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En sortant, nous avons dépassé l’une des domestiques. Elle époussetait une table de marbre dans le couloir, mais sans plumeau ni produit nettoyant, simplement en maintenant ses mains au-dessus de la surface. La poussière formait une tornade qui disparaissait en s’élevant. C’était aussi étrange que de me voir confier un ordinateur et un téléphone portable. À Hécate, personne ne faisait le ménage en utilisant ses pouvoirs magiques. Mme Casnoff s’y serait certainement opposée.

Une fois dehors, j’ai dit à mon père :

– Écoute, je suis vraiment désolée d’avoir touché au cube. Je ne savais pas.

Il a changé de sujet.

– Sens-tu cette odeur merveilleuse ?

– Quelle odeur ?

– De lavande. Tous les jardins en sont bordés. Leur parfum est très agréable à cette heure-ci.

Cela aurait été encore plus agréable si je n’avais pas été dans une maison pour démons délinquants.

Nous avons continué à marcher en silence. Ma main reposait sur l’avant-bras de mon père, au creux de son coude, ce qui était à la fois agréable et bizarre. Tout en avançant, je me disais que nous nous comportions comme s’il n’avait jamais été absent en dix-sept ans, comme si tout était normal.

Nous avons franchi un pont et gravi une colline. Au sommet, je me suis retournée vers la demeure. Nichée dans la vallée, l’abbaye Thorne baignait dans une lumière dorée. De loin, la forêt semblait s’enrouler autour de la bâtisse. C’était très beau, mais je n’ai pas pu m’empêcher de me dire que ma vie aurait été entièrement différente si Alice n’était pas venue ici.

– Dès que mes yeux se sont posés sur cette maison, je l’ai aimée, a dit mon père.

– Dommage qu’elle ne soit pas plus grande, ai-je plaisanté. Il me faut au moins cinq cents chambres pour ne pas me sentir à l’étroit.

Mon père a gloussé.

– J’espérais qu’elle te plairait. C’est notre lieu de naissance, en quelque sorte. Aimerais-tu entendre cette histoire ?

– Tant qu’à faire… ai-je répondu d’un ton nonchalant.

– Les membres de la famille Thorne étaient des sorciers et sorcières adeptes de la magie noire. Durant des centaines d’années, ils ont réussi à cacher leur véritable identité aux humains, se servant de leurs pouvoirs pour accroître leurs richesses et leur influence. Ils étaient ambitieux, intelligents, mais peu dangereux. Du moins, pas durant la guerre.

– Quelle guerre ?

Il m’a dévisagée d’un air étonné.

– Tu n’as pas entendu parler de la guerre à Hécate ?

J’ai passé en revue ce que j’avais étudié, mais j’avais été souvent distraite durant mes cours, songeant principalement à Archer, à Jenna, et aux mystérieuses attaques qui frappaient les adolescentes du centre.

– On l’a peut-être étudiée, ai-je fini par répondre. Je ne m’en souviens pas.

– En 1935, une guerre a éclaté entre L’Occhio di Dio et les Prodigium, qui a fait des milliers de morts dans les deux camps. Ce fut une période particulièrement sinistre.

Il a marqué une pause pour nettoyer ses lunettes à l’aide d’un mouchoir.

– À l’époque, il ne restait que deux survivants de la famille Thorne. Virginia et son jeune frère, Henry. Virginia a eu l’idée d’invoquer un démon pour combattre L’Œil. Personne n’y était parvenu jusque-là, mais elle avait décidé de tenter sa chance. Elle a mis plusieurs années à trouver le vieux grimoire qu’elle cherchait, celui qui contenait la formule du rituel.

– C’est le livre enfermé dans le cube en verre ?

– Oui. Selon les archives du Conseil, elle voulait accomplir le rituel sur elle-même, mais le Conseil a refusé, décrétant qu’effectuer un essai sur un humain entraînerait moins de risques. Heureusement pour Virginia, des centaines de filles vivaient à l’abbaye. Et elle a choisi Alice.

– Pourquoi Alice plutôt qu’une autre ? ai-je demandé.

– Je l’ignore, Sophie. Peut-être parce que Alice était enceinte à ce moment-là. Il est possible qu’elle et Henry… Quoi qu’il en soit, Virginia n’en a jamais parlé à personne et après le rituel, Alice était mal placée pour révéler le secret.

Je me suis frotté le nez.

– En général, dans les romans, un journal intime magique contient les réponses des énigmes. C’est le cas ?

– Hélas, non. Tu connais la suite de l’histoire, je crois. Virginia a accompli le rituel, mais quelque chose a mal tourné. Cela a entraîné sa mort, celle de son frère, et Alice a été changée en démon.

