Les robots et l'empire, 1

ISAAC ASIMOV

NIVEAUA Oeuvres.

FONDATION.

SECONDE FONDATION.

FONDATION ET EMPIRE.

FONDATION FOUDROYêE.

LES CAVERNES D'ACIER.

FACE AUX FEUX DU SOLEIL.

LES ROBOTS.

UN DêFILê DE ROBOTS.

LES COURANTS DE L'ESPACE.

UNE BOUFFêE DE MORT.

CAILLOUX DANS LE CIEL.

LA FIN DE L'êTERNITê.

HISTOIRES MYSTêRIEUSES.

qUAND LES TENEBRES VIENDRONT.

L'AMOUR, VOUS CONNAISSEZ?.

LES DIEUX EUX-MEMES.

LA MERE DES MONDES.

CHRONO-MINETS.

NOEL SUR GANYMEDE.

DANGEREUSES CALLISTO.

TYRANN.

LA VOIE MARTIENNE.

L'AVENIR COMMENCE DEMAIN.

JUSqU'A LA qUATRIEME GêNêRATION.

CHER JUPITER.

CIVILISATIONS EXTRATERRESTRES.

LA CONqUETE DU SAVOIR.

FLUTE, FLUTE, ET FLUTES.

L'HOMME BICENTENAIRE.

MUTATIONS.

NIGHT FALL ( 3 vol. ).

TROUS NOIRS.

LES ROBOTS DE L'AUBE - 1.

LES ROBOTS DE L'AUBE - 2.

LE VOYAGE FANTASTIqUE.

LES ROBOTS ET L'EMPIRE - 1.

LES ROBOTS ET L'EMPIRE - 2.

ESPACE VITAL.

ASIMOV PARALLELE.

LE ROBOT qUI REVAIT.

LA CITê DES ROBOTS D'ISAAC ASIMOV.

L'UNIVERS DE LA SCIENCE.

ISAAC ASIMOV

TRADUIT DE L'AMêRICAIN

PAR JEAN-PAUL MARTIN

êDITIONS J'Ai LU

A Robyn et Michael

et aux annÇes de bonheur

qu'ils continueront de connaåtre

en parcourant ensemble le chemin de la vie.

Ce roman a paru sous le titre original

ROBOTS AND EMPIRE

Nightfall, Inc., 1985

Pour la traduction française

êditions J'ai lu, 1986

NIVEAUA PREMIERE PARTIE, AURORA

NIVEAUA Le descendant

Gladia tÉta la pelouse de son salon pour s'assurer qu'elle n'Çtait pas trop humide, puis elle s'assit. Par un lÇger effleurement elle la rÇgla de maniäre Ö se retrouver Ö demi allongÇe tandis qu'un autre rÇglage activait le champ diamagnÇtique. Alors,

comme chaque fois, elle se sentit envahie par un sentiment de parfaite relaxation. Pourquoi pas? Elle se retrouvait, en fait, flottant Ö un centimätre au-dessus du tissu.

La nuit, tiäde et agrÇable, Çtait de celles qui rägnent sur Aurora dans ses meilleurs jours : parfumÇe et constellÇe d'Çtoiles.

Avec une pointe de tristesse, elle observa les innombrables et minuscules lueurs dont les dessins parsemaient le ciel, des lueurs d'autant plus vives qu'elle avait ordonnÇ une baisse des lumiäres de son logement.

Pourquoi, se demanda-t-elle, n'avait-elle jamais appris, au cours des vingt-trois dÇcennies de sa vie, le nom des Çtoiles ni su quelle Çtait celle-ci ou celle-lÖ? L'une d'entre elles Çtait l'astre autour 5

duquel avait ÇvoluÇ en orbite sa planäte natale, Solaria, l'astre qui, pendant les trois premiäres dÇcennies de sa vie, n'avait ÇtÇ pour elle que Æ le soleil Ø.

Gladia, jadis, s'appelait Gladia Solaria. C'Çtait Ö

l'Çpoque de son arrivÇe sur Aurora, vingt dÇcennies plus tìt - deux cents annÇes galactiques standard et l'on voulait ainsi rappeler, de façon pas tellement

aimable, son origine Çtrangäre. Un mois plus tìt, pour le bicentenaire de son arrivÇe, elle n'avait pas fàtÇ l'ÇvÇnement car elle ne souhaitait pas particuliärement se souvenir de cette Çpoque. Avant cela,

sur Solaria, elle avait ÇtÇ Gladia Delmarre.

Elle s'agita, mal Ö l'aise. Elle avait presque oubliÇ

ce nom. Parce qu'il y avait si longtemps? Ou simplement parce qu'elle avait fait de son mieux pour l'oublier?

Jamais, au cours de toutes ces annÇes, elle n'avait regrettÇ Solaria; jamais Solaria ne lui avait manquÇ.

Mais maintenant? Etait-ce parce qu'elle venait, brutalement, de dÇcouvrir qu'elle lui avait survÇcu? Parce que Solaria avait disparu -

simple

souvenir historique tandis qu'elle vivait toujours? Etait-ce pour cela qu'elle lui manquait maintenant?

Elle fronça les sourcils. Non, elle ne lui manquait pas, dÇcida-t-elle fermement. Elle n'avait pas le mal du pays, elle ne souhaitait pas y retourner. Ce n'Çtait simplement lÖ que le petit pincement au souvenir de quelque chose d'enfui, de quelque chose qui avait beaucoup comptÇ pour elle, encore que de façon bien destructrice.

Solaria! Le dernier des mondes spatiens Ö àtre colonisÇ, dont on avait fait un asile pour l'humanitÇ.

Et, corrÇlativement, par quelque loi de symÇtrie peut-àtre, le premier monde Ö mourir?

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Le premier? Cela en impliquait-il un deuxiäme, un troisiäme, etc.?

Gladia sentit sa tristesse se faire plus profonde.

D'aucuns pensaient, effectivement, Ö une telle consÇquence. Dans ces conditions, Aurora, depuis si longtemps son pays d'adoption, devrait, en application de cette màme loi, àtre

le dernier Ö mourir des

cinquante mondes puisqu'il avait ÇtÇ le dernier oî

les Spatiens s'Çtaient installÇs. Ainsi, et en mettant les choses au pire, il survivrait Ö la longue vie de Gladia et tout serait pour le mieux.

De nouveau, elle scruta les Çtoiles. C'Çtait sans espoir. impossible de savoir lequel de ces points lumineux, apparemment tous semblables, pouvait bien àtre le soleil de Solaria. L'un des plus brillants, imagina-t-elle, mais ils se comptaient par centaines.

Elle leva le bras et fit le geste qu'elle qualifiait en elle-màme de Æ geste de Daneel Ø. Peu importait qu'il fåt sombre.

Presque aussitìt parut präs d'elle le robot Daneel Olivaw. Pour qui l'aurait connu quelque vingt dÇcennies plus tìt, lorsque Han Fastolfe l'avait conçu, il n'avait guäre changÇ. Avec son visage large, aux pommettes hautes, ses cheveux courts couleur bronze coiffÇs en arriäre, ses yeux bleus, son corps bien dÇcouplÇ et parfaitement humaniforme, il paraissait tout aussi jeune et tout aussi impassible.

- Puis-je vous àtre utile, madame Gladia? demanda-t-il d'une voix Çgale.

- Oui, Daneel. Laquelle de ces Çtoiles est le soleil de Solaria?

Daneel ne leva pas le regard vers le ciel.

- Aucune, madame Gladia, dit-il. A cette Çpoque de l'annÇe, le soleil de Solaria ne se läve pas avant 3 h 20.

- Oh? dit Gladia. ( Elle parut surprise, car pour 7

elle toute Çtoile Ö laquelle elle pourrait s'intÇresser devait àtre visible, quelle que soit l'heure oî il lui viendrait Ö l'idÇe de la contempler. Bien sñr, elles se levaient et se couchaient Ö des heures diffÇrentes.

Cela, du moins, elle le savait. ) Je ne regardais donc rien.

- Si j'en juge d'apräs les rÇactions humaines, dit Daneel comme pour la consoler, les Çtoiles ont leur beautÇ, màme si l'on ne peut distinguer celle-ci de celle-lÖ.

- Je crois qu'on peut le dire, admit Gladia, plutìt dÇçue. ( D'un geste Vif, elle rÇgla son tapis en position debout et se leva. )

Mais c'est le soleil de Solaria

que je souhaitais voir... pas au point, cependant, de demeurer Çtendue lÖ jusqu'Ö 3 h 20.

- Et màme dans ce cas, prÇcisa Daneel, il vous faudrait des amplificateurs.

- Des verres amplificateurs?

- Il n'est pas träs visible Ö L'oeil nu, madame Gladia.

- VoilÖ qui n'arrange rien! ( Elle lissa son pantalon. ) J'aurais dñ

commencer

par te consulter, Daneel.

qui aurait connu Gladia vingt dÇcennies plus tìt, lors de son arrivÇe sur Aurora, l'aurait trouvÇe changÇe. Contrairement Ö Daneel, elle Çtait simplement humaine. Elle mesurait

toujours 1,55 mätre,

quelque dix centimätres de moins que la taille idÇale d'une femme spatienne. Elle avait soigneusement conservÇ sa mince silhouette et l'on ne dÇcelait dans son corps ni amollissement ni raideur.

On

pouvait cependant remarquer quelques touches de gris dans ses cheveux, quelques träs lÇgäres rides au coin des yeux et un soupçon de flÇtrissure dans le contour du visage. Peut-àtre allait-elle vivre encore vingt ou trente dÇcennies, mais incontestablement on ne pouvait plus dire d'elle qu'elle Çtait jeune. Ce qui ne la gànait pas.

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- Peux-tu identifier toutes les Çtoiles, Daneel? demanda-t-elle.

- Je connais celles qui sont visibles Ö L'oeil nu, madame Gladia.

- Et l'heure de leur lever et de leur coucher pour tous les jours de l'annÇe?

- oui, madame Gladia.

- Et toutes sortes d'autres choses les concernant?

- Oui, madame Gladia. Le Dr Fastolfe m'a jadis demandÇ de rassembler diverses donnÇes astronomiques pour en disposer immÇdiatement sans avoir

Ö consulter son ordinateur. Il disait toujours qu'il jugeait plus gentil, plus agrÇable, que je les lui communique, moi, plutìt que son ordinateur. ( Puis, comme pour aller au-devant de la question qui allait suivre : ) Il ne m'a pas prÇcisÇ pourquoi je devais mÇmoriser tout cela.

Gladia leva le bras gauche et fit le geste qui convenait. Sa maison s'illumina aussitìt. Dans la lumiäre douce qui l'entourait maintenant, elle prit subliminalement conscience des silhouettes de plusieurs robots mais n'y pràta

guäre attention. Dans tout Çtablissement bien organisÇ on trouvait toujours des

robots dans le voisinage immÇdiat des

humains, Ö la fois pour des raisons de sÇcuritÇ et pour assurer le service.

Gladia jeta un dernier regard fugitif sur le ciel, oî

les Çtoiles s'estompaient maintenant dans la

lumiäre diffuse. Elle haussa imperceptiblement les Çpaules. ChimÇrique de sa part d'avoir espÇrÇ le repÇrer.

A quoi lui eñt-il servi de pouvoir distinguer le soleil de ce monde aujourd'hui perdu, simple petite lueur parmi tant d'autres? Autant choisir une de ces lueurs au hasard, se dire qu'il s'agissait du soleil de Solaria et la contempler.

Elle reporta son attention sur R. Daneel. Il attendait 9

patiemment, le visage en grande partie dans l'ombre.

De nouveau, elle se prit Ö songer qu'il avait bien peu changÇ depuis qu'elle l'avait vu pour la premiäre fois lors de son arrivÇe,

il y avait si longtemps

de cela, Ö l'Çtablissement du Dr Fastolfe. Certes, il avait dñ subir des rÇparations. Cela elle le savait, mais comme une vague notion que l'on repousserait au trÇfonds de sa conscience.

On retrouvait lÖ un peu de ce malaise gÇnÇral qui valait aussi pour les humains. Les Spatiens pouvaient bien se flatter d'une santÇ de fer et d'une

espÇrance de vie de trente ou quarante dÇcennies, ils n'en Çtaient pas pour autant totalement Ö l'abri des mÇfaits de l'Ége. L'un des fÇmurs de Gladia jouait dans une articulation coxale de titaniumsilicone. Son pouce droit Çtait

entiärement artificiel,

encore que nul ne puisse le dÇceler sans l'aide d'ultrasonogrammes prÇcis. On avait màme recÉblÇ

certains de ses nerfs. Et l'on retrouvait de tels dÇtails sur tout Spatien du màme Ége vivant dans l'un quelconque des cinquante mondes spatiens ( non, quarante-neuf, car on ne pouvait plus y inclure Solaria, dÇsormais ).

Toute rÇfÇrence Ö ces dÇtails, cependant, ne pouvait àtre considÇrÇe que comme

la derniäre des inconvenances. En aucun cas on ne rÇvÇlait le contenu des dossiers mÇdicaux des intÇressÇs, dossiers qu'il fallait bien conserver pour le cas oî

d'autres traitements seraient nÇcessaires. Si l'on payait si bien les chirurgiens, dont les revenus Çtaient considÇrablement plus importants que ceux du PrÇsident lui-màme, c'Çtait en partie parce qu'ils se trouvaient virtuellement mis au ban de la bonne sociÇtÇ. Apräs tout, ils savaient.

Tout cela faisait partie de l'obsession des Spatiens quant Ö une longue espÇrance de vie et Ö leur rÇpugnance Ö admettre que la vieillesse existait, 10

mais Gladia ne se prÇoccupait guäre d'en analyser les raisons. Si elle se plaçait dans ce contexte, elle se sentait nerveuse, mal Ö l'aise. Si l'on dressait d'elle un tableau Ö trois dimensions ou apparaitraient en rouge sur le fond gris de son corps normal toutes les prothäses et rÇparations, on ne distinguerait que du rose en regardant de loin. Du moins l'imaginait-elle.

Mais son cerveau, lui, demeurait intact et entier et, puisqu'il en Çtait ainsi, elle demeurait intacte et entiäre, quoi qu'il soit arrivÇ au reste de son corps.

Ce qui la ramena Ö Daneel. Bien qu'elle le connñt depuis vingt dÇcennies, il n'Çtait Ö elle que depuis un an. Lorsque Fastolfe Çtait dÇcÇdÇ ( le dÇsespoir, peut-àtre, ayant hÉtÇ sa fin ), il avait tout lÇguÇ Ö la citÇ d'Eos, ce qui Çtait relativement banal. A l'exception de deux choses, toutefois, qu'il avait laissÇes Ö

Gladia ( outre la propriÇtÇ de son Çtablissement, de ses robots et autres biens meubles ainsi que les terres sur lesquelles ils se trouvaient ).

L'une de ces choses Çtait Daneel.

- Te souviens-tu de tout ce qu'on t'a demandÇ de mÇmoriser au cours de ces vingt dÇcennies,

Daneel? demanda Gladia.

- Je le pense, madame Gladia, rÇpondit gravement Daneel. En fait, si j'avais

oubliÇ quelque chose

je l'ignorerais car je ne me souviendrais màme pas l'avoir jamais appris.

- Ce n'est pas forcÇment le cas, observa Gladia.

Tu pourrais parfaitement te souvenir que tu l'as su tout en Çtant incapable de le retrouver sur le moment. Il m'est arrivÇ bien souvent d'avoir quelque chose Æ sur le bout de la

langue Ø, si l'on peut dire, et de ne pas pouvoir le retrouver.

- Je ne comprends pas, madame, dit Daneel. Si je savais quelque chose, je le retrouverais sñrement quand j'en aurais besoin.

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- Une rÇcupÇration parfaite?

Ils avançaient lentement vers la maison.

- Une rÇcupÇration toute simple, madame. Je suis ainsi conçu.

- Pour combien de temps encore?

- Je ne comprends pas, madame.

- Je veux dire, combien de temps tiendra ton cerveau? Avec un peu plus de vingt dÇcennies de souvenirs accumulÇs, combien de temps peut-il continuer encore?

- Je ne sais pas, madame. Pour l'instant je ne ressens aucune difficultÇ.

- Peut-àtre bien... jusqu'Ö ce que soudain tu dÇcouvres que tu ne peux plus te souvenir.

Daneel parut un instant songeur.

- Peut-àtre bien, madame.

- Tu sais, Daneel, tous nos souvenirs n'ont pas la màme importance.

- Je ne peux faire la diffÇrence, madame.

- D'autres le peuvent. Il serait parfaitement possible de vider ton cerveau,

Daneel, et ensuite, sous

surveillance, de ne le recharger que du seul contenu important de la mÇmoire - disons dix pour cent de l'ensemble. Ainsi, tu pourrais continuer Ö fonctionner pendant plusieurs siäcles de plus que la normale. En rÇpÇtant ce traitement plusieurs fois, cela

pourrait durer indÇfiniment. Il s'agit d'une procÇdure coñteuse, certes, mais

je ne chicanerais pas

pour cela. Tu en vaux la peine.

- Est-ce que l'on me consulterait Ö ce sujet, madame? Est-ce qu'on me demanderait mon accord pour un tel traitement?

- Bien entendu. Pour une telle affaire je ne te donnerais pas d'ordre. Ce serait trahir la confiance du Dr Fastolfe.

- Merci, madame. Dans ce cas, je dois vous dire que je ne me soumettrai jamais volontairement Ö

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un tel traitement Ö moins de dÇcouvrir que j'ai effectivement perdu ma fonction mÇmoire.

Ils avaient atteint la porte et Gladia s'arràta. Elle lui demanda, sincärement surprise

- Pourquoi cela, Daneel?

- Je ne peux risquer de perdre certains souvenirs, madame, rÇpondit Daneel en

un murmure.

que ce soit par inadvertance ou du fait d'une erreur de jugement de celui qui serait chargÇ du traitement.

- Comme le coucher ou le lever des astres?...

Excuse-moi, Daneel, je n'avais pas l'intention de plaisanter. De quels souvenirs parles-tu?

D'une voix plus basse encore, Daneel rÇpondit

- Madame, je veux parler des souvenirs de mon partenaire de jadis, le Terrien Elijah Baley.

Et Gladia demeura lÖ, figÇe, si bien que Daneel dut lui-màme prendre l'initiative, finalement, et faire le geste pour que s'ouvre la porte.

CHAPITRE

Le robot Giskard Reventlov attendait dans le salon et Gladia l'accueillit avec ce màme sentiment de malaise qu'elle ressentait toujours en se trouvant devant lui.

