Le Vieil homme et la statuette d’ébène


Le vieil homme leva sur le vide et le vent un regard vaste et vaporeux. Puis comme un fantôme qui retourne à sa tombe, il fit un pas silencieux vers sa case.


C’était à Okéméreth, aux flancs murs et vierges des collines vertes, aux sources pures et blanches comme les sables des plages tropicales. Okéméreth ! Okéméreth ! Contrée aux paysages de songes, paysages aux aventures fantastiques.


Là-bas, le soir, lorsque les voiles du soir s’élèvent en brumes et écumes sur les vagues chevelures des collines, on voit le long des coteaux lisses et nus, des filles nubiles descendre lentement vers les sources, les bras portant en équilibre au sommet de la tête, des calebasses au cou d’amphore. Elles descendent, souples colonnes aux hanches félines, jusques aux sources qui coulent des mamelles des collines, les sources de vie qui font vivre tout le village, pour y puiser l’eau d’un soir, l’eau d’une journée, l’eau d’une vie…


Ici la case du vieil homme.

Une case perdue dans l’herbe rase de la rivière, qui, de loin, avec son toit desséché, ressemble aux ailes squelettiques d’un aigle déchu. Une case semblable à l’obélisque funéraire qui se dresse seul et spectral dans un cimetière d’ancêtres, lorsque tous les autres obélisques funéraires sont tombés, avalés par le vide et le vent, terrassés par la terre et le temps.


Là vit le vieil homme.

Isolé, enterré, seul dans sa case, seul comme sa case.


Ainsi a-t-il vécu, là, dans cette case, las, bas, des années et des années déjà, le corps penché vers le sol, et l’esprit tourné vers la tombe. Et son corps fléchissait dans la case, et son âme s’éteignait dans son corps, comme un lampion dans la nuit.

Il n’avait jamais eu de femmes.

Ni d’enfants.

Il n’avait plus d’amis.

Plus de frères.

Il n’avait plus d’espoir.

Il n’avait plus rien.

Mais voulait vivre.

Lui.

Le vieux.


Et les soirs, il aimait à regarder de loin la colonne ombreuse des porteuses d’eau monter et descendre le long des collines d’Okéméreth, vaciller et s’évanouir dans le brouillard et la brise.


Ah ! S’il pouvait avoir, lui le vieil homme, auprès de lui, une femme jeune comme ces porteuses d’eau, pour lui puiser à boire, pour lui adoucir l’échine et lui réchauffer la vieillesse ! Ah ! Oui ! Toutes les femmes ont leur douceur comme toutes les flammes ont leur chaleur …


Un soir, fatigué d’être seul dans sa case, seul dans son corps et seul dans son âme, le vieil homme décida de faire quelques pas de marche, là-bas, de l’autre côté des collines, là où des familles de sculpteurs, clans fermés et mythiques, polissent leur vie à polir le bois au flanc des rocs.

C’était aux heures larges et lentes où, balançant aux vents leurs hanches d’onde, les porteuses d’eau remontent les pentes sinueuses des collines.


Le vieil homme, tout en marchant, regardait la danse de leurs silhouettes s’enfuir et se fondre dans les fumées et les friches des collines… Et lorsque la brume effaça la dernière silhouette, le vieil homme se décida à aller chez les sculpteurs.


Il connaissait jadis là-bas un griot aux mains tranchantes qui, plus que les autres sculpteurs, savait tailler le regard des dieux mâles et polir le sourire femelle des divinités de vie. À peine était-il entré dans l’atelier du griot-sculpteur, que le vieil homme remarqua au milieu des masques et des récades, une statuette au corps opulent et généreux. C’était une élégante porteuse d’eau taillée dans la nuit stable du bois d’ébène, une femme, élancée et effilée, au visage sans face, aux seins nus et ronds comme une pleine lune, au ventre en lobe globuleux, et qui portait, haut sur la tête, une calebasse de bois. Elle était noire, mais lisse et lumineuse : elle semblait sortie de la lune et porter au front l’étoile du matin. Noire et luisante.

Et il la vit ainsi.

Lui.

Le vieux.


Il regarda longtemps cette porteuse d’eau de bois et pensa aux porteuses d’eau en chair qui vont et viennent aux flancs des collines d’Okéméreth : la statuette exerçait sur lui une attraction agissante, morbide et souveraine. Son visage s’inonda d’un sourire émaillé de lumière et d’extase. C’était comme si la figurine, jetant en sa solitude une béatitude magique et étincelante, l’avait tout d’un coup emporté dans un monde autre, éblouissant de ravissements, de saveurs et de senteurs.

