21

L’heure du rendez-vous est vite arrivée. Surtout pour quelqu’un qui avait passé presque toute la nuit à pleurer, ou à se réveiller en sursaut, certaine qu’un inconnu avait pénétré dans sa chambre. À un moment, j’avais même aperçu un éclair roux, mais je devais rêver.

Quand la sonnerie du réveil a retenti, mes paupières gonflées ont failli ne pas s’ouvrir et une migraine me lancinait. Malgré cela, en me rendant à la bibliothèque, je me sentais mieux, plus légère. J’avais fait ce qu’il fallait vis-à-vis d’Archer, même si ça me rongeait. J’avais fait passer mon père, Jenna, ainsi que toute la société des Prodigium, avant mes désirs, alors si ce n’était pas une façon de prouver mon sens des responsabilités à l’égard de ma future fonction de présidente du Conseil, je ne savais pas ce que c’était.

J’étais donc satisfaite de moi-même en gravissant les marches de la salle où se trouvait la boîte en verre. Ce n’était pas le cas de mon père, hélas.

– J’avais dit cinq heures, a-t-il sifflé. Tu as un quart d’heure de retard.

Il n’avait pas l’air d’avoir beaucoup dormi. Il n’était pas rasé et cela m’effrayait presque autant que l’intensité de son regard.

– Désolée, ai-je répondu.

– Parle à voix basse, a-t-il chuchoté.

– Pourquoi ? ai-je demandé. Qu’est-ce qu’on est venus faire ici ?

Nous nous tenions de chaque côté de la boîte de verre et du grimoire de Virginia Thorne qui depuis le début me semblait contenir un sinistre présage.

Il a rapidement regardé autour de nous.

– Nous allons ouvrir cette boîte et prendre le livre.

– Tu plaisantes ? Cet objet est ensorcelé au maximum.

Il a fermé les yeux et a respiré lentement, comme s’il contenait sa colère.

– Sophie. Je ne peux pas l’ouvrir seul. La magie employée pour sceller cette boîte est trop puissante. Mais avec ton aide, je peux peut-être y arriver.

– Que veux-tu faire du grimoire ? ai-je questionné. Puisqu’il contient la magie noire la plus ancienne et la plus dangereuse du monde.

– J’ai mes raisons.

Je me suis fâchée.

– Si tu veux que je t’aide, dis-moi la vérité.

– Ceci est très périlleux et pour te protéger je préfère que tu en saches le moins possible. De cette façon, si on se fait prendre, tu pourras répondre sincèrement que tu ignorais mon dessein.

J’ai secoué la tête.

– Non. J’en ai assez qu’on me mente ou qu’on me révèle les choses à moitié. Hier, tu m’as dit qu’il était temps que je connaisse les « activités de la famille », et j’ai renoncé à Ar… à beaucoup pour toi et pour le Conseil. Alors explique-moi ce qui se passe.

Il m’a dévisagée avec surprise. J’ai cru qu’il allait refuser, mais il a opiné du chef.

– Je comprends. Le Conseil avait essayé d’élever des démons depuis des siècles quand Virginia a déniché ce grimoire. Après Alice, le Conseil, jugeant ce livre trop dangereux, l’avait enfermé dans cette boîte scellée. Depuis, personne n’a été capable d’effectuer un rituel de possession. Mais maintenant…

– Daisy et Nick, ai-je murmuré.

– Exact.

– Tu penses que quelqu’un l’a emprunté pour se servir du sortilège qui les a changés en démons ?

Il a passé une main tremblante dans ses cheveux.

– Ce n’est pas seulement ça. Cette boîte est extrêmement difficile à ouvrir. Je veux simplement voir le rituel, ce qui est requis pour un sortilège de possession. Si je savais précisément ce qui a été fait à Nick et à Daisy, cela m’aiderait peut-être à trouver l’auteur et à comprendre son but.

L’explication paraissait rationnelle mais ne me rassurait pas. Malgré mon inquiétude, j’ai répondu :

– Donc, comment doit-on s’y prendre pour l’ouvrir si c’est « extrêmement difficile » ?

Mon père a posé la main sur le couvercle.

– Par la force. En principe, il faut douze membres du Conseil pour y parvenir.

– Nous ne sommes que deux, et tu es le seul à être membre du…

– Non, techniquement, nous sommes tous deux membres du Conseil, a-t-il coupé. Puisque tu dois me succéder.

– Il manque encore dix membres, ai-je souligné.

– C’est là où la force intervient. Je compte sur nos pouvoirs combinés et le rituel du sang.

– Du sang ? ai-je répété d’une voix faible.

D’un air sombre, il a sorti un poignard en argent de sa veste.