Il demeurait primitif, comparÇ Ö Daneel. C'Çtait manifestement un robot mÇtallique, avec un visage sans la moindre expression humaine et des yeux qui brillaient d'un rouge sans Çclat, ainsi qu'on pouvait le remarquer s'il faisait assez sombre. Tandis que Daneel portait des vàtements, Giskard ne prÇsentait qu'une apparence de vàtements, mais une bien

habile apparence car c'Çtait Gladia elle-màme qui l'avait conçue.

- Eh bien, Giskard, dit-elle.

- Bonsoir, madame Gladia, dit Giskard avec une lÇgäre inclination de la tàte.

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Gladia se souvint des paroles d'Elijah Baley il avait bien longtemps, tel un murmure dans un

recoin de son cerveau :

- Daneel prendra soin de vous. Il sera votre ami tout autant que votre protecteur et vous devrez àtre une amie pour lui, en souvenir de moi. Mais c'est Giskard que je veux que vous Çcoutiez. C'est lui qui doit àtre votre conseiller.

- Mais pourquoi lui? Je ne suis pas sñre de

beaucoup l'aimer, avait dit Gladia en se rembrunissant.

- Je ne vous demande pas de l'aimer. Je vous demande de lui faire confiance.

Et il n'en avait pas prÇcisÇ la raison.

Gladia essayait de faire confiance au robot Giskard, mais elle Çtait heureuse

de ne pas avoir Ö

l'aimer. quelque chose en lui la faisait frissonner.

Daneel et Giskard avaient fait partie intÇgrante et effective de son Çtablissement pendant les nombreuses dÇcennies au cours desquelles Fastolfe en

avait ÇtÇ le propriÇtaire en titre. Ce n'est qu'Ö son lit de mort que Han Fastolfe lui en avait transfÇrÇ la propriÇtÇ. Giskard Çtait la seconde chose, apräs Daneel, que Fastolfe avait laissÇe Ö Gladia.

Elle avait dit au vieil homme :

- Daneel me suffit, Han. Votre fille Vasilia souhaitera avoir Giskard.

J'en

suis sñre.

Fastolfe, calmement Çtendu dans son lit, les yeux clos, plus paisible, semblait-il, qu'elle ne l'avait vu depuis des annÇes, n'avait pas rÇpondu tout de suite. Un instant, elle avait cru que la vie l'avait abandonnÇ si doucement qu'elle n'en avait rien vu.

La main de Gladia s'Çtait serrÇe convulsivement sur celle de Fastolfe dont les yeux s'Çtaient ouverts. Il avait murmurÇ :

- Je me soucie peu de mes filles biologiques, Gladia. Pendant vingt dÇcennies, je n'ai jamais eu 14

qu'une seule fille effective : vous. Je veux que ce soit vous qui ayez Giskard. Il est prÇcieux.

- Pourquoi est-il prÇcieux?

- Je ne saurais le dire, mais j'ai toujours trouvÇ sa prÇsence rassurante. Conservez-le toujours, Gladia.

Promettez-le-moi.

- Je vous le promets, avait-elle dit.

Alors, ses yeux s'Çtaient ouverts une derniäre fois, sa voix avait retrouvÇ un dernier sursaut d'Çnergie pour dire, d'un ton presque normal

- Je t'aime, Gladia, ma fille.

Et Gladia avait rÇpondu :

- Je vous aime, Han, mon päre.

Ce furent les derniäres paroles qu'il prononça et entendit. Gladia s'Çtait retrouvÇe tenant la main d'un cadavre et, pendant un instant, elle n'avait pu se rÇsoudre Ö la lÉcher.

C'est ainsi que Giskard lui appartenait. Mais malgrÇ tout il la mettait mal Ö l'aise sans qu'elle puisse dire pourquoi.

- Eh bien, Giskard, dit-elle, j'ai essayÇ de distinguer Solaria dans le ciel

parmi les Çtoiles, mais

Daneel me dit qu'on ne pourra la voir avant 3 h 20

et que, màme alors, il me faudra des amplificateurs.

Le savais-tu?

- Non, madame.

Dois-je attendre tout ce temps? qu'en penses tu?

- Je pense, madame Gladia, que vous seriez mieux au lit.

- Vraiment? Et si je prÇfäre rester debout?

demanda Gladia, irritÇe.

- Ce n'est qu'une suggestion, madame, mais vous aurez demain une rude journÇe et vous regretterez probablement ce sommeil perdu si vous n'allez pas vous coucher.

- En quoi ma journÇe de demain sera-t-elle rude, 15

Giskard? demanda Gladia, les sourcils froncÇs. Je ne vois pas quelle Çpreuve peut m'attendre.

- Vous avez un rendez-vous, madame, expliqua

Giskard. Avec un certain Levular Mandamus.

- Vraiment? quand cela s'est-il dÇcidÇ?

- Il y a une heure. Il a photophonÇ et j'ai pris la libertÇ...

- Tu as pris la libertÇ? qui est-ce?

- C'est un membre de l'Institut de Robotique, madame.

- C'est donc un sous-fifre de Kelden Amadiro?

- Oui, madame.

- Comprends bien, Giskard, qu'il ne m'intÇresse pas le moins du monde de voir ce Mandamus ou

quiconque ayant un rapport avec ce crapaud venimeux d'Amadiro. Ainsi donc, si

tu as pris la libertÇ

de lui accorder un rendez-vous en mon nom, tu vas prendre la libertÇ plus grande de le rappeler immÇdiatement et d'annuler ce rendez-vous.

- Si vous me confirmez qu'il s'agit bien d'un ordre, madame, et si vous rendez cet ordre aussi impÇratif et positif que possible, j'essaierai d'obÇir.

Peut-àtre n'y parviendrai-je pas. Selon moi, voyez-vous, vous allez vous faire

du tort si vous annulez ce

rendez-vous et je ne dois pas permettre qu'un de mes actes vous crÇe le moindre tort.

- Il se peut simplement que tu te trompes, Giskard. qui est cet homme pour qu'il puisse me porter tort si je refuse de le voir? Le fait qu'il s'agisse d'un membre de l'Institut de Robotique n'en fait pas vraiment quelqu'un d'important Ö mes yeux.

Gladia se rendait parfaitement compte qu'elle dÇchargeait sa bile sur Giskard sans motif valable.

La nouvelle de l'abandon de Solaria l'avait bouleversÇe, comme l'avait gànÇe

l'ignorance qui l'avait conduite Ö rechercher Solaria dans un ciel oî elle ne se trouvait pas.

Certes, c'Çtait Daneel qui par sa science avait 16

rendu si manifeste son ignorance. Et cependant elle ne s'en Çtait pas prise Ö lui - mais, aussi, Daneel paraissait si humain que Gladia le considÇrait comme s'il l'Çtait vraiment. Tout Çtait dans l'apparence. Giskard avait l'apparence d'un robot et l'on pouvait donc aisÇment penser qu'il n'avait aucun

sentiment qu'on pñt blesser.

Et, incontestablement, Giskard ne manifestait pas la moindre rÇaction Ö la mauvaise humeur de

Gladia. ( Pas plus que Daneel n'aurait rÇagi, d'ailleurs. )

- J'ai dit du Dr Mandamus que c'Çtait un membre de l'Institut de Robotique, dit-il. Mais peut-àtre est-il plus que cela. Depuis quelques annÇes, c'est le bras droit du Dr Amadiro. Ce qui le rend important, et fait de lui quelqu'un qu'on ne peut ignorer. Le Dr Mandamus n'est pas un homme qu'il convient d'offenser, madame.

- Vraiment, Giskard? Je n'ai rien Ö faire de Mandamus et moins encore d'Amadiro. Je suppose que tu n'as pas oubliÇ qu'Amadiro, jadis, quand le monde, lui et moi Çtions jeunes, a fait tout son possible pour prouver que le Dr Fastolfe Çtait un meurtrier. Et que seul un quasi-miracle a permis de faire avorter ses machinations.

- Je m'en souviens parfaitement, madame.

- VoilÖ qui me rassure. Je craignais qu'en vingt dÇcennies tu aies oubliÇ. Au cours de ces vingt dÇcennies, je n'ai rien eu Ö voir avec Amadiro ni avec personne qui en fñt proche et j'ai l'intention de persÇvÇrer dans cette attitude. Je me moque bien du tort que je peux me faire ou des Çventuelles consÇquences. Je ne recevrai pas le Dr Truc-Machin et, Ö l'avenir, ne prends aucun rendez-vous pour moi sans me consulter ou, tout au moins, sans prÇciser que tout rendez-vous est subordonnÇ Ö mon accord.

17

- Bien, madame, dit Giskard, mais puis-je vous faire observer...

Non, tu ne peux rien me faire observer, rÇpliqua Gladia avant de se dÇtourner.

Elle fit trois pas dans le plus grand silence puis Giskard dit de sa voix calme :

- Madame, je dois vous demander de me faire confiance.

Gladia s'arràta. Pourquoi employait-il cette expression?

De nouveau, elle entendit cette voix si lointaine Æ Je ne vous demande pas de l'aimer. Je vous

demande de lui faire confiance. Ø

Ses lävres se pincärent, elle fronça les sourcils. A regret, malgrÇ elle, elle se retourna.

- Eh bien, demanda-t-elle d'une voix peu aimable, que veux-tu dire, Giskard?

- Simplement que du vivant du Dr Fastolfe,

madame, c'Çtait sa politique qui prÇvalait sur Aurora et sur tous les mondes spatiens. C'est ainsi que les Terriens ont ÇtÇ autorisÇs Ö Çmigrer librement sur diverses planätes

propices de la Galaxie et qu'ont prospÇrÇ les mondes que nous appelons coloniens. Mais le Dr Fastolfe est mort et ses successeurs ne jouissent pas du

màme prestige. Le Dr Amadiro a maintenu vivaces ses conceptions antiterriennes et il est tout Ö fait possible qu'elles triomphent dÇsormais et que l'on mäne une politique vigoureuse contre la Terre

et les mondes coloniens.

- Dans ce cas, Giskard, qu'y puis-je, moi?

- Vous pouvez recevoir le Dr Mandamus et

dÇcouvrir pourquoi il est si dÇsireux de vous voir, madame. Je vous assure qu'il a beaucoup insistÇ

pour obtenir un rendez-vous au plus tìt. il a demandÇ que vous le receviez Ö 8 heures.

- Giskard, jamais je ne reçois personne avant midi.

18

- Je le lui ai dit, madame. J'ai considÇrÇ son vif dÇsir de vous voir au petit dÇjeuner comme un indice de son dÇsespoir. J'ai jugÇ important de savoir pourquoi il se montrait si dÇsespÇrÇ.

- Et si je ne le reçois pas, tu penses, n'est-ce pas, que cela me fera personnellement du tort? Je ne parle pas du tort que cela pourrait faire Ö la Terre, ou aux Coloniens, Ö ceci ou Ö cela. Cela me fera-t-il du tort, Ö moi?

- Madame, cela peut nuire aux Terriens et aux Coloniens, entraver leur possibilitÇ de poursuivre le peuplement de la Galaxie. Empàcher la rÇalisation du ràve nÇ dans l'esprit de l'inspecteur Elijah Baley voici plus de vingt dÇcennies. Le tort fait Ö la Terre deviendra donc profanation de sa mÇmoire. Est-ce que je me trompe en pensant que le moindre tort fait Ö sa mÇmoire serait ressenti par vous comme un tort personnel?

Gladia en fut bouleversÇe. Pour la deuxiäme fois en une heure revenait dans la conversation le nom d'Elijah Baley. Depuis longtemps il n'Çtait plus - ce Terrien Ö la vie ÇphÇmäre, mort depuis plus de seize dÇcennies - mais la seule mention de son nom l'Çmouvait encore.

- Comment les choses pourraient-elles soudain devenir si sÇrieuses? demanda-t-elle.

- Il n'y a rien de soudain, madame. VoilÖ vingt dÇcennies que les Terriens et les Spatiens suivent des voies paralläles et que la politique de sagesse du Dr Fastolfe les a empàchÇes de converger vers un conflit. Cependant, toujours a existÇ un fort mouvement d'opposition qu'a dñ sans cesse combattre le Dr Fastolfe.

Maintenant

que le Dr Fastolfe est mort, l'opposition est bien plus puissante.

L'abandon de Solaria a considÇrablement accru l'influence de ce qui fut l'opposition et qui pourrait bien ne pas tarder Ö devenir la force politique dominante.

19

- Pourquoi cela?

- Il est manifeste, madame, que dÇcline la puissance des Spatiens et que bon

nombre d'Aurorains ont le sentiment qu'il convient - maintenant ou jamais - de prendre des mesures Çnergiques.

- Et tu penses que le fait de voir cet homme est important pour empàcher cela?

- Exactement, madame.

Gladia demeura silencieuse un instant et de nouveau lui revint en mÇmoire, bien Ö contrecoeur, qu'elle avait jadis promis Ö Elijah de faire confiance Ö

Giskard.

- Ma foi, je ne souhaite pas voir cet homme et je ne pense pas que le fait de le recevoir sera bÇnÇfique Ö quiconque... mais, soit, je le recevrai.

CHAPITRE

Gladia dormait et l'obscuritÇ rÇgnait sur la maison - selon les normes humaines. Elle demeurait bien vivante, cependant, toute pleine de mouvement, car

les robots avaient beaucoup Ö faire, et

pouvaient le faire dans l'infrarouge.

Il fallait mettre de l'ordre dans l'Çtablissement apräs les inÇvitables dÇsordres des activitÇs quotidiennes. Il fallait apporter

des provisions, faire

disparaåtre les dÇtritus, nettoyer, polir ou ranger divers objets, vÇrifier les appareils et, toujours, veiller Ö la sÇcuritÇ.

Aucune porte ne comportait de serrure. Inutile.

On ne se livrait Ö aucun acte de violence, on ne commettait aucun crime, aucun dÇlit sur Aurora. Ni contre les personnes ni contre les biens. Rien de tel ne pouvait survenir puisque chaque Çtablissement, chaque individu Çtait, Ö tout instant, gardÇ par des robots. On le savait parfaitement et on se le tenait pour dit.

Le prix d'un tel calme Çtait que les gardiens-robots 20

devaient demeurer en place. On n'avait

jamais Ö les utiliser - mais pour la seule raison qu'ils Çtaient toujours lÖ.

Giskard et Daneel, dont les aptitudes Çtaient Ö la fois plus importantes et plus gÇnÇrales que celles des autres robots de l'Çtablissement, n'avaient pas de tÉches spÇcifiques, Ö moins de considÇrer

comme spÇcifique le fait d'àtre responsable de la bonne exÇcution des fonctions de tous les autres robots.

A 3 heures, ils avaient terminÇ leur ronde Ö

l'extÇrieur, autour de la pelouse et de la zone boisÇe, afin de s'assurer que tous les gardes, dehors, faisaient bien ce qui leur incombait et que tout se passait normalement.

Ils se retrouvärent präs de la limite sud de l'Çtablissement et ils parlärent un moment dans une langue abrÇgÇe et Çsopienne. Ils se comprenaient träs bien, apräs des dÇcennies de communication, et il leur Çtait inutile de se lancer dans toutes les formes ÇlaborÇes du langage humain.

- Des nuages. Invisible, dit Daneel, murmurant Ö peine.

S'il s'Çtait adressÇ Ö un humain, il aurait dit Æ Comme tu le vois, ami Giskard, le ciel s'est couvert. Si Mme Gladia avait attendu pour pouvoir apercevoir Solaria, elle n'y serait pas parvenue, en tout Çtat de cause Ø.

quant Ö la rÇponse de Giskard : Æ PrÇvu. Rendez-vous prÇfÇrable Ø, on aurait dñ

la traduire par :

Æ C'est bien ce qu'avait prÇvu la mÇtÇo, ami Daneel, et j'aurais pu en prendre prÇtexte pour envoyer Mme Gladia au lit de bonne heure. Il m'a semblÇ

plus important, cependant, d'aborder la question carrÇment et de la convaincre d'accorder ce rendez-vous dont je t'ai dÇjÖ

parlÇ

- Il me semble, ami Giskard, dit Daneel, que la principale cause des difficultÇs que tu as pu rencontrer 21

pour la convaincre est qu'elle a ÇtÇ bouleversÇe par l'abandon de Solaria. J'y suis allÇ une fois avec le camarade Elijah lorsque Mme Gladia Çtait encore solarienne et y vivait.

- J'ai toujours cru comprendre, dit Giskard, que Mme Gladia n'avait pas ÇtÇ heureuse sur sa planäte natale; qu'elle avait bien volontiers quittÇ son monde sans jamais avoir eu la moindre intention d'y retourner. Mais je suis d'accord avec toi : elle paraåt effectivement avoir ÇtÇ perturbÇe par le fait que l'histoire de Solaria Çtait arrivÇe Ö son terme.

- Je ne comprends pas cette rÇaction de

Mme Gladia, dit Daneel, mais c'est bien souvent que les rÇactions des humains ne paraissent pas logiquement dÇcouler des ÇvÇnements.

Si Giskard avait ÇtÇ humain, il aurait pu ponctuer cette derniäre phrase d'un soupir. D'un soupir de mauvaise humeur, màme. Les choses Çtant ce

qu'elles Çtaient, il se borna Ö exprimer sans Çmotion la simple constatation

d'une situation difficile.

- C'est l'une des raisons pour lesquelles les Trois Lois de la Robotique me paraissent incomplätes ou insuffisantes, ajouta-t-il.

- Tu l'as dÇjÖ dit, ami Giskard. J'ai tentÇ de le croire, comme toi, et je n'y suis pas parvenu.

Giskard resta un instant silencieux puis observa

- Je pense qu'au plan intellectuel elles sont incomplätes ou insuffisantes, mais lorsque je tente de

le croire, je n'y parviens pas non plus car je suis liÇ

par ces Lois. Cependant, si je ne l'Çtais pas, je suis sñr que je croirais Ö leur insuffisance.

- C'est lÖ un paradoxe que je ne peux comprendre.

- Moi non plus. Et cependant, je me sens obligÇ

d'exprimer ce paradoxe. Parfois, j'ai màme l'impression que je suis sur le point de dÇcouvrir en quoi

peut consister cet inachävement ou cette insuffisance des Trois Lois, comme lors de ma conversation

22

avec Mme Gladia ce soir. Elle m'a demandÇ

comment le fait de ne pas accorder ce rendez-vous pourrait lui faire tort Ö elle plutìt que simplement faire tort de maniäre abstraite, et il y avait une rÇponse que je ne pouvais lui donner parce qu'elle ne se trouvait pas dans la limite des Trois Lois.

