Maman était déclarée morte
– Halléluya !
– Héémen !
Le pasteur avait la gueule baveuse de paroles abruptes. Ses deux mains posées sur l’enfant. Halléluya ! Et ses gros yeux, éjectant du sang et de la lumière, se tortillaient en transes aveuglantes. Héémen ! Mais l’enfant, emmailloté dans la blancheur d’une laine épaisse, se trémoussait toujours, secoué de temps en temps par de brusques soubresauts convulsifs.
– Halléluya ! Au nom de Jéhovah tout puisant !
– Halléluya !
– Quitte cet enfant, je te l’ordonne !
– Héémen !
Le vacarme montant des incantations poussait la foule à une certaine hauteur de transes et de tourments. Une sainte folie, brutale et enragée, râlait dans les yeux, râlait dans les bouches, râlait dans les narines, comme une marée d’hypnose collective. Au nom de Jéhovah, je te l’ordonne ! Mais c’était comme si Jéhovah-Dieu était tout d’un coup devenu sourd, aveugle, impitoyable. Et l’enfant, qu’une mère désespérée serrait délicatement sur sa poitrine, respirait de plus en plus difficilement. Son souffle semblait venir de très loin. La pauvre mère suffoquait de peur, trépignait jusqu’au fond des entrailles. Oh ! Qu’elle serait heureuse de voir son petit bout d’enfant rayonner de santé !
– Je te l’ordonne, sors de cet enfant !
– Halléluya !
– Satan, sors de lui, je te l’ordonne !
– Héémen !
Apparemment le Satan-Lègba ne voulait pas sortir de l’enfant. Et le pasteur, et la foule, tous unis dans le pieux tintamarre, déchaînés contre l’hydre anti-Dieu, et décidés à l’écraser par la violence tapageuse de leurs incantations, continuaient leur litanie de cris démentiels. Héémen ! Halléluya ! La mère sentait l’enfant s’alourdir dans ses bras.
– Ô mon bébé !
L’enfant blêmissait. Ses mains et ses pieds se refroidissaient. Halléluya ! Héémen !
La mère colla son oreille à la poitrine du bébé. Encore un souffle ! Une toute petite poussée de souffle !
– Non, non ! Mon bébé, mon bébé, ne meurs pas, vis, vis pour moi !
Mais l’enfant ne respirait plus. Il tournait des yeux révulsés à la hauteur des sourcils. Ses petits pieds étaient froids ; ses petites mains étaient froides ; ses petits yeux étaient bloqués sur le blanc. Il était mort.
– Sors de cet enfant ! Je te l’ordonne !
– Héémen !
– Au nom de Djiseus-Chraïst !
– Halléluya !
La pauvre mère ne les entendait presque plus. Ses mains tremblaient. Ses genoux s’entrechoquaient, et crac ! elle s’affala au sol en poussant un affreux hurlement.
– Ô mon bébé, mon bébé, mon bébé !
Le pasteur ne semblait pas affecté outre mesure. Il leva ses deux bras bien en haut et cria :
– Le Seigneur a donné !
– Héémen !
– Le Seigneur a repris !
– Héémen !
– Que le nom du Seigneur soit loué !
– Halléluya !
Quelques instants plus tard, la mère sortit de l’église, piteuse et larmoyante aux épaules de son mari, qui portait dans les bras le petit cadavre du petit enfant mort dans la petite église « Puissance du Christ, Christ Power » du faubourg. Il faisait au dehors une nuit épaisse et opaque, une nuit froide et funèbre. Satan-Lègba semblait traîner de lourdes ailes invisibles dans les environs. Les deux silhouettes partirent et disparurent dans les ténèbres, avec le petit cadavre.
* * *
Ah ! La pauvre mère ! Elle avait été déclarée stérile une douzaine de mois plus tôt : le médecin l’avait examinée froidement, à l’œil et à la loupe, lui demandant tantôt d’expirer, tantôt d’inspirer, posant le plat de sa paume sur son bas-ventre, puis brutalement lui avait lancé à la figure :
– Désolé, madame, vous êtes stérile.
Stérile ? La stridence traumatisante du mot et de la réalité avait éclaboussé sa tête comme en un choc accidentel. Stérile ? Mais comment ? Et pourquoi ? La femme n’était pas décidée à croire à une telle déclaration médicale. Elle ne voulait pas de cette stérilité. Elle voulait un enfant. Son mari encore plus. Elle se mit alors à consulter des devins, des marabouts, des sorciers, et même les pasteurs verbeux au coin des rues du faubourg. Elle sacrifia tout : argent, tissus, bijoux, sommeil… Juste pour avoir un enfant qu’elle prendrait dans ses bras, qu’elle bercerait du soir au matin, qui téterait ses seins. Puis un beau matin elle constata le miracle :
– Jacques, dit-elle à son mari, je crois que je suis enceinte.
