇritait la plus grande attention, partout.

Dans les mondes spatiens, la nouvelle Çtait d'importance car Fastolfe Çtait

l'homme le plus puissant

d'Aurora et, partant, de toute la Galaxie depuis plus de vingt dÇcennies. Dans les mondes coloniens et sur la Terre, la nouvelle Çtait importante car Fastolfe Çtait un ami - dans la

mesure oî un Spatien

pouvait àtre un ami - et la question se posait maintenant de savoir si la politique spatienne allait changer et, dans l'affirmative, en quoi.

La nouvelle parvint aussi Ö Vasilia Aliena et fut ressentie de façon plus complexe du fait de l'ÉpretÇ

dont, presque däs le dÇbut, avaient ÇtÇ empreints ses rapports avec son päre biologique.

Elle s'Çtait appliquÇe Ö ne rien Çprouver Ö sa mort et cependant elle n'avait pas voulu se trouver sur le màme monde que lui au moment oî l'ÇvÇnement se 59

produirait. Elle ne voulait pas des questions qu'on ne manquerait pas de lui poser n'importe oî, mais surtout et avec davantage d'insistance sur Aurora.

Chez les Spatiens, les rapports parents-enfants Çtaient, au mieux marquÇs par la fragilitÇ et l'indiffÇrence. Compte tenu de la

longueur de l'existence,

c'Çtait dans l'ordre normal des choses. Nul ne se serait donc intÇressÇ Ö Vasilia pour cette raison si ce n'Çtait que Fastolfe Çtait un Çminent chef de parti et Vasilia une tenante non moins Çminente du parti adverse.

Une vraie plaie. Elle s'Çtait donnÇ la peine de faire de Vasilia Aliena son nom officiel et de l'utiliser sur tous les documents, dans toutes les interviews, dans les affaires de toute nature -

mais

elle savait parfaitement, cependant, que pour la plupart des gens elle Çtait Vasilia Fastolfe. On aurait dit que rien ne parvenait Ö effacer ce lien de parentÇ sans signification et elle en Çtait donc rÇduite Ö se satisfaire qu'on l'appelle par son seul prÇnom. Du moins n'Çtait-il pas courant.

Et cela aussi semblait accroåtre encore sa ressemblance avec la femme solarienne qui, pour des

raisons toutes diffÇrentes, avait reniÇ son premier mari comme Vasilia avait reniÇ son päre. La femme solarienne, elle non plus, ne pouvait vivre avec les premiers noms qu'on lui avait attribuÇs et se satisfaisait elle aussi d'un seul prÇnom : Gladia.

Vasilia et Gladia, deux inadaptÇes, deux rÇprouvÇes.

Elles se ressemblaient, màme.

Vasilia jeta un regard sur le miroir pendu dans lacabine du vaisseau spatial.

Elle n'avait pas vu Gladia depuis plusieurs dÇcennies mais elle Çtait certaine que la ressemblance

demeurait. L'une et l'autre Çtaient petites et minces, l'une et l'autre blondes

avec un visage aux traits identiques.

Mais c'Çtait Vasilia qui perdait toujours et Gladia 60

qui gagnait sans cesse. Lorsque Vasilia avait quittÇ

son päre et l'avait chassÇ de sa vie, il avait trouvÇ

Gladia; et elle avait ÇtÇ la fille docile et soumise qu'il souhaitait, la fille que Vasilia ne pourrait jamais àtre.

MalgrÇ cela, Vasilia se sentait pleine d'amertume.

Elle Çtait roboticienne, une roboticienne aussi compÇtente et adroite que Fastolfe l'avait jamais ÇtÇ,

tandis que Gladia n'Çtait qu'une artiste qui s'amusait Ö colorier des champs de forces et Ö fabriquer des illusions de vàtements robotiques. Comment Fastolfe avait-il pu se satisfaire de perdre l'une pour ne gagner, Ö sa place, rien de plus que l'autre?

Et lorsque ce policier terrien, Elijah Baley, Çtait venu sur Aurora, il Çtait parvenu Ö contraindre Vasilia de rÇvÇler bien davantage de ses pensÇes et sentiments qu'elle en eñt jamais dit Ö quiconque.

Mais il s'Çtait montrÇ la douceur màme pour Gladia et l'avait aidÇe - ainsi que son protecteur, Fastolfe Ö l'emporter sur l'adversitÇ, encore que Vasilia n'eñt

jamais pu comprendre clairement comment cela

avait pu se produire.

C'Çtait Gladia qui s'Çtait trouvÇe au chevet de Fastolfe lors de sa derniäre maladie, qui lui avait tenu la main jusqu'Ö la fin, qui avait recueilli ses derniäres paroles. Pourquoi Vasilia en concevaitelle du ressentiment, elle l'ignorait, car en aucun

cas elle ne se serait souciÇe de l'existence du vieil homme au point d'aller assister Ö son passage dans une non-existence au sens absolu plutìt que subjectif du terme - et malgrÇ

cela

elle enrageait contre la prÇsence de Gladia.

C'est ainsi, se dit-elle avec dÇfi, et je ne dois d'explication Ö personne.

Et elle avait perdu Giskard, son robot lorsqu'elle Çtait petite fille, le robot que lui avait donnÇ un päre apparemment aimant. C'Çtait grÉce Ö Giskard 61

qu'elle avait appris la robotique et de qui elle avait reçu la premiäre vÇritable affection. Enfant, elle n'avait pas rÇflÇchi aux Trois Lois ni philosophÇ sur l'automatisme positronique- Giskard- avait paru affectueux, il s'Çtait comportÇ comme s'il l'Çtait et cela suffisait pour une enfant. Jamais elle n'avait trouvÇ une telle affection chez aucun àtre humain et certainement pas chez son päre.

jusqu'alors, jamais elle ne s'Çtait montrÇe assez faible pour jouer avec quiconque le stupide jeu de l'amour. L'amertume ressentie Ö la perte de Giskard lui avait enseignÇ qu'aucun gain initial ne valait la perte finale.

