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– Où est-elle ? ai-je demandé à Mme Casnoff. Ceci lui appartient, ai-je ajouté en présentant la chaîne. Qu’est-ce que vous lui avez fait ?

J’avais prononcé la dernière phrase en criant. S’ils avaient détruit la pierre de sang de Jenna en plein jour, elle avait dû mourir. Pire que cela, elle avait dû brûler vive en hurlant. J’ai songé à la prémonition que j’avais eue, ce pressentiment que Cal, Jenna et moi ne retournerions jamais ensemble à Hex Hall.

L’odeur de la fumée.

J’ai serré la chaîne jusqu’à ce que mes ongles s’enfoncent dans ma paume. Lara m’a toisée avec dédain.

– Il était temps de faire le ménage, a-t-elle répondu.

J’ai poussé un cri de rage et bondi. Je n’avais peut-être plus de pouvoirs, mais ce n’était pas ça qui allait m’empêcher de la tuer à mains nues. Si un fracas n’avait pas retenti à travers la maison à ce moment précis, j’ignore ce qu’il se serait passé. Toutes les têtes se sont tournées vers l’arcade.

Un nouveau fracas, puis un autre, et ensuite, un horrible craquement.

Sans un mot, Lara a disparu dans une brise m’indiquant qu’elle venait de se téléporter. Sans doute au sous-sol pour aller libérer Daisy. Mme Casnoff psalmodiait quelque chose dans une langue inconnue tandis que la tenue de grand-mère d’Elizabeth ondulait et se ridait jusqu’à devenir une fourrure grise. Son visage a pris la forme d’un museau de loup et ses lunettes sont tombées par terre, révélant deux prunelles jaunes.

Il me semblait qu’ils s’attendaient à voir quelqu’un franchir l’arc et qu’ils se préparaient à parlementer, tels des ennemis réglant leurs comptes de façon civilisée. C’est ça qui était vraiment bizarre. Du coup, quand un poignard en argent a volé à travers l’arc et s’est planté dans la poitrine de Kristopher, ils ont tous paru surpris. Le regard vide, ce dernier s’est effondré sur le dos sans le moindre son.

Ce qui a suivi semblait tout droit sorti d’un cauchemar.

Métamorphosée en loup-garou, Elizabeth a poussé un hurlement en s’élançant vers l’escalier. Mme Casnoff et Roderick la talonnaient. Je suis restée pétrifiée. Sans mes pouvoirs, il était inutile que je songe à intervenir dans une gigantesque bataille magique.

Un raffut de braillements et d’objets brisés me parvenait. Mon père et Archer étaient toujours enfermés dans une cellule et j’ignorais où se trouvaient Jenna et Cal. Je ne pouvais pas rester ici. Si les membres de L’Œil découvraient ma présence, quelque chose me disait qu’ils se ficheraient de savoir que je n’étais plus en mesure de jeter le moindre sortilège, ou que j’étais amoureuse d’un des leurs. Il me fallait donc sortir de Thorne au plus vite, et l’unique moyen d’y parvenir était de franchir cet arc qui menait au cœur de la bataille.

J’ai glissé la chaîne de Jenna dans ma poche. Si je voulais savoir ce qui lui était arrivé, si je voulais sauver mon père et Archer, si je voulais retrouver Cal, alors il fallait rester en vie.

– Elodie, ai-je dit à voix haute. Si tu es dans les parages, pourrais-tu de nouveau m’apporter ton assistance de revenante ? Ce serait super.

Je ne plaisantais qu’à moitié, mais elle est aussitôt apparue devant moi, affichant une expression légèrement agacée.

– Incroyable, ai-je murmuré. Alors ce qu’on raconte à propos du fait que c’est ma faute si tu es enchaînée à moi, c’est donc vrai ?

Les bras croisés, elle a opiné du chef d’un air mécontent.

– Très bien. Désolée. Néanmoins, si tu m’aides à quitter ce lieu, je ferai ce qu’il faut pour rompre ce lien.

Elodie m’a observée puis ses lèvres ont remué. Je n’étais pas sûre de comprendre, mais ça ressemblait à : « Tu as intérêt. » Elle a ensuite flotté jusqu’à l’un des tableaux accrochés au mur et ses doigts se sont déplacés autour du cadre, comme de la fumée. Celui-ci a glissé sur le côté, révélant un passage secret. D’un petit air suffisant, elle m’a adressé un signe de tête en direction de l’ouverture.