– En monstre, ai-je marmonné, me rappelant les griffes argentées s’enfoncer dans la nuque d’Elodie.

Je me suis installée dans l’herbe, les genoux repliés contre la poitrine. Après un moment, mon père est venu s’asseoir près de moi.

– Tu vas avoir des taches vertes sur tes vêtements, a-t-il observé.

– J’ai d’autres affaires.

– Pourquoi emploies-tu le mot « monstre » en référence à nous ?

– Vraiment, tu ne sais pas pourquoi je compare les démons à des monstres ?

– Quand tu croyais que tu n’étais qu’une sorcière, te comparais-tu à un monstre ?

– Bien sûr que non.

– Pourtant, les sorcières, les fées, les métamorphes, les loups-garous ont les mêmes origines que nous.

– Comment ça ?

– Au départ, nous étions tous des anges.

– Je sais que les Prodigium descendent des anges qui n’ont pas choisi de camp durant la guerre entre Dieu et Lucifer.

Mon père a croisé mon regard.

– Les démons sont des anges qui, eux, ont choisi leur camp. Qui s’est avéré le mauvais.

– Et alors ? Même si jadis, c’étaient des anges, cela ne fait pas d’eux – de nous – les bons.

– Non, mais cela nous rend plus complexes que des monstres. Par exemple, cela ne t’a pas perturbée d’apprendre que tu étais une sorcière de magie noire, et leurs pouvoirs sont semblables aux nôtres. À maints égards, un démon n’est rien de plus qu’une sorcière de magie noire très puissante.

– Ou Hogaroth le Redoutable, ai-je marmonné.

– Quoi ?

– Quand Virginia a invoqué un démon pour posséder Alice, est-ce qu’Alice est devenue une enveloppe corporelle habitée par un démon ?

Mon père a ri.

– Grands dieux, non ! C’est ce que tu pensais ?

J’ai croisé les bras.

– Personne ne s’est empressé de répondre à mes questions brûlantes, lui ai-je reproché.

Son rire s’est tu et il a pris un air penaud.

– Tu as raison. Je suis désolé. Non, quand un démon est invoqué, ce n’est rien de plus qu’une force des ténèbres. Être exilé en enfer dépossède les anges de tout sauf de leurs pouvoirs. Ils n’ont plus de nom, plus de personnalité, plus de corps. Ils ne sont rien d’autre qu’un concentré de magie non dilué.

Je l’ai contemplé, impressionnée.

– La « possession » n’est pas vraiment le mot juste pour définir ce qui se produit, a-t-il repris. Il s’agit plutôt d’une dévastation. Le démon altère tout, même le sang de sa victime, même son ADN. C’est pourquoi il se transmet de famille en famille. C’est pourquoi lorsque nous sommes gravement blessés, nous ne mourons pas. Nos pouvoirs nous guérissent. Sauf si bien sûr, a-t-il ajouté en désignant la cicatrice sur ma main, quelqu’un nous atteint avec un morceau d’épée de cristal noir. Hormis cela, après un rituel de possession, un démon qui a été changé demeure la personne qu’il a toujours été.

– Avec la magie noire la plus puissante du monde coulant dans ses veines, ai-je ajouté.

– Exactement, a souri mon père d’un air fier, et je me suis soudain rappelé Alice dans la clairière, s’exclamant : « Tu as réussi ! », juste avant que je la décapite.

La gorge nouée, j’ai demandé :

– Donc, si Alice était toujours Alice, pourquoi avait-elle des griffes et buvait-elle du sang ?

Il a haussé les épaules et levé sa main droite. Des griffes argent sont apparues sur ses ongles manucurés, avant de disparaître sous mes yeux.

– N’importe quelle sorcière peut le faire. Essaie à ton tour.

J’ai inspecté mes ongles peints du vernis framboise écaillé de Jenna.

– Non merci, ai-je répondu.

– En ce qui concerne l’absorption du sang, c’est une ancienne coutume. Beaucoup de sorciers la suivaient, jadis. C’est une coutume qui a profité à ton amie Jenna. En fait, c’est la façon dont ont été créés les vampires. Il y a environ mille ans, un clan de sorcières effectuait ce rituel du sang très compliqué et…

– Alice a tué des gens, ai-je coupé.

– Oui, a dit mon père d’un ton calme. Une telle quantité de magie noire peut conduire à la folie. C’est ce qui est arrivé à Alice. Cela ne veut pas dire que tu subiras le même sort.

Il m’a regardée avec intensité.

