Le Fétiche du vent


Que pouvait faire un tel homme au bord de cette forêt à une telle heure de la journée ?


L’astre du jour, après avoir tracé un arc brillant dans un ciel sans nuage, s’était couché depuis quelques instants. Mais au sommet des grands arbres qui, par-delà l’horizon et le brouillard, semblaient toucher le flanc du ciel, il avait laissé de vivants ruisseaux de flammes et de lumières.


L’homme, seul et hagard à la lisière de cette forêt d’arbres, de vents et de fétiches, marchait ici et là, d’un pas égaré, et, de temps à autre, il levait sur l’horizon et le vide, un regard absent et mal assuré. Son visage, peint d’une couleur pâle et spectrale, allant tour à tour des feux de l’horizon aux ombres de la forêt, semblait en quête d’une vision ou d’une hallucination.


Et cet homme marchait là, seul, au bord de cette forêt terrible aux ombres remuantes où, de jour comme de nuit, le vent semble parler confusément aux arbres et aux oiseaux.

Et il allait et venait, comme un génie en perdition.


C’était un étranger venu de je ne sais quelle contrée, un touriste tombé sous le charme envoûtant de la mystique des habitants de la forêt, un touriste très curieux, trop curieux, plus curieux qu’une souris, et qui voulait, en quelques jours, découvrir les secrets sacrés des génies et des fétiches de la forêt hantée où vivaient des êtres énigmatiques et farouches.


Quelques instants plus tôt, il n’était pas seul ; il avait à ses côtés un guide, un homme rabougri vêtu de poils et de peaux de zèbres.

Ensemble ils avaient parcouru les grandes allées de cette forêt sauvage.

Ensemble ils avaient visité l’antre aux serpents-sorciers où, au milieu des lianes et comme des lianes, mille et un reptiles s’entrelacent et se déroulent en poussant de doux sifflements.

Ensemble ils étaient descendus jusqu’au torrent aux crocodiles-totems où, convulsives et visqueuses, des bêtes aux longues mâchoires remontent le cours des flots en roulant de gros yeux de carnassiers.

Ensemble ils avaient vu tant de fétiches, approché tant de bêtes-totems et effleuré tant de mystères…


Pourtant, l’étranger, ce touriste excessivement curieux, paraissait peu satisfait et voulait en connaître davantage.

Il voulait tout voir.

Il voulait tout savoir.

Il était en quête d’une vision et d’une hallucination impossible.


Mais il se faisait tard, et le soleil se couchait déjà.

– Allons ! Rentrons ! avait dit le guide.

– …

– Allons donc, la nuit va bientôt tomber, il est temps de rentrer.

– …

– Allons ! Sortons d’ici, sortons de cette forêt avant qu’il ne soit trop tard, insista-t-il.

– …

L’étranger ne répondait pas. 

L’étranger ne répondait plus.

L’étranger ne voulait plus répondre.


Fasciné par l’étrange mystère qui se dégageait de la forêt, attiré par les parfums ensorcelants des fleurs et des fruits sauvages éparpillés ça et là sur les feuilles de forêt, envoûté par les chants lumineux des oiseaux et par les sifflements entrelacés des serpents-sorciers de la forêt, l’étranger, debout et muet, tournait autour de lui un regard scrutateur et dubitatif.


La forêt, peuplée d’arbres et d’ombres, s’étendait d’entrelacements en entrelacements, de lianes en lianes, infiniment.

Elle remuait calmement, feuillages et ombrages, et respirait, doucement.

Comme une femme.

Comme une âme.

Comme un souffle qui tantôt s’élève, tantôt s’abaisse, mais s’enchaînant toujours, au rythme de la vie…


Mais le soir tombait.

– Allons donc ! Rentrons ! Sortons d’ici ! criait le guide.

– …

– Tu n’entends pas ? Tu ne comprends pas ? Ce serait très dangereux si la nuit nous surprenait ici.

– …

– Allons-nous-en d’ici ! Cette forêt est sacrée ! C’est le temple du Fétiche du vent ! On n’y passe jamais la nuit ! On y disparaît ou on est maudit.


Le guide râlait.

L’étranger ne l’écoutait pas.

Il regardait la forêt.


Tout d’un coup, une biche surgit derrière un tronc d’arbre, tourna sur elle-même comme pour esquisser un pas de danse, s’élança, s’enfuit et disparut dans les antres de la forêt.


– Oh ! Une biche ! Une élégante biche ! s’écria l’étranger.

– Oui, la biche du Fétiche du vent, la biche sacrée, la biche annonciatrice du Fétiche du vent ! Allons, partons ! criait le guide.