- La rÇponse que tu as donnÇe Çtait parfaite, ami Giskard. Le tort causÇ Ö la mÇmoire du camarade Elijah aurait profondÇment affectÇ Mme Gladia.

- C'Çtait la meilleure rÇponse possible dans la limite des Trois Lois, mais pas la meilleure rÇponse possible dans l'absolu.

- qu'Çtait la meilleure rÇponse possible dans l'absolu?

Je ne sais pas, car je ne puis l'exprimer par des mots ou meme en saisir les concepts tant que je suis liÇ par les Lois.

- Il n'existe rien au-dessus des Lois, dit Daneel.

- Si j'Çtais humain, je parviendrais Ö voir au delÖ

des Lois et je pense, ami Daneel, que tu pourrais, toi, voir au delÖ des Lois avant moi.

- Moi?

- Oui, ami Daneel, voilÖ longtemps que je crois que bien que tu sois un robot, tu penses remarquablement comme un àtre humain.

- Ce n'est pas bien de croire cela, dit Daneel lentement, comme s'il ressentait douloureusement cette affirmation. Tu penses ainsi parce que tu peux lire dans l'esprit humain. Cela te dÇforme et pourrait bien te dÇtruire en fin

de compte. C'est lÖ une pensÇe qui m'attriste. Si tu peux t'empàcher de lire

dans les esprits plus que tu le dois, tiens-t'en lÖ.

- Je ne peux m'en empàcher, ami Daneel, rÇpondit Giskard en se dÇtournant.

Je

ne m'en empàcherai pas. Je regrette de ne pouvoir faire plus Ö cause des Trois Lois. Je ne peux fouiller assez parce que je crains de nuire. Je ne peux exercer davantage mon 23

influence directe... dans la crainte de risquer de nuire.

- Tu as cependant träs clairement influencÇ

Mme Gladia, ami Giskard.

- Pas vraiment. Il se peut que j'aie changÇ le cours de sa pensÇe et que j'aie pu lui faire accepter le rendez-vous sans difficultÇ, mais l'esprit humain est si plein de complexitÇs que je n'ose pas faire plus. quasiment toutes les inflexions que j'imprime provoquent des inflexions secondaires dont je ne peux connaåtre la nature avec certitude et qui peuvent se rÇvÇler nuisibles.

- Tu as cependant agi sur Mme Gladia.

- Cela n'a pas ÇtÇ utile. Le mot Æ confiance Ø la touche et la rend plus vulnÇrable. Je l'ai dÇjÖ

remarquÇ par le passÇ mais je n'utilise le mot qu'avec la plus grande circonspection car en abuser ce serait certainement l'affaiblir. Je me demande bien pourquoi mais je ne peux tout simplement pas trouver de rÇponse.

- Parce que les Trois Lois ne le permettent pas?

- Oui, dit Giskard dont la faible lueur du regard parut se faire plus vive. A chaque pas, je retrouve les Trois Lois sur mon chemin. Mais je ne peux les modifier - parce qu'elles se trouvent sur mon chemin. J'ai cependant le sentiment que je dois les modifier car je sens arriver une catastrophe.

- C'est ce que tu as dÇjÖ dit, ami Giskard, mais tu n'as pas prÇcisÇ la nature de la catastrophe.

- Parce que j'en ignore la nature. Il s'agit de l'hostilitÇ croissante entre Aurora et la Terre, mais comment cela va-t-il Çvoluer vers une vÇritable catastrophe, je ne peux le dire.

- Est-il possible qu'apräs tout la catastrophe ne se produise pas?

- Je ne le pense pas. J'ai dÇcelÇ, chez certains officiels aurorains que j'ai rencontrÇs, un sentiment 24

de catastrophe ou d'attente d'un triomphe. Je suis incapable de dÇcrire cela plus prÇcisÇment et je ne peux fouiller davantage afin d'àtre plus prÇcis parce que les Trois Lois ne m'y autorisent pas. C'est lÖ une raison supplÇmentaire pour que la rencontre avec Mandamus ait lieu demain. Cela me donnera l'occasion d'Çtudier son esprit.

- Et si tu ne peux effectivement l'Çtudier?

Encore que la voix de Giskard ne pñt trahir

aucune Çmotion au sens humain du terme, on ne pouvait se mÇprendre quant au dÇsespoir dont ses paroles Çtaient empreintes lorsqu'il rÇpondit :

- Dans ce cas, je demeurerai impuissant. Je ne peux qu'obÇir aux Lois. que puis-je faire d'autre?

Et Daneel rÇpondit doucement et d'une voix oî

perçait le dÇcouragement

- Rien.

CHAPITRE

Gladia arriva dans son salon Ö 8 h 15, ayant dÇlibÇrÇment - et avec une certaine malveillance dÇcidÇ de laisser Mandamus ( malgrÇ elle, elle se souvenait dÇsormais de son nom ) poireauter un peu. De màme avait-elle pris un soin tout particulier de sa personne et ( pour la premiäre fois depuis des annÇes ) avait-elle souffert face aux mäches grises de ses cheveux, souhaitant fugitivement avoir adoptÇ

l'habitude quasi gÇnÇrale des Aurorains de se teindre. Apräs tout, si elle pouvait paraåtre aussi jeune

et sÇduisante que possible, cela mettrait davantage encore en position d'infÇrioritÇ ce larbin d'Amadiro.

Totalement pràte Ö le dÇtester däs le premier regard, elle prit conscience, avec un certain dÇcouragement, qu'il pourrait,

lui, se rÇvÇler jeune et

sÇduisant, que lorsqu'elle paraåtrait, un Çclatant 25

sourire pourrait illuminer un visage Çpanoui, qu'elle pourrait, malgrÇ elle, le trouver attirant.

Elle fut donc soulagÇe en le dÇcouvrant. Il Çtait jeune, certes, et probablement màme n'avait-il pas atteint le demi-siäcle, mais il n'en avait pas tirÇ le meilleur profit. Il Çtait grand, songea-t-elle - 1,85 mätre peut-àtre -, ce qui

le faisait paraåtre gràle. Il

avait les cheveux bien trop foncÇs pour un Aurorain, des yeux ternes couleur

noisette, un visage

trop long, des lävres trop minces, une bouche trop grande, un teint qui manquait d'Çclat. Mais ce qui le privait de la vÇritable apparence de la jeunesse, c'Çtait cette expression trop guindÇe, trop dÇpourvue d'humour.

Gladia fut soudain envahie du souvenir fugace des romans dont on Çtait si friand sur Aurora ( romans qui, invariablement, traitaient de la Terre Ö

son Çpoque primitive - engouement bizarre dans un monde oî l'on manifestait de plus en plus des sentiments antiterriens ) et elle se prit Ö songer : Ma foi, c'est exactement l'image d'un puritain.

Elle se sentit soulagÇe et faillit en sourire. D'ordinaire, on peignait les

puritains comme des vilains et, que ce Mandamus en soit effectivement un ou pas, il paraissait commode qu'il en eñt l'air.

Mais lorsqu'il s'adressa Ö elle, Gladia fut dÇçue car il avait une voix douce et clairement mÇlodieuse. ( Pour coller totalement

Ö l'image stÇrÇotypÇe, il aurait dñ parler du nez. )

- Madame Gremionis? demanda-t-il.

Elle tendit la main avec un sourire d'une condescendance ÇtudiÇe.

- Monsieur Mandamus... Je vous en prie, appelez-moi Gladia, comme tout le monde

- Je sais que c'est le nom que vous adoptez dans votre vie professionnelle...

- C'est le nom que j'ai adoptÇ pour tout. Et voilÖ

26

plusieurs dÇcennies que mon mariage a ÇtÇ dissous Ö l'amiable.

- Il a durÇ assez longtemps, je crois.

- Träs longtemps. Ce fut un mariage träs rÇussi, mais màme les mariages les plus rÇussis ont une fin naturelle.

- Oui, dit sentencieusement Mandamus, poursuivre au delÖ de la fin pourrait

bien changer le succäs en Çchec.

Gladia hocha la tàte et dit avec un lÇger sourire :

- quelle sagesse chez quelqu'un d'aussi jeune...

Mais voulez-vous passer dans la salle Ö manger? Le petit dÇjeuner est pràt et je vous ai certainement dÇjÖ suffisamment fait attendre.

Ce ne fut que lorsqu'il fut Ö son cìtÇ, rÇglant son pas sur celui de Gladia, qu'elle prit conscience de la prÇsence des deux robots qui l'accompagnaient. Il Çtait parfaitement impensable qu'un Aurorain se dÇplace oî que ce fñt sans sa suite de robots, mais tant qu'ils demeuraient immobiles, un oeil aurorain ne les remarquait pas.

Gladia, d'un coup d'oeil rapide, vit qu'il s'agissait d'un modäle tout rÇcent, manifestement träs coñteux. Leurs pseudo-tenues vestimentaires paraissaient ÇlaborÇes et, bien que Gladia ne les eñt pas elle-màme conçues, il lui fallut bien admettre, Ö

regret sans doute, qu'elles Çtaient parfaites. Un jour ou l'autre, il lui faudrait savoir qui les avait dessinÇes car elle n'en reconnaissait pas la facture et elle

pourrait bien se retrouver avec un concurrent nouveau et redoutable. Elle se

prit Ö admirer le style identique des pseudo-vàtements chez les deux robots, style qui n'en conservait pas moins une touche personnelle pour chacun. On ne pouvait les confondre.

Mandamus saisit son rapide coup d'oeil et en comprit la nature avec une dÇconcertante exactitude.

27

( Il est intelligent, songea Gladia, dÇçue. ) Il expliqua :

- L'exo-dessin de mes robots a ÇtÇ crÇÇ par un jeune homme de l'Institut qui ne s'est pas encore fait un nom. Mais cela viendra, ne croyez-vous pas?

- Absolument.

Gladia ne s'attendait pas que l'on discutÉt

affaires avant la fin du petit dÇjeuner. On considÇrait comme le comble du mauvais goñt que d'Çchanger autre chose que des banalitÇs au cours des repas et Gladia songea que Mandamus n'Çtait pas des plus Ö l'aise avec les banalitÇs. On pouvait parler du temps, certes. On Çvoqua la rÇcente pÇriode de pluie, fort heureusement terminÇe, et l'espoir de l'arrivÇe de la saison säche. Il y eut l'expression quasiment obligatoire de son admiration pour l'Çtablissement de

l'hìtesse, que Gladia

accepta avec une modestie consommÇe. Elle ne fit rien pour soulager la tension qu'on sentait chez l'homme et le laissa seul chercher un sujet de conversation.

Enfin, le regard de Mandamus tomba sur Daneel, tranquille et immobile dans sa niche murale. Il parvint Ö surmonter son indiffÇrence auroraine et le remarqua.

- Ah, dit-il, il s'agit manifestement du cÇläbre R. Daneel Olivaw. Il est absolument unique. Remarquable spÇcimen.

- Tout Ö fait remarquable.

- Il vous appartient, maintenant, n'est-ce pas? Selon le voeu de Fastolfe?

- Selon le voeu du docteur Fastolfe, oui, corrigea Gladia.

- Je suis vraiment frappÇ et surpris de l'Çchec de l'Institut quant au projet de robots humaniformes.

Y avez-vous jamais songÇ?

- J'en ai entendu parler, rÇpondit prudemment 28

Gladia. ( Etait-ce lÖ qu'il voulait en venir? ) Je ne crois pas y avoir tellement rÇflÇchi.

- Les sociologues essaient toujours de comprendre. A coup sñr nous, Ö

l'Institut, n'avons jamais

surmontÇ notre dÇception. Cela paraissait une Çvolution toute naturelle.

D'aucuns, parmi nous, pensent que Fa... - le Dr Fastolfe y fut un peu pour quelque chose.

( Il avait ÇvitÇ de rÇpÇter son erreur, songea Gladia. Ses yeux s'ÇtrÇcirent, son hostilitÇ s'affirma et elle dÇcida qu'il Çtait venu la voir pour tenter de dÇcouvrir quelque chose de prÇjudiciable Ö ce pauvre et excellent Han. ) Elle

rÇpliqua, vertement :

- il faut àtre stupide pour le penser. Et je ne changerai pas mon qualificatif màme si c'est lÖ ce que vous pensez

- Je ne suis pas de ceux qui le pensent, en grande partie parce que je ne vois pas ce qu'aurait pu faire le Dr Fastolfe pour que cela se traduise par un fiasco.

- Pourquoi quelqu'un aurait-il dñ y faire quelque chose? Il se trouve que le public n'en voulait pas.

Un robot qui ressemble Ö un homme rivalise avec un homme, et avec une femme un robot ressemblant Ö une femme - et beaucoup trop

pour que cela ne soit pas dÇsagrÇable. Les Aurorains n'aiment pas la rivalitÇ. Faut-il aller chercher plus loin?

- La rivalitÇ sexuelle? demanda calmement Mandamus.

Un instant, le regard de Gladia croisa le sien avec le màme calme. Etait-il au courant de son amour dÇjÖ si ancien pour le robot Jander? Et qu'importait ?

Rien ne paraissait transparaåtre, dans son expression, qui pñt laisser supposer que se cachait autre chose sous le simple sens des mots. Elle rÇpondit

enfin :

La rivalitÇ dans tous les domaines. Si le Dr Han 29

Fastolfe a pu faire quelque chose pour contribuer Ö

un tel sentiment, ce fut qu'il conçut ses robots comme trop humains, mais ce fut tout.

- Je crois que vous avez rÇflÇchi Ö la question, dit Mandamus. L'ennui, c'est que les sociologues jugent trop simpliste l'explication selon laquelle on aurait craint la rivalitÇ avec des robots trop humains. Cela ne serait pas suffisant et il n'existe pas d'indice d'un quelconque autre motif d'aversion significatif.

- La sociologie n'est pas une science exacte.

- Elle n'est pas non plus inexacte.

Gladia haussa les Çpaules et Mandamus reprit, apräs un instant de silence :

- quoi qu'il en soit, cela nous a empàchÇs d'organiser comme il convenait des

expÇditions de colonisation. Sans robots humaniformes pour dÇblayer le terrain...

Le petit dÇjeuner n'Çtait pas tout Ö fait terminÇ, mais il apparut manifeste Ö Gladia que Mandamus ne pouvait plus longtemps se cantonner dans les banalitÇs.

- Nous aurions pu y aller nous-màmes, fit-elle observer.

Cette fois, ce fut Mandamus qui haussa les Çpaules.

- Trop difficile. En outre, ces barbares de Terriens Ö la vie ÇphÇmäre, avec

la permission de votre Dr Fastolfe, se sont mis Ö fourmiller sur toutes les planätes comme une invasion de cafards.

- Il reste encore bien des planätes disponibles.

Des millions. Et s'ils peuvent le faire...

- Bien sñr qu'ils peuvent le faire, coupa Mandamus, s enflammant soudain, cela leur coñte des vies,

mais que sont des vies pour eux? Une dÇcennie de perdue, c'est tout, et ils sont des milliards. S'ils ont un million de morts dans l'aventure de la colonisation, qui le remarque, qui

s'en soucie? Pas eux.

- Je suis sñre que si.

30

- Absurde. Nos vies sont plus longues et par consÇquent plus prÇcieuses et naturellement nous en sommes moins prodigues.

- C'est ainsi que nous restons lÖ sans rien faire d'autre que nous rÇpandre en injures contre les Colons de la Terre qui osent risquer leur vie et paraissent avoir hÇritÇ de la Galaxie en Çchange.

Gladia ignorait qu'existait chez elle un tel sentiment procolonien, mais elle

se sentait d'humeur Ö contredire Mandamus. Cependant, au fur et Ö

mesure qu'elle parlait, elle ne pouvait s'empàcher de penser que ce qui n'avait ÇtÇ que simple esprit de contradiction au dÇbut prenait tout son sens et pourrait bien àtre son intime conviction. En outre, elle avait entendu Fastolfe exprimer de telles idÇes au cours de ses derniäres annÇes de dÇcouragement.

Au signal de Gladia, la table fut rapidement et efficacement dÇbarrassÇe. Le petit dÇjeuner aurait pu se poursuivre, mais la conversation et l'ambiance Çtaient devenues tout Ö

fait inadÇquates pour un repas empreint de politesse.

Ils retournärent au salon. Les robots de Mandamus le suivirent, comme suivirent Daneel et Giskard, chacun retrouvant sa niche. ( Mandamus n'avait pas exprimÇ la moindre remarque concernant Giskard, songea Gladia, mais

pourquoi l'auraitil fait? ) Giskard Çtait träs dÇmodÇ, primitif màme, totalement insignifiant comparÇ aux magnifiques spÇcimens de Mandamus.

Gladia s'assit et croisa les jambes, bien consciente que la finesse du tissu de son pantalon collant flattait ses jambes d'apparence encore jeunes.

- Puis-je savoir pour quelle raison vous avez souhaitÇ me voir, docteur Mandamus? demandatelle, ne voulant pas retarder plus

longtemps les choses.

J'ai la mauvaise habitude de mÉcher de la

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gomme mÇdicinale apräs les repas pour aider la digestion, dit-il. Y verriez-vous une objection?

- Je trouverais cela gànant, rÇpondit sächement Gladia.

( Peut-àtre serait-il dÇsavantagÇ s'il ne pouvait mÉcher sa gomme. En outre, ajouta vertueusement Gladia pour elle-màme, Ö son Ége il ne devait avoir besoin de rien pour aider la digestion. )

Mandamus avait dÇjÖ Ö moitiÇ sorti de la poche de poitrine de sa tunique un petit paquet allongÇ

qu'il repoussa sans le moindre signe de dÇception.

Il murmura

- Bien sñr.

- Je demandais, docteur Mandamus, pour quelle raison vous avez souhaitÇ me voir.

- Pour deux raisons, en fait, madame Gladia. La premiäre est toute personnelle et la seconde

concerne l'Etat. Verriez-vous un inconvÇnient Ö ce que je commence par la raison personnelle?

- Je dois vous dire en toute franchise, docteur Mandamus, que j'ai du mal Ö imaginer quelle affaire personnelle pourrait exister entre nous. Vous travaillez Ö l'Institut de Robotique, n'est-ce pas?

- Oui, en effet.

- Et vous àtes proche d'Amadiro, m'a-t-on dit.

- J'ai l'honneur de travailler avec le docteur Amadiro, dit-il en appuyant lÇgärement sur le titre.

( Il me rend la monnaie de ma piäce, songea

Gladia, mais je ne la ramasserai pas. )

- Amadiro et moi avons eu l'occasion de nous rencontrer, voilÖ vingt dÇcennies, et ce fut particuliä-rement dÇsagrÇable.

Depuis lors, je n'ai plus souhaitÇ avoir la moindre occasion de le revoir.