– Merci, ai-je dit, mais elle s’était déjà éclipsée.

J’ai hésité un instant devant l’entrée jusqu’à ce qu’un craquement assourdissant retentisse depuis le rez-de-chaussée. C’était comme si un étage entier s’était fendu en deux. Mon flux magique s’est agité en moi et j’ai compris que Lara avait délivré Daisy. J’ignorais ce qu’elle avait fait, mais les hurlements qui me parvenaient étaient inhumains. Il fallait sortir d’ici. J’ai disparu dans l’ouverture.

L’étroitesse du passage m’obligeait à marcher courbée, et après quelques mètres, celui-ci tournait et descendait. À présent, j’avançais dans l’obscurité. Par réflexe, j’ai levé la main pour exécuter un sort d’éclairage, avant de me rappeler que cela ne faisait plus partie de mes facultés.

Tout en continuant à progresser, je pouvais entendre les sons lointains de la bataille : des bruits de chute, des grondements, des crépitements et des cris. Le tunnel a rétréci et s’est mis à remonter, m’obligeant à ramper. Finalement, mon crâne a heurté une paroi. Une trappe. Quand je l’ai poussée, une pluie de graviers et de terre m’est tombée dessus. En apercevant les grandes haies du jardin, j’en ai déduit que je me trouvais derrière la demeure. Je suis sortie de l’ouverture en clignant des yeux. La lumière était si forte que je suis restée un instant désorientée, pensant que l’aube s’était déjà levée. Néanmoins, le temps n’avait pas pu s’écouler aussi vite et la lumière ne correspondait pas à celle, douce et dorée, du soleil, mais plutôt à celle d’un feu.

Je me suis retournée. La maison brûlait. Des flammes jaillissaient des fenêtres et léchaient l’immense bâtisse. « Un demi-hectare de toiture », nous avait dit Lara le jour de notre arrivée. Et celle-ci s’était presque entièrement embrasée. La chaleur me cuisait la peau et je suffoquais. La fumée. Celle de mon pressentiment.

Le portail de l’entrée s’est effondré. J’avais devant les yeux la maison où Alice avait été changée en démon. L’endroit où mon père avait habité toute sa vie. Le siège du Conseil. Il n’en resterait bientôt plus que des cendres. Et mon père et Archer se trouvaient encore à l’intérieur.

J’avais envie de m’agenouiller dans l’herbe et de pleurer quand on m’a saisie par le bras. J’ai poussé un cri, cherchant à frapper la personne qui me retenait. Pour la première fois, j’ai pris conscience de ma vulnérabilité. Mes coups étaient faibles et mes pouvoirs hurlaient en moi.

– Sophie, c’est moi ! criait une voix. C’est moi !

C’était Cal.

– Calme-toi, a-t-il murmuré en m’attirant contre lui. Calme-toi.

Je l’ai laissé m’étreindre. Je n’avais même plus la force de pleurer.

– Tu étais où ? ai-je demandé.

– Après mon témoignage, le Conseil m’a renvoyé à Hex Hall. Mais… je ne sais pas. J’ai senti qu’il y avait un problème ici, alors je suis revenu en empruntant l’Itinerarius. Que s’est-il passé ?

J’ai levé la tête. Le gigantesque brasier se reflétait dans prunelles noisette.

– C’est le Conseil, ai-je sangloté. Ils élèvent des démons. Ils ont élevé Nick et Daisy, et Nick vient de tuer plusieurs personnes. Ils ont condamné à mort Archer et à cause de cela, Thorne a été pris d’assaut par L’Occhio di Dio. Lara se sert de Daisy pour les repousser. Et mon père est enfermé au cachot. Avec Archer. Et j’ignore ce qu’ils ont fait à Jenna.

L’une des cheminées de l’édifice s’est écroulée. Cela peut paraître étrange, mais c’est en racontant tout ça à voix haute que je me suis vraiment rendu compte de l’ampleur de ce que j’avais perdu. Plus de pouvoirs magiques. Jenna absente et peut-être morte. Archer et mon père prisonniers à l’intérieur d’une bâtisse en flammes.