– Une biche ! Oh ! Mon Dieu ! Qui tourne et qui danse ! murmurait l’étranger.

– Non ! Non ! La biche qui danse la danse du vent, la danse du Fétiche du vent, la danse du vertige et de la transe. Allons-y ! Allons-nous-en ! Le Fétiche du vent arrive déjà…


Et subitement, le guide saisit l’étranger par le bras, et le traîna de force jusqu’à la lisière de la forêt. Mais l’étranger, emporté dans un brusque mécontentement, résistait et gesticulait en grognant : 

– Je veux voir le Fétiche du vent ! Je veux voir le Fétiche du vent !

– Non, mon frère ! On ne voit jamais le Fétiche du vent. Jamais. Qui le voit meurt ou disparaît…


Mais juste à l’orée de la forêt, l’étranger se raidit et refusa d’avancer :

– Je veux voir le Fétiche du vent, je veux le voir ! continuait-il à grommeler.

– Non ! On ne voit pas le Fétiche du vent, on ne voit pas le Fétiche qui siffle, le Fétiche qui mange le feuilles et les branches des arbres, continuait à crier le guide en le tirant par les bras.


Mais l’étranger ne bougeait pas.

Il ne bougeait plus.

Il ne voulait plus bouger.


Alors, fatigué et furieux, le guide le lâcha et s’en alla en courant sans jeter un seul coup d’œil en arrière…


Ainsi l’étranger se retrouva seul à la lisière de la forêt.

Seul et hagard.

À la lisière de cette forêt d’arbres et d’ombres, de vents et de fétiches.

Seul comme un mauvais génie en perdition sur une terre inconnue et sauvage.


Le soleil s’était couché depuis fort longtemps, dans une immense vague de flammes de lueurs, par-delà le sommet des arbres et des nuées, par-delà le regard et l’horizon.

Et l’étrange étranger allait et venait.

Ici et là.

À la lisière de cette forêt de souffles et de hantise. 

En quête du Fétiche du vent et des sifflements.

En quête d’une vision ou d’une hallucination impossible…


* * *


Oui, le soleil s’était déjà couché.

Le guide était parti depuis fort longtemps.

Il ne restait là que l’étranger, la forêt et les souffles du soir qui flottaient et fuyaient au sommet de la forêt.

Une lune blanche s’était levée et répandait au faîte des arbres une neige de lueurs éparses.

Sur les feuillages pleuvaient les rosées glacées des nuits pâles et le lourd mystère des nuits d’envoûtement.


L’esprit du Fétiche du vent semblait planer là-haut, au-dessus du vent, au-dessus de la nuit.

Il planait silencieux.

Là-haut.

Comme la lune.

Comme une brume.

Comme un oiseau immobile et invisible qui étend de grandes ailes sur les ailes du vent.


L’étranger, fatigué de marcher, d’aller et de venir, toujours en quête de vision et d’hallucination, voulant profiter de l’éclat de la lune, décida de faire un dernier tour dans la forêt.

Et il y retourna.

Seul.

Audacieusement.


Il entrevit à l’entrée de la forêt une cabane abandonnée, entourée d’arbres géants, droits et debout comme des guerriers de bronze.

Il s’y hâta, afin d’y passer la nuit.

Il croyait que, de cette hutte, il pouvait, en pleine nuit, entrevoir la nudité du Fétiche du vent, le Fétiche qui siffle et qu’on ne voit pas.

Mais très vite, son esprit s’alourdit et il s’abîma dans un profond sommeil.

Là.

Dans cette case abandonnée.

Sur un lit de fortune fait de troncs d’arbres, de branchages et de feuilles sèches.


Mais en pleine nuit, il se réveilla subitement : des sifflements assourdissants, brusques et aigus, crissaient autour de la cabane, passaient en rafale par les fissures des branchages et se prolongeaient dans la nuit.

Des sifflements acérés.

Des sifflements à double tranchant.

Des sifflements étincelants qui semblaient illuminer la nuit.


L’homme se redressa dans la hutte.

Seul.

Il regarda tout autour avec un air de suspicion.

Tout seul.

Il se frotta le visage du revers de la main.

Si seul.

Il fronça les sourcils et écarquilla les yeux.

Trop seul…


D’où venaient donc autant de sifflements en une nuit si tardive ? se demanda-t-il.

Etaient-ce les frémissements des feuilles des arbres ?

Etaient-ce les sifflements des serpents de nuit ?

N’était-ce qu’un simple bourdonnement de vents sauvages ?

Etait-ce le Fétiche du vent ? 


– Ah ! Le Fétiche du vent, le Fétiche qui siffle ! se souvint-il.