Pas

plus que je n'aurais souhaitÇ avoir quoi que ce soit Ö

faire avec vous en qualitÇ de proche collaborateur d'Amadiro, mais on m'a persuadÇe que l'entretien pouvait se rÇvÇler important. S'agissant d'une question personnelle, toutefois,

cet entretien ne me

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paraåt pas le moins du monde important. Voulez-vous en venir Ö la question qui

concerne l'Etat?

Mandamus baissa les yeux et apparut sur ses

joues une lÇgäre rougeur qui aurait bien pu àtre de la gàne.

Dans ce cas, laissez-moi me prÇsenter, dit-il. Je suis Levular Mandamus, votre descendant au cinquiäme degrÇ. Je suis l'arriäre-arriäre-arriärepetit-fils de Santirix et de Gladia Gremionis.

Vous

àtes donc mon arriäre-arriäre-arriäre-grand-märe.

Gladia cilla rapidement, tentant de ne pas laisser paraåtre la stupÇfaction ressentie ( mais sans bien y parvenir ). Certes, elle avait des descendants, et pourquoi l'un de ces descendants ne serait-il pas cet homme?

- Vous en àtes sñr? demanda-t-elle.

- Tout Ö fait. J'ai fait faire des recherches gÇnÇalogiques. Apräs tout, il se

peut que je veuille des enfants un de ces jours et, avant d'en avoir un, de telles recherches seraient obligatoires. Si cela vous intÇresse, je puis vous dire que la formule qui nous sÇpare est M/F/F.M/.

- Vous àtes donc le fils de la fille de la fille du fils de mon fils?

- C'est cela.

Gladia ne demanda pas d'autres dÇtails. Elle avait eu un fils et une fille. Elle s'Çtait montrÇe une märe parfaitement consciente de ses devoirs, mais, le moment venu, les enfants avaient vÇcu une vie indÇpendante.

quant Ö ses descendants survenus apräs ce fils et cette fille, jamais, selon la coutume spatienne parfaitement convenable, elle

ne s'en Çtait inquiÇtÇe et

ne s'en souciait guäre. Et, en ayant rencontrÇ un, elle Çtait suffisamment spatienne pour continuer Ö

ne guäre s'en soucier.

Cette pensÇe lui rendit totalement son assurance.

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Elle se cala de nouveau dans son siäge et se dÇtendit.

- Träs bien, dit-elle. Vous àtes mon descendant au cinquiäme degrÇ. Si c'est lÖ le sujet personnel dont vous souhaitez m'entretenir, il est sans importance - Je le comprends parfaitement, ancàtre. Ce n'est

pas, Ö proprement parler, de ma gÇnÇalogie que je souhaite discuter, mais elle jette les bases. Le Dr Amadiro, voyez-vous, est au courant de ce lien.

Du moins, je le soupçonne de l'àtre.

- Vraiment? Comment cela se fait-il?

- Je pense qu'il s'inquiäte secrätement de la gÇnÇalogie de tous ceux qui viennent travailler Ö l'Institut.

- Mais pourquoi cela?

- Afin de dÇcouvrir ce qu'il a prÇcisÇment dÇcouvert dans mon cas. Il n'est

pas homme Ö faire aveuglÇment confiance.

- Je ne comprends pas. Pourquoi le fait que vous soyez mon descendant au cinquiäme degrÇ aurait-il plus d'importance pour lui que pour moi?

Mandamus se frotta le menton de son poing droit, l'air songeur.

- Son aversion pour vous ne le cäde en rien Ö

votre aversion pour lui, madame, dit-il. Si vous Çtiez toute pràte Ö me refuser une entrevue Ö cause de lui, il n'en est pas moins pràt Ö me refuser tout avancement Ö cause de vous. Cela pourrait àtre pire encore si j'Çtais un descendant du Dr Fastolfe, mais guäre.

Gladia se redressa, raide dans son siäge. Les narines frÇmissantes, elle dit d'une voix säche :

- qu'attendez-vous donc de moi? Je ne peux

dÇclarer que vous n'àtes pas mon descendant. Dois-je faire diffuser une annonce

en hypervision dÇclarant que vous m'àtes totalement indiffÇrent et que je vous renie? Cela satisferait-il votre Amadiro?

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Dans ce cas, je dois vous aviser que je ne le ferai pas. Je ne ferai rien qui puisse àtre agrÇable Ö cet homme. Si cela signifie qu'il se sÇparera de vous et vous lÇsera dans votre carriäre sous prÇtexte de quelque dÇsapprobation de votre filiation, cela vous apprendra Ö aller vous associer avec quelqu'un de plus sensÇ et de moins pervers.

Il ne se sÇparera pas de moi, madame Gladia. Je lui suis bien trop prÇcieux - si vous voulez bien me pardonner ce manque de modestie. Mais j'espäre lui succÇder un jour Ö la tàte de l'Institut et cela, j'en suis tout Ö fait persuadÇ, il ne le permettra pas tant qu'il soupçonnera chez moi une ascendance bien pire que la vìtre.

- Imagine-t-il que le pauvre Santirix est pire que moi?

- Pas du tout. ( Mandamus rougit, dÇglutit, mais son ton demeura calme et Çgal. ) Je ne voudrais pas me montrer irrespectueux, madame, mais je me

dois de connaåtre la vÇritÇ.

- quelle vÇritÇ?

- Je suis votre descendant au cinquiäme degrÇ.

VoilÖ qui ressort clairement des archives gÇnÇalogiques. Mais est-il possible

que je sois Çgalement le

descendant au cinquiäme degrÇ, non pas de Santirix Gremionis mais du Terrien Elijah Baley?

Gladia bondit sur ses pieds aussi vivement que si elle eñt ÇtÇ soulevÇe par les champs de forces unidimensionnels d'un marionnettiste. Elle n'avait pas conscience de s'àtre dressÇe.

Pour la troisiäme fois en douze heures, voilÖ

qu'Çtait mentionnÇ le nom de ce Terrien depuis longtemps disparu - et par trois personnes diffÇrentes.

- que voulez-vous dire? demanda-t-elle d'une voix qui lui parut comme Çtrangäre Ö elle-màme.

- Cela me paraåt assez Çvident, dit-il en se levant a son tour et en reculant lÇgärement. Votre fils, 35

mon arriäre-arriäre-grand-päre, est-il nÇ des rapports sexuels de vous-màme et

du Terrien Elijah

Baley? Elijah Baley Çtait-il le päre de votre fils? Je ne vois pas comment exprimer cela plus clairement.

- Comment osez-vous suggÇrer une telle chose? Ou seulement y penser?

- Je l'ose parce que ma carriäre en dÇpend. Si la rÇponse est affirmative, ma vie professionnelle peut en àtre brisÇe. Je souhaite une rÇponse nÇgative, mais une telle rÇponse non ÇtayÇe par des preuves ne me ser-virait Ö rien. Je dois pouvoir prÇsenter une preuve au Dr Amadiro, le moment venu, et lui montrer que sa rÇpugnance quant Ö ma gÇnÇalogie doit s'arràter Ö vous. Apräs tout, il est clair pour moi que son aversion pour vous - et màme pour le Dr Fastolfe - n'est rien, vraiment rien, comparÇe Ö

l'incroyable intensitÇ de sa haine pour le Terrien Elijah Baley. Il ne s'agit pas du seul fait de sa vie ÇphÇmäre, encore que la pensÇe d'avoir hÇritÇ de gänes barbares me perturberait terriblement. Je pense que si j'administrais la preuve que je descends d'un Terrien autre qu'Elijah Baley, il ne s'en soucierait guäre. Mais c'est la pensÇe d'Elijah Baley - et de lui seul - qui le rend fou. Je ne sais pas pourquoi.

Le fait d'entendre de nouveau prononcer le nom d'Elijah l'avait presque fait revivre, pour Gladia.

Elle respira profondÇment, exultant au meilleur souvenir de sa vie.

- Moi je le sais, dit-elle. C'est parce que Elijah, alors qu'il avait tout contre lui, tout Aurora contre lui, est cependant parvenu Ö dÇtruire Amadiro au moment oî l'homme pensait dÇtenir le succäs.

Elijah y rÇussit par son seul courage, par sa seule intelligence. Amadiro Çtait tombÇ sur un àtre bien supÇrieur Ö lui en la personne de ce Terrien imprudemment mÇprisÇ. Et que pouvait-il faire contre

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cela sinon lui vouer une haine stÇrile? VoilÖ plus de seize dÇcennies qu'Elijah est mort et Amadiro ne peut toujours pas oublier, toujours pas pardonner, toujours pas laisser tomber les chaånes qui le lient par la haine et le souvenir Ö ce mort. Et je ne souhaite pas permettre qu'Amadiro oublie - ou cesse de haãr - tant que cela empoisonne chaque instant de son existence.

- Je comprends que vous ayez quelque raison

d'en vouloir au Dr Amadiro, mais quelle raison avez-vous de me tÇmoigner du ressentiments? Laisser le Dr Amadiro penser que je

descends d'Elijah Baley lui donnera le plaisir de me dÇtruire. Pourquoi lui donneriez-vous inutilement ce plaisir?

Ainsi, fournissez-moi donc la preuve que je descends de vous et de Santirix Gremionis ou de vous

et de n'importe qui sauf d'Elijah Baley.

- Espäce de fou! Espäce d'idiot! Pourquoi avez-vous besoin d'une preuve de moi?

Allez consulter

les archives historiques. Vous y trouverez la mention du jour prÇcis oî

Elijah

Baley se trouvait sur

Aurora. Vous y lirez le jour prÇcis oî j'ai donnÇ

naissance Ö mon fils, Darrel. Vous dÇcouvrirez que Darrel a ÇtÇ conçu plus de cinq ans apräs qu'Elijah eut quittÇ Aurora. Vous y dÇcouvrirez aussi qu'Elijah n'est jamais revenu sur

Aurora. Eh bien, pensez-vous que ma grossesse ait pu durer cinq ans, que j'aie portÇ dans mon sein un foetus pendant cinq annÇes galactiques standard?

- Je connais les chiffres, madame. Et je ne crois pas que votre grossesse ait durÇ cinq ans.

- Alors, pourquoi venir me trouver?

- Parce qu'il y a autre chose. Je sais - et je pense que le Dr Amadiro le sait parfaitement - que bien que le Terrien Elijah Baley, ainsi que vous le dites, ne soit jamais revenu sur la surface d'Aurora, il s'est trouvÇ dans un vaisseau en orbite autour d'Aurora pendant environ un jour. Je sais - et je pense que le 37

Dr Amadiro le sait parfaitement - que bien que le Terrien n'ait pas quittÇ le vaisseau pour se rendre sur Aurora, vous avez quittÇ Aurora pour vous rendre Ö bord du vaisseau; que vous y avez passÇ la plus grande partie de la journÇe; et que cela s'est passÇ präs de cinq ans apräs que le Terrien fut venu sur Aurora - Ö peu präs Ö l'Çpoque, en fait, oî votre fils a ÇtÇ conçu.

Gladia sentit le sang refluer de son visage en entendant l'homme prononcer calmement ces mots.

La piäce s'obscurcit autour d'elle et elle tituba.

Elle sentit soudain des bras qui la saisissaient doucement et sut qu'il s'agissait de ceux de Daneel.

Elle sentit qu'on l'asseyait doucement dans son siäge.

Elle entendit la voix de Mandamus, bien lointaine lui parut-il.

- N'est-ce pas exact, madame? demandait-il.

C'Çtait exact, bien sñr.

NIVEAUA L'Ancàtre?

CHAPITRE

Le souvenir!

Toujours prÇsent, bien sñr, mais cachÇ, d'ordinaire. Et puis, parfois, comme

s'il traduisait exactement la parfaite poussÇe nÇcessaire, il pouvait soudain

surgir, parfaitement clair, plein de couleur, illuminÇ et vivant.

De nouveau elle Çtait jeune, plus jeune que

l'homme qui se trouvait devant elle; assez jeune pour connaåtre la tragÇdie et l'amour, avec cette mort-dans-la-vie sur Solaria qui avait atteint son moment le plus intense avec la fin cruelle du premier homme auquel elle eñt pensÇ comme Çtant son Æ mari Ø. ( Non, màme maintenant elle ne prononcerait pas son nom, pas màme

en pensÇe. )

Plus proches encore de sa vie suivante furent les mois de bouleversante Çmotion avec le second non humain - auquel elle eñt associÇ ce mot.

Jander, le robot humaniforme, lui avait ÇtÇ donnÇ et elle l'avait fait totalement sien jusqu'Ö ce que, tout comme son premier mari, il mourñt soudain.

39

Et puis, enfin, il y avait eu Elijah Baley, qui n'avait jamais ÇtÇ son mari, qu'elle n'avait rencontrÇ que deux fois, Ö cinq ans d'Çcart, chaque fois pendant quelques heures au cours de chacun de ces quelques jours. Elijah dont elle avait une fois caressÇ la

joue de sa main dÇgantÇe, ce qui l'avait enflammÇe; dont elle avait plus tard tenu dans ses bras le corps nu, ce qui, enfin, l'avait enflammÇe de façon durÑble.

Et ensuite un troisiäme mari, avec lequel elle avait vÇcu dans le calme et la paix, payant d'un non-triomphe ce qui Çtait une non-misäre, payant d'un oubli fermement entretenu le soulagement de revivre.

Jusqu'Ö ce qu'un jour ( elle n'Çtait pas certaine de cette date qui venait de surgir ainsi des annÇes de sommeil sans trouble ) Han Fastolfe, ayant sollicitÇ

l'autorisation de lui rendre visite, arrivÉt de son Çtablissement voisin.

Gladia prit cette visite avec une certaine considÇration car l'homme Çtait bien trop occupÇ pour se

livrer Ö la lÇgäre Ö des mondanitÇs. Cinq ans Ö peine s'Çtaient ÇcoulÇs depuis la crise qui avait conduit Ö

faire de Han l'homme d'Etat le plus important d'Aurora. PrÇsident de la planäte, et pas seulement en titre, il Çtait le vrai leader du monde spatien. Il disposait de si peu de temps pour jouer les àtres humains.

Ces annÇes avaient laissÇ leur empreinte - et allaient continuer Ö la laisser jusqu'Ö sa triste mort, considÇrant qu'il avait ÇchouÇ, lui qui n'avait jamais perdu une bataille. Kelden Amadiro, qu'il avait vaincu, continuait Ö vivre, robuste, tÇmoignant que la victoire peut àtre bien plus dommageable.

Fastolfe, malgrÇ tout, continuait Ö parler avec douceur, Ö garder sa patience, Ö ne jamais se plaindre. Mais màme Gladia, si peu intÇressÇe qu'elle fñt par la politique et les incessantes machinations 40

du pouvoir, savait bien que la maåtrise qu'il conservait sur Aurora ne pouvait tenir que par un effort constant et sans relÉche qui privait Fastolfe de tout ce qui aurait pu rendre sa vie digne d'àtre vÇcue et qu'il s'y tenait - ou y Çtait-il tenu? uniquement par ce qu'il considÇrait àtre le bien... le

bien de quoi? d'Aurora? des Spatiens? Simplement du fait de quelque vague concept d'un Bien idÇalisÇ ?

Elle ne savait pas. Elle hÇsitait Ö le demander.

Mais cinq ans seulement s'Çtaient ÇcoulÇs depuis la crise. Il donnait encore l'impression d'àtre un homme jeune et plein d'espoir et son aimable

visage banal savait encore sourire.

- J'ai un message pour vous, Gladia, dit-il.

- AgrÇable, j'espäre? demanda-t-elle poliment.

Il avait amenÇ Daneel avec lui. C'Çtait l'indice que les vieilles plaies se refermaient qu'elle pñt regarder Daneel avec une sincäre

affection et sans souffrir bien qu'il fñt une copie de son dÇfunt Jander jusqu'au moindre dÇtail. Elle pouvait lui parler, bien qu'il rÇpondåt avec presque la màme voix que Jander. Ces cinq annÇes avaient pansÇ la plaie et ÇmoussÇ la douleur.

- Je l'espäre, dit Fastolfe avec un sourire. Il s'agit d'un vieil ami.

- C'est si agrÇable d'avoir de vieux amis, dit-elle, essayant de ne pas se montrer ironique.

- D'Elijah Baley.

Les cinq annÇes s'Çvanouirent et elle sentit resurgir le choc et le serrement

de coeur du souvenir.

- Est-ce qu'il va bien? demanda-t-elle d'une voix Ö demi ÇtranglÇe apräs une bonne minute de stupÇfaction silencieuse.

- Parfaitement bien. Et, ce qui est plus important, il est tout präs d'ici.

- Tout präs? Sur Aurora?

- En orbite autour d'Aurora. Il sait qu'on ne peut 41

lui accorder l'autorisation de se poser, màme si je jette tout le poids de mon influence dans la balance; sans quoi il le ferait, je pense. Il aimerait vous voir, Gladia. Il a pris contact-avec moi parce qu'il a le sentiment que je peux faire en sorte que vous puissiez vous rendre sur son vaisseau. Je suppose que je peux aller jusque-lÖ - mais seulement si vous le souhaitez. Le souhaitez-vous?

- Je... je ne sais pas. C'est trop brutal pour que je rÇponde.

- Màme par un Çlan spontanÇ? ( Il attendit un instant puis ajouta : ) Franchement, Gladia, comment cela va-t-il avec Santirix

Elle le regarda, ÇgarÇe, comme si elle ne saisissait pas la raison pour laquelle il avait changÇ de sujet.

Puis, comprenant, elle dit :

- Nous nous entendons bien.

- Etes-vous heureuse?

- Je suis... je ne suis pas malheureuse.

- A vous entendre, ce n'est pas l'extase.

- Combien de temps l'extase peut-elle durer,

màme s'il s'agissait d'extase?

- Avez-vous l'intention d'avoir des enfants, un jour?

- Oui, rÇpondit-elle.

- Envisagez-vous un changement de votre situation maritale?

- Pas pour l'instant, dit-elle en secouant fermement la tàte.

- Dans ce cas, ma chäre Gladia, si vous voulez le conseil d'un homme bien las, qui se sent dÇsagrÇablement vieux, refusez l'invitation. Je me souviens

du peu que vous m'avez dit, apräs que Baley eut quittÇ Aurora et, pour vous dire le vrai, j'ai pu en dÇduire bien plus que vous ne le pensez peut-àtre.

Si vous le voyez, vous trouverez peut-àtre tout cela bien dÇcevant, sans le halo plus intense, plus doux, du souvenir; ou, pire encore que de la dÇception, 42

peut-àtre cette rencontre brisera-t-elle une satisfaction fragile que vous ne

pourrez plus retrouver ensuite.