– Ah ! Si je pouvais avoir cette porteuse d’eau ! s’exclama-t-il d’une voix fervente qui laissait deviner le désespoir de ne pouvoir l’acheter.

– Elle est à toi, répondit calmement le maître sculpteur, je l’ai taillée pour toi, en souvenir de nos amitiés mortes. Tu peux l’emporter…


Le vieil homme en était si heureux que, sur le chemin du retour à sa case, il pressait sans cesse sur sa peau usée et fanée le jeune et florissant corps de la statuette de bois. C’était comme si l’une des porteuses d’eau, qui descendent et remontent les coteaux des collines, s’était égarée dans les plaines désertes de sa solitude. Et la statuette frôlait sa peau comme un corps vivant et chaud. Oh ! Oui ! Tous les corps ont leur chaleur comme tous le cœurs ont leur ferveur ! Et il n’avait rien senti d’aussi chaud sur son corps et dans son cœur.

Lui.

Le vieux.


Aussitôt qu’il rentra chez lui, il installa la statuette d’ébène dans le coin le plus en vue de la case, là où les premiers rayons du soleil, traversant les fissures de la case, venaient allonger des lames tremblantes de clarté. Et le statuette était là, debout sur un trépied en rotin, comme une divinité sur un autel.


Le vieil homme la regardait avec fascination, laissait son cœur l’adorer, et sa solitude s’emplir de cette présence de bois : il aurait voulu que ce corps d’ébène de porteuse d’eau se fasse chair, pour lui porter à boire, lui adoucir l’échine et lui réchauffer la vieillesse. Et tous les jours, il passait des heures et des heures à contempler cette femme de bois, à la palper, à lui sourire, et à lui parler. Il en était amoureux, et comme il aimait les perles, il lui noua au cou et à la taille une double rangée de perles vertes.


Un soir, comme d’habitude, il alla regarder les porteuses d’eau descendre et remonter, balançant leurs hanches aux flancs des falaises aux fontaines. – Oh ! Si seulement sa belle statuette de bois pouvait ainsi prendre vie, et se balancer ainsi devant lui ! – Il les regarda venir comme elles venaient et partir comme elles partaient.


Mais ce soir-là, alors que toutes les autres étaient parties, l’une des porteuses d’eau était revenue, remontant toute seule les pentes des collines. Le vieil homme la vit descendre à la source, emplir sa calebasse d’eau et repartir en toute hâte.


La même scène se reproduisit le lendemain, et deux ou trois fois encore : après toutes les porteuses d’eau, la même porteuse d’eau, seule, tardive et nonchalante. Sa silhouette était un palmier royal, haute et lointaine. Mais elle avait une telle flexion et des attraits tels que, plus que toutes les autres porteuses d’eau, elle emprisonnait tous les sens du vieil homme, tout comme, dès les premiers regards, la statuette avait subjugué son esprit.


Alors le vieil homme décida de se rapprocher d’elle. Et le soir, après le départ des autres porteuses d’eau, il alla la surprendre à la source.


C’était une dame resplendissante, d’une beauté mélancolique et nocturne, avec des lèvres-bananes de masque Gεlεdε, et des yeux en lames, larges comme des feuilles de bananier. Elle avait quelque chose d’onirique et d’intérieur dans le regard. Elle semblait porter dans l’éclat de ses prunelles des fleurs surnaturelles, des pierres précieuses et des rêves qui se prolongent jusque vers l’au-delà. Semblaient crépiter sur ses cils les écailles et les éclairs des crocodiles du Nil. Elle paraissait vivre comme une plante et palpiter comme une feuille. Elle portait, tournant à la tige de son cou, des perles petites, de petites perles vertes, rayées et radieuses de reflets. Et elle fredonnait une chanson aux accents légendaires. Eh ! Oui ! Toutes les femmes babillent leur chanson comme tous les fleuves bercent leurs poissons…

Le vieil homme salua timidement la jeune femme et le jeune femme répondit timidement au vieil homme.

– Ah ! Si vous pouviez me donner un peu d’eau à boire ! dit-il.

– Pourquoi ne vous donnerais-je pas à boire ? répondit-elle en lui tendant le petit couvercle de sa calebasse débordant d’une eau limpide.