Sa voix avait la saveur d’une allégresse montante et enivrante. Des éclats de joie fusèrent des yeux de l’homme comme de radieux vols de colombes.
– Oui, je crois que je suis enceinte.
– Vrai ? C’est vrai ça ? Oh mon Dieu, sois-en loué !
Le couple fêta l’événement comme le premier jour des lunes de miel. Du pain et de la musique. Du vin et de la danse. Mais cette grossesse miraculeuse ne devait pas venir à terme : le médecin avait signalé au couple le risque qu’une telle grossesse faisait courir à la femme. C’était, disait-il, une grossesse ultra-ul…., quelque chose que ni le mari ni la femme ne comprenait, ni ne cherchait à savoir. L’essentiel pour eux, c’était que l’enfant naisse. Puis une nuit, la femme entra tout d’un coup en travail. La grossesse devait avoir six ou sept mois. Personne n’eut le temps d’appeler ou de l’amener à l’hôpital. Elle accoucha sur-le-champ d’un enfant prématuré, chétif, blême, grelottant, baignant dans un torrent de sang et d’eau. La mère, vidée de tout liquide, faible et traumatisée, avait été sauvée de justesse. L’enfant aussi, mais pour quelques mois seulement : malgré toute les prescriptions médicales, malgré toutes les amulettes des féticheurs, malgré toutes les prières des pasteurs, l’enfant, au grand désespoir de la mère, n’acquérait aucune vigueur. Un matin, il refusa tout allaitement, rejeta tout ce qu’on lui posait sur les lèvres, et pâlit visiblement. Le médecin encourageait la mère, mais disait au père qu’il ne pouvait rien pour sauver l’enfant. L’on courut chez le féticheur : mais les gris-gris et les tisanes n’y pouvaient rien. L’enfant palissait toujours. Et puis l’on courut à « Christ Power, Puissance du Christ », la petite église du faubourg où, dit-on, vit un pasteur thaumaturge. Mais rien n’y fit ; malgré les Héémen et les Halléluya, l’enfant ne revint point à la vie. Et c’est son petit cadavre que les deux silhouettes emportaient dans la nuit.
* * *
La femme hurle de détresse en se tordant sur le lit. C’est un grand lit d’hôpital, haut et solidement debout. Elle se tient par le bas-ventre, se recroqueville sur elle-même, puis se détend subitement comme un gros serpent blessé. Elle sent l’enfant rouler péniblement dans son ventre et, en de violents soubresauts, lui broyer froidement les reins. Ses hanches s’écartent ; ses hanches se referment ; ses hanches battent comme des tambours frénétiques. Elle souffre, et l’enfant tarde à sortir du ventre.
Juste à côté du lit, un homme. Manteau blanc. Gants aux mains. Un robuste nez qui soulève un énorme cache-nez. Il s’approche de la pauvre femme, se penche, lui palpe délicatement le ventre. L’enfant s’y détend. L’homme se redresse en un hâtif haut-le-corps. Un hoquet inattendu lui traverse la gorge. Il fronce les sourcils, apparemment offusqué. Il se saisit précipitamment d’une seringue, y fait remonter un liquide jaunâtre, et le plante énergiquement dans les fesses de la femme, presse un bout d’instant et le retire aussitôt. Puis il sort. Il fait froid à l’intérieur. De persistantes odeurs de produits pharmaceutiques. Bloc opératoire. Le médecin.
Au bout d’un instant, une autre femme. Blouson bleu. Cache-nez. Gants aux mains. Sage-femme suivie d’une aide-accoucheuse. Elle a l’air pressée. Irritée. Elle entre dans le bloc opératoire. Elle regarde la femme en gésine sur le lit. Elle ne sait que faire. Elle hésite, tourne sur elle-même, se décide enfin, et s’approche du lit où se tord la femme en travail.
– Allez ! Ça y est !
Elle pose ses deux mains sur les flancs de la femme et presse avec délicatesse.
– Oui, pousse ! Encore ! Plus vite ! Vas-y ! Inspire ! Inspire ! Expire maintenant !
La malheureuse s’efforce, s’ouvre, inspire profondément et pousse un éclair de hurlement.
– Non ! Non ! crie la sage-femme, en voyant un petit bout de poing sortir des entrailles de la femme, non ! Non ! Pas la main ! La tête, la petite tête !
