La Petite calebasse de sel
Les enfants vivent dans un monde autre, une sorte de clairière où un soleil ambigu aux rayons spongieux et joyeux se métamorphose lentement tout le long du jour, s’irradie comme un bulle sertie d’arcs-en-ciel frissonnants, se liquéfie à l’appel blêmissant des vents et vapeurs du soir, et finit par devenir cette lune femelle aux clartés lactescentes qui glisse, fuit, vole et nage dans un feuillage de nuages liquides… Le monde des enfants est un monde autre, et j’en connais qui me racontent qu’un palmier, la nuit, devient une divinité femelle qui s’élance jusqu’aux cieux, et balance doucement ses cheveux, en faisant chavirer des cortèges d’étoiles… Leur monde n’est pas notre monde, non ! non !
Et celui-là, ce jeune garçon d’environ huit ans qui passa une nuit, rien qu’une nuit dans ma case, assomma mon existence d’un rude coup de massue et de cauchemar.
Je l’ai ramassé à la lisière de la forêt, un soir où je revenais de chasse. S’était-il égaré ? S’était-il enfui ? Que faisait-il là, tout seul au milieu des ronces et des fleurs sauvages ? Ou bien étais-je en plein songe ? Je secouai ma besace comme pour m’éveiller à moi-même.
Je tirai un coup de fusil dans le vent, comme pour effrayer le petit génie qui vint hanter les lieux. L’enfant ne bougeait pas. Ses yeux, où semblait crépiter l’ardeur sonore d’un feu de bois sec, me pénétraient comme un double coup de fusil. Il avait une sorte d’enchantement prismatique dans le regard, une floraison de rosace qui m’envahit et me submergea aussitôt. Il portait un univers fantastique dans le prolongement de ses prunelles éblouissantes.
Je le pris par la main, lui donnai les fruits sauvages que j’avais dans ma besace, et lui demandai son nom.
– Sèvi, siffla-t-il entre deux dents.
Ses petits yeux brillaient comme deux petits soleils et laissaient deviner une imagination expansive et exaltée.
– Sèvi, répéta-t-il.
– Et cette petite calebasse ?
– Ma calebasse ? Oh ! c’est ma petite calebasse sacrée…
En effet, le jeune garçon tenait serrée sous l’aisselle une toute petite calebasse à gorge en étui hermétiquement fermée par un bouchon d’herbes fraîches. Il la gardait si serrée contre lui-même que je compris qu’il n’avait rien de plus précieux au monde que cette petite calebasse. C’était comme si ce bout de calebasse collé à la fleur de sa peau était un fragment vivant de son être et de son corps, comme si ce petit bout de récipient tendait des racines de chair dans le prolongement de ses veines et de son sang…
– Calebasse sacrée ? demandai-je en insistant.
– Oui, ma petite calebasse sacrée.
– Sacrée ?
– Oui, mon grand-père me l’a donnée, la nuit de sa mort.
– Et qu’y a-t-il là-dedans ?
– Là-dedans ?
– Là-dedans.
– Du sel.
– Du sel ?
– Du sel de vie, dit-il en se traînant derrière moi.
C’était à la tombée de la nuit, et avant que nous arrivions à ma concession, un flot d’étoiles pleuvait doucement sur la terre, et un silence lumineux sifflait sur la clarté sournoise de la nuit.
Lorsque j’entrai dans ma case avec le petit Sèvi à mes talons, ma femme et mes enfants m’accueillirent avec des yeux ronds de stupeur.
– Tiens, voilà mon gibier d’aujourd’hui, leur dis-je en caressant la tête nue du jeune garçon qui se collait à mes jambes.
Quelques instants plus tard, Sèvi et mes enfants sautillaient, couraient, ricanaient tous ensemble, comme s’ils se connaissaient depuis le berceau. Un bonheur fluide coulait sur leur visage de lait, un bonheur pénétrant dont je sentais la douceur sur la pression de mon cœur. La lueur pâle et vacillante du lampion traversait leurs yeux.