Il prit alors peur, tressaillit et ferma les yeux avec langueur. Mais au bout d’un instant, il se secoua, haussa les épaules, défia nuit et sifflements, ouvrit la porte de la cabane et sortit…


Au-dehors, la lueur blafarde et éparse de la lune traversait la forêt toute en longueur et frissonnant vaguement.

Comme une feuille.

Comme une haleine.

Comme la queue d’un écureuil qu’un vent glacial a surpris au sommet d’un arbre.

Et les sifflements s’élevaient.

Et les sifflements tournaient.

Et les sifflements traversaient la forêt avec frayeur et furie.

Les feuilles des arbres sifflaient.

Les lueurs de la lune sifflaient.

L’âme et les souffles des vents sifflaient.

La nuit, toute la nuit étincelait d’un sifflement unique, sinistre et sourd.


Et l’étranger était là.

Seul.

Debout.

Égaré dans ce long vertige de tourbillons et de sifflements.

C’était comme si le vent voulait l’emporter dans un orage de sifflements et de souffles…

Alors tout d’un coup, il se retourna, se précipita dans la cabane et en referma brusquement la porte : un hoquet d’effroi l’avait saisi à la gorge. 

Mais les sifflements, piquants et persistants, continuaient à bourdonner autour de la case, autour de ses oreilles et autour de son esprit.


Il ne se contrôlait plus.

La peur l’avait assailli.

Il allait ici et là, dans la hutte, comme s’il s’y était égaré.


Mais les sifflements montaient toujours.

Toujours plus perçants.

Toujours plus déchirants.

Toujours plus agressifs et plus possessifs.

Et peu à peu, les branchages de la hutte s’étaient mis à trembler.

À craquer.

À grésiller.

À siffler.


Et tout d’un coup, un grand coup de sifflement emporta le toit de la cabane.

Et les restes de la cabane, branchages et feuilles desséchées, vacillèrent et s’effondrèrent.

Puis vents et sifflements, comme des larmes vivantes entrèrent dans les vêtements de l’étranger, et les vêtements partirent à la volée, déchirés, répandus dans la forêt et dans la nuit. 


Et l’homme se retrouva seul.

Tout seul.

Si seul.

Trop seul.

Nu.

Tout nu.

Au milieu des vents et des sifflements des vents.


Lorsqu’il leva le regard, les arbres géants qui l’entouraient n’avaient plus ni branchages ni feuillages ; et il n’y avait ni feuilles ni branches au sol : les arbres s’élevaient, droits, tronc unique dressé tout en hauteur au milieu de la nuit, des lueurs et des sifflements, comme si un esprit ardent en avait dévoré les branches et les feuilles.

– Ah ! Le Fétiche du vent, le Fétiche qui mange les branches et les feuilles, se souvint l’homme.


Une panique étouffante s’empara aussitôt de son âme. 

Il voulait s’enfuir. 

Mais ses pieds s’alourdirent.

Comme s’ils étaient enlacés par des nœuds de lianes, de serpents et de sifflements. 

Comme si de longs reptiles lui tournaient autour du corps, lui perçaient le corps et le cœur, se mêlaient à ses intestins et lui sifflaient éperdument dans le ventre.

Son esprit s’assombrissait : ses souvenirs furent comme noyés dans un long fleuve de vin de palme. 

Il entra en transe, ferma les yeux, oscilla, trébucha et tomba à la renverse comme un ivrogne pris dans un vertige d’alcool : il voyait passer à la lisière de ses paupières et de ses cils d’étranges visions, d’étranges hallucinations…


Il était possédé, l’étranger, farouchement possédé par le Fétiche du vent, le Fétiche vorace qui mange les branches et les feuilles des arbres, le puissant Fétiche qui siffle et qu’on ne voit pas.


* * *


Lorsque, sept jours plus tard, il s’éveilla de la transe, il se retrouva sous un énorme baobab, étendu sur le dos, dans un hamac de paille et de lianes. De longues cicatrices en arc étaient tracées sur sa poitrine et son ventre. Neuf vieillards, debout devant lui, murmuraient doucement les sifflements du Fétiche du vent, et autour du baobab tournait un cercle de quarante et un êtres masqués, robustes, au corps peint de lait de kaolin et portant au cou des colliers de cauris, des êtres masqués qui se tenaient par la main, tournaient en cercle et qui chantaient en sifflant :

– Ayé ! Ayé ! Ayé à toi, Oro , Fétiche du vent ! Ayé à toi, Oro  ! Toi qui sais si bien te faire de nouveaux adeptes ! Ayé ! Ayé ! Ayé à toi, Oro  !


Et une biche galopait allègrement autour d’eux, tournait et dansait aux sons des souffles et des sifflements vaguement répandus dans le vent…