Gladia, qui prÇcisÇment avait vaguement pensÇ la màme chose, jugea qu'il suffisait d'exprimer la proposition par des mots pour

la rejeter.

- Non, Han, dit-elle. Je dois le voir, mais je crains d'y aller seule. Voulez-vous m'accompagner?

On ne m'a pas invitÇ, Gladia, dit-il avec un sourire las. Et màme dans ce cas je serais contraint de refuser. Nous avons un vote important au

Conseil. Les affaires de l'Etat, voyez-vous, et je ne peux m'absenter.

- Pauvre Han!

- Oui, pauvre de moi, en effet. Mais vous ne pouvez y aller seule. Pour autant que je le sache, vous ne savez pas piloter un vaisseau.

- Oh! Ma foi, je pensais que j'aurais pu prendre...

- Un appareil commercial? ( Fastolfe secoua la tàte. ) Tout Ö fait impossible. Pour que vous puissiez rendre visite Ö un vaisseau terrestre librement en orbite et monter Ö bord, ce qui serait inÇvitable si vous utilisiez un appareil commercial, il vous faudrait une autorisation spÇciale et cela prendrait des

semaines. Si vous ne voulez pas y aller, Gladia, inutile de considÇrer que vous ne souhaitez pas le voir. S'il faut des semaines pour obtenir les documents et sacrements officiels,

je suis sñr qu'il ne pourra attendre aussi longtemps.

- Mais je veux le voir, dit Gladia, bien dÇcidÇe maintenant.

- Dans ce cas, vous pouvez prendre mon appareil personnel et Daneel vous y conduira. Il peut parfaitement piloter et il est tout aussi dÇsireux que vous

de voir Baley. Nous nous bornerons Ö ne pas

signaler le dÇplacement.

Mais vous aurez des ennuis, Han.

43

Peut-àtre personne ne le dÇcouvrira-t-il - ou feindra-t-on de n'avoir rien vu. Et si quelqu'un me cherche des ennuis, je rÇglerai cela, c'est tout.

Gladia hocha la tàte pensivement pendant un

instant puis dit :

- Si cela ne vous ennuie pas, je vais me montrer Çgoãste et risquer de vous causer des ennuis, Han.

Je souhaite y aller.

- Dans ce cas vous irez.

CHAPITRE

C'Çtait un petit vaisseau, bien plus petit que Gladia ne l'avait imaginÇ; intime en quelque sorte; assez petit, apräs tout, pour qu'on n'y ait pas prÇvu de pseudo-gravitÇ - et la sensation d'apesanteur qui lui rappelait constamment de se livrer Ö d'amusantes gymnastiques lui rappelait

tout autant qu'elle se trouvait dans un environnement insolite.

Elle Çtait spatienne. On comptait plus de cinq milliards de Spatiens dissÇminÇs sur cinquante mondes, tous fiers de l'àtre. Mais combien de ceux qui se disaient spatiens Çtaient vraiment des voyageurs de l'espace! Träs peu.

quatre-vingts pour cent d'entre eux, peut-àtre, n'avaient jamais quittÇ le monde oî ils Çtaient nÇs. Et màme dans les vingt pour cent restants, bien peu avaient parcouru l'espace plus de deux ou trois fois.

quant Ö elle, pensa-t-elle tristement, elle n'Çtait certainement pas une Spatienne au sens littÇral du terme. Une fois ( une fois! ) elle avait voyagÇ Ö

travers l'espace, de Solaria Ö Aurora, sept ans plus tìt. VoilÖ qu'elle pÇnÇtrait dans l'espace pour la deuxiäme fois sur un petit appareil privÇ et pour une bräve balade Ö peine au delÖ de l'atmosphäre, une dÇrisoire centaine de milliers de kilomätres, avec pour toute compagnie une seule autre personne - pas màme une personne, d'ailleurs.

44

De nouveau elle jeta un regard sur Daneel dans la petite cabine de pilotage. Elle ne le distinguait qu'en partie, assis aux commandes.

Jamais elle n'Çtait allÇe nulle part avec un seul et unique robot Ö portÇe de voix. Sur Solaria, elle en avait eu des centaines - des milliers - Ö sa disposition. Sur Aurora, d'ordinaire, on en comptait des

douzaines, sinon plusieurs douzaines.

LÖ, il n'y en avait qu'un.

- Daneel! appela-t-elle.

- Oui, madame Gladia, rÇpondit-il sans quitter des yeux les instruments.

- Es-tu heureux de revoir Elijah Baley?

- Je ne sais pas, madame Gladia, comment

dÇcrire au mieux ce que je ressens intÇrieurement.

Peut-àtre s'agit-il de quelque chose d'analogue Ö ce que les humains appellent àtre heureux.

- Mais tu dois ressentir quelque chose.

- J'ai l'impression de pouvoir prendre des dÇcisions plus rapidement que d'habitude, mes rÇponses semblent arriver plus facilement, mes mouvements paraissent requÇrir moins d'Çnergie. Plus

gÇnÇralement, je pourrais interprÇter cela comme une sensation de bien-àtre. Du moins ai-je entendu les humains utiliser ce mot et j'ai le sentiment qu'on l'utilise pour dÇcrire quelque chose de bien proche des sensations que je ressens actuellement.

- Et si j'allais te dire que je dÇsire le voir seule?

demanda Gladia.

- Dans ce cas, cela se ferait.

- Màme si ça signifie que tu ne le verrais pas?

- Oui, madame.

- Ne serais-tu pas dÇçu, alors? Je veux dire, ne ressentirais-tu pas une sensation qui serait le contraire du bien-àtre? Tes dÇcisions n'arriveraientelles pas moins rapidement,

tes rÇponses moins facilement, tes mouvements n'exigeraient-ils pas davantage d'Çnergie, etc.?

45

Non, madame Gladia, car je ressentirais un

sentiment de bien-àtre Ö exÇcuter vos ordres.

- Ta propre sensation de plaisir, c'est la Troisiäme Loi, et exÇcuter mes ordres c'est la Deuxiäme Loi, et la Deuxiäme est prioritaire. C'est bien cela?

- Oui, madame.

Gladia luttait contre sa curiositÇ. Jamais il ne lui serait venu Ö l'idÇe de poser de telles questions Ö un robot ordinaire. Un robot est une machine. Mais elle ne pouvait penser Ö Daneel comme Ö une

machine, de màme que cinq ans plus tìt elle n'avait pu penser Ö Jander comme Ö une machine. Mais

avec Jander il ne s'agissait seulement que du feu de la passion - qui s'Çtait Çteint avec Jander lui-màme.

MalgrÇ toute sa ressemblance avec l'autre, Daneel n'en pouvait ranimer les cendres. Avec lui, il y avait place pour la curiositÇ intellectuelle.

- Est-ce que cela ne t'ennuie pas, Daneel, d'àtre ainsi liÇ par les Lois? demanda-t-elle.

- Je ne peux imaginer rien d'autre, madame.

- Toute ma vie, j'ai ÇtÇ liÇe Ö la force d'attraction des planätes, màme au cours de mon prÇcÇdent

voyage Ö bord d'un vaisseau spatial. Mais je peux träs bien imaginer ne pas y àtre liÇe. Et, en fait, c'est bien le cas ici.

- Et cela vous plaåt, madame?

- En un sens, oui.

- Est-ce que cela vous met mal Ö l'aise?

- Dans un sens aussi, oui.

- Parfois, madame, lorsque je songe que les àtres humains ne sont pas liÇs par des lois, cela me met mal Ö l'aise.

- Pourquoi, Daneel? As-tu jamais essayÇ de

dÇcouvrir en toi pourquoi la pensÇe d'une absence de lois devrait te mettre mal Ö l'aise?

Daneel demeura silencieux un instant puis dit

- J'ai essayÇ, madame, mais.je ne pense pas que je me posais de telles questions sauf lors de ma 46

bräve association avec le camarade Elijah.

Il avait une façon...

- Oui, je sais, coupa-t-elle. Il Çtait curieux de tout.

Il y avait en lui une sorte d'agitation qui le poussait sans cesse Ö poser des questions dans toutes les directions.

- C'est ce qu'il semblait, en effet. Et j'essayais de faire comme lui et de poser des questions. Alors, je me suis demandÇ Ö quoi pourrait bien ressembler une absence de Lois et j'ai dÇcouvert que je ne pouvais me l'imaginer, sauf que ce pourrait àtre comme si l'on Çtait humain et cela me mettait mal Ö

l'aise. Et je me suis demandÇ, ainsi que VOUS Me l'avez vous-màme demandÇ, pourquoi.

- Et que t'es-tu rÇpondu?

- Apräs pas mal de temps, j'ai conclu que les Trois Lois gouvernent la maniäre dont se comportent mes circuits positroniques.

En tout temps, sous n'importe quel stimulus, les Lois expriment la direction et

l'intensitÇ du flux positronique le long de ces circuits de telle sorte que je sais toujours quoi faire. Cependant, le niveau de la connaissance de ce qu'il convient de faire n'est pas toujours Çgal. Parfois, le Æ Fais ce que tu

dois Ø apparaåt moins contraignant que d'autres. J'ai toujours remarquÇ

que moins ÇlevÇ est le potentiel positronique, plus ÇloignÇe de la certitude est ma dÇcision quant Ö ce qu'il convient de faire. Et plus je me trouve ÇloignÇ

de la certitude, plus je me sens mal Ö l'aise. Prendre une dÇcision en une milliseconde au lieu de la prendre en une nanoseconde provoque une sensation dont je ne voudrais pas qu'elle se prolonge.

Ø C'est ainsi que je me suis demandÇ, madame, ce que je deviendrais en l'absence totale de Lois, comme c'est le cas pour les humains. Si je ne pouvais prendre de claire dÇcision quant Ö la maniäre de rÇagir dans certaines conditions donnÇes, 47

cela serait insupportable et je ne l'envisage pas volontiers.

- C'est cependant ce que tu fais, Daneel. Tu y penses, en ce moment.

- Seulement du fait de mon association avec le camarade Elijah, madame. Je l'ai observÇ dans des conditions oî il Çtait incapable, pour un temps, de dÇcider de ce qu'il convenait de faire Ö cause de la nature complexe des problämes qui se posaient Ö

lui. Il se trouvait manifestement troublÇ, et je me sentais troublÇ pour lui car je ne pouvais rien faire qui puisse lui rendre la situation plus facile. Il est possible que je n'aie pu saisir qu'une petite partie de ce qu'il Çprouvait alors. Si j'en avais apprÇhendÇ

davantage et mieux saisi les consÇquences de son incapacitÇ Ö dÇcider, j'aurais pu... ( Il hÇsita. )

- Cesser de fonctionner? Te retrouver inactivÇ?

proposa Gladia avec une pensÇe fugitive et douloureuse pour Jander.

- Oui, madame. Il se peut que cette impossibilitÇ

de comprendre soit due Ö un systäme de protection mis en moi pour Çviter de lÇser mon cerveau

positronique. Mais alors, j'ai remarquÇ que si pÇnible que soit son indÇcision

pour le camarade Elijah, il n'en poursuivait pas moins son effort pour tenter

de rÇsoudre son probläme. Je l'admirais beaucoup pour cela.

Tu es donc capable d'admiration?

J'utilise le mot ainsi que j'ai entendu les

humains l'utiliser, dit gravement Daneel. J'ignore le mot exact pour exprimer la rÇaction provoquÇe en moi par ce que faisait alors le camarade Elijah.

Gladia hocha la tàte et dit :

- Et cependant il existe aussi des rägles qui rÇgissent les rÇactions humaines : certains instincts, certaines pulsions, certains acquis.

- C'est Çgalement ce que pense l'ami Giskard, madame.

48

- Vraiment?

- Mais il les trouve trop complexes Ö analyser. Il se demande si l'on pourra un jour dÇvelopper un systäme d'analyse mathÇmatique du comportement humain et en tirer des lois pertinentes qui dÇfiniraient les rägles de ce comportement.

- J'en doute, dit Gladia.

- L'ami Giskard n'est guäre optimiste, lui non plus. Il pense qu'il s'Çcoulera pas mal de temps avant qu'on mette au point un tel systäme.

- Träs longtemps, je dirais.

- Maintenant, dit Daneel, nous approchons du vaisseau terrestre et il nous faut passer Ö la procÇdure d'arrimage, ce qui n'est pas simple.

CHAPITRE

Gladia eut l'impression qu'il fallut davantage de temps pour s'arrimer que pour parvenir dans l'orbite du vaisseau terrestre.

Daneel ne se dÇpartit pas de son calme, il est vrai qu'il ne pouvait faire autrement - et l'assura que tous les vaisseaux humains pouvaient s'arrimer les uns aux autres quels que soient leur taille et leur modäle.

- Comme les àtres humains, dit Gladia avec un sourire forcÇ.

Mais Daneel ne rÇagit pas Ö cette rÇflexion. Il se concentrait sur les dÇlicats rÇglages nÇcessaires. Si l'arrimage Çtait toujours possible, il n'Çtait pas toujours facile, semblait-il

Gladia se sentait de plus en plus mal Ö l'aise. Les Terriens ne vivaient pas longtemps et vieillissaient vite. Cinq annÇes s'Çtaient ÇcoulÇes depuis sa derniäre rencontre avec Elijah.

Aurait-il beaucoup vieilli? Pourrait-elle Çviter de paraåtre choquÇe ou horrifiÇe devant le changement?

quel que soit son aspect, il serait toujours l'Elijah 49

auquel elle vouait une reconnaissance sans bornes.

Etait-ce bien lÖ ce qu'elle ressentait? De la reconnaissance?

Elle remarqua ses mains, lÇgärement serrÇes

l'une sur l'autre, au point que ses bras lui faisaient mal. Elle ne put se dÇtendre qu'au prix d'un effort.

Elle sut que l'arrimage Çtait terminÇ. Le vaisseau terrestre Çtait assez vaste pour possÇder un gÇnÇrateur de champ pseudo-gravitationnel et, au moment

de l'arrimage, le champ s'Çtendit jusqu'Ö inclure le petit appareil. Il y eut un lÇger effet de rotation tandis que la direction du sol devenait soudain Æ le bas Ø et Gladia sentit qu'elle chutait dÇsagrÇablement de cinq centimätres.

Ses

genoux ployärent

sous le choc, un peu de travers, et elle se cogna Ö la paroi.

Elle se redressa avec une certaine difficultÇ et se sentit fÉchÇe contre elle-màme pour n'avoir pas prÇvu le changement et ne pas s'y àtre prÇparÇe.

- Nous sommes arrimÇs, madame Gladia, prÇcisa inutilement Daneel. Le camarade Elijah demande l'autorisation de monter Ö bord.

- Bien sñr, Daneel.

Avec un ronronnement, une partie de la paroi se dilata en une sorte de tourbillon. Une silhouette courbÇe la franchit et, derriäre elle, la paroi se referma, se contracta.

La silhouette se redressa et Gladia, envahie par la joie et le soulagement, murmura

- Elijah!

Il lui parut que ses cheveux Çtaient un peu plus gris mais, cela mis Ö part, c'Çtait bien Elijah. On ne remarquait aucun changement notable, aucun signe de vieillissement important, apräs tout.

Il lui sourit et parut un instant la dÇvorer des 50

yeux. Puis il leva un doigt comme pour dire: Attendez Ø et il s'avança vers Daneel.

- Daneel! s'exclama-t-il en prenant le robot par les Çpaules et en le secouant. Tu n'as pas changÇ, par Jehoshaphat! Tu es le seul qui demeure inaltÇrable.

- Camarade Elijah! quelle joie de vous voir!

- c'est bon de s'entendre appeler de nouveau camarade et je voudrais bien que ce soit le cas, que nous nous retrouvions partenaires. C'est la cinquiäme fois que je te rencontre

mais la premiäre oî je n'ai pas de probläme Ö rÇsoudre. Je ne suis màme plus policier en civil. J'ai dÇmissionnÇ et me voilÖ

maintenant devenu immigrant vers l'un des nouveaux mondes... Dis-moi, Daneel,

pourquoi n'es-tu pas venu avec le Dr Fastolfe lors de son dernier voyage sur la Terre il y a trois ans?

- Le Dr Fastolfe en avait dÇcidÇ ainsi. Il avait dÇcidÇ d'emmener Giskard.

- J'ai ÇtÇ dÇçu, Daneel.

Il m'aurait ÇtÇ agrÇable de vous voir, camarade Elijah, mais le Dr Fastolfe m'a dit par la suite que le voyage avait ÇtÇ un grand succäs et sa dÇcision avait peut-àtre ÇtÇ la bonne.

Ce fut vraiment un succäs, Daneel. Avant sa

visite, le gouvernement de la Terre n'Çtait pas träs dÇcidÇ Ö collaborer Ö la Colonisation mais dÇsormais toute la planäte palpite

et bourdonne, et, par millions, les habitants brñlent de partir. Nous ne possÇdons pas les vaisseaux suffisants pour les transporter tous - màme avec l'aide d'Aurora - et nous ne disposons pas des mondes pour les recevoir tous car il faut adapter chaque monde. Aucun d'entre eux ne pourrait recevoir une communautÇ

humaine sans àtre modifiÇ. Celui sur lequel je me rends est trop pauvre actuellement en oxygäne et nous allons devoir vivre dans des villes sous dìme 51

pendant une gÇnÇration en attendant qu'une vÇgÇtation de type terrien pousse

sur toute la planäte.

Ses yeux se tournaient de plus en plus souvent vers Gladia qui se tenait lÖ, souriante. - Il faut s'y attendre, dit Daneel.

D'apräs ce que j'ai appris de l'histoire humaine, les mondes spatiens ont Çgalement traversÇ une pÇriode de terraformation.

- Sans aucun doute! Et grÉce Ö cette expÇrience on peut dÇsormais mener le processus Ö bien beaucoup plus rapidement...

Mais

voudrais-tu demeurer

quelques instants dans la cabine de pilotage, Daneel? Il faut que je parle Ö Gladia.

- Certainement, camarade Elijah.

Daneel passa le seuil voñtÇ qui donnait dans la cabãne de pilotage et Baley regarda Gladia, l'air interrogateur et en lui faisant un geste latÇral de la main.

Elle comprit parfaitement et s'avança, effleurant le contact qui, sans bruit, isola la cabine. Ils se retrouvärent vraiment seuls.

- Gladia! dit Baley en lui tendant les bras.

Elle prit les mains d'Elijah dans les siennes, sans meme songer quelle Çtait dÇgantÇe.

- Si Daneel Çtait demeurÇ avec nous, il ne nous aurait pas gànÇs, dit-elle.