Elle pose l’intérieur de sa main sur le petit point du bébé naissant, le repousse dans le ventre de la mère, et de l’autre main presse le ventre par le bas-ventre.
– Recommence ! Ça y est ! Vas-y ! Pousse ! Pousse encore !
La pauvre femme rassemble ses derniers efforts, inspire plus profondément et pousse en hurlant. De frêles petits pieds de bébé lui sortent du ventre.
– Non, non ! Pas ça, hurle la sage-femme, pas les pieds ! La tête, la petite tête !
Elle essaye de repousser les pieds dans le ventre de la mère. Mais un petit bout de pieds se coince dans les reins de la malheureuse mère.
– Le docteur, le docteur ! lance-t-elle aux aides-accoucheuses, vite, le docteur !
Une montée de douleur verte se peint sur le visage de la pauvre femme en gésine. Elle hurle dans une marée d’eau et de sang :
– Sauvez-moi mon enfant, sauvez-moi mon enfant !
Le médecin entre avec fracas. Il voit avec horreur le phénoménal bout d’homme coincé dans les hanches de la mère, fronce les sourcils et recule.
– Euh ? Qu’est-ce que c’est que ça encore !
Il se frotte les mains, écarquille les yeux et bâille.
– Euh ? Dommage, anesthésie totale…
L’on anesthésie totalement la malheureuse et l’opération commence…
Dans le couloir, un homme pensif et silencieux, adossé au mur du bloc opératoire. Pourquoi est-ce à sa femme que viendraient encore des complications d’accouchement ? Quelques mois plus tôt, sa femme, médicalement déclarée stérile eut un enfant miraculeux, un enfant désastreux, prématurément né, qui lui fit courir tous les hôpitaux, toutes les maisons de fétiches, et même le fameux « Power-Christ-Church ». Le cadavre de son premier enfant était si froid dans ses mains. Aujourd’hui encore sa femme gît sur le lit d’hôpital sans pouvoir accoucher d’un bébé tant attendu. Oh mon Dieu !
La sage-femme sort précipitamment du bloc opératoire.
– Ça y est ? C’est bon ? Accouché ? Un garçon ? se presse de demander l’homme.
– Désolée, monsieur Jacques.
– Quoi ? Hein ?
– Désolée. C’est gênant, mais … Voulez-vous sauver votre femme ou votre enfant ? Vous avez le choix. Vite ! Décidez-vous avant que ce ne soit trop tard. Le médecin déclare qu’il est impossible de sauver les deux à la fois. Soit le bébé, soit la mère.
L’homme, mortellement affecté, tourne sur lui-même, sans savoir que dire. Sauver l’enfant ? Sauver la mère ? Laisser mourir l’enfant ? Laisser mourir la mère ? Ses pieds tremblent. Il s’affale sur le banc accolé au mur, les yeux noyés de chaudes larmes. La sage-femme le regarde avec pitié, hoche la tête et se retourne.
Sauver l’enfant ! Sauver la femme ! Sauver l’enfant, oui ! Sauver la femme, mais oui !
Et l’un et l’autre ! Les deux. Seigneur Dieu ! Que faire ! Que dire ? Le pauvre Jacques sombre dans une sorte de détresse mentale. Mais le temps n’attend pas. La porte du bloc opératoire craque. La sage-femme ressort, avec un bébé emmailloté dans les bras, elle s’approche de Jacques.
– Tenez, Monsieur, votre petit chou.
L’homme prend le bébé dans les bras et respire profondément. C’est un gros petit mâle aux cheveux mous et défrisés.
– Et la mère ?
– Désolée, Monsieur, mes condoléances.
Un tourbillon de vertige lui tourne dans la tête. Il trépigne, ne tient plus debout et s’effondre sur le siège, avec le petit rescapé serré dans les bras.
– Oh !
Dans le bloc opératoire un silence morne. Personne ne bouge. Un silence funèbre.
Le corps de la pauvre mère devient froid et lourd, avec des yeux rivés sur le blanc.
– Faites la civière, dit le médecin en palpant le corps, je n’y peux rien. Paix à son âme !
La civière débouche dans le couloir, chargée du cadavre encore mou. L’homme voit s’approcher le corps de sa femme. Mon Dieu, que c’est triste ! Mais juste au niveau de l’homme, le cadavre se trémousse subitement, bouge, s’étire lentement et ouvre les yeux.
– Non ! Non ! Elle n’est pas morte ! Elle est vivante ! Elle est vivante ! crie-t-on.
Couchée sur sa civière de morte, la pauvre mère ébauche un sourire froid et lointain.
– Et mon bébé ? murmura-t-elle.
– Yin, yiin yiiin…, vagit le bébé serré dans le bras du père.