Pendant que ma femme s’évertuait à apprêter le dernier repas de la journée, les trois enfants finirent par s’aménager un petit berceau de paille et de palmes dans un coin de la case et s’y réfugièrent comme trois jumeaux. Trois oisillons dans un nid, oh ! Ils chantaient, riaient, battaient des mains et balançaient leurs petites têtes rondes et nues. J’étais ému de voir trois êtres fragiles boucler en si peu de temps un cercle de félicité qui irradiait et répandait tout alentour un magnétisme attractif. Mais au bout d’un instant, tout jacassement cessa subitement. Sèvi parlait :
– Voulez-vous un conte ?
– Oui ! Oui ! Oui !
– Un conte délicieux ?
– Oui ! Oui ! Oui !
– Délicieux comme une sauce de noix de palme ?
– Oui ! Oui ! Oui ! Vas-y !…
Je vis alors Sèvi déboucher énergiquement sa calebasse de sel, en prendre une pincée de sel, et la laper rapidement. Puis il soupira, murmura tout bas quelques paroles inaudibles et recommença. Une pincée de sel, encore une pincée de sel… Mes enfants tendirent naturellement la main et réclamaient leur pincée de sel.
– Vite ! Lapez ! siffla Sèvi en les servant du bout de l’index et du pouce, c’est l’autre sel, le sel sacré, le sel de vie ; Grand-père me l’a donné. Il est mort la nuit même. C’est le vrai sel, les mauvais esprits fuient, le sel les chasse, le sel est puissant, les sorciers aussi fuient, mon sel est fort, mon sel les chasse, surtout quand on raconte des contes…
Le petit féticheur parlait d’une voix si convaincante que mes enfants avaient déjà lapé le sel avant qu’il ne prononçât le dernier mot. Et le conte commença : « Lorsque s’envola mon conte, il flotta si bien, et flotta si haut, et flotta si haut, qu’il tomba sur trois étoiles douces et brillantes comme de lucioles… C’était au temps où la lune leur mère était une merveilleuse dame aux yeux d’or… » Et le conte coulait mélodieux et délicieux aux oreilles des enfants, et mes enfants écoutaient, égarés dans un univers fabuleux où les étoiles, les lunes et les nuages se prennent par la main et dansent ensemble.
Puis un autre conte encore. « Lorsque mon second conte se mit à nager, il nageait dans les rivières fraîches, il nageait dans les rivières, dans des eaux douces comme lait, il nageait si bien qu’il tomba sur un majestueux poisson aux larges écailles d’argent… » Et le conte coulait fluide et savoureux comme l’écume d’une rivière que le vent froisse.
Encore un conte, puis un autre conte, et de conte en conte, les trois gamins finirent par s’endormir en se racontant les plus fabuleuses histoires de leur enfance, là, dans le petit coin, sans plus se soucier du plat de couscous que ma femme leur apprêtait. Sèvi, lui, même endormi, semblait ne point oublier son trésor de sel : jusqu’au fond de son sommeil, il avait gardé la petite calebasse serrée, fortement serrée, solidement coincée entre son ventre et ses jambes recroquevillées.
Un vent calme et rafraîchissant soufflait de la fenêtre de ma case et répandait tout autour de moi les effluves d’un sommeil prochain. J’allai m’étendre sur mon lit de paille et m’endormis comme un cadavre.
* * *
En pleine nuit, je me réveillai en sursaut. L’obscurité était rude et opaque. Un vent violent râlait dans mes oreilles. L’obscurité s’épaississait davantage et devenait hostile et amère. En un fracas foudroyant, la porte de ma case s’ouvrit d’elle-même, et le bois de la fenêtre craqua. Une peur soudaine m’envahit, glacée et funèbre, et ne je sais comment, je gardais serrée dans mes mains la petite calebasse de sel de mon petit hôte. C’était comme si la petite calebasse se collait à ma paume, et refusait de lâcher. Je pressentais qu’elle pouvait m’être utile contre l’obscurité, comme mon fusil contre les bêtes sauvages.
C’est alors que je vis apparaître à la porte un petit être mystérieux. C’était un petit bonhomme, un petit bout d’homme, une espèce de bébé debout sur des jambes trapues, d’une pitoyable taille de cinquante centimètres environ, chaussé comme un guerrier, armé d’un gourdin et de flèches, et portant à la figure un masque austère aux yeux en trous, aux dents en fer, enragé, effroyable, effrayant. Il me regardait fixement de ses yeux vides, avec un ricanement tonitruant. Je le regardais en blêmissant. Je considérai cet horrible petit avec un respect forcé. Il me regardait toujours, comme un fauve assoiffé de sang, semblait me dévorer de ses dents d’acier et m’engouffrer dans le trou de ses yeux.