– Le rituel du sang est très ancien et très puissant. Donne-moi ta main. Nous avons peu de temps.

Dehors, le ciel commençait à s’éclaircir, la maison allait bientôt se réveiller.

Je n’avais pas du tout envie d’obéir à mon père.

– L’entraînement d’hier, c’était pour t’assurer que je pourrais ouvrir cette boîte sans faire voler la bibliothèque en éclats ? ai-je demandé.

Il a secoué la tête.

– Hier après-midi, L’Œil tenté de prendre d’assaut Gévaudan.

C’était le nom d’une école de métamorphes jeunes et riches située en France.

– Le temps presse, a repris mon père, et j’ai vu la lame passer sur son poignet.

Le sang s’est mis à couler sur les runes gravées dans le verre, les emplissant de rouge. Les symboles luisaient maintenant d’une lumière dorée et le grimoire frémissait. Mon père a brandi le poignard.

– Sophie, je t’en prie.

J’ai tendu la main, celle qui portait déjà une cicatrice laissée par la pierre noire de l’épée. Après une douleur vive et brève, suivant les instructions de mon père, j’ai posé ma paume près de la sienne. Le couvercle ne brûlait pas, le flux magique qui me traversait faisait barrage à la chaleur. Tandis que mon sang coulait sur les runes, l’intensité de la lumière dorée augmentait.

– Qu’est-ce qu’on fait maintenant ? me suis-je enquise.

– Répète l’exercice d’hier, a ordonné mon père à mi-voix. Visualise un souvenir. Une émotion.

Tout à coup, j’ai vu Archer assis sur le rebord de la fenêtre du moulin et un désir amoureux m’a traversée. Aussitôt, sur l’étagère la plus proche de moi, des douzaines de livres ont été projetés dans les airs, avec une force arrachant les pages et brisant leur reliure.

Détends-toi, me suis-je dit. Pense à maman. Au carnaval où elle t’avait emmenée quand tu avais huit ans et au bateau à vapeur sur lequel elle t’avait laissée défiler. Aux rires. Aux lumières scintillantes, à l’odeur des gâteaux.

Mes battements de cœur ont ralenti et j’ai senti mon flux magique attendre calmement en moi, prêt à être manipulé.

– C’est mieux, a soupiré mon père. Concentre-toi sur la boîte et pense : « Ouvre-toi. »

Après plusieurs inspirations, je me suis exécutée. Ma main refroidissait et j’avais l’impression que le verre absorbait mon sang. Les jambes flageolantes, j’ai cligné des yeux, tentant de repousser la brume grise qui me submergeait. Si j’étais capable de voler à travers le ciel et de faire surgir des objets dans l’air, je n’allais tout de même pas défaillir en ouvrant une boîte débile.

Gelée, je claquais des dents tout en transpirant à grosses gouttes. Mes doigts s’engourdissaient, ma main blanchissait, mais je continuais à la presser contre la boîte sans que rien de nouveau ne se produise.

– Ce n’est pas seulement le cube, a dit mon père qui semblait moins épuisé que moi. C’est aussi le livre.

Les taches de brume s’élargissaient.

– Sur quoi dois-je me concentrer ? ai-je demandé.

– Sur les deux. Visualise le cube en verre et le livre entre tes mains. Et ne perds pas de vue ton souvenir.

J’ai baissé la tête.

– Ça fait beaucoup de choses à visualiser, papa.

– Je sais. Mais tu en es capable.

Et je l’ai fait. Tout en conservant l’image du visage de ma mère en mémoire, je me suis concentrée sur le cube et le grimoire, m’efforçant d’ignorer mon extrême fatigue.

Le verre s’est mis à bouger.

– C’est ça, a murmuré mon père. Nous y sommes presque.

Je m’attendais à voir le cube s’ouvrir, ou l’un des côtés tomber. Au lieu de ça, il s’est volatilisé d’un coup comme une bulle qui éclate.

Mon père s’est emparé du livre, lequel, sans sa cage magique, ressemblait à n’importe quel ouvrage ancien et poussiéreux. Le temps avait patiné la couverture en cuir noir et les pages sentaient le moisi.

Pendant que mon père le feuilletait, prise de vertiges, je me suis appuyée contre le meuble le plus proche. La silhouette de mon père me semblait lointaine, comme si j’étais dans un rêve. Ma main avait pris une teinte crayeuse et je me demandais si ma figure était aussi blême.

– Mon Dieu, a dit mon père avec inquiétude.

– Quoi ? ai-je bredouillé.

Il me dévisageait d’un air affolé.

– C’est le rituel, c’est… Sophie !

Avant de m’évanouir, j’ai vu le livre s’ouvrir en tombant par terre, révélant qu’une page avait été arrachée.