Puis elle le regarda de tout son regard, de ses yeux blancs aux prunelles blanches, et ce regard, oh ! Passage d’étoiles noires et blanches…


Le vieil homme but d’un seul trait et continua : 

– Ah ! Si vous pouviez me donner toujours à boire ! 

– Pourquoi ne vous donnerais-je pas toujours à boire ! répondit-elle sur un ton tendre et doux comme le miel et le lait.


C’était comme s’ils se connaissaient depuis quarante et une lune déjà. Ainsi un vieil homme et une jeune femme nouèrent amitié au bord de la fontaine. Et désormais, tous les soirs, ils se retrouvaient au même endroit, pour échanger d’aimables paroles et des regards passionnés.

Et il ne se sentait plus seul.

Lui.

Le vieux.


Il partageait sa vie entre elle, la statuette porteuse d’eau et elle, la jeune femme porteuse d’eau. Mais il était tout autant imprégné de l’une que de l’autre et pour lui, l’autre et l’une étaient comme l’amont et l’aval d’un même fleuve…


Un soir, le vieil homme eut envie de faire quelques tours avec la jeune femme sur la pente des collines. Il la regarda d’abord poser la calebasse au sol, l’emplir d’eau et la porter en équilibre sur la tête. Puis, ensemble, ils se mirent à gravir le flanc de la colline. Mais au bout de quelques instants, la jeune femme fit un mauvais pas, glissa et vacilla. La calebasse roula à terre, en un vif éclat d’eau et laissa apparaître de larges fissures au flanc.


Le vieil homme la ramassa prestement, et la lui remit en poussant un bref soupir de désolation. Puis ils se regardèrent longtemps, sans un mot.

Aussitôt qu’il rentra chez lui, à sa grande stupéfaction, il retrouva sa statuette toute étalée par terre. Il s’arrêta sur un pas, regarda autour de lui avec crainte et suspicion.


Quelqu’un était-il entré chez lui en son absence ?

Comment la statuette était-elle tombée ?

Un mauvais vent était-il passé par ici ?

Par où ?


Le vieil homme ne comprenait pas comment une statuette en équilibre sur un si solide trépied pouvait ainsi choir. Il la ramassa pieusement et la palpa : il lui sembla que la statuette était toute fraîche et toute frétillante d’eau. Le vieil homme la tourna et la retourna, et vit une profonde fente creusée tout en longueur dans la calebasse de bois qu’elle portait, une fissure ouverte comme une récente blessure…


Cette nuit-là, le vieil homme ne dormit presque pas, il songeait, morbide et chagriné, à la calebasse fendue de sa statuette : son être et son sommeil, son cœur et ses rêves étaient tout autant brisés que l’une et l’autre calebasse. Il en était si affligé qu’il en resta alité pendant deux ou trois jours.

Lorsque quelques jours plus tard, il revit la jeune femme, il lui parla de sa petite statuette tombée, de la petite calebasse brisée, et de son cœur malade de cette blessure au flanc de la petite calebasse. La jeune femme ne trouvait rien à dire ; elle se contentait de soupirer, avec résignation, comme si la petite calebasse de bois était sa calebasse à elle, tombée l’autre soir, au flanc du roc, en un bref éclat d’eau et de fissures.


Pendant que, ce soir-là, ils remontaient ensemble la pente de la colline, comme ils en avaient désormais l’habitude, la jeune femme, voulant remettre en équilibre sa calebasse raccommodée, fit encore un faux geste ; ses doigts s’accrochèrent aux rangées de perles qui lui bruissaient au cou. Les nœuds s’en trouvèrent rompus, et les perles, toutes les perles, ces perles jumelles nouées nombreuses et allumées à l’ombre de son cou, se répandirent au flanc nu des coteaux et, comme une poignée d’ocelles et de pierres précieuses lancées dans le vide, elles s’égarèrent dans les friches et les fissures de la colline.


Ah ! Les perles de la jeune femme ! C’était ce qu’elle avait de plus précieux au monde ! Ces perles, reflets des fleurs de ses yeux ! Ces perles mûres qui, sur la tour de son cou, semblaient crépiter en une singulière chanson de lumière. Oui, le geste malheureux, qui en avait brisé les nœuds, avait aussi fait couler un magnifique vaisseau de petites beautés, rondes et vertes. Et du cœur de la jeune femme se mit comme à couler du sang ! Et de ses yeux coulaient aussi des larmes. Ah ! La malheureuse porteuse d’eau !