- Pas physiquement. Il m'aurait gànÇ psychologiquement! ( Baley eut un sourire

triste et ajouta : )

Pardonnez-moi, Gladia, il fallait que je parle d'abord Ö Daneel.

_ Vous le connaissez depuis plus longtemps. Il a la prioritÇ, rÇpondit-elle doucement.

- Ce n'est pas le cas... mais il est sans dÇfense. Si je vous ennuie, Gladia, vous pouvez me gifler si cela vous chante. Pour Daneel, c'est impossible. Je peux l'ignorer, lui ordonner de sortir, le traiter comme s'il Çtait un robot, il sera forcÇ de m'obÇir tout en restant le màme camarade loyal et rÇsignÇ.

52

- En fait, c'est bien un robot, Elijah.

- Jamais pour moi, Gladia. Mon esprit sait parfaitement que c'est un robot et

qu'il est dÇpourvu de sentiments au sens humain du terme, mais mon coeur le considäre comme un àtre humain et je dois le traiter comme tel. Je demanderais bien au

Dr Fastolfe de me laisser emmener Daneel avec moi, mais on n'admet aucun robot sur les nouveaux mondes des Coloniens.

- Songeriez-vous Ö m'emmener avec vous, Elijah?

- Pas de Spatiens non plus.

- Il semble que vous, les Terriens, soyez tout aussi exagÇrÇment exclusifs que nous le sommes.

Elijah acquiesça tristement.

- Folie de part et d'autre, dit-il. Mais màme si nous Çtions sensÇs, je ne vous emmänerais pas.

Vous ne pourriez supporter cette vie et je ne serais jamais certain que vos mÇcanismes immunitaires vous protÇgeraient efficacement. Je craindrais que vous risquiez de mourir rapidement de quelque infection mineure ou que vous viviez trop longtemps et voyiez nos gÇnÇrations

disparaåtre... Pardonnez-moi, Gladia.

- De quoi, cher Elijah?

- De... ceci. ( Il Çtendit les bras, les paumes des mains en l'air. ) D'avoir demandÇ Ö vous voir.

- Mais, j'en suis heureuse. Je voulais vous voir.

- Je sais. J'ai bien essayÇ de ne pas vous rencontrer, mais j'ai ÇtÇ

dÇchirÇ Ö

l'idÇe de me trouver

dans l'espace et de ne pas m'arràter sur Aurora.

Et cependant cela n'apporte rien de bon, Gladia.

Cela va seulement se traduire par une autre sÇparation, ce qui me dÇchire Çgalement. C'est pourquoi

je ne vous ai jamais Çcrit, pourquoi je n'ai jamais tentÇ de vous joindre par hyperonde. Vous avez certainement dñ en àtre surprise.

Pas vraiment. Je suis d'accord avec vous sur le 53

fait que c'Çtait inutile. Cela n'aurait servi qu'Ö rendre les choses infiniment

plus difficiles. Cependant,

.je vous ai Çcrit plusieurs fois.

- Vraiment? Je n'ai jamais reçu la moindre lettre.

- Je n'ai jamais postÇ la moindre lettre. Apräs les avoir Çcrites, je les dÇtruisais.

- Mais pourquoi?

- Parce que, Elijah, aucune correspondance privÇe ne peut quitter Aurora pour

la Terre sans passer entre les mains de la censure et je ne vous ai pas Çcrit une seule lettre que j'aurais voulu que la censure lise. Si vous m'aviez Çcrit, je vous assure qu'aucune lettre ne me serait parvenue, quelque innocente qu'elle ait pu àtre. Je pensais que c'Çtait lÖ la raison pour laquelle je n'ai jamais rien reçu.

Maintenant que je sais que vous n'Çtiez pas

conscient de la situation, je suis terriblement heureuse que vous n'ayez pas

ÇtÇ assez fou pour

essayer de garder le contact avec moi. Vous auriez mal interprÇtÇ le fait que je ne vous rÇponde pas.

Comment se fait-il que je puisse vous voir maintenant?

Pas lÇgalement, je puis vous l'assurer. J'ai utilisÇ

le vaisseau personnel du Dr Fastolfe et j'ai pu ainsi passer les gardes-frontiäres sans qu'on m'arràte. Si ce vaisseau n'avait pas appartenu au Dr Fastolfe, on m'aurait arràtÇe et fait rebrousser chemin. Je pensais que vous aviez compris

cela Çgalement, et que

c'Çtait la raison pour laquelle vous aviez pris contact avec le Dr Fastolfe plutìt que de tenter de me toucher directement.

- Je n'ai rien compris. Je demeure lÖ, confus de la double ignorance qui m'a prÇservÇ. De la triple ignorance, en fait, car j'ignorais la combinaison hyperonde permettant de vous joindre directement et je ne pouvais vaincre la difficultÇ de trouver la combinaison sur la Terre. Je n'aurais pu vous parler 54

en privÇ et on se livrait dÇjÖ Ö bien trop de commentaires, dans la Galaxie, sur vous et moi, du fait de ce stupide drame en hyperonde qu'on a mis en ondes apräs Solaria. Sans quoi, je vous assure, j'aurais essayÇ. J'avais la combinaison du Dr Fastolfe, cependant, et une fois

en orbit autour d'Aurora, j'ai aussitìt pris contact avec lui.

- quoi qu'il en soit, nous sommes lÖ, dit-elle en s'asseyant au bord de sa couchette et en lui tendant les mains.

Baley les prit et essaya de s'asseoir sur un tabouret qu'il avait rapprochÇ

d'un pied mais elle l'attira

avec insistance et il s'assit Ö cìtÇ d'elle.

- Comment cela va-t-il, Gladia? demanda-t-il gauchement.

- Träs bien. Et pour vous, Elijah?

- Je me fais vieux. Je viens de fàter mon cinquantiäme anniversaire il y a Ö

Peine trois semaines.

- Cinquante ans, ce n'est pas... commença-t-elle.

- Pour un Terrien, c'est vieux. Notre vie est bräve, savez-vous?

- Màme pour un Terrien, cinquante ans ce n'est pas vieux. Vous n'avez pas changÇ.

- C'est gentil de me le dire, mais moi je sais bien oî ça grince. Gladia...

- Oui, Elijah?

- Il faut que je vous pose une question : est-ce que vous et Santirix Gremionis...

Gladia sourit et acquiesça d'un signe de tàte.

- Il est devenu mon mari. J'ai suivi votre conseil.

- Et cela a-t-il bien marchÇ?

- Assez, oui. La vie est agrÇable.

- Parfait. J'espäre que cela durera.

- Rien ne dure des siäcles, Elijah, mais cela pourrait durer des annÇes; peut-àtre màme des dÇcennies.

Des enfants?

55

Pas encore. Mais votre famille Ö vous, monsieur l'homme mariÇ? Votre fils? Votre femme?

- Bentley est parti pour les colonies il y a deux ans. En fait, je vais le rejoindre. Il fait partie de.,-, personnalitÇs dans le monde oî je me rends. Il n'a que vingt-quatre ans et on lui manifeste dÇjÖ du respect. ( Un sourire passa dans le regard de Baley. ) Je crois qu'il va falloir que je lui donne du Votre Honneur. En public, au moins.

- Parfait. Et Mme Baley? Est-elle avec -vous?

- Jessie? Non. Elle ne veut pas quitter la Terre. Je lui ai dit qu'il nous faudrait vivre sous des dìmes pendant assez longtemps, ce qui ne changerait pas grand-chose par rapport Ö la Terre. Primitive, bien sñr. Mais peut-àtre changera-t-elle d'avis en son temps. Je vais m'installer aussi confortablement que possible et apräs cela je demanderai Ö Bentley de retourner sur Terre et de la ramener. Elle se sentira peut-àtre assez seule d'ici lÖ pour souhaiter venir.

Nous verrons bien.

- Mais en attendant vous àtes seul.

- Il y a plus de cent autres immigrants Ö bord et je ne suis pas vraiment seul.

- Mais ils se trouvent derriäre la cloison d'arrimage. Et je suis seule, moi

aussi.

Baley jeta un bref regard involontaire vers la cabine de pilotage et Gladia dit :

- Sauf en ce qui concerne Daneel, bien sñr, qui se trouve de l'autre cìtÇ de cette porte et qui est un robot, quelle que soit l'intensitÇ avec laquelle vous le considÇrez comme une personne... Vous n'avez certainement pas demandÇ Ö me voir pour que

nous nous bornions Ö Çchanger des nouvelles de nos familles respectives.

Le visage de Baley se fit grave, presque anxieux.

- Je ne peux vous demander...

- Eh bien, c'est moi qui vous le demande. On n'a 56

pas vraiment conçu cette Çtroite couchette pour se livrer Ö des activitÇs amoureuses mais vous prendrez le risque d'en choir, je

l'espäre.

- Gladia, je ne peux nier que!... dit Baley, hÇsitant.

- Elijah, n'allez pas vous lancer dans une longue dissertation pour satisfaire les exigences de votre morale de Terrien. Je m'offre Ö vous selon la coutume auroraine. C'est votre droit le plus absolu de refuser et je n'aurai aucun droit de vous demander les raisons de ce refus

- sauf que je poserai la question avec davantage d'insistance. J'ai dÇcidÇ

que le droit de refuser n'appartient qu'aux Aurorains. Je ne l'accepterai pas

d'un Terrien.

Je ne suis plus un Terrien, Gladia, soupira Baley.

- Je suis moins disposÇe encore Ö l'accepter d'un misÇrable Çmigrant en route pour une planäte

barbare oî il lui faudra se tapir sous un dìme.

Elijah, nous avons eu si peu de temps, et nous avons si peu de temps maintenant. Et je ne vous reverrai peut-àtre jamais. Cette rencontre est si totalement inattendue que ce serait un crime cosmique que d'en faire fi.

- Gladia, vous voulez vraiment d'un vieil homme?

- Elijah, vous voulez vraiment que je vous supplie?

Mais j'ai honte.

Eh bien, fermez les yeux.

Je veux dire de moi-màme, de mon corps dÇcrÇpit.

Eh bien, souffrez. Votre sotte opinion de vous-màme ne me concerne pas.

Et elle jeta ses bras autour de lui au moment meme oî sa robe s'ouvrait.

57

CHAPITRE

Gladia prit conscience, simultanÇment, d'un certain nombre de choses.

Elle prit conscience du prodige de la fidÇlitÇ car Elijah Çtait exactement tel qu'elle se le rappelait.

Ces cinq annÇes n'avaient rien changÇ. Elle n'avait pas vÇcu dans une aura sublimÇe par le souvenir.

C'Çtait bien Elijah.

Elle prit conscience, Çgalement, du mystäre de la diffÇrence. Elle ressentit davantage le fait que Santirix Gremionis, bien que dÇpourvu de toute imperfection majeure qu'elle pñt dÇfinir, n'Çtait qu'imperfection. Santirix Çtait affectueux, aimable, raisonnable, assez intelligent - et parfaitement fade.

Pourquoi fade, elle n'aurait pu le dire, mais rien de ce qu'il faisait ou disait ne l'excitait autant que l'excitait Baley, màme lorsqu'il ne faisait rien, ne disait rien. Baley Çtait plus ÉgÇ, beaucoup plus vieux physiologiquement, moins sÇduisant que Santirix et, plus encore, Baley

traånait avec lui cet air

d'indÇfinissable dÇcrÇpitude - ce halo de vieillissement rapide et de vie bräve

caractÇristique des Terriens. Et malgrÇ cela...

Elle prit conscience de la sottise des hommes, d'Elijah qui l'approchait avec hÇsitation, totalement inconscient de l'effet qu'il produisait sur elle.

Elle prit conscience de son absence, car il Çtait allÇ parler Ö Daneel, qui devait àtre le dernier avec lequel il s'entretånt, comme il avait ÇtÇ le premier.

Les Terriens craignaient et dÇtestaient les robots et malgrÇ cela, Elijah, qui savait pertinemment que Daneel Çtait un robot, le traitait comme une personne. D'un autre cìtÇ, les Spatiens, qui eux aimaient les robots et ne se sentaient jamais tout Ö

fait Ö l'aise en leur absence, n'y pensaient jamais que comme Ö des machines.

58

Surtout, elle prit conscience du temps. Elle savait que s'Çtaient ÇcoulÇes exactement trois heures et vingt-cinq minutes depuis qu'Elijah avait pÇnÇtrÇ

dans le petit vaisseau du Dr Fastolfe et, bien pis, elle savait qu'il ne pourrait plus s'Çcouler que peu de temps encore.

Plus longtemps elle demeurait absente d'Aurora, plus longtemps le vaisseau de Baley demeurait en orbite et plus existaient de risques que quelqu'un s'en rende compte - ou si l'on s'en Çtait dÇjÖ rendu compte, comme cela paraissait probable, plus on pouvait craindre que la curiositÇ pique quelqu'un et que ce quelqu'un fasse des recherches. Et dans ce cas Fastolfe allait se trouver bien ennuyÇ.

Baley Çmergea de la cabine de pilotage et jeta Ö Gladia un regard triste.

- Il me faut partir maintenant, Gladia, dit-il.

- Je le sais träs bien.

- Daneel prendra soin de vous. Il sera votre ami et votre protecteur et vous devez àtre son amie...

pour moi. Mais c'est Giskard que je veux que vous Çcoutiez. C'est lui qui doit àtre votre conseiller.

- Pourquoi Giskard? Je ne suis pas sñre de

l'aimer, demanda Gladia en fronçant les sourcils.

- Je ne vous demande pas de l'aimer. Je vous demande de lui faire confiance.

- Mais pourquoi cela, Elijah?

- Je ne peux vous en donner la raison. Pour cela, vous devez me faire confiance Ö moi aussi.

Ils se regardärent, sans rien ajouter, comme si le silence suspendait le temps, leur permettait de se raccrocher aux secondes, de les immobiliser.

Mais cela ne pouvait durer.

- Vous ne regrettez pas. .. ? demanda Baley.

- Comment pourrais-je regretter, murmura-t-elle, alors que je ne vous reverrai peut-àtre jamais?

Baley fit mine de rÇpondre, mais elle posa sur sa bouche son petit poing fermÇ.

59

Pas de mensonge inutile. Je ne vous reverrai peut-àtre jamais.

Et jamais elle ne l'avait revu. Jamais!

CHAPITRE

PÇniblement, elle se sentit ramenÇe, Ö travers toutes ces annÇes perdues, dans le prÇsent.

Jamais je ne l'ai revu, pensa-t-elle. Jamais!

Il y avait si longtemps qu'elle se protÇgeait de cette amäre douceur et voilÖ qu'elle la retrouvait plus amäre que douce, parce

qu'elle avait reçu cet homme, ce Mandamus, parce que Giskard lui avait demandÇ de le recevoir et parce qu'elle Çtait obligÇe de faire confiance Ö

Giskard. Il s'agissait de son ultime requàte.

Elle se concentra sur le prÇsent. ( Combien de temps s'Çtait-il ÇcoulÇ? )

Mandamus la regardait, avec froideur - A en juger par votre rÇaction, madame

Gladia, c'est bien la vÇritÇ. Vous n'auriez pu l'exprimer plus clairement.

qu'est-ce qui est la vÇritÇ? De quoi parlez-vous?

- Du fait que vous avez vu le Terrien Elijah Baley cinq ans apräs sa visite Ö Aurora. Oue son vaisseau se trouvait en orbite autour d'Aurore; que vous àtes allÇe le voir et que vous vous trouviez avec lui Ö

l'Çpoque oî fut conçu votre fils.

- quelle preuve en avez-vous?

- Madame, ce ne fut pas un secret absolu. On avait dÇtectÇ le vaisseau du Terrien sur orbite. On a dÇtectÇ l'appareil de Fastolfe au cours de son vol.

On a observÇ son arrimage. Ce n'Çtait pas Fastolfe qui se trouvait Ö bord et l'on a prÇsumÇ que c'Çtait vous. L'influence du Dr Fastolfe Çtait assez grande pour que cela demeure secret.

- Dans ce cas, il n'y a pas de preuve.

60

- NÇanmoins, le Dr Amadiro a consacrÇ les deux derniers tiers de sa vie Ö suivre les mouvements du Dr Fastolfe avec les yeux de la haine. On a toujours comptÇ d'importants personnages de l'administration qui Çtaient de tout coeur

avec la politique du Dr Amadiro tendant Ö rÇserver la Galaxie aux Spatiens.

Ils

lui rapportaient tranquillement tout ce qu'ils pensaient qu'il aimerait connaåtre.

Le Dr Amadiro a appris votre petite escapade presque au moment màme oî elle se produisait.

- Ce n'est toujours pas une preuve. La simple parole d'un petit fonctionnaire Ö l'affñt d'une faveur ne compte pas. Amadiro n'a rien fait parce que bien qu'il sñt, il n'avait pas de preuve.

- Aucune preuve qui lui eñt permis d'accuser quiconque d'infraction; aucune preuve qui lui eñt permis de mettre Fastolfe dans l'embarras; mais cette preuve est nÇanmoins suffisante pour me soupçonner d'àtre un descendant de Baley et briser ma carriäre.

- Vous pouvez cesser de vous inquiÇter, dit amärement Gladia. Mon fils est bien le fils de Santirix

Gremionis, un authentique Aurorain, et c'est de ce fils de Gremionis que vous descendez.

- Convainquez-moi, madame. Je ne demande pas mieux. Convainquez-moi que vous vous àtes prÇcipitÇe en orbite, que vous avez

passÇ des heures seule avec le Terrien et que, pendant tout ce temps, vous avez bavardÇ - politique, peut-àtre - ou ÇvoquÇ le bon vieux temps et les

amis communs, ou

racontÇ des histoires drìles; et que pas un seul instant vous ne vous àtes touchÇs. Convainquez-moi.

- Ce que nous avons fait Çtait sans importance, alors Çpargnez-moi votre ironie. A l'Çpoque oî je l'ai vu, j'Çtais dÇjÖ enceinte de mon mari. Je portais un foetus de trois mois, un foetus aurorain.

- Pouvez-vous le prouver?

61

- Pourquoi le devrais-je? La date de naissance de mon fils figure dans les registres et Amadiro doit avoir la date de ma visite au Terrien.

- On la lui a dite, Ö l'Çpoque, mais comme je le prÇcisais il s'est ÇcoulÇ präs de vingt dÇcennies depuis lors et il ne s'en souvient pas exactement. La visite ne figure dans aucun registre et on ne peut s'y rÇfÇrer. Je crains que le Dr Amadiro prÇfäre croire que vous Çtiez avec le Terrien neuf mois avant la naissance de votre fils.

- Six mois.

- Prouvez-le.