J’étais brave, mais j’avais peur. La petite calebasse de sel tenait toujours rivée dans mes mains. Je la sentais vibrer et secouer mes doigts. C’était comme si j’armais mon fusil et le pointais sur un gibier farouche, maudit et malfaisant.
« C’est l’autre sel, le sel sacré, le sel de vie ; Grand-père me l’a donné. Il est mort la nuit même. C’est le vrai sel, les mauvais esprits fuient, le sel les chasse, le sel est puissant, les sorciers aussi fuient, mon sel est fort, mon sel les chasse… »
Le petit homme gesticula, poussa un hurlement et bondit sur moi. J’eus tout juste le temps de sauter par la fenêtre et de m’élancer dans les ténèbres. Le bout d’homme ne perdit pas son temps. Il sauta aussitôt à ma poursuite, et nous voilà partis en une croisière vertigineuse : je fuyais, il me poursuivait ; je sautais, il bondissait ; je tournais, il virait ; je criais, il hurlait ; je me pressais, il accélérait ; des trous, des tours, des détours, des cailloux, des fossés, des ravins, sauts et bonds, ce fut une course impitoyable sur les chemins les plus rocailleux. Un chat minuscule aux trousses d’un rat géant !… Déjà des kilomètres parcourus à vive allure. Je n’en pouvais plus, j’étais hors d’haleine. Je me retournai alors brusquement contre le petit bout d’homme qui me chassait. Il s’arrêta aussitôt, horrible et menaçant. Face-à-face ! Qui va céder ? Moi, le brave chasseur ? Non ! Lui, le terrible petit nain ? Non ! La petite calebasse de sel vibrait dans mes mains.
« C’est l’autre sel, le sel sacré, le sel de vie ; Grand-père me l’a donné. Il est mort la nuit même. C’est le vrai sel, les mauvais esprits fuient, le sel les chasse, le sel est puissant, les sorciers aussi fuient, mon sel est fort, mon sel les chasse…»
Face-à-face intrigant ! Le sel vibrait toujours dans la calebasse, et s’échauffait comme une poudre à canon dans un fusil. Le mauvais génie s’approchait, écartant sa vilaine gueule de fer. Alors, tout d’un coup, presque instinctivement, je lui lançai au visage ma petite calebasse. Une rapide giclée de sel blanc l’éclaboussa tout entier. Le masque céda aussitôt, tomba, laissant apparaître un visage lumineux, un beau rictus joyeux et inoffensif : je reconnus le visage grimaçant de Sèvi, et je poussai un long cri de soulagement…
* * *
Je tressaillis. Ma femme me frappait aux épaules.
– Mais réveille-toi ! Il fait déjà petit jour ! Et qu’as-tu à crier en dormant ? Hein ?
Une sueur froide baignait mon lit de paille. Mes paupières étaient lourdes d’une espèce de scène où grimace un petit être.
– Réveille-toi donc ! Vite ! Vite ! Il fait jour ! Et qu’as-tu à hurler en plein sommeil ? vociférait ma femme.
– Rien, rien, dis-je en m’étirant.
Je levai mon regard vers l’autre coin de ma case. Les trois enfants dormaient encore, comme trois loirs. Sèvi, lui, tenait sa petite calebasse de sel serrée contre le ventre, et ronflait doucement. Je compris alors que je me réveillais de l’un des cauchemars les plus abrupts de mon existence.
Deux ou trois heures plus tard, deux vieillards se présentèrent au seuil de ma case. Ils me demandaient si je n’avais pas entrevu dans les environs un petit garçon, tenant une petite calebasse… Il s’appelait Sèvi et se serait enfui de la forêt sacrée, lors de l’initiation, juste au moment où on leur apprenait les vertus secrètes du sel. Je fis venir Sèvi ; les deux vieillards lui semblaient bien familiers. Il les suivit tranquillement, en faisant de grands gestes d’adieu à mes enfants.