Mais il ne pouvait rien ni pour elle ni pour ses perles.

Lui.

Le vieux.


Ils restèrent là, à se regarder : une fusion et une confusion de tristesse montèrent de leurs yeux et de leurs cœurs, mélancoliques et inertes.


Lorsque le vieil homme rentra chez lui un peu plus tard, il vit encore une fois sa femme de bois d’ébène écrasée sur le plancher. Elle était une fois de plus tombée, mais cette fois-ci, tous les nœuds de ses petites rangées de perles s’étaient rompus, et les petites perles traînaient ici et là, là et ici, éparses et nombreuses sur le sol. Mais le pire, c’était que la petite calebasse de la statuette s’était complètement effritée, et une nouvelle fissure lui apparut à avant-bras.

Une vive stupeur lui fit froncer les sourcils et reculer d’un pas.


Comment ?

Qui encore était passé ici en son absence ?

Qui a osé encore une fois pousser l’élégante femme de bois au sol ?

Qui a arraché ses vertes rangées de perles petites ?

Qui lui a tracé une nouvelle fissure à l’avant-bras ?

Quelle main ?

Quel mauvais vent ?

Quel génie maléfique ?


Le vieil homme ramassa la statuette offensée et la remit sur son autel. Cette nuit-là, son sommeil fut une chevauchée de cauchemars désenchantés : il ne comprenait rien, ni en éveil, ni en sommeil, ni en rêve.


Quand, le lendemain, après le départ des autres porteuses d’eau, le vieil homme alla à la fontaine, il vit la jeune femme descendre toute seule les pentes de la colline. Mais cette fois-ci, elle longeait le flanc de la colline, lente et lasse, sans calebasse et sans gaîté.


Sur le miroir limpide des sources, traînait, blême, un jour crépusculaire aux tristes lueurs révulsées.


Quand la jeune femme fut là, proche du vieil homme, elle lui sembla si morne et si faible ! Elle se plaignit d’une affreuse douleur au bras gauche, une déchirure interne et profonde comme une blessure au couteau : elle s’était en effet bandé le bras dans un foulard, solidement comme dans un garrot.

– Et ta calebasse ? demanda le vieil homme.

– Ah ! ma petite calebasse ? Je l’ai perdue pour toujours !….


Puis elle expliqua qu’en descendant l’autre pente de la colline, elle était tombée comme une statuette, qu’elle s’était renversée sur son bras gauche, que sa calebasse et son eau avaient volé en éclats, comme les quarante et un reflets de ses perles petites et vertes.

– Oh ! Tout comme ma petite statuette ! se lamenta le vieil homme.

 

Et il se mit à conter les mésaventures de sa petite femme de bois, comment elle tombait toute seule en son absence, comment sa petite calebasse de bois s’était toute effritée, comment ses petites perles s’étaient toutes répandues au sol, comment une profonde fissure lui avait blessé le bras gauche. Puis il finit par lui proposer de l’amener voir la malheureuse femme de bois…


Mais lorsqu’ils furent dans la case, la pauvre statuette n’était pas à sa place, ni à aucun autre endroit de la case. Le vieil homme la chercha partout, dans les coins, dans les ombres et les pénombres, sous les pailles de son vieux lit… partout. 


La petite dame de bois n’était pas là, mais la jeune femme, la porteuse d’eau, était là, avec lui, debout dans un coin de la case et immobile comme un tronc de palmier sans chevelure. Une étoile de sourire rayonnait sur ses lèvres, et elle regardait en silence le vieil homme aller et venir, trépignant et impatient, à la recherche de la statuette disparue.


– Comment !

– Disparue !

– Ma petite dame d’ébène !

– Comment !

– Qui donc est venu la voler !

– Et comment !

– Avec la case de ma tombe aussi bien fermée !

– Quel méchant voleur oserait voler la case d’un vieillard !

– Et me voler ma statuette !

– Qui ! 

– Hein !

– Qui donc !

Le vieil homme parlait tout seul, avec une nervosité visible et douloureuse.


Mais il se faisait tard déjà ; déjà, la nuit trimballait des pas d’ombre et de fraîcheur au sommet des collines. Et la belle visiteuse devait s’en aller… Le vieil homme la raccompagna jusqu’aux pieds des rochers. Il la regarda gravir la pente des collines, s’éloigner et devenir une silhouette qui se meurt dans les vents et les vapeurs de la nuit.