- Je vous en donne ma parole.

- Cela ne suffit pas.

- Eh bien, dans ce cas... Daneel, tu Çtais avec moi.

quand ai-je rencontrÇ Elijah Baley?

- Madame Gladia, c'Çtait cent soixante-treize jours avant la naissance de votre fils.

- Soit un peu moins de six mois avant la naissance, dit Gladia.

- Cela ne suffit pas.

- La mÇmoire de Daneel est parfaite, ainsi qu'on peut aisÇment le dÇmontrer, dit Gladia avec un mouvement hautain du menton. Et la dÇclaration d'un robot est considÇrÇe comme faisant foi devant les tribunaux d'Aurora.

- La question n'intÇresse pas et n'intÇressera pas les tribunaux. Et pour le Dr Amadiro, la mÇmoire de Daneel ne compte pas. C'est le Dr Fastolfe qui l'a construit et entretenu pendant präs de deux siäcles.

Nous ignorons quelles modifications ont pu àtre introduites ou si l'on n'a pas donnÇ instruction Ö

Daneel de traiter des questions relatives au Dr Amadiro.

- Eh bien, rÇflÇchissez donc, jeune homme. Les Terriens nous sont gÇnÇtiquement diffÇrents. Nous constituons virtuellement deux espäces diffÇrentes.

Nous ne sommes pas interfertiles.

62

- Ce n'est pas prouvÇ.

- Eh bien, dans ce cas, il existe des enregistrements gÇnÇtiques. Ceux de Darrel existent; ceux de

Santirix existent. Comparez-les. Si mon ex-mari n'Çtait pas son päre, les diffÇrences gÇnÇtiques le feraient apparaåtre clairement.

- Les enregistrements gÇnÇtiques ne sont pas Ö la disposition de n'importe qui, vous le savez.

- Amadiro n'est pas Ö ce point sensible Ö des considÇrations d'Çthique. Il possäde l'influence nÇcessaire pour les consulter sans en avoir le droit...

Ou craint-il de voir s'effondrer son hypothäse?

- quelle qu'en soit la raison, madame, il ne violera pas le droit aurorain Ö la vie privÇe.

- Eh bien, dans ce cas allez donc vous Çtouffer dans le vide spatial. Si votre Amadiro refuse de se laisser convaincre, cela ne me regarde pas. Vous, du moins, devriez àtre convaincu et il vous appartient de convaincre Amadiro. Si vous n'y parvenez pas et si votre carriäre n'Çvolue pas comme vous le souhaiteriez, je puis vous donner

l'assurance que je m'en moque Çperdument.

- Cela ne me surprend pas. Je n'attends rien de plus. Et, Ö cet Çgard, je suis convaincu, moi. J'espÇrais simplement que vous

me fourniriez quelque

preuve qui puisse convaincre le Dr Amadiro. Cela n'a pas ÇtÇ le cas.

Gladia haussa dÇdaigneusement les Çpaules.

- J'utiliserai donc d'autres mÇthodes, dit Mandamus.

- Je suis heureuse que vous en ayez d'autres, observa froidement Gladia.

- Moi aussi, dit Mandamus Ö voix basse, comme inconscient d'une autre prÇsence en face de lui. il me reste de puissantes mÇthodes.

- Parfait. Je vous suggäre de faire chanter Amadiro. On ne doit pas manquer de

matiäre Ö chantage avec lui.

63

Ne soyez pas stupide, dit Mandamus, levant le regard, les sourcils soudain froncÇs.

- Vous pouvez vous retirer, maintenant, dit Gladia. Je pense en avoir assez

supportÇ de vous. Sortez de mon Çtablissement!

- Attendez! dit Mandamus, levant les bras. Je vous ai dit au dÇbut que je voulais vous voir pour deux raisons - l'une personnelle, l'autre concernant l'Etat. J'ai consacrÇ bien trop longtemps Ö la premiere,

. mais je dois vous demander cinq minutes pour discuter de la seconde.

- Je ne vous accorderai pas plus de cinq minutes.

- quelqu'un d'autre veut vous voir. Un Terrien...

ou tout au moins un membre de l'un des mondes coloniens, un descendant des Terriens.

Dites-lui donc que ni les Terriens ni leurs

descendants coloniens ne sont admis sur Aurora et congÇdiez-le. Pourquoi faut-il que je le voie?

Malheureusement, madame, au cours des deux

derniers siäcles la balance du pouvoir a quelque peu penchÇ dans l'autre sens. Ces Terriens possädent davantage de mondes que

nous - et ils ont toujours comptÇ une population plus importante.

Ils ont davantage de vaisseaux, bien que moins modernes que les nìtres, et du fait de la briävetÇ de leur vie et de leur fÇconditÇ, ils sont apparemment plus disposÇs Ö mourir que nous le sommes.

- Je ne crois pas Ö cette derniäre affirmation.

- Pourquoi cela? demanda Mandamus avec un

petit sourire. Pour eux, huit dÇcennies comptent moins que quarante. quoi qu'il en soit, il nous faut le traiter poliment, beaucoup plus que nous fñmes jamais tenus de le faire Ö l'Çpoque d'Elijah Baley. Si cela peut vous rÇconforter, c'est la politique de Fastolfe qui a crÇÇ cette situation.

- Au nom de qui parlez-vous, au fait? Est-ce 64

Amadiro qui doit maintenant se contraindre Ö se montrer poli avec les Coloniens?

- Non, en fait il s'agit du Conseil.

- Etes-vous le porte-parole du Conseil?

- Pas officiellement, mais on m'a demandÇ de

vous en informer... officieusement.

- Et si je reçois le Colonien? Pourquoi veut-il me voir?

- Cela, nous l'ignorons, madame. Nous comptons sur vous pour nous le dire. Vous devez le voir, dÇcouvrir ce qu'il veut et nous informer.

- qui cela, Æ nous Ø?

- Comme je l'ai dit, le Conseil. Le Colonien sera ici, Ö votre Çtablissement, ce soir.

- Vous semblez penser que je n'ai pas d'autre choix que d'accepter ce rìle d'informatrice.

Mandamus se leva, sa mission manifestement terminÇe.

Vous ne serez pas une Æ informatrice Ø. Vous ne devez rien Ö ce Colonien. Vous ne faites qu informer votre gouvernement, comme devrait àtre dÇsireux - avide màme - de le faire tout citoyen aurorain loyal. Vous ne voudriez pas que le Conseil croie que votre origine solarienne influe le moins du monde sur votre patriotisme aurorain?

- Monsieur, je suis auroraine depuis plus de quatre fois votre Ége.

- Sans doute, mais vous àtes nÇe et avez grandi sur Solaria. Vous prÇsentez cette anomalie insolite : une Auroraine d'origine

Çtrangäre, et il est

difficile de l'oublier. Cela est d'autant plus vrai que le Colonien souhaite vous voir, vous, plutìt que quiconque d'autre sur Aurora, prÇcisÇment parce que vous àtes d'origine solarienne.

- Comment le savez-vous?

- On peut le prÇsumer avec suffisamment de

certitude. Il vous appelle Æ la femme solarienne Ø.

Nous sommes curieux de savoir pourquoi cela

65

signifie quelque chose pour lui, maintenant que Solaria n'existe plus.

- Demandez-le-lui.

- Nous prÇfÇrons vous le demander - apräs que vous l'aurez vu. Maintenant, je dois solliciter la permission de me retirer et vous remercier pour votre hospitalitÇ.

Gladia approuva de la tàte, avec une certaine raideur.

- Je vous permets de vous retirer de meilleur grÇ

que je ne vous ai accordÇ l'hospitalitÇ, dit-elle.

Mandamus s'avança dans le couloir conduisant Ö

l'entrÇe principale, suivi de präs par ses robots.

Il marqua une pause juste avant de sortir, se retourna et dit

- J'ai failli oublier...

- quoi donc?

- Le Colonien qui souhaite vous voir s'appelle, par une curieuse coãncidence, Baley.

NIVEAUA La crise

CHAPITRE

Daneel et Giskard, avec une courtoisie toute robotique, accompagnärent Mandamus et ses

robots jusqu'Ö la limite de l'Çtablissement. Apräs quoi, puisqu'ils se trouvaient dehors, ils firent le tour des lieux, s'assurant que les robots de moindre importance Çtaient bien Ö leur place et prenant note du temps. ( Nuageux et un peu frais pour la saison. )

- Le Dr Mandamus a ouvertement admis que les mondes coloniens sont maintenant plus puissants que les mondes spatiens, dit Daneel. Je ne l'aurais pas cru.

Moi non plus, dit Giskard. J'Çtais convaincu que les Coloniens deviendraient plus Puissants, comparÇs aux Spatiens, parce que

Elijah Baley l'avait

prÇdit voilÖ de nombreuses dÇcennies, mais je ne voyais pas comment dÇterminer quand le fait apparaåtrait manifeste au Conseil

aurorain. Il me semblait que l'inertie sociale ne ferait que renforcer la conviction du Conseil de la supÇrioritÇ des Spatiens 67

bien apräs que cela aurait cessÇ d'àtre, mais je ne parvenais pas Ö prÇciser combien de temps exactement ils continueraient Ö

se

leurrer.

- Je suis surpris que le camarade Elijah ait prÇvu cela il y a si longtemps.

- Les humains ont une maniäre de penser, pour ce qui concerne les humains, que nous n'avons pas.

Si Giskard avait ÇtÇ humain, sa remarque eñt pu àtre teintÇe de regret ou d'envie, mais Çtant un robot il ne faisait qu'Çnoncer un fait- Il poursuivit :

- J'ai tentÇ d'acquÇrir la connaissance, sinon la maniäre de penser, en lisant l'histoire humaine en dÇtail. On doit sñrement trouver, enfouies quelque part dans la longue histoire

des ÇvÇnements humains, les Lois de l'Humanique, Çquivalentes Ö

nos Trois Lois de la Robotique.

Madame Gladia m'a dit un jour que c'Çtait lÖ

nourrir un espoir impossible, dit Daneel.

- Ä'est bien possible, ami Daneel, car bien qu'il me semble que doivent exister de telles Lois de l'Humanique, je ne peux les dÇcouvrir. Chaque fois que je tente une gÇnÇralisation, si large et simple soit-elle, elle comporte de nombreuses exceptions.

Mais si de telles Lois existent et que je puisse les dÇcouvrir, je pourrais mieux comprendre les

humains et àtre plus confiant dans le fait que j'obÇis mieux aux Trois Lois.

- Puisque le camarade Elijah comprenait les

humains, il devait avoir quelque connaissance des Lois de l'Humanique.

- Vraisemblablement. Mais il le savait grÉce Ö

quelque chose que les humains appellent l'intuition, mot que je ne comprends pas, qualifiant un concept dont j'ignore tout. On peut penser qu'elle se situe au delÖ de la raison et je ne dispose que de la raison.

68

CHAPITRE

Et de la mÇmoire

D'une mÇmoire qui ne fonctionnait pas comme la mÇmoire humaine, bien sñr. Il lui manquait cette imperfection, cet aspect dÇconcertant, ces additions et soustractions dictÇes par l'intÇràt personnel et les dÇsirs qu'on souhaite rÇalitÇ, sans parler des doutes, des lacunes, des marches arriäre qui peuvent faire de la mÇmoire une

longue ràverie ÇveillÇe.

La mÇmoire robotique marquait les ÇvÇnements exactement tels qu'ils se produisaient, mais beaucoup plus rapidement. Les secondes se dÇroulaient

en nanosecondes, de sorte que l'on pouvait revivre le cours de ces ÇvÇnements avec une prÇcision et une rapiditÇ telles que la conversation ne souffrait aucune interruption perceptible.

Comme il l'avait fait bien des fois, Giskard revivait cette visite sur la Terre, essayant toujours de

comprendre comment Elijah Baley pouvait, avec dÇsinvolture, prÇvoir l'avenir. Giskard ne comprenait toujours pas.

La Terre!

Fastolfe arriva sur la Terre Ö bord d'un vaisseau de guerre aurorain avec toute une suite de passagers humains et robots. Une fois

en orbite, cependant, seul Fastolfe prit le module pour attÇrrir. Des injections avaient stimulÇ son mÇcanisme immunitaire et il portait les indispensables gants, combinaison, lentilles de contact et obturateurs nasaux.

Avec cela, il se sentait davantage Ö l'abri mais aucun autre Aurorain ne souhaita se joindre Ö lui pour faire partie de la dÇlÇgation.

Fastolfe haussa les Çpaules car il lui parut ( comme il l'expliqua plus tard Ö Giskard ) qu'il serait davantage le bienvenu s'il arrivait seul. Une dÇlÇgation 69

rappellerait dÇsagrÇablement aux Terriens la triste Çpoque ( pour eux ) de Spacetown, quand les Spatiens disposaient d'une base permanente sur Terre et dominaient directement le-monde.

Fastolfe emmena cependant Giskard avec lui. Il eñt ÇtÇ inconcevable d'arriver sans robot, màme pour Fastolfe. Et arriver avec plus d'un robot eñt accentuÇ davantage encore le sentiment antirobots des Terriens qu'il espÇrait voir et avec lesquels il avait l'intention de nÇgocier.

D'abord, bien sñr, il rencontrerait Elijah Baley, qui constituait son lien avec la Terre et ses habitants. Cela, c'Çtait le prÇtexte rationnel justifiant la

rencontre. La vÇritable raison, c'Çtait simplement que Fastolfe souhaitait beaucoup revoir Baley; il lui devait beaucoup, sans aucun doute.

( que Giskard voulñt voir Baley et qu'il eñt quelque peu influÇ sur les Çmotions et impulsions du

cerveau de Fastolfe pour y parvenir, Fastolfe ne pouvait le savoir - ni màme l'imaginer. )

Baley les attendait Ö l'atterrissage, accompagnÇ

d'un petit groupe d'officiels terriens, et il fallut donc sacrifier d'abord aux ennuyeuses exigences de la politesse et du protocole. Ce ne fut que quelques heures plus tard que Baley et Fastolfe purent se retrouver seuls et cela aurait bien pu traåner davantage sans la douce et insensible intervention de

Giskard - simple effleurement sur l'esprit des plus importants de ces officiels qui se rasaient manifestement. ( Il Çtait toujours

plus sñr de se limiter Ö

influer sur un sentiment dÇjÖ prÇsent. Cela ne nuisait pratiquement jamais. )

Baley et Fastolfe se tenaient dans l'intimitÇ dun petit salon privÇ, d'ordinaire rÇservÇ aux seuls officiels du gouvernement.

On

pouvait choisir par

ordinateur son menu qui Çtait alors servi par des porteurs Çlectroniques.

- Träs moderne, dit Fastolfe avec un sourire, 70

mais ces serveurs ne sont que de simples robots spÇcialisÇs. Je suis surpris que la Terre les utilise. Ils ne sont certainement pas de fabrication spatienne.

- Non, effectivement, rÇpondit gravement Baley.

Fabrication locale, si l'on peut dire. On rÇserve leur utilisation au plus haut niveau et c'est la premiäre occasion qui m'est offerte de les essayer. Ce sera vraisemblablement la derniäre.

- Vous serez peut-àtre Çlu Ö un poste important, un jour, et connaåtrez alors quotidiennement ce genre d'expÇriences.

- Jamais, dit Baley.

On disposa les plats devant chacun des deux

hommes et le porteur se rÇvÇla suffisamment

sophistiquÇ pour ignorer Giskard qui se tenait impassible derriäre la chaise de Fastolfe.

Pendant quelques instants, Baley mangea silencieusement puis il dit, avec une

certaine gaucherie :

- quelle joie de vous revoir, docteur Fastolfe!

- J'ai grand plaisir Ö vous voir Çgalement. Je n'ai pas oubliÇ qu'il y a deux ans, lorsque vous àtes venu sur Aurora, vous àtes parvenu Ö faire lever le soupçon qui pesait sur moi de la destruction du robot Jander et Ö renverser la situation au dÇtriment de mon confiant adversaire, le bon Amadiro.

- J'en tremble encore quand j'y pense, dit Baley.

Et bienvenue Ö toi aussi, Giskard. Je suis sñr que tu ne m'as pas oubliÇ.

- Ce serait tout Ö fait impossible, monsieur! s'exclama Giskard.

- Parfait! Eh bien, docteur, je crois que la situation politique sur Aurora

continue Ö àtre favorable.

Il semble que ce soit le cas d'apräs les nouvelles que nous avons ici, mais je n'ai guäre confiance dans les analyses de la Terre des affaires auroraines.

- Vous le pouvez... pour l'instant. Mon parti garde une ferme emprise sur le Conseil. Amadiro continue 71

son opposition maussade mais je pense qu'il

faudra des annÇes Ö son parti pour qu'il se reläve du coup que vous lui avez portÇ. Et comment vont les choses en ce qui vous concerne, vous et la Terre?

Assez bien. Dites-moi, docteur Fastolfe... ( Le visage de Baley se contracta lÇgärement, comme s'il Çtait gànÇ. ) Avez-vous amenÇ Daneel avec vous?

DÇsolÇ, Baley, rÇpondit lentement Fastolfe. Je l'ai amenÇ, mais je l'ai laissÇ Ö bord du vaisseau. J'ai pensÇ qu'il ne serait pas träs poli de me faire accompagner par un robot ressemblant autant Ö un humain. Compte tenu des sentiments aussi profondÇment antirobots de la Terre,

j'ai eu l'impression qu'un robot humaniforme pourrait àtre considÇrÇ

comme une vÇritable provocation.

- Je comprends, soupira Baley.

- Est-il exact que votre gouvernement ait l'intention d'interdire l'usage des

robots Ö l'intÇrieur des Villes?

- Je pense que cela arrivera tìt ou tard, avec un dÇlai de grÉce, bien sñr, pour attÇnuer la perte financiäre et les inconvÇnients. On limitera les robots aux campagnes oî l'on a besoin d'eux dans l'agriculture et les mines. LÖ aussi, en phase terminale, on pourra les supprimer et le projet prÇvoit de

n'avoir aucun robot dans les nouveaux mondes.

- Au fait, puisque vous parlez des nouveaux mondes, votre fils a-t-il quittÇ la

Terre?

- Oui, il y a quelques mois, avec plusieurs centaines de Coloniens, comme on

les appelle. Le monde

possäde quelque vÇgÇtation naturelle et une atmosphäre faible en oxygäne.

Apparemment, avec le

temps, on pourra le rendre assez semblable Ö la Terre. En attendant, on a dñ installer quelques dìmes improvisÇs, on demande de nouveaux Coloniens par voie d'annonces et chacun est plongÇ Ö fond dans la terraformation. Les lettres de Bentley 72

et d'occasionnels contacts par hyperonde sont encourageants, mais il n'en manque pas moins Ö sa märe.

