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Mon dix-septième anniversaire se déroulait dans la véranda, l’immense salle vitrée emplie de plantes. Des rubans mauves et des lumières blanches décoraient les fougères. Dans un coin, un groupe de fées jouait avec des instruments de musique mécaniques, produisant un son ténu et tremblant, étrangement mélancolique pour une fête. Un orage avait éclaté plus tôt et la pluie crépitait sur les panneaux vitrés du toit. Installée sur le rebord d’une fenêtre, j’ai regardé les gouttes strier le verre comme des larmes.

Malgré les sculptures de glace, la fontaine de champagne et le gâteau géant – une maquette pâtissière de l’abbaye Thorne –, en me remémorant mon dernier anniversaire, j’ai décidé que je préférais les jeux dans les galeries commerciales animés par un type vêtu d’un costume de rat.

Bien sûr, ce devait être lié au fait que ma robe pesait au moins vingt-cinq kilos. Par ailleurs, ma couronne me donnait la migraine et ma meilleure amie ne m’adressait plus la parole.

Jenna n’était pas dans la salle. Elle gardait ses distances depuis la séance d’essayage. C’était peut-être plus facile comme ça. Puisqu’elle entendait poursuivre sa route sans moi après les vacances, cela rendait la rupture de notre amitié moins douloureuse. Enfin, pour l’instant, cela n’atténuait pas ma tristesse.

Une centaine de Prodigium souriants vêtus de costumes splendides s’approchaient les uns après les autres pour me souhaiter un bon anniversaire. Et ils avaient tous apporté des cadeaux qui s’empilaient sur une table de marbre. Néanmoins, une atmosphère un peu lourde régnait, les rires et les sourires paraissaient forcés. Peut-être craignaient-ils que mon père ne les transforme en vapeur s’ils ne se comportaient pas comme s’ils assistaient à la fête la plus réussie du monde.

J’ai failli plaquer mon front contre la vitre, mais je ne tenais pas à voir mon reflet d’aussi près. Lysander avait apporté la robe en début d’après-midi et m’avait maquillée. Du coup, on avait l’impression qu’une bombe de paillettes m’avait explosé à la figure. Même mes épaules luisaient de poudre bleue scintillante.

Une douzaine de serveurs chargés de plateaux de verres remplis d’un cocktail violet lumineux s’animaient dans la salle. J’ignorais s’il s’agissait des domestiques de Thorne ou de serveurs spécialement engagés pour l’événement. Ils portaient des chemises blanches, des pantalons noirs et des masques argentés qui couvraient la partie supérieure de leurs visages. À plusieurs reprises, j’avais jeté discrètement le contenu du verre qu’on m’avait apporté dans un pot de plantes.

– Pourquoi tu boudes ? m’a lancé Nick.

Il tenait à la main un verre qui, comme celui de Daisy, était vide. Une tache violette avait souillé son pourpoint blanc. À la vue de leurs joues rouges et de leurs yeux brillants, j’ai deviné qu’ils avaient déjà beaucoup bu.

– C’est ma fête et je boude si je veux, ai-je répliqué en me levant.

– C’est vrai que l’ambiance n’est pas terrible, a commenté Daisy en redressant la couronne de laurier posée sur ses cheveux d’ébène.

– Va ouvrir un cadeau, a exhorté Nick. Ça te déridera.

Quelques paquets bougeaient sur la table de marbre. L’un d’eux effectuait des cercles au-dessus du reste tandis qu’un autre, agrémenté de rubans en satin blanc ressemblant à des pattes d’insecte, se déplaçait comme une araignée.

– Non, je n’y tiens pas, ai-je déclaré. Vous n’avez pas vu Jenna par hasard ?

Au même moment, un serveur qui m’avait déjà servie trois fois a fondu sur moi. Pourquoi un tel acharnement ? Avait-il été payé pour soûler la fille du président du Conseil ?

J’ai pris Nick et Daisy par le bras et je les ai éloignés du serveur.

– Pourquoi vous êtes-vous fâchées ? a questionné Daisy.

Je m’apprêtais à le lui expliquer quand une fée blonde habillée d’une robe rouge s’est approchée de moi.

– Bonsoir, m’a-t-elle dit, essoufflée. Désolée de vous interrompre, Sophia, mais je voulais vous souhaiter un bon anniversaire.

– Merci.

J’ai cru qu’elle allait s’éloigner, mais elle est restée plantée devant moi, avec un grand sourire.

– Vous rencontrer est un véritable honneur, a-t-elle ajouté. Tous les trois. Il paraît que les démons peuvent faire surgir quelque chose de nulle part, a-t-elle repris à voix basse. C’est vrai ?

– Oui, ai-je répondu. Les sorcières aussi. C’est juste une question de…

Sans me laisser terminer, Nick a fait une courbette et d’un geste de la main, a fait apparaître un bouquet de roses blanches.

– En effet, c’est vrai, a-t-il déclaré en tendant les fleurs à la fée. Naturellement, ce n’est qu’un échantillon de ce dont sont capables les démons.

– Incroyable ! s’est exclamée la fée.

Une lueur menaçante s’est allumée dans les prunelles de Nick et il s’est penché vers elle en chuchotant :

– Si je voulais, en un clin d’œil je pourrais réduire cette salle de bal en gravats. Ou étirer le tissu du temps pour que…

– Très bien, c’est fantastique Nick, ai-je coupé en l’entraînant à l’écart. Mais j’ai aperçu mon père, je crois, et on devrait aller le voir. Bonne soirée, ai-je lancé à la fée. Merci d’être venue.

Puis j’ai demandé à Nick :

– Qu’est-ce qui t’a pris ?

– C’est ce qu’ils attendent de nous, a-t-il expliqué. Qu’on fasse peur, qu’on possède la puissance nécessaire pour tuer les membres de L’Œil. C’est la raison pour laquelle ils nous ont créés, non ?

Daisy lui a tapoté le bras. Sa couronne de laurier penchait de nouveau.

– On ne peut pas parler d’autre chose, mon cœur ? C’est une fête, a-t-elle ajouté entre deux hoquets.

Soudain, j’en ai eu assez d’eux. J’avais envie de discuter avec Jenna. Ou avec Cal. Avec quelqu’un de normal – aussi normaux que mes amis puissent être – et sobre de préférence.

– Finalement, je vais aller ouvrir un cadeau, leur ai-je annoncé.

Je n’avais pas fait quatre pas quand j’ai vu le serveur revenir à la charge.

– Un verre, mademoiselle ? m’a-t-il proposé.

– Écoutez, ai-je dit en marchant sur l’une de mes très longues manches. Je ne sais pas si vous cherchez à faire du zèle, mais…

J’ai croisé son regard.

– Impossible, ai-je murmuré.