Aussitôt que le vieil homme retourna à sa case, il aperçut soudain dans un coin de la case, adossée au mur comme un banal objet de bois, la petite dame disparue, cette statuette qu’il avait cherchée et recherchée, et qu’il n’avait trouvée nulle part, la voici, là, sous ses yeux, là-même où le vieil homme avait jeté son premier regard.

Comment !

Était-il aveugle !

Ne l’avait-il pas cherchée et recherchée, cette statuette perdue et brusquement réapparue dans un coin de la case ?

Le voleur se serait-il ravisé et revenu rapidement la ramener dans sa case ?


Le vieil homme se posait quarante et une questions. Mais comme la statuette était là, son bonheur était revenu. Il la saisit nerveusement et la remit sur son trépied d’autel : il était heureux jusqu’aux extrêmes bouts de ses cils blanchissants.


Cette nuit-là, son sommeil fut doux comme huile et glissade d’huile, et ses rêves blancs et larges comme des ailes de colombes vierges en plein vol : il pensait à demain, à comment il porterait sur le bras sa petite dame de bois, à comment il la lui montrerait à elle, l’autre porteuse d’eau, et à comment lui, le vieil homme, lui, l’ermite, se retrouverait subitement, par un soir de béatitude, au milieu de deux dames si semblables en beauté et en fatalité : la porteuse d’eau de bois dans ses bras, et à ses côtés, la porteuse d’eau de chair et d’os…


Il rêvait, car le lendemain au soir, lorsqu’il mit au bras la statuette et courut à la fontaine, la jeune femme n’était point là. Et le vieil homme erra longtemps au pied des collines, comme un fantôme au bord d’une tombe, longtemps, jusqu’aux heures frileuses où pleuvent, fumantes et frissonnantes sur les fontaines, d’innombrables nattes de rosées…


Mais la statuette semblait vibrer dans ses bras et se blottir contre son ventre, comme une femme amoureuse.


Ah ! Comment ! Et comment ! Oh !

Pourquoi n’était-elle pas là, elle, l’autre porteuse d’eau, celle de toutes les soifs et de toutes les faims, de tous les désirs et de toutes les chairs ?

S’était-elle égarée elle aussi ? 

Avait-elle disparu ?


Le vieil homme se hâta d’aller retrouver son lit ; puis il s’endormit avec la petite dame de bois dans les bras. Et jusqu’au fond du sommeil et du rêve, il attendait, et le lever du jour, et la tombée de la nuit, et la venue de l’autre porteuse d’eau, celle qu’un amour mystique avait noué à sa vieillesse…

Lorsque vint l’heure des rencontres habituelles, et que le vieil homme courut à la fontaine, avec la petite femme de bois sous le bras, personne ne l’y attendait, même pas la fuite d’une silhouette perdue dans les lumières éteintes des lieux… Mais la petite compagne d’ébène semblait vivre dans ses bras et glisser vers son nombril, comme une amante heureuse aux bras de son bien-aimé, et soupirer doucement, d’une voix suave et endormie.


Il faisait nuit.

Il faisait froid.

Et la statuette, dans le noir se mit à se tordre et à se renverser, au bras du vieil homme, comme un serpent moelleux dans un nid.


Il faisait nuit.

Une nuit sans étoile.

Une nuit immobile.

Une nuit silencieuse et moribonde.


Le vieil homme prit peur. Il prenait peur de cette femme-figurine qui, soudainement, s’était mise à palpiter de vie. Oh ! Toutes les femmes n’auraient-elles pas leur poison, comme toutes les vipères ont leur venin ? Le vieil homme avait vraiment peur.

Comment !

Comment une statuette peut-elle se mettre à vibrer, à se tordre et à vivre !

Pourquoi !

Et pourquoi, quand, des deux porteuses d’eau, l’une était là, l’autre devenait introuvable !


Le vieil homme avait de plus en plus peur et la statuette vibrait de plus en plus fort, en une poussée de souffles et de frissons. Alors, instinctivement, le vieil homme jeta la statuette dans les eaux de la fontaine et s’enfuit sans tourner le regard.


* * *


Le vieil homme se tournait et se retournait sur lui-même et dans le lit, sans sommeil et sans rêve. Tôt dès l’aube, il courut au pied des collines d’Okéméreth. Et là, l’autre porteuse d’eau l’attendait, flottant de tout son corps à la face des eaux de la fontaine.

Endormie.

Noyée.