- Et vous, Baley, irez-vous?

- Je ne suis pas persuadÇ qu'une vie sous un dìme dans un monde Çtrange constitue exactement l'idÇe que je me fais du bonheur, docteur Fastolfe je n'ai ni la jeunesse ni

l'enthousiasme de Ben mais je pense que je devrai y aller dans deux ou trois ans. En tout cas, j'ai dÇjÖ avisÇ le DÇpartement de mon intention d'Çmigrer.

- J'imagine que cela doit les ennuyer,

- Pas du tout. C'est ce qu'ils disent, mais ils sont bien contents de se dÇbarrasser de moi. On me connaåt trop.

- Et comment rÇagit le gouvernement de la Terre Ö cette poussÇe d'expansionnisme dans la Galaxie?

- Nerveusement. Il ne l'interdit pas absolument, mais il ne se montre guäre coopÇratif. Il continue de penser que les Spatiens y sont opposÇs et qu'ils feront quelque chose de dÇsagrÇable pour y mettre un terme.

- L'inertie sociale, dit Fastolfe. Ils nous jugent selon leur propre comportement de jadis. Nous n'avons certes pas cachÇ que nous encourageons la colonisation de nouvelles planätes par la Terre et que nous avons nous-màmes l'intention de coloniser d'autres planätes.

- J'espäre que vous pourrez expliquer cela Ö

notre gouvernement, dans ce cas... Mais, docteur Fastolfe, une autre question moins importante.

Comment va...

- Gladia? dit Fastolfe, terminant la phrase en cachant son amusement. Avez-vous oubliÇ son nom?

- Non, non. J'hÇsitais simplement Ö... Ö...

- Elle va bien, et elle vit confortablement. Elle m'a demandÇ de vous transmettre son bon souvenir, 73

mais j'imagine que vous n'avez pas besoin qu'on vous la rappelle.

- Son origine solarienne ne lui porte pas prÇjudice, j'espäre?

- Non, pas plus que son rìle dans la perte du Dr Amadiro. C'est plutìt le contraire. Je veille sur elle, je puis vous l'assurer... Mais cela ne m'empàche pas de changer de sujet

pour autant, Baley. que

se passera-t-il si l'administration de la Terre continue Ö s'opposer Ö

l'Çmigration et l'expansion? Le

processus pourra-t-il se poursuivre malgrÇ cette opposition?

- C'est possible, mais pas certain. En rägle gÇnÇrale, on constate une sÇrieuse opposition chez les

Terriens. Il est difficile de rompre avec les immenses Villes souterraines qui

constituent nos demeures...

- Votre sein.

- Ou notre sein, si vous prÇfÇrez. Partir pour de nouveaux mondes et devoir vivre pendant des

dÇcennies de façon toute primitive, ne jamais connaåtre le confort au cours de toute sa vie... c'est difficile. Parfois, quand j'y pense, je dÇcide tout simplement de ne pas partir... notamment au cours d'une nuit d'insomnie. Cent fois j'ai pris la dÇcision de ne pas par-tir et un jour je m'y tiendrai peut-àtre.

Et si cela me gàne, moi, alors que je suis en quelque sorte Ö l'origine de tout cela, qui pourrait bien partir l'esprit libre et de gaietÇ de coeur? Sans l'encouragement du gouvernement ou - pour dire les choses avec une brutale franchise - sans le pied du gouvernement appliquÇ au bas des reins de la population, tout le projet pourrait bien Çchouer.

- J'essaierai de persuader votre gouvernement, dit Fastolfe, hochant la tàte. Mais si j'Çchoue?

- Si vous Çchouez - et si, de ce fait, notre peuple Çchoue -, dit Baley tristement, il ne restera qu'une 74

seule solution. Les Spatiens eux-màmes devront coloniser la Galaxie. Il faut que ce soit fait.

- Et seriez-vous satisfait de voir les Spatiens Çlargir leur influence et emplir la Galaxie tandis que les

Terriens demeureront sur leur seule planäte?

- Pas du tout, mais cela serait prÇfÇrable Ö la situation actuelle oî personne ne s'Çtend. Il y a bien des siäcles, les Terriens se sont rendus en masse sur les Çtoiles, ils ont fondÇ certains de ces mondes que l'on appelle maintenant spatiens et ces tout premiers mondes en ont colonisÇ

d'autres. VoilÖ bien longtemps, cependant, que ni les Spatiens ni les Terriens n'ont rÇussi Ö coloniser et dÇvelopper un nouveau monde. On ne doit pas permettre que cela dure.

- Je suis d'accord. Mais pour quelle raison souhaitez-vous une telle expansion, Baley?

J'ai le sentiment que sans expansion d'aucune sorte, l'humanitÇ ne peut progresser. Ce ne doit pas àtre obligatoirement une expansion gÇographique, mais c'est lÖ la maniäre la plus Çvidente de provoquer d'autres sortes d'expansions, corrÇlativement.

Si l'on peut se lancer dans l'expansion gÇographique sans que cela se fasse au

dÇtriment d'autres àtres intelligents s'il existe des espaces vides oî

s'Çtendre, alors pourquoi pas? S'opposer Ö l'expansion dans de telles conditions, c'est assurer la dÇcadence.

- C'est donc l'alternative que vous voyez? L'expansion et l'Çvolution? Ou la

non-expansion et la dÇcadence?

- Oui, je crois. Si, donc, la Terre refuse l'expansion, les Spatiens doivent

l'accepter. L'humanitÇ,

qu'elle soit spatienne ou terrienne, doit s'Çtendre.

J'aimerais que ce soient les Terriens qui se chargent de cette tÉche, mais, Ö dÇfaut, mieux vaut une expansion spatienne que pas d'expansion du tout.

C'est soit l'un, soit l'autre.

75

Et si l'expansion est le fait des uns mais pas des autres?

- Dans ce cas, la sociÇtÇ Ö l'origine de l'expansion deviendra de plus en plus forte et l'autre de plus en plus faible.

- En àtes-vous certain?

- Je crois que ce serait inÇvitable.

- Je le crois aussi, en effet, dit Fastolfe, hochant la tàte. C'est pourquoi je tente de persuader et les Terriens et les Spatiens de s'Çtendre et d'Çvoluer.

C'est lÖ une troisiäme solution et, Ö mon sens, la meilleure.

CHAPITRE

Dans la mÇmoire dansärent, les jours qui suivirent, d'incroyables foules de

gens se cìtoyant sans arràt en flots montants et descendants, de rapides Voies Express oî l'on montait et d'oî l'on descendait, d'interminables confÇrences avec d'innombrables officiels, des foules de cerveaux.

Particuliärement des foules de cerveaux.

Des foules de cerveaux si denses que Giskard ne parvenait pas Ö isoler les individus. Des masses de cerveaux se màlant, se mÇlangeant en une vaste grisaille vibrante oî l'on ne pouvait dÇtecter que des Çclats intermittents de suspicion et d'aversion chaque fois que quelqu'un, dans la multitude, s'arràtait pour le regarder.

Ce n'Çtait que lorsque Fastolfe Çtait en confÇrence que Giskard pouvait s'occuper des esprits individuels et, bien sñr, c'Çtait cela qui comptait.

La mÇmoire ralentit sur un point proche de la fin de leur sÇjour sur la Terre, lorsque Giskard put enfin se retrouver seul avec Baley, pour une fois.

Giskard s'arrangea pour influer quelque peu sur certains esprits afin de s'assurer qu'on ne les dÇrangerait pas pendant un certain temps.

76

- Je ne me suis pas vraiment dÇsintÇressÇ de toi, Giskard, s'excusa Baley. C'est seulement que je n'ai pas eu l'occasion de me retrouver seul avec toi. Je ne suis pas quelqu'un de träs important, sur la Terre, et je ne peux imposer mes allÇes et venues.

- J'ai, bien sñr, parfaitement compris cela, monsieur, mais nous allons pouvoir

disposer de quelques instants, maintenant.

- Parfait. Le Dr Fastolfe me dit que Gladia va bien. Peut-àtre me dit-il cela par pure gentillesse, sachant que c'est bien ce que j'espäre entendre.

Mais je t'ordonne de me dire la vÇritÇ. Est-ce que, effectivement, Gladia va bien?

- Le Dr Fastolfe vous a dit la vÇritÇ, monsieur.

- Et tu te souviens, j'espäre, de ma requàte lorsqu'on s'est vus pour la derniäre fois sur Aurora. Je

t'avais demandÇ de veiller sur Gladia et de la protÇger.

- L'ami Daneel et moi, monsieur, avons ÇtÇ träs attentifs Ö votre demande. Je me suis arrangÇ pour que, lorsque le Dr Fastolfe ne sera plus de ce monde, l'ami Daneel et moi-màme fassions partie de l'Çtablissement de Mme Gladia. Nous serons alors dans une meilleure position encore pour la protÇger de tout ennui.

- Cela, dit tristement Baley, ce sera pour lorsque je ne serai plus.

- Je comprends cela, monsieur, et je le regrette.

- Oui, mais nous n'y pouvons rien et une crise va se produire - ou peut se produire - avant màme cela mais apräs que mon temps sera rÇvolu, cependant.

- A quoi pensez-vous, monsieur? quelle est cette crise?

- Giskard, il s'agit d'une crise qui peut survenir parce que le Dr Fastolfe est une personne Çtonnamment persuasive. Ou encore parce qu'il existe un

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autre facteur qui lui est liÇ et qui dÇtermine cette tÉche.

- Monsieur?

- Tous les officiels qu'a rencontrÇs le Dr Fastolfe paraissent maintenant se montrer pleins d'enthousiasme pour l'Çmigration.

Ils

n'y Çtaient pas favorables auparavant ou s'ils l'Çtaient, ils manifestaient de vives rÇserves. Et une fois favorables les dirigeants qui font l'opinion,

on est sñr que d'autres suivront. Cela va s'Çtendre comme une ÇpidÇmie.

N'est-ce pas lÖ ce que vous souhaitez, monsieur?

Oui, c'est bien cela, mais ça l'est presque beaucoup trop. Nous allons nous

rÇpandre dans la Galaxie mais que se passera-t-il si les Spatiens n'en font pas autant?

- Pourquoi ne le feraient-ils pas?

- Je ne sais pas. J'Çmets une simple supposition, j'envisage une possibilitÇ. que se passera-t-il s'ils ne le font pas?

La Terre et les mondes oî s'Çtabliront les

Terriens deviendront alors plus puissants, selon ce que je vous ai entendu dire.

Et les Spatiens deviendront plus faibles. Nous connaåtrons cependant une pÇriode pendant laquelle les Spatiens demeureront plus forts que la Terre et ses Coloniens, encore que la marge risque de devenir de plus en plus Çtroite. En fin de compte, les Spatiens percevront inÇvitablement les Terriens comme reprÇsentant un danger croissant.

Alors, les mondes spatiens dÇcideront sñrement qu'il convient d'arràter la Terre et les Coloniens avant qu'il ne soit trop tard et il leur paraåtra utile de prendre des mesures drastiques. Ce sera lÖ une pÇriode de crise qui dÇterminera toute l'histoire future de l'humanitÇ.

- Je comprends votre point de vue, monsieur.

Baley demeura un instant plongÇ dans un silence 78

pensif puis il demanda en un murmure, comme s'il craignait d'àtre entendu :

- qui connaåt tes capacitÇs?

- Parmi les humains, vous seul, et vous ne pouvez le dire aux autres.

- Je sais parfaitement que je ne le peux pas. Le fait est, cependant, que c'est toi et non Fastolfe qui as manigancÇ le changement qui a fait de chaque officiel avec lequel tu as ÇtÇ en contact un partisan de l'Çmigration. Et c'est afin d'en arriver lÖ que tu t'es arrangÇ pour que Fastolfe t'emmäne, toi, plutìt que Daneel, avec lui sur la Terre. Tu Çtais indispensable et Daneel aurait pu

constituer une source d'ennuis.

- J'ai jugÇ nÇcessaire de rÇduire le personnel au minimum, expliqua Giskard, afin de rendre moins pÇnible ma tÉche consistant Ö Çmousser la susceptibilitÇ des Terriens. Je regrette l'absence de Daneel,

monsieur. Je ressens pleinement votre dÇception de ne pouvoir lui souhaiter la bienvenue.

- Ma foi, dit Baley en hochant la tàte, j'en comprends la nÇcessitÇ et je compte sur toi pour expliquer Ö Daneel qu'il m'a beaucoup manquÇ.

quoi qu'il en soit, j'insiste. Si la Terre se lance dans une grande politique de colonisation et si les Spatiens sont distancÇs dans la

course Ö l'expansion, c'est toi qui porteras la responsabilitÇ de cet Çtat de

fait et par consÇquent de la crise qui s'ensuivra inÇvitablement. C'est pourquoi tu dois considÇrer de ta responsabilitÇ d'utiliser tes capacitÇs pour protÇger la Terre lorsque viendra la crise.

Je ferai mon possible, monsieur.

Et si tu y parviens, Amadiro ou ses successeurs pourront s'en prendre Ö Gladia. Tu ne dois pas oublier de la protÇger, non plus.

- Daneel et moi n'oublierons pas.

- Merci, Giskard.

Et ils se sÇparärent.

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Lorsque Giskard, suivant Fastolfe, pÇnÇtra dans le module pour entamer le voyage de retour vers

Aurora, il revit Baley. Cette fois, il n'eut pas l'occasion de lui parler.

Baley lui fit un signe de la main et lui souffla: Æ Souviens-toi Ø.

Giskard lut les mots sur ses lävres et dÇcela en outre l'Çmotion qu'ils recelaient.

Apräs quoi Giskard ne revit jamais Baley.

Jamais.

CHAPITRE

Giskard n'avait jamais trouvÇ la possibilitÇ de feuilleter les intenses images de cette visite sur la Terre sans les faire suivre des images de la visite cruciale rendue Ö Amadiro Ö l'Institut de Robotique.

Il n'avait pas ÇtÇ facile d'arranger une telle rencontre. Amadiro, qui ressentait lourdement l'amertume de la dÇfaite, ne voulut pas augmenter encore

son humiliation en se rendant Ö l'Çtablissement de Fastolfe.

- Eh bien, dans ce cas, avait dit Fastolfe Ö Giskard, je peux me permettre de

me montrer magnanime dans la victoire. C'est moi qui irai Ö lui. En outre, il faut que je le voie.

Fastolfe Çtait membre de l'Institut de Robotique depuis que Baley Çtait parvenu Ö Çcraser Amadiro et ses ambitions politiques. En Çchange, Fastolfe avait transmis Ö l'Institut toutes les donnÇes concernant la fabrication et la

maintenance des robots

humaniformes. On en avait fabriquÇ un certain nombre, apräs quoi le projet avait ÇtÇ abandonnÇ et Fastolfe en avait ÇtÇ irritÇ.

Fastolfe avait eu tout d'abord l'intention d'arriver Ö l'Institut sans robots pour l'accompagner. Il se serait placÇ, sans protection et pour ainsi dire nu, 80

au milieu de ce qui demeurait la place forte du camp ennemi. Cela aurait constituÇ un signe d'humilitÇ et de confiance, mais

Çgalement l'indice d'une totale assurance et Amadiro l'aurait bien compris. Fastolfe, absolument seul, aurait fait la dÇmonstration de sa certitude qu'Amadiro, avec toutes les ressources de son Institut Ö sa disposition, n'oserait pas toucher Ö

son seul ennemi arrivant imprudemment et sans dÇfense Ö portÇe de sa main.

Et cependant, en fin de compte, Fastolfe, sans trop savoir pourquoi, avait dÇcidÇ que Giskard l'accompagnerait.

Amadiro paraissait avoir perdu un peu de poids depuis la derniäre fois que Fastolfe l'avait vu, mais il n'en demeurait pas moins un àtre formidable, grand et solidement bÉti. Il n'avait plus ce sourire de confiance en lui qui le caractÇrisait naguäre et lorsqu'il tenta de le recouvrer, au moment oî

Fastolfe entra, le sourire ressembla davantage Ö une grimace qui sestompa avec un air de sombre mÇcontentement.

- Eh bien, Kelden, dit Fastolfe, se permettant de l'appeler par son prÇnom, on ne se voit pas souvent bien que nous soyons maintenant collägues depuis quatre ans.

Tràve de fausse bonhomie, Fastolfe, dit Amadiro en grondant d'une voix de basse, manifestement gànÇ. Et appelez-moi Amadiro. Nous ne sommes collägues que

de nom et je ne fais pas mystäre - je ne l'ai d'ailleurs jamais fait - de ma

conviction que votre politique est pour nous suicidaire.

Trois des robots d'Amadiro, grands et brillants, Çtaient prÇsents, et Fastolfe les considÇra, l'air surpris.

- Vous voilÖ bien protÇgÇ, Amadiro, contre un seul homme de paix accompagnÇ d'un unique robot.

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Ils ne vous agresseront pas, Fastolfe, ainsi que vous le savez parfaitement. Mais pourquoi àtre venu avec Giskard? Pourquoi pas avec votre chef-d'oeuvre, Daneel?

- Serait-il prudent d'amener Daneel Ö PortÇe de votre main, Amadiro?

je prends cela pour une plaisanterie. Je n'ai plus besoin de Daneel, dÇsormais. Nous fabriquons nos propres humaniformes.

- Sur la base de mes plans.

- Avec des amÇliorations.

- Et cependant vous n'utilisez pas d'humaniformes. C'est la raison de ma visite. Je sais que ma position Ö l'Institut est purement honorifique et que

màme ma prÇsence est mal accueillie, pour ne rien dire de mes opinions et de mes recommandations.

Je dois nÇanmoins, en ma qualitÇ de membre de l'Institut, protester contre votre faillite Ö utiliser des humaniformes Comment voulez-vous que.je les utilise"

Le but Çtait de possÇder des humaniformes qui ouvriraient les nouveaux mondes oî les Spatiens pourraient ensuite Çmigrer, apräs que ces mondes auraient ÇtÇ terraformÇs et rendus complätement habitables, n'est-ce pas?

- Mais vous y Çtiez opposÇ, n'est-ce pas?

- En effet. Je voulais que ce soient les Spatiens eux-màmes qui Çmigrent vers les nouveaux mondes et se chargent de la terraformation- Mais ce n'est pas le cas et je constate maintenant que cela ne se produira vraisemblablement jamais. Envoyons donc des humaniformes- Ce serait mieux que rien.

- Toutes nos solutions ne mäneront Ö rien tant que vos conceptions prÇvaudront au Conseil, Fastolfe. Les Spatiens ne