– Très bien, a dit Cal. Rends-toi à l’Itinerarius. Je me suis servi de la chaîne de Cross pour aller à Hex Hall, donc elle y est encore. Passe-la autour de ton cou et pars d’ici.

– Comment ? ai-je questionné. Je n’ai plus accès à mes pouvoirs.

Cal a secoué la tête.

– Tu n’en as pas besoin. L’Itinerarius possède sa propre magie.

– Et où dois-je aller ? Je ne sais pas où est ma mère.

Ma gorge s’est nouée. Mon père avait dit qu’il lui téléphonerait. Elle était peut-être déjà en route. Qu’allait-il arriver si elle débarquait ici ?

– Tu étais à Hex Hall, ai-je repris. Elle est là-bas ?

– Non, a répondu Cal, dardant les yeux sur Thorne tandis qu’un craquement retentissait. Va à l’Itinerarius et dis que tu veux aller chez Aislinn Brannick. Cela devrait te permettre d’atterrir chez elle ou juste à côté.

S’il m’avait ordonné d’escalader l’arrière du moulin pour me rendre au royaume de Narnia, cela ne m’aurait pas choquée davantage.

– Pourquoi là-bas ? ai-je crié au-dessus du grondement des flammes.

Cal m’a transpercée du regard.

– Parce que ta mère s’y trouve.

J’ai agrippé sa chemise.

– Est-ce qu’ils l’ont capturée ?

– Non. Je n’ai pas le temps de t’expliquer. Je t’en prie, fais-moi confiance. Aislinn ne te fera pas de mal et c’est le seul endroit où tu seras en sûreté. Je vais voir ce que je peux faire pour ton père. Et pour Cross.

Je l’ai retenu par le bras.

– Cal, c’est suicidaire !

Je voulais à tout prix qu’ils soient secourus, mais l’idée que Cal plonge dans cet enfer me terrifiait.

– C’est mon devoir, a-t-il insisté en repoussant ma main.

Il s’est détourné puis s’est arrêté, comme s’il hésitait. Un instant, j’ai cru qu’il avait changé d’avis et qu’il allait revenir à l’Itinerarius avec moi. Il m’a embrassée sur la bouche. Quand il a relevé la tête, je l’ai dévisagé, stupéfaite. De son index, il a caressé mes lèvres, et des étincelles m’ont traversée.

– Au revoir, Sophie.

Il a couru vers Thorne et disparu dans le brasier. Un nom de plus à ajouter sur ma liste de défunts…

Il paraît que lorsqu’on subit une suite de traumatismes, le cerveau se bloque et passe en mode survie. C’est ce qui a dû m’arriver car j’ai soudain eu l’impression d’avoir absorbé une forte dose de novocaïne. D’un pas lent, j’ai pris la direction du moulin. « Va chez Aislinn Brannick, m’avait-il ordonné. Ta mère s’y trouve. » Très bien. J’irais donc là-bas.

En entrant dans le moulin, j’ai rapidement découvert la chaîne. Elle gisait près de l’épée d’Archer. C’est vrai, il l’avait laissée là durant cette nuit cauchemardesque. Je l’ai ramassée. Elle pesait lourd entre mes doigts engourdis. Je l’emporterai avec moi, au cas où je reverrais Archer un jour.

Et à ce moment-là, un étrange pressentiment m’a envahie, comme le jour où j’avais quitté Graymalkin. Sauf que cette fois, c’était une prémonition emplie de joie et d’espoir.

Je le reverrai. Je ne peux pas vous expliquer comment je le savais, mais je le savais.

Mon flux magique s’est agité en moi, inutile, mais toujours là, et l’engourdissement a cédé la place à une volonté d’acier. Si Archer pouvait survivre à une nuit comme celle-ci, alors mon père et Cal le pourraient peut-être aussi. Ainsi que Jenna, où qu’elle soit.

Et ensemble, nous parviendrions peut-être à arrêter cette guerre. J’ai serré l’épée plus fort et, de ma main libre, j’ai fait passer la chaîne autour de mon cou.

– Aislinn Brannick, ai-je marmonné. Où que vous soyez, j’espère que Cal ne s’est pas trompé sur votre compte.

Puis j’ai franchi la porte.