– Sophie, je comprends ton hésitation à embrasser notre héritage, mais il est vital que tu cesses de penser que les démons sont des monstres, que tu es un monstre.

– Écoute, tu soutiens les démons, c’est ton droit, mais j’en ai vu un assassiner une amie devant moi. Et Mme Casnoff m’a rapporté que ta mère avait tué ton père. Alors n’espère pas me faire croire que le ciel est bleu et que les oiseaux chantent quand on est un démon !

– Je ne prétends rien de tel. Mais si tu acceptes de m’écouter et d’apprendre ce qu’être un démon signifie, tu comprendras que faire retirer tes pouvoirs n’est pas la seule possibilité. Il existe des moyens de les maîtriser ou de réduire les risques d’attaque envers autrui.

– Réduire ? ai-je répété. Mais pas retirer ?

Mon père a secoué la tête d’un air frustré.

– J’aimerais simplement que tu comprennes… Sophie, as-tu songé aux conséquences d’une telle opération ? Si tu y survis, naturellement.

J’y avais songé. Je m’étais dit que je ressemblerais à la Vandy : couverte de tatouages violets, même sur la figure. Cela serait impossible à cacher aux gens mais l’explication d’une crise de folie durant les vacances de printemps fonctionnerait peut-être.

– J’ignore si tu sais ce qui se passe durant ce Rituel, a repris mon père. Non seulement tu ne seras plus en mesure de pratiquer la magie, mais tu détruiras aussi une part vitale de toi-même, tu anéantiras quelque chose qui fait autant partie de toi que la couleur de tes prunelles. Tu étais destinée à être un démon, et ton corps et ton âme se battront pour que tu le restes. Jusqu’à la mort, sans doute.

Il n’y a rien à répondre à ce genre de discours. Je me suis donc contentée de le regarder et il a fini par déclarer :

– Tu es fatiguée et je te donne beaucoup d’informations.

– Non, ce n’est pas ça…

– Après une bonne nuit de sommeil, tu seras plus réceptive à mes conseils, a-t-il coupé. À présent, je te prie de m’excuser, j’ai rendez-vous avec Lara et j’ai un quart d’heure de retard. De toute façon, tu connais le chemin pour rentrer.

– Oui, c’est devant moi, ai-je bredouillé, mais mon père descendait déjà la colline.

Tandis que la lumière baissait, je suis restée assise un long moment à contempler l’abbaye Thorne en réfléchissant à tout ce que mon père m’avait confié. Au bout de dix minutes, je me suis rendu compte que j’avais oublié de le questionner au sujet des adolescents démons. Je me suis levée et j’ai pris la direction de l’abbaye.

Pour la première fois, l’idée de risquer ma vie durant le Rituel me faisait peur. Néanmoins, je ne pouvais pas continuer à vivre comme une bombe à retardement, et conserver mes pouvoirs impliquait la possibilité d’exploser un jour. Mon existence était devenue un problème mathématique très compliqué. Et j’ai toujours été nulle en maths.

 

À mon retour, mon père étant absent, je suis montée dans ma chambre. La conversation que nous avions eue m’avait coupé l’appétit. Malgré ma longue sieste, je n’avais qu’un désir : prendre un bain chaud et me coucher.

Mon lit était fait. Je me suis demandé si une femme de ménage s’en était chargée ou s’il s’agissait d’un sort domestique. Puis j’ai vu la photo posée sur l’oreiller. Mon père l’avait-il placée là ? D’une main tremblante, je m’en suis emparée. Plantées devant l’abbaye Thorne, une cinquantaine d’adolescentes figuraient sur le cliché en noir et blanc. La moitié d’entre elles se tenaient debout, les autres étaient assises, cachant modestement leurs jambes sous leurs jupes. Alice faisait partie des filles assises.

J’ai étudié son visage un long moment. Penser qu’Alice était réellement possédée, pareille à une créature sans âme qui se servait du corps de ma grand-mère comme d’un instrument, m’avait arrangée. Il m’était pénible de songer que l’âme d’Alice se trouvait encore en elle quand je lui avais tranché la gorge avec un morceau de cristal noir.

Du doigt, j’ai caressé ses traits. Comment se sentait-elle le jour où cette photo avait été prise ? Soixante-dix ans plus tôt, elle avait vécu dans cette chambre. J’ai frissonné. Avait-elle pressenti que quelque chose d’épouvantable allait lui arriver ? Avait-elle éprouvé la même anxiété que moi en se promenant dans les couloirs de Thorne ?

Mais, figée en 1939, souriante et humaine, Alice n’avait pas de réponses à me fournir, et sur son visage, rien n’indiquait qu’elle se doutait de ce que l’avenir lui réservait.