Lorsqu'elle Çtait partie de chez elle, reniant son päre, il n'avait pas permis que Giskard parte avec elle, bien qu'elle l'eñt infiniment amÇliorÇ par d'habiles reprogrammations- Et

lorsque son päre Çtait

mort, il avait laissÇ Giskard Ö la femme solarienne.

Il lui avait Çgalement laissÇ Daneel, mais Vasilia se moquait bien de cette pÉle imitation d'un homme.

Elle voulait Giskard qui lui appartenait.

Maintenant, Vasilia rentrait Ö Solaria, son voyage terminÇ. En fait, et pour ce qui Çtait de l'aspect utile, il l'Çtait depuis des mois. Mais elle Çtait demeurÇe sur HespÇros pour un repos des plus

nÇcessaires, ainsi qu'elle l'avait expliquÇ dans son rapport officiel Ö l'Institut.

Mais Fastolfe Çtait mort, maintenant, et elle pouvait rentrer. Et si elle ne

pouvait tout Ö fait abolir le

passÇ, elle pouvait en refaire une partie. Giskard devait de nouveau lui appartenir.

Elle y Çtait fermement dÇcidÇe.

CHAPITRE

Amadiro Çtait träs partagÇ dans sa rÇaction au retour de Vasilia. Elle n'Çtait rentrÇe qu'un mois 62

apräs que le vieux Fastolfe ( maintenant qu'il Çtait mort, Amadiro pouvait plus facilement Çvoquer son nom ) eut ÇtÇ placÇ dans son urne. Ce qui flattait son sens de la psychologie. Apräs tout, il avait dit Ö

Mandamus qu'elle avait l'intention de demeurer absente d'Aurora jusqu'Ö la mort de son päre.

Il faut dire, aussi, qu'il Çtait facile de deviner Vasilia. Elle Çtait dÇpourvue de cette exaspÇrante qualitÇ de Mandamus, son nouveau favori, qui semblait toujours garder derriäre

la tàte quelque pensÇe inexprimÇe alors màme qu'il paraissait les avoir toutes ÇnoncÇes.

Mais, d'un autre cìtÇ, elle se montrait difficile Ö

contrìler et peu portÇe Ö suivre tranquillement la voie qu'il lui traçait. On pouvait lui accorder d'àtre allÇe sonder jusqu'aux os les Spatiens des autres mondes au cours de ces annÇes passÇes loin d'Aurora, mais on pouvait aussi lui

accorder d'en avoir

donnÇ son interprÇtation dans un rapport obscur et Çnigmatique.

- Vasilia, quelle joie de vous revoir! L'Institut ne marche que sur trois pattes en votre absence .

- Allons, Kelden! dit Vasilia en riant. ( Elle seule l'appelait par son prÇnom sans hÇsitation ni inhibition, bien qu'elle eñt deux

dÇcennies et demie de

moins que lui. ) La quatriäme patte est la vìtre et depuis quand n'àtes-vous plus persuadÇ qu'elle est tout Ö fait suffisante?

- Depuis que vous faites durer votre absence pendant des annÇes. Avez-vous trouvÇ Aurora changÇe ?

- Pas le moins du monde... ce qui devrait peutàtre vous inquiÇter.

L'imuabilitÇ est le commencement du dÇclin.

- Paradoxe. Il n'est pas de dÇclin sans un changement pour le pire.

L'immuabilitÇ est un changement pour le pire, 63

Kelden, si on compare Aurora aux mondes coloniens qui nous entourent. ils changent rapidement,

Çtendant leur contrìle Ö des mondes plus nombreux et Ö chaque monde plus complätement. Ils deviennent plus forts, plus puissants, plus confiants, tandis que nous restons lÖ Ö ràver et Ö constater que notre puissance dÇcline de façon rÇguliäre en comparaison.

- Merveilleux, Vasilia! Je pense que vous avez soigneusement repassÇ votre leçon au cours de votre voyage de retour. Cependant, la situation politique d'Aurora a connu un changement.

- Vous parlez de la mort de mon päre biologique?

- Si vous voulez. ( Amadiro Çtendit les bras avec une lÇgäre inclination de la tàte. ) Il Çtait largement responsable de notre paralysie et il n'est plus. Je pense donc que nous allons maintenant assister Ö

un changement, encore que ledit changement ne sera pas nÇcessairement visible.

- Vous me cachez quelque chose?

- Est-ce que j'en serais capable?

- Certainement. Ce sourire affectÇ vous trahit chaque fois.

- Il faut donc que j'apprenne Ö me montrer

sÇrieux avec vous. J'ai votre rapport. Dites-moi ce que vous n'y avez pas mis.

- Tout y est... presque. Chaque monde spatien proclame avec vÇhÇmence qu'il s'inquiäte de l'arrogance croissante des Coloniens. Chacun est fermement dÇcidÇ Ö leur rÇsister jusqu'au bout, suivant

d'enthousiasme la voie tracÇe par les Aurorains

- Suivre notre voie, d'accord

avec ardeur et bravoure. Et si nous ne la traçons pas?

- Dans ce cas ils attendront, essayant de dissimuler leur soulagement. A